La position des autorités écclesaitiques

Les débuts du second semestre 1959 se caractérisent notamment par une tension croissante au point que, même au sein du Clergé, les relations humaines deviennent difficiles.

Devant cette situation, les évêques du Rwanda-Burundi tinrent à donner au Clergé et aux Congrégations religieuses des consignes et des directives.

Les Vicaires Apostoliques du Rwanda précisèrent leur point de vue sur le tambour Kalinga, au sujet duquel, les discussions entre hutu et tutsi avaient atteint un degré inquiétant.

Déclaration des Vicaires Apostoliques du Rwanda sur le Kalinga

Août 1959.

A plusieurs reprises on a demandé la pensée de l’Eglise sur le Kalinga ou Tambour royal.

Voici la réponse à cette question :

1° Aux yeux de l’Eglise, le Kalinga ne peut être qu’un emblème ; il n’est pas, il ne peut pas être le dépositaire de l’autorité; l’autorité ne peut pas être dans un objet, mais seulement dans une personne.

2° Il est indifférent, du point de vue religieux, que le Kalinga soit l’emblème de la Nation, ou bien du pouvoir, ou bien de la royauté : c’est l’histoire et la volonté du Pays qui peuvent nous dire exactement de quoi le Kalinga est directement l’emblème.

3° Comme pour tout emblème national, l’Eglise admet que des marques de respect ou même des cérémonies nationales aient lieu autour du Kalinga. Il faudrait expliquer à ceux qui en auraient besoin, que ces marques de respect s’adressent à travers le Kalinga, à la nation ou au détenteur de l’Autorité.

4° Si, par contre, il s’y faisait encore des cérémonies superstitieuses ou immorales, l’Eglise les condamne toutes, mais elle n’est pas chargée d’organiser une surveillance à ce propos. C’est une question de conscience de la part de ceux qui ont la garde officielle de cet emblème.

Si des dépouilles humaines entourent encore le Kalinga, Elle juge convenable de les en ôter.

(Signé) Mgr BIGIRUMWAMI, Mgr PERRAUDIN.

Le 24 septembre 1959, dans une circulaire adressée aux prêtres du Rwanda, Mgr A. Bigirumwami et Mgr A. Perraudin mettent les chrétiens en garde contre le parti « Union Nationale Rwandaise ».

Mise en garde contre l’U.N.A.R.

Ce parti semble vouloir monopoliser le patriotisme en sa faveur et dire que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre le pays.

Cette tendance ressemble au national-socialisme que d’autres pays ont connu et qui leur a fait tant de tort.

Le parti manifeste son désir de soustraire les écoles à l’influence des missions… L’U.N.A.R. envisage d’enrôler la jeunesse dans une sorte de service national.

Les évêques attirent l’attention sur « le grave danger qu’il y aurait à créer des jeunesses dans la ligne des jeunesses ultra-nationalistes ou jeunesses de parti ».

Le parti, poursuit la circulaire, avoue que « sa doctrine » n’est pas encore très précise. C’est là une grave lacune car elle conditionne tout le reste.

Nous sommes, enfin, obligés, concluent les évêques, de vous signaler que des influences communisantes et islamisantes poussent ce parti et essayent de l’utiliser à des fins peu avouables. Nous en avons des preuves certaines. Malheureusement, le grand nombre des membres de ce parti ne le soupçonnent même pas. (Lettre circulaire au clergé du Ruanda.)

Le 11 novembre, les mêmes prélats précisent leur position à propos du Parti Social Hutu.

Mise en garde contre le Parti Social Hutu

Nyundo et Kabgayi, le 11 octobre 1959.

“STRICTEMENT CONFIDENTIEL”

Aux Supérieurs et autres prêtres des Vicariats Apostoliques du Ruanda.

Chers Confrères dans le Sacerdoce,

Ainsi que nous l’avions annoncé dans notre précédente circulaire confidentielle sur le parti « Unar » de vous éclairer sur chaque parti au fur et à mesure de leur apparition, nous vous faisons parvenir un nouveau document pour vous éclairer sur le nouveau mouvement politique qui vient de se manifester au Pays. Il concerne le Parti Social Hutu d’Astrida (lshyaka rya Abahutu).

A l’occasion de son premier Meeting, son chef a publié le texte ci-joint.

Nous sommes obligés à propos de ces textes de faire les remarques suivantes que vous voudrez bien communiquer de la même façon que nous l’avons demandé dans notre première circulaire.

  1. I) Ces textes manifestent un esprit non chrétien de haine raciste, incompatible avec les enseignements et les exhortations de Notre Seigneur et de la Sainte Eglise.

L’Eglise est pour tout le monde, aime toutes les races de la même façon et demande que tous les hommes et toutes les races s’aiment, s’estiment, et s’entraident mutuellement. Même si un groupe s’organise pour son intérêt propre, il ne peut jamais le faire en effet en violant les lois du Bon Dieu. Qui dit le contraire est contre l’Eglise et ses enseignements.

2) Ces textes vous montreront également que les déclarations de Vos Evêques sur le Kalinga sont déformées et mal interprétées. Ce n’est pas à un laïc, surtout à l’occasion d’un meeting politique, de publier ni surtout de travestir en les publiant, les paroles des Evêques.

Voici en Kinyarwanda le texte authentique que vous pourrez lire à vos fidèles :

3) Nous protestons contre la façon abusive avec laquelle, on tente de se servir de l’Eglise et de sa doctrine, comme d’un paravent en faveur d’un parti politique.

L’Eglise est au-dessus des partis et leur demande seulement de ne rien faire qui soit opposé à la loi divine et aux intérêts de l’Eglise. Une fois de plus, nous vous supplions d’être prêtres et uniquement prêtres et de témoigner une charité et de la délicatesse dans cette charité à tout le monde.

Nous vous redisons notre profonde affection dans le Christ.

Aloys BIGIRUMWAMI, Vic. Ap. de Nyundo. André PERRAUDIN, Vic. Ap. de Kabgayi

— LA GUERRE CIVILE DE NOVEMBRE 1959

Les événements sanglants de novembre 1959 furent précédés d’une longue période de fièvre politique. Dans l’attente de la déclaration gouvernementale, qui aurait gagné à être faite plus rapidement, les esprits se sont échauffés de part et d’autre. La Cité des 13 et 14 juin 1959 signalait déjà que les Tutsi traditionalistes avaient entrepris une vaste campagne de dénigrement contre les leaders hutu en citant nommément les plus actifs d’entre eux : Grégoire Kayibanda, Aloys Munyangaju, Joseph Gitera. Un tract provocant, imprimé en Belgique, avait été répandu à des milliers d’exemplaires dans tout le Rwanda. Enfin, l’U.N.A.R. organisait des meetings auxquels les partis hutu répliquaient par des contre-meetings. L’U.N.A.R. tint une réunion publique, le 13 septembre 1959 à Kigali et en organisa une autre le 20 septembre à Astrida. Au cours de ces meetings, de violentes critiques furent adressées à l’Administration belge et aux Missions. Par la suite l’U.N.A.R. devait démentir catégoriquement que de telles critiques aient été formulées.

A Astrida, le 20 septembre, l’Aprosoma avait organisé une contre-manifestation pacifique groupant quelque 4.000 personnes. Au retour de cette manifestation, le leader de l’Aprosoma, M. Gitera Habyarimana fut assailli par quatre Pygmées armés. Il fut sauvé grâce à l’intervention de la foule.

Fin octobre 1959 était affichée une proclamation attribuée à l’Unar et désignant comme traîtres au Rwanda toute une série de personnalités non « unaristes » dont le leader du Rader et Mgr Perraudin. Dans une circulaire adressée aux prêtres du Rwanda (24-9-1959) Mgrs Bigirumwami et Perraudin prenaient nettement position contre l’Unar dont ils dénonçaient le caractère ultra-nationaliste. De son côté, le Rader remettait au Gouverneur du Rwanda- Burundi une note dénonçant nommément toute une série d’actes de terrorisme de l’Unar. L’Administration prenait à son tour des mesures disciplinaires contre trois chefs qui avaient pris la parole à un meeting unariste : Kayihura, Rwangombwa et Mungarurire. Leur mutation donna lieu à une manifestation à Kigali, au cours de laquelle la Force Publique fut obligée d’intervenir (3 blessés et 1 mort). Le Mwami écrivit alors au Gouverneur pour lui demander la levée des mutations décidées contre ces chefs. M. A. De Schrijver, Ministre du Congo et du Rwanda-Burundi, donna au Sénat la chronologie suivante des événements : le 1er novembre, dans le Territoire de Gitarama, un sous-chef hutu est blessé au cours d’un attentat commis par des Tutsi parce qu’il n’avait pas signé la lettre de démission des autorités coutumières protestant contre la mutation d’un chef Tutsi, membre de l’Unar. Le 5 novembre, en territoire

de Kisenyi, un sous-chef hutu est molesté pour la même raison. Le 6 novembre, la situation s’aggrave dans plusieurs territoires. Le 7 novembre, un leader de l’Aprosoma est assassiné par des hommes qui disent être à la solde des Tutsi. D’autres assassinats se produisent les jours suivants. Des rencontres ont lieu entre groupes rivaux, des cases sont incendiées par milliers. A partir de cette date, les faits s’accompagnent de pillages par des bandes organisées et du massacre d’une centaine de personnes. Le 7 novembre, le Vice-Gouverneur Général lance un appel au calme. Le Mwami, entouré par des conseillers Unar, reproche aux forces de l’ordre leur carence et les accuse de complicité avec les Hutu. Il parle de rétablir l’ordre lui-même en mobilisant à cette fin les Tutsi. Le Gouverneur du Rwanda-Burundi a alors un entretien avec le Mwami et obtient que le rétablissement de l’ordre soit concentré entre les mains du seul colonel Logiest, détaché de Stanleyville. Il signe avec le Mwami, le 10 novembre, une proclamation conjointe appelant la population au calme et promettant de renoncer à toute action offensive des troupes Tutsi. En même temps deux unités de para-commandos sont mises à sa disposition ; les forces de l’ordre étaient dejà passées de 4 pelotons de 300 hommes à 24 pelotons. Cette chronologie des événements est confirmée par divers renseignements parvenus du Rwanda. Le ler novembre un groupe de jeunes tutsi attaqua et molesta le sous-chef Mbonyumutwa dans le Ndiza. Le 2 novembre, des groupes de Hutu se rassemblèrent autour du centre extra-coutumier de Gitarama (les Arabisés qui y résident passent aux yeux des autochtones pour être des hommes de l’Unar), mais cette manifestation fut pacifique. Le 3 novembre par contre, de nombreux rassemblements de Hutu se produisirent autour de Gitarama où la bananeraie et la caféière du chef tutsi Haguma furent partiellement détruites. Le même jour, l’attitude du sous-chef Nkusi envers un groupe de Hutu venus s’inquiéter du sort du sous-chef hutu Mbonyumutwa excita leur colère. Les Hutu poursuivirent Nkusi, qui venait de blesser l’un d’eux, jusque dans sa maison qui fut saccagée.

Le sous-chef Nkusi fut blessé, le sous-chef Katarabirwa et l’ancien sous-chef Matsiko furent tués. Ces événements donnèrent le signal d’une insurrection générale contre les propriétés tutsi de la chefferie qui furent détruites et incendiées. Le 4 novembre, l’agitation gagna le Territoire de Kisenyi où l’on se mit également à piller et à détruire les habitations des Tutsi, toutefois sans attenter à leur vie. Le 5 novembre, les incendies et les pillages se répandirent dans tout le Kingogo. Le 6 novembre, les troubles s’étendirent à de nombreuses régions du pays et gagnèrent notamment le Territoire de Ruhengeri où le leader hutu Bicamumpaka fit de vains efforts pour calmer la population.

Les Tutsi étaient passés aux représailles : le leader hutu Secyugu fut assassiné par les Twa, exécuteurs des hautes œuvres des Tutsi. Le 7 novembre, une véritable chasse à l’homme, dans le Territoire de Kibuye, causa la mort d’une soixantaine de personnes. A Nyanza même, le leader hutu Sagahutu était enlevé par les Tutsi et conduit à l’Ibgami. Le 8, la confusion était à son comble, les bandes d’incendiaires parcourant presque toutes les régions. En Territoire Astrida, où le calme avait été maintenu jusqu’alors grâce à un accord conclu à l’initiative de l’ Administrateur de Territoire entre les chefs et les leaders politiques, un groupe de Twa, venant de Nyanza, assassina le leader hutu Polepole Mukwiye et son frère et enleva sa famille qui fut conduite à l’Ibgami, le 9, le calme revenait dans les Territoires de Kisenyi et de Kibuye, mais en Territoire de Ruhengeri, les incendies continuèrent jusqu’au 12. Le 10, des troubles eurent encore lieu en Territoire d’ Astrida, puis peu à peu l’ordre se rétablit. A partir du 14, on ne signalait plus aucun incident important. Mais la tension devait persister jusqu’au début de décembre.

Rapport de l’U.N.A.R. sur les émeutes au Rwanda (10 novembre 1959)

Lorsque le Parti Union Nationale Rwandaise fut créé, ceux qui avaient intérêt de baser les partis politiques sur les ethnies pour mieux provoquer la tension entre les différents groupes ethniques, les uns contre les autres, virent leur édifice machiavélique menacé d’écroulement parce que les objectifs des partis politiques allaient se transposer sur des idéologies plus élevées que les races ou les clans. C’est ainsi qu’ils voulurent jouer leur dernière carte en précipitant les événements par une lutte acharnée contre l’Union Nationale Rwandaise qui avait osé parler d’indépendance nationale à une date trop rapprochée (1962), trouvent-ils, et contre la Monarchie au Rwanda, unique garantie actuelle de l’unité rwandaise.

C’est dans cette atmosphère de tension politique que le Parti pour l’Emancipation Hutu (Parmehutu, filiale de l’Aprosoma), a déclenché à Gitarama, près de Kabgayi, l’évêché du Vicariat du même nom, des massacres des autorités coutumières et des membres ou sympathisants de l’Union Nationale Rwandaise, par des hordes organisées et qui opéraient sous l’oeil indifférent de l’Administration locale, malgré les forces de l’ordre qu’elle détient.

EMEUTES SANGLANTES AU RWANDA

Reportage des faits

Lundi, 2-11-1959, dans l’après-midi, un bruit courait que les membres du Parti pour l’Emancipation Hutu (Parti hutu), filiale de l’Aprosoma, avaient décidé d’attaquer le quartier des arabisés de Gitarama. Le chef du lieu, M. Haguma, se rendit alors chez M. l’Administrateur Territorial Assistant Rheinard, pour l’avertir de ce qui se tramait

et des incidents possibles. Ce fonctionnaire répondit qu’il était déjà au courant et qu’il avait demandé un corps de la gendarmerie, mais qu’il croyait que les incidents n’éclateraient que le lendemain, les militaires seraient alors déjà sur place.

Vers la soirée de cette journée, des attroupements se constituèrent au quartier des arabisés, provoquant et menaçant la population, attaquant certains passants et blessant deux personnes à coups de bâtons et de pierres. Durant la nuit du lundi, les tambours, les cors sonnèrent toute la nuit en signe de ralliement.

Mardi, le 3-11-1959, dans la matinée les blessés étaient au bureau du Territoire, où se trouvait le corps de la gendarmerie. L’Administrateur de Territoire Rheinard se rendit au lieu du rassemblement des émeutiers; dès son retour, il passa au camp des arabisés leur disant qu’ils l’avertissent quand ils seront attaqués. Le chef de la chefferie se rend chez l’Administrateur Territorial Assistant et l’avertit que les émeutiers venaient d’attaquer le camp des arabisés. L’Administrateur Territorial Assistant répondit au chef qu’il va avoir un entretien avec M. Kayibanda G., leader du Parti pour l’Emancipation Muhutu, pour que ce dernier calme ses gens, vu que c’est lui qui a pouvoir sur eux.

Après le départ de l’Administrateur Territorial Assistant, les émeutiers, après avoir blessé quelques personnes à coups de bâtons, formèrent une bande qui s’arma immédiatement de couteaux, de lances, de bâtons, etc… Cette horde se dirigea, par la route Gitarama-Kigali, chez le chef de chefferie, passant devant le bureau du territoire. Le chef avertit immédiatement l’Administrateur Territorial Assistant, mais celui-ci prit la chose à la légère, alors qu’il voyait passer les bandes armées sur la voie publique, sous l’œil indifférent de la gendarmerie.

Quelques heures après, la caféière et la bananeraie du chef étaient détruites, les deux agents de l’Administration envoyés sur place déclarèrent qu’ils n’avaient rien vu. Les bandes armées se dirigèrent en d’autres endroits blessant des personnes.

Aucune intervention de la gendarmerie, aucune tentative de l’autorité pour arrêter les hordes malfaisantes.

Dans l’après-midi, on apprenait que des émeutes du même genre avaient éclaté dans la chefferie du Ndiza, par la bande des assaillants sous les ordres du sous-chef Mbonyumutwa Dominique, membre du comité directeur du mouvement social muhutu.

Les émeutiers passèrent, dans la chefferie du Ndiza, aux actes de tuerie et massacrèrent le sous-chef Katarabirwa, l’ex-sous-chef Matsiko, l’ex-juge Butwatwa. Au Marangara des actes d’extrême violence étaient commis par les bandes de l’Aprosoma. Aucune intervention de l’autorité responsable dans ce massacre. La soirée, le bilan des émeutes dans les deux chefferies était effrayant. La population était terrorisée, les huttes incendiées et les gens fuyaient.

Mercredi, 4-11-1959, les émeutes prenaient une ampleur dramatique ; au Marangara les mêmes bandes armées massacraient le sous-chef Ruhinguka et son fils, le membre du Conseil de sous-chefferie Mututsi P., sans compter les blessés graves et les dégâts aux biens.

Il y a lieu de noter que tous ces massacres se faisaient la journée, que M. le Résident s’est rendu sur les lieux du massacre et qu’il a parlé aux insurgés.

La journée du 4-11-1959, au Ndiza, le chef était attaqué et dépouillé. Sa maison était saccagée, le chef dut prendre la fuite avant qu’il ne soit massacré ; le sous-chef Mbonyumutwa se proclamait chef de l’endroit, sans que l’autorité européenne intervienne, alors qu’un peloton de la gendarmerie était sur place.

La journée du jeudi, les actes de violence continuaient, les huttes brûlaient d’ici-de là, plusieurs personnes étaient grièvement blessées. L’intervention de l’autorité compétente restait inefficace.

Jeudi, 5-11-1959, M. le Vice-Gouverneur Général, J.-P. Harroy et M. le Résident du Rwanda Preud’homme se rendaient dans le territoire de Gitarama où ils rencontrèrent le chef du Parti pour l’Emancipation Hutu, Kayibanda Gr., et tinrent conseil avec lui dans les bureaux du Territoire même. Ensuite ils se rendirent à Nyanza, où ils conférèrent avec le Mwami et la délégation de l’Union Nationale Rwandaise qui avait demandé une audience au Vice-Gouverneur Général.

Ils promettaient une intervention immédiate et efficace à la délégation de l’Union Nationale Rwandaise et à la population qui était rassemblée au Bureau du Centre Administratif du Pays pour demander aux Représentants du Gouverneur d’aplanir la situation et arrêter l’effusion de sang.

C’est au cours de cette journée, au moment où le Vice-Gouverneur Généra répondait à la population qui l’assaillait de questions, que M. le Résident Preud’homme à la suite d’une intervention, a lancé le mot de «je m’en fous ».

Le samedi. 7-11-1959, les émeutes continuaient dans les régions où l’Aprosoma avait lancé l’offensive, mais la population avait été excitée et croyait qu’il s’agissait des ennemis de la monarchie.

C’est dans cette soirée qu’elle prit alors la défensive et déclencha de terribles représailles contre les membres de l’Aprosoma.

La population tout entière se donna, sans chef, le mot d’ordre de punir ceux qu’elle appelait les ennemis de la Monarchie. Dès lors, on compte un nombre considérable de morts et de blessés. On pourrait l’évaluer présentement à plus de cent morts et des centaines de blessés. Dans la soirée de cette journée, M. De Weerde, Administrateur Territorial Assistant de Nyanza, tira sur un groupe d’hommes rassemblés sur la route et qui, alertés par les émeutes de Gitarama, se mettaient sur la défensive. Le Monsieur en question tua un homme et en blessa six. A ce moment, l’opération militaire sur le pays n’avait pas encore été décrétée. Il nous revient également que les hommes en question n’avaient pas tenté d’attaquer la gendarmerie.

C’est le 8 seulement que la force publique a été réquisitionnée et que l’autorité tutélaire a organisé un Service d’ordre en vue d’arrêter le développement de la situation.

  1. le Vice-Gouverneur Général, Gouverneur du Ruanda-Urundi dut recourir à l’autorité militaire du Congo Belge pour avoir des troupes suffisantes.

La journée du 9-11-1959 débuta dans le calme mais se révéla la plus ensanglantée

à cause des incidents au Bufundu, Marangara et les massacres à Kibuye où l’Aprosoma

enregistra une perte de vies humaines de l’ordre de 50 personnes. Il y eut également

de nombreux blessés ainsi que des huttes brûlées.

Cette journée fut la plus dramatique entre toutes ; les émeutes duraient déjà depuis huit jours. Le Mwami n’avait cessé de demander à M. le Résident du Rwanda et le Vice-Gouverneur Général de prendre une décision pour empêcher les troubles, mais sans aucune réponse. La même soirée, le Mwami envoyait un télégramme à M. le Vice-Gouverneur Général l’invitant de se rendre à Nyanza pour prendre ensemble des mesures radicales en vue d’empêcher le désastre. M. le Vice-Gouverneur Général acceptait cette invitation à condition qu’un dispositif militaire soit mis en place pour assurer sa sécurité.

Le lendemain, M. le Vice-Gouverneur Général eut une entrevue avec le Mwami et les membres de la Députation Permanente en vue de chercher les solutions susceptibles d’arrêter l’effusion de sang. La première mesure qui s’imposait pour rétablir l’ordre immédiatement fut celle de mettre le pays sous le régime de l’opération militaire, ce qui postule que toutes les autorités militaires, civiles, tant européennes qu’indigènes, devaient obéir à un commandement unique.

La Députation permanente du Conseil Supérieur du Pays resterait en permanence auprès du Mwami pour établir la liaison entre lui et le commandement militaire.

L’envoi d’une proclamation signée conjointement par le Mwami et le Vice-Gouverneur Général pour appeler la population au calme et lui faire savoir les mesures prises pour le rétablissement de l’ordre. Cette journée fut marquée par l’arrestation de MM. Kimonyo Ubald, chef de la chefferie Mayaga, Semafara Léonidas, Président- suppléant du Tribunal du pays. On signalait également que la gendarmerie avait dû ouvrir le feu sur un groupe de personnes qui attaquaient une maison d’un évolué.

Aussi nous apprenons par les derniers renseignements que dans le Territoire de Kisenyi, M. l’Administrateur de Territoire a tiré sur une foule rassemblée et a blessé six personnes. A Musambira, territoire de Giterama, la gendarmerie a blessé plusieurs personnes tuant plus d’une dizaine. La situation est confuse, les tueries continuent.

Il est par conséquent impossible d’établir présentement le bilan de victimes et de dégâts matériels de cette lutte intestine ainsi que des suites politiques, sociales et économiques qui en résulteront.

Quelle est l’opinion de la population sur l’origine et les causes de ces sanglantes émeutes?

La masse populaire pense qu’il s’agit d’une tentative d’une petite fraction de la population, qui, après avoir essayé vainement d’instaurer le régime républicain lors de la mort du Mwami Mutara III, essaie par la force d’écarter ou de supprimer le nouveau Mwami afin de prendre le pouvoir et instaurer ce régime redouté par elle.

Elle incrimine dans ce coup les belges et les missionnaires (Pères Blancs), auxquels elle reproche de soutenir visiblement les ennemis déclarés de la Monarchie. Il a fallu d’ailleurs l’intervention de personnes influentes pour empêcher cette masse de s’attaquer aux blancs.

La majorité de l’élite rwandaise pense que les regrettables émeutes sanglantes actuelles trouvent leur origine dans la politique coloniale de « diviser pour régner ».

Elle est convaincue que les émeutes qui ont éclaté avaient été bien longtemps préparées par l’administration locale pour être au point au moment où l’élite rwandaise revendiquerait l’indépendance nationale. Cette élite suspecte déjà la déclaration gouvernementale quant au problème social hutu-tutsi du Rwanda et considère ces troubles comme une manœuvre du colonialisme pour retarder l’indépendance nationale du Territoire sous tutelle. Elle sait qu’il ne s’agit pas d’un conflit entre les bahutu et les batutsi, mais un conflit d’opinion entre les partisans de la levée de la tutelle belge, donc de l’indépendance du pays, et ceux du maintien de cette tutelle.

En effet, la masse populaire, ayant constaté que l’Administration laissait massacrer les autorités coutumières et les personnes qui sont pour l’indépendance, s’est levée toute entière pour opérer des représailles et c’est ce qui a causé tant de pertes de vies humaines et qui en même temps a décidé l’Administration tutélaire à intervenir.

Cette élite trouve que la Puissance tutrice ne cache plus ses intentions de retarder l’auto-détermination du pays, car elle essaie par tous les moyens de fausser l’opinion internationale sur la situation politique réelle du pays. Elle n’hésite plus d’envoyer de faux rapports à l’O.N.U., de créer des partis politiques ayant quelques dizaines de membres mais qu’elle présente à l’opinion internationale comme groupements politiques importants, de radiodiffuser de faux communiqués, etc…

Pour résoudre le problème du conflit existant, il n’y a qu’une seule solution efficace, c’est que les Nations Unies, qui ont la mission sublime de protéger les populations des pays sous leur tutelle, prennent la chose en main et envoient d’urgence sur place une Commission Internationale, la seule pouvant donner une garantie d’impartialité, afin qu’elle mène une enquête approfondie sur la situation politique au Rwanda. Cette Commission seule inspirerait la confiance aux populations désespérées, mais devrait être complètement indépendante dans sa mission d’enquête. Elle ne devrait, au cours de l’interrogatoire, comprendre aucun représentant de la Puissance Administrante. Nous souhaitons également qu’une Commission du Conseil de tutelle reste permanente pour surveiller les prochaines élections au Rwanda. De plus, compte tenu des émeutes actuelles et dont l’intervention tardive et barbare des forces de l’ordre en mettant le pays sous le régime de l’opération militaire, a fait à elle seule des victimes dont le nombre ne peut encore être évolué, nous demandons l’intervention d’une

Force Internationale durant la période des troubles, conformément au télégramme que l’Union Nationale Rwandaise vous a envoyé ce jour.

Le peuple rwandais a confiance en l’O.N.U. et sollicite son bienveillant appui pour recouvrer ses droits et ses libertés.

Nyanza, Rwanda, le 10 novembre 1959.

UNION NATIONALE RWANDAISE,

Président : (sé) RUKEBA François

Secrétaire : (sé) RWAGASANA Michel

Secrétaire : Vice-Président : REBERO Cosma (sé), NTARUGERA Védaste (sé)

Les leaders :

(sé) KAYIHUR A Michel, (sé) RWANGOMBWA Chrisostome, (sé) MUNGARURIRE Pierre.

  1. De Schrijver, président du groupe de travail, donna au Parlement belge un récit et une interprétation des événements de novembre.

Discours de M. De Schrijver

12 novembre 1959.

Je voudrais maintenant vous résumer certains faits relatifs aux incidents qui se sont produits au Ruanda. La tension dure depuis un certain temps. Aussi, le gouverneur avait-il été obligé de décider l’éloignement de certains chefs batutsi qui avaient failli à leurs devoirs. Puis, par suite de l’activité de certains éléments d’un esprit politique, des faits regrettables se sont produits.

Le 1er novembre, dans le territoire de Gitarama, un sous-chef Hutu est victime d’un attentat de la part de Tutsi et est blessé. Le 3 novembre, l’habitation du chef de Ndeza et deux Tutsi sont tués. Ce fut le début du drame.

Le 5 novembre, en territoire Kisenyi, un sous-chef Hutu est molesté parce qu’il n’avait pas signé la lettre de démission des autorités coutumières, protestant contre la mutation d’un chef Tutsi, membre de l’U.N.A.R.

Le 6 novembre, la situation s’aggrave dans plusieurs territoires. Des Hutu et des Tutsi sont prêts à en venir aux mains. Des cases sont brûlées, surtout par les Bahutu.

Le 7 novembre, un leader de l’Aprosoma est assassiné par des hommes qui avouent être à la solde des Tutsi. D’autres assassinats se produisent les jours suivants. Des rencontres ont eu lieu entre les deux groupes rivaux. Des cases sont incendiées par milliers.

Ces faits s’accompagnent, à partir de cette date, de pillages par des bandes armées organisées et du massacre d’une cinquantaine de personnes.

Afin de disperser les groupes Bahutu et Batutsi et de mettre fin aux pillages et aux incendies, les forces de l’ordre interviennent et procèdent à des arrestations, quoique la configuration du terrain et le petit nombre de gendarmes rendent extrêmement difficiles ces opérations.

Le gouverneur Harroy fait alors appel aux forces de l’ordre pour ramener le calme et protéger la vie des personnes et les habitations.

Le Mwami Kigeli lance un appel au calme qui est diffusé à des milliers d’exemplaires. Puis le régime de l’opération militaire est décidé dans tout le Ruanda. La population en est avertie par 200.000 tracts distribués ou jetés par avions. Les forces de l’ordre passent de quatre pelotons de trois cents hommes à vingt-quatre.

Je vous rappelle que le Ruanda est aussi vaste que la Belgique et a une population de deux millions quatre cent mille habitants.

Le 7 novembre, le vice-gouverneur général lance un appel au calme. Le Mwami, entouré par des conseillers U.N.A.R., reproche leur carence aux forces de l’ordre et les accuse de complicité avec les Bahutu. Il parle de rétablir l’ordre lui-même en mobilisant à cette fin les Batutsi.

C’est alors que le Mwami a envoyé un télégramme au Roi, au parlement et au ministre demandant l’envoi de troupes belges pour rétablir l’ordre et dit que, si c’est impossible, il serait obligé de le demander à l’O.N.U. Vous vous rendez compte de ce qui pourrait se passer dans ce cas.

Le vice-gouverneur a alors un entretien avec le Mwami et obtient de lui que le rétablissement de l’ordre soit concentré entre les mains du seul colonel Logiest, ayant cinq membres de la députation permanente pour interlocuteurs quotidiens.

Le vice-gouverneur et le Mwami signent, le 10 novembre, une proclamation conjointe, qui promet de renoncer à toute action offensive des groupes Batutsi. En même temps, le gouverneur général réquisitionne deux unités de para-commandos venant de Kamina. Ces deux unités ont été mises à la disposition du vice-gouverneur général et sous son contrôle direct. Pour des raisons psychologiques, il faut montrer à la population du territoire que les forces belges sont présentes pour assurer l’ordre public. Nous répondons ainsi à l’appel du Mwami et à son intention de s’adresser à l’O.N.U.

Le 11 novembre, une proclamation a interdit de circuler en bandes et de procéder à toutes arrestations arbitraires, telles qu’elles ont été opérées par des bandes armées.

Certains faits m’ont été signalés, dont j’attends confirmation. Ce matin, on m’a averti qu’une mesure préparée le 10 novembre, prenait cours et que déjà, elle a produit ses effets.

Le 12 novembre, l’état d’exception a été proclamé. Aujourd’hui même, le vice-gouverneur général a pris une ordonnance législative. Le colonel Logiest devient résident militaire, avec tous les pouvoirs que cela comporte à l’égard des personnes et des institutions. La compétence des tribunaux de territoire est étendue ainsi que la compétence territoriale des officiers de police judiciaire. Aux dernières nouvelles, la situation s’améliore dans l’ensemble du territoire.

Cependant, on note ça et là des actions sporadiques d’incendiaires. Dans la région du Nyanza, on constate un calme relatif.

Des incendies ont été signalés dans les régions de Biumba, de Kisenyi et d’Astrida. Dans le nord de l’Urundi, une bande armée d’émeutiers venant du Ruanda a assassiné la famille d’un leader hutu. C’est vous dire que les mesures que nous avons prises étaient indispensables et urgentes.

Le Gouvernement chargea une commission composée de trois membres (MM. Peigneux, Malengreau et Frédéricq) de lui faire rapport sur les événements de novembre et leurs rétroactes. Nous publions un extrait du rapport de la Commission.

Rapport au Ministre

Si les troubles généralisés ne commencèrent en réalité que le 3 novembre, nous devons faire mention, dans le présent rapport, de la date du 1 er novembre ; c’est à cette date, en effet, que se produisit l’incident qui devait, deux jours plus tard, déclencher l’insurrection.

On peut distinguer dans ces troubles deux phases bien distinctes. Il y eut d’une part une véritable révolution hutu qui prit son point de départ dans le Ndiza, en territoire de Gitarama et qui, partant de ce territoire, s’étendit rapidement vers le Nord et l’Ouest dans les territoires de Kisenyi, Ruhengeri et Kibuye et, d’autre part, une réaction tutsi, qui après s’être manifestée d’abord en territoire de Gitarama, se produisit ensuite en territoire de Nyanza, d’Astrida et de Kigali. Entre cette révolution et la réaction tutsi, sont venues s’insérer les opérations militaires et l’action administrative de la puissance tutélaire. Pour la clarté de l’exposé, nous avons cru préférable, dans ce second chapitre, de ne pas suivre strictement l’ordre chronologique, comme nous l’avons fait jusqu’à présent.

En effet, quoique les mesures militaires, prises dès le début des troubles, aient été d’une efficacité incontestable pour empêcher que les événements ne dégénèrent en un massacre généralisé ou en l’instauration d’un régime de terreur, et quoiqu’elles aient dès le début entravé et finalement fait échouer ce que certains ont appelé « la contre-révolution U.N.A.R. », nous avons préféré donner d’abord une vue d’ensemble des troubles eux-mêmes, et traiter séparément les opérations militaires encore que celles-ci se soient déroulées parallèlement.

D’autre part, les troubles eux-mêmes n’eurent pas le même caractère dans le nord et dans le sud du pays. Aussi en ferons-nous une analyse séparée, étant entendu cependant que les deux phases décrites ci-dessous se sont en partie déroulées simultanément.

— Première phase : Révolution Hutu

Comme nous l’avons exposé dans le chapitre précédent, la situation n’avait cessé d’empirer au cours du mois d’octobre. Les partis politiques tenaient de nombreux conciliabules, et, le 31 octobre, on avait déjà signalé des rassemblements de hutu en territoire de Gitarama.

Le dimanche l er novembre 1959, près de Byimana (territoire de Gitarama), région à forte prédominance hutu, un groupe de huit jeunes gens, non armés, attaqua un sous-chef, M. Dominique Mbonyumutwa, alors qu’il rentrait chez lui après la messe.

  1. Nbonyumutwa était un des rares sous-chefs hutu. Il était un des porte-parole

du mouvement hutu et était extrêmement populaire parmi la population de sa région.

Il se défendit et parvint à mettre ses agresseurs en fuite. Le bruit circula qu’il avait été blessé ou même tué. L’agression contre Mbonyumutwa souleva une forte émotion dans le Ndiza, où la population est hutu dans sa très grande majorité. M. Mbonyumutwa avait déjà été l’objet de menaces de mort et, dans le courant d’octobre, la population avait fait une démarche auprès du chef local Gashagaza pour obtenir qu’il soit efficacement protégé.

Le même jour, le trésorier du Mouvement Social Hutu, Joseph Sibomana, était pris à partie et molesté, au centre commercial de Giterama, par des « Swahili » (islamisés) généralement considérés comme les hommes de main de l’U.N.A.R.

Le lendemain, 2 novembre, des Hutu allèrent manifester au quartier des « Swahili » à Gitarama; la bagarre fut évitée. Toutefois, ce même jour, une petite bananeraie et des caféiers appartenant au chef Haguma, du Marangara, peu aimé des leaders hutu, furent coupés. Le 3 novembre, le bruit ayant couru que D. Mbonyumutwa était mort, la population se rassemble autour de la maison du chef Gashagaza pour lui demander ce qu’était devenu le sous-chef hutu, estimant qu’il incombait au chef de veiller à sa protection. Elle trouva un certain nombre de personnes autour et dans la maison du chef. La population semble s’être imaginée qu’il s’agissait d’une réunion de sympathisants Unar. Il semble aussi que l’attitude du sous-chef Nkusi ait irrité la foule et qu’il ait dû se réfugier ensuite dans la maison du chef. Les Hutu, rassemblés devant la maison demandèrent alors au chef de faire sortir les Tutsi de force de son habitation.

Une bagarre éclata, au cours de laquelle le chef Gashagaza ne fut pas maltraité, mais deux des occupants de la maison, le sous-chef Katarabirwa et l’ancien sous-chef Matsiko, furent tués et plusieurs personnes blessées, dont le sous-chef Nkusi. Le chef lui-même fut ensuite conduit à la mission.

Le même jour, un incident analogue se produisait chez le sous-chef Ziruguru où se trouvaient également réunis quelques Tutsi. Les Hutus s’étant rassemblés autour de sa maison, le sous-chef les aurait menacés ; il s’en suivit une bagarre au cours de laquelle le sous-chef et ses amis furent roués de coups et sa maison saccagée, cependant que sa femme et ses enfants étaient recueillis chez des voisins.

Dans la soirée du 3 ou la nuit du 3 eurent lieu dans le Ndiza les premiers incendies de cases tutsi par les hutu. Les troubles s’étendirent rapidement pour devenir une véritable jacquerie. Des bandes de Hutu armés, qui semblaient obéir à un mot d’ordre, parcoururent toute la région en déclarant qu’ils se révoltaient contre les Tutsi, les « Shahili » et l’U.N.A.R. ; des habitations, des maisons de commerce, des cafés furent saccagés et incendiés, des plantations détruites, tandis que de nombreux barrages étaient établis sur les routes pour empêcher la circulation des véhicules automobiles des Tutsi. Il semble qu’il faudra attendre quelques jours avant que leur réaction se généralise.

Le 4 novembre, le sous-chef Ruhinguka était tué à son tour dans le Marangara.

Généralement cependant, les Hutu ne s’en prenaient pas aux personnes, se contentant d’incendier et de piller tout ce qui appartenait aux Tutsi. Ceux qui ont été tués ou blessés l’ont été, semble-t-il, pour s’être disputés avec les incendiaires ou pour avoir tenté de protéger leurs biens en usant de la force.

Les incendies des cases tutsi, commencés au Ndiza et continués dans le Marangara, allaient se propager, dès le 3 novembre, en direction des chefferies avoisinantes : le Rukoma, puis le Bumbogo à l’Est et le Kingogo à l’Ouest. Dans le Rukoma, les incendiaires furent rapidement arrêtés dans leur progression par les Tutsi qui avaient eu le temps d’organiser leur défense. Les incidents continuèrent cependant les jours suivants dans cette chefferie et dans celle du Bumbogo.

Ce fut cependant dans le Nord du Ruanda que les destructions opérées par les Hutu furent les plus importantes ; dans certaines chefferies, on peut dire que, pratiquement, aucune maison tutsi n’a été épargnée.

Le nord-ouest du Ruanda constituait en effet une région où, avons-nous dit, l’immigration tutsi était relativement récente. A certains endroits, avant l’occupation européenne, l’autorité du Mwami n’était encore que nominale et se manifestait surtout lors d’expéditions destinées, entre autres, à faire rentrer les impôts. Les Tutsi y étaient encore considérés comme des intrus qui s’étaient approprié le sol et continuaient à le faire ; les méthodes employées par les Tutsi dans leur implantation — toujours en cours — étaient ressenties par la population hutu comme d’injustes spoliations. Les anciens habitants se rappelaient le temps où certaines terres, dont les Tutsi se réservaient l’usage, étaient encore propriété du clan hutu. La campagne d’intimidation de l’U.N.A.R. avait porté à un haut degré l’exaspération anti-tutsi, tout au moins chez certains leaders.

Mais, prenons le récit des événements. En territoire de Kisenyi, sous l’instigation, semble-t-il, d’émissaires venus du Ndiza, les incendies des cases tutsi s’étaient répandus pendant toute la journée du 5 novembre dans l’est de la chefferie du Kingogo.

Les incendiaires disaient agir au nom du Mwami, dont les ordres leur avaient été transmis par les gens du Ndiza. En effet, dès le début de la révolution hutu, les bruits suivants avaient circulé : les Tutsi retenaient le Mwami prisonnier et celui-ci avait donné l’ordre de brûler leurs cases ; eu égard aux abus, le Mwami désirait que les Tutsi quittent le pays, ce qui devait être obtenu par la destruction de leurs maisons. Lorsque l’avion de reconnaissance militaire survola la région pour se rendre compte de l’extension des troubles, les gens disaient que le Mwami était dans l’avion et que le trajet de celui-ci indiquait la direction dans laquelle il fallait brûler. Quand, après la fin des troubles, le Mwami circula dans le pays, certains allèrent jusqu’à lui demander un salaire pour le travail qu’ils avaient effectué en brûlant les cases de ses ennemis ! On prétendait également que l’Administration belge et la Force Publique approuvaient les incendies, et, en certains endroits, des Hutu se présentèrent chez l’administrateur de territoire pour lui demander de l’essence ! Les incendiaires se déplaçaient par petites bandes de 10 à 20 individus. En cours de route, en transmettant les soi-disant « ordres du Mwami », ils recrutaient d’autres incendiaires qui poursuivaient la progression quand les premiers, fatigués ou simplement enivrés par la bière recueillie dans les cases pillées, abandonnaient la partie pour rentrer chez eux. Parmi les incendiaires arrêtés, on en trouvait ainsi une majorité d’origine locale, une minorité venues des sous-chefferies ou des chefferies voisines ; aucun ou pratiquement aucun ne venait de plus loin. Les groupes d’incendiaires étaient parfois dirigés par des individus désignés sous le nom de « président », et munis de sifflets.

Et ainsi, jour après jour, les incendies se propageaient de colline en colline. Le 5 novembre encore, les incendies commençaient dans le Kanage et le Bushiru (autres chefferies du territoire de Kisenyi) et dans le sud du Kibali (territoire de Ruhengeri), tandis qu’ils étaient poursuivis systématiquement dans le Kingogo où le 6 au soir il n’y avait plus une seule hutte tutsi qui n’eût été incendiée. Il en sera de même le 7 au soir dans la chefferie du Kanage.

Le 6 également, les incendies se propagèrent en territoire du Ruhengeri dans la chefferie du Buberuka et dans certaines parties du Bukonya. Ce jour-là le sous-chef Nkundiye fut tué, en voulant défendre ses propriétés.

Le personnel du service territorial et les forces de gendarmerie essayèrent en vain d’arrêter le mouvement : c’était un véritable jeu de cache-cache avec les incendiaires. Ni les arrestations, ni l’emploi de grenades pour la dispersion des bandes, ni les appels au calme ne suffisaient à rétablir l’ordre. En territoire de Ruhengeri, les Hutu semblaient bien décidés à n’épargner aucune habitation tutsi et à dégoûter les Tutsi à tout jamais de s’établir dans la région.

Si le processus général était le même, il y avait des différences de détail, aussi bien dans les réactions hutu envers les Tutsi que dans le caractère des troubles. Alors qu’en d’autres endroits, lorsqu’elle apprit que les incendies auxquels elle avait procédé n’avaient pas été ordonnés par le Mwami, la population hutu admit que les tutsi sinistrés restent habiter le pays et, dans certains cas, les aida même à reconstruire leurs huttes, dans le Nord, la population s’opposa à ce que les Tutsi demeurent dans la région, et ne se déclara satisfaite que lorsque tous eurent été expulsés (il y eut de 6 à 7.000 réfugiés, dont la majorité se trouvent actuellement à Nyamata, dans le sud-est du pays).

Jusqu’au 6 novembre, l’action hutu n’avait pas dépassé la crête Congo-Nil, mais, ce jour-là, dans la soirée, un groupe d’environ 200 Bakiga, montagnards assez farouches et indisciplinés, habitant cette crête aux confins des chefferies du Kingogo et du Ndiza, déferla en territoire de Kibuye, mettant le feu, avec l’aide de la population locale, à tous les habitations tutsi du nord de la chefferie du Bwishaza. Eu égard à l’absence de réaction, les incendiaires opéraient par petits groupes isolés de 3 à 6 hommes, munis d’allumettes et de pétrole (dont les autochtones font grande consommation pour leurs lampes) et semblaient beaucoup s’amuser. A l’aube du 7 novembre, les incendiaires arrivèrent aux environs de Rubengera, où toute la population (Hutu et Tutsi) apprenant leur approche, se replia sur la localité et se prépara à la défense, sous la direction du chef local. Pendant ce temps, les incendiaires de la haute et moyenne altitude continuaient à progresser vers la plaine, brûlant, parmi les cases abandonnées, celles qui leur semblaient appartenir aux Tutsi (il y eut de nombreuses erreurs ; les incendiaires semblent avoir détruit principalement les cases dont l’aspect indiquait une certaine aisance chez leur propriétaire) et s’enivrant de bière trouvée sur place.

Progressant en pleine euphorie, toujours par petits groupes, ils arrivèrent aux barrages derrière lesquels se trouvait la population locale armée et décidée à se défendre et à protéger ses biens. La population attendit les incendiaires, les attaqua, puis se lança à leur poursuite. Fatigués, ivres, chargés du butin, mal armés et dispersés en petits groupes, les Bakiga ne purent opposer qu’une résistance sporadique aux groupes armés (composés généralement d’une trentaine de personnes). Ce fut un véritable massacre. Il y eut au moins 58 tués, tous Bakiga (sauf 3 ou 4 appartenant à la population locale, qui semblent avoir été pris pour des incendiaires et qui auraient donc été tués par erreur).

Il est à remarquer que deux représentants de l’autorité territoriale se trouvaient dans la région avec quelques soldats. Ils ne purent empêcher le massacre et parvinrent tout au plus à mettre une trentaine d’incendiaires à l’abri. Ce n’est que le soir que l’ordre put être complètement rétabli.

Des événements analogues eurent lieu le même jour au nord de la chefferie de Budaha-Nyantango, également en territoire Kibuye, mais les incendiaires hutu, pro- longeant en quelque sorte l’action de ceux du Kingogo, purent se retirer plus rapidement et il n’y eut que cinq morts connus. Après cela, l’ordre ne fut plus troublé en territoire de Kibuye.

C’est désormais en territoire de Ruhengeri et dans le nord du territoire de Kisenyi, que les incendies allaient se propager.

Le 7 novembre, les incendiaires opérèrent dans tout le Bukonya, ainsi que dans les chefferies du Rukoma, du Bugarura, du Buberuka et du Ndorwa en territoire de Ruhengeri, d’où ils firent une incursion en territoire de Byumba.

En territoire de Kisenyi, toutes les cases tutsi du Kanage, avons-nous dit, furent la proie des flammes et il faut y ajouter celles du Bushiru.

Le dimanche 8, l’ordre était rétabli en territoire de Kibuye, cependant un peloton de la Force Publique dut faire usage de ses armes pour disperser une bande d’incendiaires à Mabanza près de Rubengera; raccrochage fit deux morts et deux blessés.

La surexcitation de la population ne se calma pas immédiatement. Le lendemain 9 novembre, en effet, trois étrangers (un Tutsi et deux Hutu), de passage dans la sous-chefferie de Kabandana, y furent tués par des inconnus.

Le mouvement gagna l’extrême nord du pays. En territoire de Ruhengeri, ce fut le tour du Mulera, du Bukamba et du Rwankeri. Dans le Bukamba, le bruit ayant couru que le leader hutu Bicamumpaka avait été tué, la situation devint extrêmement tendue, et des barrages furent dressés sur les routes. C’est en promenant ce leader à travers les collines que l’administration parvint à calmer les esprits.

Le 8 novembre, en territoire de Gisenyi, les incendiaires apparurent dans la région de Nyundo où les Tutsi organisèrent la défense. Des combats eurent lieu qui firent des morts et des blessés; on retrouvera six cadavres de Hutu, tués, semble-t-il, par un commando tutsi venu de Kisenyi.

D’une manière générale, dans la région à forte prédominance hutu, la réaction tutsi, comme nous le dirons encore ultérieurement, fut assez faible. Les Tutsi n’eurent d’autre solution que de se réfugier dans les missions et les centres européens d’où la plupart durent être évacués plus tard vers d’autres régions. En territoire de Kisenyi cependant, comme en territoire de Kibuye, il y eut une résistance organisée, là où les Tutsi se sentaient suffisamment forts et savaient pouvoir compter sur une partie importante de la population locale. A Kisenyi même, la population fut assez turbulente et la gendarmerie dut intervenir au centre commercial pour dégager les routes donnant accès au chef-lieu du territoire, notamment le dimanche 8 novembre, où, grâce au lancement de quelques grenades, l’ordre pu être rétabli.

Le 9 novembre, le calme revint peu à peu en territoire de Kisenyi, comme il était revenu en territoire de Kibuye; fort peu de huttes étaient encore en flammes et, à partir du 10 l’ordre fut entièrement rétabli dans ce territoire où seul le Rwankeri, dans le Nord-Ouest, occupé par les tutsi Bagogwe, avait été entièrement épargné. Par contre, en territoire du Ruhengeri, les incendiaires hutu continuèrent leur action, malgré les efforts de l’administration et des patrouilles de gendarmerie. En territoire de Gitarama, à Musambira, une patrouille de la Force Publique dut, elle aussi, faire usage de ses armes pour repousser un groupe d’assaillants armés. Neuf de ceux-ci furent tués. Le lendemain, un incident semblable causa la mort de quatre assaillants à Mutara, dans le même territoire.

Le 10, les incendiaires gagnèrent le haut Mulera et le Rwankeri où il y eut quelques accrochages entre la population locale et les incendiaires qui abandonnèrent deux cadavres sur place. En territoire du Ruhengeri, les derniers incendies eurent lieu le 11 novembre et le 12, tout rentra dans l’ordre. Cependant, ce jour là encore, à Shyira, à la limite du Bukonya, mais en territoire de Kisenyi, une patrouille de la Force Publique dut tirer, pour dégager une mission protestante où se trouvaient de nombreux réfugiés tutsi, et un assaillant fut tué.

En territoire de Kigali, les incendies et les pillages continuèrent jusqu’au 12. Le 11 novembre, à Rulindo, pour disperser leurs auteurs, la gendarmerie fit usage de ses armes : un incendiaire fut tué. Au matin du 12 au même endroit, les gendarmes durent tirer pour disperser une bande de plusieurs centaines d’incendiaires ; on releva quatre blessés dont trois succombèrent par après.

Suite à cette révolution hutu qui s’était soldée par des morts, des blessés et des destructions matérielles, il fut procédé à de nombreuses arrestations suivies de condamnations, dont il n’est pas possible de connaître actuellement le nombre exact, l’action judiciaire n’étant pas encore terminée. Cependant, dans beaucoup de cas, il n’y a pas eu de suites judiciaires, en raison de la difficulté de déceler les coupables.

— Deuxième phase : la réaction tutsi

Très rapidement, surtout après le meurtre, en territoire de Gitarama, le 3 novembre, du sous-chef Katarabirwa et de l’ancien sous-chef Matsiko (dont nous avons déjà parlé) et celui le lendemain, dans le même territoire, du sous-chef Ruhinguka, certains leaders tutsi prirent des contre-mesures pour s’efforcer d’arrêter la révolte des hutu.

Il semble que ce groupe de leaders ait eu l’intention à ce moment, de décapiter le mouvement hutu, et plus particulièrement le mouvement Aprosoma (de J. Gitera) en faisant disparaître ses dirigeants, soit en les arrêtant, soit en les assassinant.

On commença par exciter les esprits contre les « Aprosoma ». Ce mot, étranger à la langue du pays, fut expliqué comme signifiant « ennemi du Mwami ». Dans l’ancienne société ruandaise, cette expression avait une signification particulière : celui à qui elle s’adressait, était considéré comme véritable hors-la-loi. On a donc ressuscité une ancienne appellation à laquelle étaient attachées de terribles sanctions.

Les ordres venaient-ils de l’Ibwami? Il serait difficile de le dire avec certitude; les enquêtes en cours feront peut-être la lumière sur ce point.

Très rapidement, on assista à une véritable mobilisation ; on battit les tambours, faisant résonner l’appel coutumier aux armes; les Twa circulèrent pour veiller à ce que les hommes portant des baudriers de feuilles de bananier, costume de guerre traditionnel, et munis de lances, de machettes, de serpettes, se rendent à Nyanza, où ils s’agglomérèrent, en attendant les instructions.

Il semble qu’à partir du 6 novembre, des instructions formelles furent données de mettre hors d’état de nuire les principaux « Aprosoma ». Ceux-ci auraient été désignés nominativement. Parfois, des Twa, dont le chef était nommé Harelinka, reçurent pour instructions, soit d’exécuter telle personne déterminée, soit de la ramener à l’Ibwami, et, si elle résistait, de la tuer.

Dans d’autres cas, des émissaires quittaient Nyanza avec des instructions verbales leur commandant de ramener (ou de tuer) des personnes nommément désignées et leur permettant de faire appel aux autorités locales, pour que des troupes armées, levées sur place, puissent les aider à se saisir des « Aprosoma ». Ces émissaires étaient parfois porteurs d’un billet indiquant simplement en termes généraux que l’autorité locale pouvait leur faire confiance et devait suivre leurs directives. Les chefs ou sous-chefs locaux rassemblaient alors un grand nombre d’hommes en armes, et leur expliquaient qu’ils devaient rechercher un « Aprosoma » (ennemi du Mwami); le groupe était généralement assez nombreux pour empêcher que la personne recherchée et ses amis puissent résister; car les membres de l’Aprosoma, conscients de la menace pesant sur eux, prenaient souvent précautions de se grouper avec leurs sympathisants ou leurs voisins. Ces opérations tutsi, effectués sur une grande échelle, entraînaient la levée de forces armées, composées parfois de plusieurs centaines de personnes et conduisaient à de véritables actions militaires.

Le premier meurtre fut commis dans la soirée du 6 novembre par un groupe, dirigé par le chef Twa Rwevu, qui assassina chez lui le leader hutu Secyugu, habitant à 1,50 km de Nyanza.

Le même jour et les jours suivants, furent assassinés, la plupart dans les conditions semblables, un certain nombre de personnes, leaders hutu ou considérées comme ayant des sympathies pour l’Aprosoma. On cite, entre autres, les noms de Nsokana, Habarugira, Barekeraho, Tirizibwami, Gatabazi, Zebuzishi, Ntagobwa et Callixte Kabayisa, tous en territoire de Gitarama. On signale d’autres victimes en territoire de Nyanza, les 6 et 7 novembre, notamment dans la la chefferie du Kabagari.

Le 8 novembre, les meurtres s’étendaient au territoire d’Astrida, où, jusqu’alors, l’Administration était parvenue à maintenir le calme. Le chef Twa Harelinka reçut l’ordre d’arrêter ou d’assassiner Innocent Mukwiye Polepole, un commerçant aisé qui était membre du conseil de l’Aprosoma et qui avait déjà été menacé de mort le mois précédent. Le dimanche 8 novembre, au sortir de la messe, à la mission de Cyanika en territoire d’Astrida, Polepole fut assailli par une foule en parure de guerre et en armes qui déclarait qu’il devait être conduit à Nyanza car il était un Aprosoma ennemi du Mwami. On retrouva son cadavre à quelques kilomètres de la mission ; le corps portait grand nombre de blessures. Les magasins et les maisons de Polepole avaient été pillés et détruits.

Le même jour, à 5 heures du matin, en territoire de Nyanza, deux autres hutu, MM. Sindibona et Munyandekwe, moniteurs à Kirengeri en chefferie du Marangara étaient assassinés chez eux par une bande d’agresseurs armés, dont un fut abattu.

D’autres meurtres furent signalés le même jour en chefferie de Kabagari. Le 10 novembre, c’était au tour de Joseph Kanyaruka, secrétaire-trésorier de l’Aprosoma et parent de J. Gîtera. J. Kanyaruka s’était enfui la veille avec sa famille, son bétail et son argent chez un parent, Elias Renzaho, habitant en Urundi près de la frontière du Ruanda, où il estimait être à l’abri des tueurs. Le 10 novembre, une bande armée de plusieurs centaines d’hommes venant du Ruanda pénétra en Urundi, et encercla la maison où s’était réfugié J. Kanyaruka. Il semble que les assaillants avaient reçu pour mission d’arrêter ou de tuer Kanyaruka et de renvoyer son bétail au Ruanda, façon traditionnelle de punir les ennemis du Mwami. Il est intéressant de constater que ce meurtre se fit selon les règles coutumières, en ce sens que les participants à l’expédition, élevés dans la coutume, estimèrent avoir besoin d’un ordre pour agir, et cet ordre, dans leur esprit, devait venir de l’autorité politique locale.

Il fut donné au nom du chef. Un sous-chef, sollicité d’arrêter Kanyaruka, refusa de le faire sans instructions écrites ; un autre sous-chef participa à l’attaque. Lorsque l’ordre d’attaquer fut donné, une foule surexcitée se précipita sur Kanyaruka et l’assassinat à coups de lances, ainsi que son parent, E. Renzaho ; la maison de celui-ci fut pillée ; les familles des deux victimes et leur bétail furent amenés au Ruanda chez des sous-chefs d’où ils furent d’ailleurs renvoyés rapidement en Urundi.

Egalement en territoire d’Astrida, Dominique Gakuba subit le même sort, ainsi que d’autres encore dont l’identité n’a pu être communiquée.

Ce furent les derniers meurtres systématiques, la journée du 10 novembre étant marquée surtout par la défaite subie dans l’attaque de la colline de Save par les troupes armées pro-tutsi venues de divers côtés pour s’en emparer.

En effet, nous avons dit déjà qu’en de nombreux endroits, des autorités locales firent procéder à des rassemblements de population pour attaquer des collines connues comme étant des centres de l’Aprosoma. La colline de Save, en territoire d’Astrida, était le siège de l’Aprosoma et le centre de son action ; c’est là qu’habite J. Gitera, où il exerçait la profession de briquetier.

Déjà, le soir du 9 on avait craint une attaque contre Save : le tambour avait battu le rassemblement de la population sous prétexte que les « Aprosoma » de Save allaient attaquer, et qu’il fallait prendre les armes pour se défendre. Ce fut le 10 novembre dans la matinée que commença, par le Sud, l’attaque de la colline. Prévenu immédiatement, l’administrateur du territoire, avec l’aide de la Force Publique, refoula les assaillants jusqu’à leur point de départ en utilisant le mégaphone, mais aussi des grenades offensives.

L’usage du mégaphone fut décisif. En effet, les assaillants croyaient que le Mwami avait ordonné d’attaquer Save et de punir les « Aprosoma ». Certains croyaient même que les « Aprosoma » retenaient le Mwami prisonnier à Save. Par des déclarations faites au mégaphone, l’administrateur put, non sans peine, les détromper et disperser les rassemblements. Il se rendit ensuite au nord de la colline, où de nouveaux assaillants avaient été signalés, puis à l’est, d’où venaient d’autres attaques. Toujours avec l’aide de la Force Publique et en utilisant le mégaphone, il put maintenir les assaillants, puis les refouler et les disperser, sans qu’il fût toujours possible de les empêcher de mettre le feu à quelques cases.

L’action contre la colline de Save, destinée à détruire le « nid » de l’Aprosoma et son leader Gitera, fut donc un échec. Elle est pourtant caractéristique des méthodes employées :

1° Propagande de faux bruits ; les masses, comme partout ailleurs, ont toujours cru agir au nom et sur ordre du Mwami.

2° Levée de troupes nombreuses (plusieurs milliers d’hommes ont participé aux différentes attaques contre la colline). Il s’agit ici d’une véritable opération militaire, la colline devant être attaquée de différents côtés à la fois. Si l’attaque n’a pas réussi, c’est parce que les bandes venant de diverses directions sont arrivées sur place avec un certain décalage dans le temps, de sorte que les forces de l’ordre ont pu les refouler et les disperser successivement.

Il convient de remarquer qu’après avoir appris qu’il avait été fait un usage abusif du nom du Mwami, la foule exprima son mécontentement aux sous-chefs pour l’avoir rassemblée sous des prétextes mensongers. De même, les pillards rapportèrent et continuèrent pendant longtemps par après à rapporter les objets volés, puisqu’il était établi que le Mwami n’avait pas ordonné le pillage.

Il ne semble pas que l’action de la Force Publique ait causé des blessures graves parmi les assaillants de la colline de Save.

Il y eut, après le retrait des autorités belges, quelques huttes tutsi brulées par des Hutu. Mais, ce qui fut plus grave, ce fut le massacre par des Hutu de six Tutsi occupant une maison sur la colline de Save. Déjà, le 9 novembre, alors que la tension montait, des Hutu avaient tâché d’incendier cette maison. Le 10, alors que l’attaque de la colline de Save venait d’être repoussée, la foule excitée se rassembla à nouveau autour de cette habitation. Des pierres furent lancées puis des coups portés. Deux Hutu ayant été blessés, la foule des Hutu massacra tous les occupants mâles de la maison, les nommés Nygatare, Sehunyuza, Gakwinzira, Minega, Jabo et Rurangirwa.

Au cours de cette action se produisit le seul cas de mutilation qui nous ait été signalé: une des victimes, le nommé Jabo, eut la main coupée.

La réaction des leaders tutsi traditionalistes se manifesta aussi par l’arrestation de certaines personnes considérées comme membres de l’Aprosoma et, par conséquent, ennemies du Mwami et de l’ordre établi. De nombreuses personnes furent ainsi amenées de force à Nyanza pour y être interrogées sur leur appartenance à l’Aprosoma. Certaines furent retenues plus longtemps, d’autres furent relâchées immédiatement sur ordre du Mwami. Les ordres d’arrestation émanaient pour la plupart, semble-t-il, de l’Ibwami ou des cadres locaux traditionnels, ceux-ci agissant souvent de leur propre initiative, et parfois, sous prétexte de protéger la personne arrêtée contre la vindicte publique. Il faut ajouter, qu’arrêtés par des « anti-Aprosoma », certains demandaient à être menés devant le Mwami pour prouver qu’ils n’étaient pas ses ennemis, et que certains y allaient de leur propre initiative pour y trouver protection.

Les prisonniers amenés à Nyanza chez le Mwami y subissaient généralement un interrogatoire, accompagné ou non de brutalités et de menaces de mort. Il semble que ces interrogatoires avaient pour but, entre autres, d’établir si l’Aprosoma avait reçu des fonds de l’Autorité belge. A la fin de l’interrogatoire, les personnes interrogées signaient généralement une déclaration contenant l’affirmation qu’elles n’étaient pas un ennemi du Mwami. Certaines ont déclaré ne pas savoir ce qu’elles avaient signé.

Le 8 novembre l’Administration belge parvint à faire remettre en liberté une vingtaine de personnes détenues arbitrairement à Nyanza.

Les « traditionalistes », en réaction contre la révolution hutu, eurent d’autres activités encore.

De nombreux barrages routiers furent établis, principalement en territoire de Nyanza, sous prétexte, disait-il, de protéger le Mwami, plus souvent en réalité pour paralyser les mouvements de l’Administration tutélaire ; c’est ainsi que, le 10 novembre, la voiture du Vice-gouverneur général fut prise dans une embuscade à 20 km de Nyanza.

Le même jour, au début de l’après-midi, un groupe d’hommes armés a essayé de pénétrer dans l’hôpital de Nyanza.

Il y eut aussi des représailles contre des notables tutsi, qui n’avaient plus la confiance des dirigeants du pays. C’est ainsi qu’en territoire d’Astrida, lors de l’attaque contre la colline de Save, les assaillants brûlèrent en chemin les habitations des tutsi, qui avaient signé l’accusé de réception de la circulaire du 12 octobre 1959 du Vice-gouverneur général, relative à la participation des chefs et sous-chefs à l’activité des partis politiques ; le bruit avait circulé que ce papier constituait un acte de vente du Ruanda et que ceux qui le signaient aliénaient leur pays.

La répression organisée par les leaders tutsi fut rapidement enrayée, grâce à l’action militaire entreprise par le Gouvernement ; mais elle avait déjà partiellement atteint son but, puisque plusieurs notables hutu avaient été assassinés.

Aussi rapidement que possible, des renforts de gendarmerie furent envoyés dans les régions les plus menacées, principalement là où les bandes adverses ne cessaient de s’attaquer mutuellement. Les patrouilles de la Force Publique durent intervenir à plusieurs reprises pour séparer les combattants ou arrêter l’action des incendiaires et des pillards. Plusieurs fois, elles durent utiliser leurs armes.

Le 6 novembre déjà, sur la route de Nyanza à Astrida, une patrouille fut obligée d’ouvrir le feu pour repousser l’attaque d’une centaine d’hommes armés qui, malgré les sommations d’usage, avaient refusé de dégager la route et s’étaient attaqués à un militaire. Il y eut un mort et plusieurs blessés.

Le 10 novembre qui, avec l’attaque de la colline de Save, constitue en quelque sorte la date culminante de la réaction tutsi, il y eut plusieurs incidents d’armes. C’est ainsi qu’à Kaduha, en chefferie du Bunyambiriri du territoire de Nyanza, la gendarmerie dut intervenir pour disperser une bande de plusieurs centaines d’hommes, qui s’apprêtaient à piller le centre de négoce. Après avoir essayé, sans effet, de multiples sommations et des grenades lacrymogènes et O. F., les soldats ouvrirent le feu faisant sept morts et une trentaine de blessés. Le même jour, à Kayenzi, également en territoire de Nyanza, la gendarmerie dut faire usage de ses armes pour arrêter des incendiaires qui refusaient d’obéir aux sommations; il y eut deux morts et deux blessés.

Ajoutons, pour être complets, que le lendemain, à Save, une patrouille qui procédait à des arrestations, fut attaquée par des guerriers twa, dont un fut blessé et mourut par après à l’hôpital.

La réaction tutsi avait duré environ une semaine et elle fut violente. Elle s’était manifestée tout d’abord en territoire de Gitarama, spécialement autour de centres comme Gacurabgenge, Kayenzi, Rutobge et la mission de Byimana. Si les premières réactions semblent avoir été spontanées, il apparut très rapidement que les « contre-révolutionnaires » obéissaient à des mots d’ordre.

Les leaders tutsi ont agi comme si l’Administration belge était inexistante. Ils prirent le pouvoir et rétablirent l’ancien droit de vie et de mort. Ils semblent avoir voulu, une nouvelle fois, mettre l’administration devant le fait accompli, en assurant eux-mêmes la répression du soulèvement et la liquidation par la force de leurs opposants.

Ce n’est qu’à partir du 9 novembre, que les leaders tutsi semblent s’être sérieusement rendu compte que l’autorité tutélaire était décidée à faire respecter l’ordre et la légalité et qu’elle n’hésiterait pas à frapper les responsables, fussent-ils haut placés. Rapport de MM. PEIGNEUX, MALENGREAU et FREDERICQ au Ministre, janvier 1960, chap. II.