La voix des autorités tutelaires

Les documents précédents démontrent que depuis le début de l’année, la situation politique n’avait cessé de se détériorer au Rwanda, pour dégénérer finalement en une guerre civile. Quelle fut la conduite du pouvoir tutélaire face à cette situation?

LE RAPPORT DU GROUPE DE TRAVAIL POUR L’ETUDE DU PROBLÈME POLITIQUE AU RWANDA-BURUNDI

Institué par arrêté ministériel du 16 avril 1959, un Groupe de Travail s’est rendu au Rwanda-Burundi pour étudier sur place le problème politique de ce Territoire, afin d’en informer le Gouvernement. Son rapport, déposé le 2 septembre 1959, a mis en évidence les différentes tendances politiques qui se dessinaient au Rwanda au mois de mai.

Les trois tendances politiques existant au Rwanda en mai 1959 (2) — Rapport du Groupe de Travail

1° Traditionalistes conservateurs

La première tendance, traditionaliste et conservatrice, s’attache à démontrer la valeur des institutions du Ruanda ancien.

Ses partisans auraient souhaité les maintenir, voire y revenir, s’ils ne s’étaient heurtés à une forte pression de l’opinion publique qui les a amenés à abandonner certaines positions.

Le Gouvernement du Territoire devrait, selon eux, transférer graduellement les pouvoirs à l’administration coutumière, gardienne des traditions. Il se cantonnerait du plus en plus dans un rôle de conseiller et de technicien.

Les tenants de cette opinion se sont faits, dans les derniers mois, les champions d’une évolution rapide vers l’indépendance et les revendications d’une autonomie interne presque immédiate.

2° Démocrates paysans

La seconde tendance, démocrate et paysanne, attaque le système traditionnel comme responsable des abus et de l’exploitation dont le peuple a été longtemps victime.

Elle apprécie l’intégrité de l’administration européenne et souhaite que l’autorité de celle-ci, loin d’être réduite, soit affermie, et qu’elle conserve longtemps encore la direction du pays.

Elle conçoit plutôt le transfert graduel de pouvoirs sous la forme d’une africanisation (ou « eurafricanisation ») du gouvernement du Territoire, permettant l’éducation politique et l’initiation administrative des autochtones.

Elle revendique la promotion du peuple par l’accès de tous les hommes qualifiés à l’enseignement et à la fonction publique.

Elle a foi dans le bon sens des masses, et souhaite que son opinion s’exprime par le suffrage universel, même en des matières aussi délicates que la nomination des juges. Certains de ses partisans demandent également le vote des femmes.

Elle réclame enfin la suppression globale des chefs de chefferie, qu’elle considère comme trop attachés à un système féodal, fonctionnellement inutile et budgétairement trop coûteux.

Contrairement au mouvement traditionaliste, qui n’a pas pris publiquement une forme organique et dont les chefs ne se font pas connaître, la tendance démocrate paysanne se développe sous la forme d’une véritable organisation. Les détails de son programme ont été précisés dans des documents émanant des deux associations hutu : l’Association pour la promotion sociale de la masse et le Mouvement social muhutu.

3° Progressistes

Il faut situer entre ces deux tendances opposées l’embryon de mouvement politique progressiste qui tenta de prendre naissance en 1954. Il réunissait autour d’un programme de réformes modérées des chefs et des auxiliaires de l’Urundi et du Ruanda, dont beaucoup étaient diplômés du groupe scolaire d’Astrida.

Ce mouvement ne parvint pas à l’existence officielle, en raison d’une forte opposition des conservateurs.

L’esprit s’en est néanmoins maintenu. Son programme pourrait devenir celui d’un parti du milieu à tendance progressiste. Il chercherait à jouer le rôle de trait d’union entre les deux autres factions.

Synthèse :

a) Démocratisation des tendances

L’ensemble d’idées et de projets qui pourrait devenir le programme des différents mouvements obéit dans l’ensemble, sous la pression croissante du peuple et de l’opinion publique, à une tendance démocratique.

C’est ainsi que le parti traditionaliste, après avoir défendu les institutions absolutistes du Ruanda ancien, s’est rallié aux principes de la monarchie constitutionnelle, de la séparation des pouvoirs, de la codification des coutumes, pour admettre même l’idée d’élection des autorités indigènes.

De même, le mouvement paysan, après avoir exprimé des revendications fort modérées, a élaboré petit à petit un programme où sont inscrits le vote des femmes, l’élection des juges, l’éradication du cadre des chefs, la suppression du tribunal du Mwami et le transfert total des attributions du Mwami au résident (pour l’exécutif), au conseil de pays (pour le législatif), et au parquet (pour le judiciaire).

b) la polémique

Le conflit entre les deux tendances principales s’est développé au cours des derniers mois sur la base de thèmes de propagande. Les conservateurs ont pris violemment à partie les leaders hutu. Ils les accusent de trahir le Ruanda en retardant, par leur action politique, la marche à l’indépendance. Les Hutu relèvent le gant en affirmant que la demande d’une autonomie interne immédiate est, pour les conservateurs, la compensation de toutes les concessions démocratiques qu’ils ont consenties. Si l’autonomie était octroyée, disent-ils, elle permettrait en effet à la classe dominante de retrouver ses pouvoirs anciens et de faire retomber le peuple dans une condition, plus dure que jamais.

Le rapport du groupe de travail comporte une description assez minutieuse (20 pages) des reformes suggérées. Un premier chapitre rappelle les principes fondamentaux de la doctrine belge, le but final de l’évolution administrative et politique, les conditions préalables à l’établissement d’une démocratie. Dans un deuxième chapitre, sont énumérées les reformes politiques.

Elles concernent la création de la communauté locale : sous-chefferie, commune, territoire et chefferie, et l’organisation de la communauté nationale.

La déclaration gouvernementale du 10 novembre, s’est largement inspirée des conclusions du groupe de travail.

LA DECLARATION GOUVERNEMENTALE DU 10 NOVEMBRE 1959 SUR LA POLITIQUE DE LA BELGIQUE AU RWANDA-BURUNDI

Dans la déclaration qu’il fit aux Chambres le 13 janvier de cette année sur l’avenir politique du Congo Belge, le gouvernement réservait expressément le cas du Ruanda-Urundi qui devait faire l’objet d’une étude distincte.

En effet, les fondements juridiques de l’action de la Belgique au Ruanda-Urundi ne sont pas moins radicalement différents de ce qu’ils sont au Congo que ne l’est la structure géographique, économique, sociale et politique.

La Belgique détient au Ruanda-Urundi les pouvoirs d’administration les plus étendus, mais c’est en vertu actuellement de l’accord de tutelle conclu avec les Nations Unies, approuvé par celles-ci le 13 décembre 1946 et par notre loi du 25 avril 1949, qu’elle les exerce.

L’accord de tutelle, conclu au sujet du Ruanda-Urundi, l’a été en appli- cation de la Charte des Nations Unies de San Francisco et ce régime a lui-même remplacé celui du Mandat, que la Société des Nations avait confirmé au Roi des Belges le 31 août 1923, cinq ans après que le Territoire eût été effectivement occupé par nos troupes au cours des importantes opérations qu’elles conduisirent dans l’Est-Africain, pendant la première guerre mondiale.

La liberté d’action de la Belgique au Ruanda-Urundi est donc limitée par le cadre de l’accord de tutelle et, quand il s’agira de dépasser celui-ci, l’intervention du Conseil de Tutelle et de l’Assemblée générale des Nations Unies sera nécessaire. Ni la Belgique, ni les habitants du Ruanda-Urundi, ni les Nations Unies n’ont donc la faculté de sortir unilatéralement du cadre de l’accord de tutelle. La Belgique tient à respecter scrupuleusement l’esprit et la lettre de ce régime, conformes à ce qui fait l’essentiel du droit des gens modernes.

Depuis 1917, elle a accompli au Ruanda-Urundi une mission désintéressée qui a porté cette région désavantagée et isolée de l’Afrique centrale à un point d’évolution tel que nous pouvons croire que nous avons bien, suivant le texte de l’article 76 de la Charte de San Francisco, « favorisé le progrès politique, économique et social des populations ainsi que le développement de leur instruction, favorisé également leur évolution progressive vers la capacité de s’administrer eux-mêmes ou l’indépendance, compte tenu des circonstances particulières à chaque territoire et à ses populations… »

Il faut noter d’autre part que le Ruanda-Urundi connaît un problème — économique, social et politique à la fois — de paupérisme généralisé qui touche des masses numériquement importantes.

Comme dans beaucoup de pays où la démocratie n’a pas encore acquis droit de cité, on y constate une disproportion entre le patrimoine des riches, peu nombreux et les faibles ressources de la masse des très pauvres paysans et petits éleveurs.

Cette disproportion est accentuée par les différences de cultures entre ces deux groupes sociaux.

Le peu de ressources naturelles du territoire et la faible augmentation du revenu national, comparés à l’accroissement démographique, ne facilitent pas une rapide émancipation économique de la masse et le développement d’une véritable classe moyenne. L’amélioration du standing social a été amorcée, entre autres, par la suppression progressive du contrat de servage pastoral. La révision du régime foncier devrait pouvoir être entamée dès que possible.

Le gouvernement a institué le 16 avril dernier un groupe de travail qui s’est rendu au Ruanda-Urundi pour y procéder à une large enquête sur la situation du Territoire et sur les aspirations des habitants.

Il a été déposé, le 2 septembre, un rapport très documenté. Le gouvernement croit donc le moment venu d’exposer pour le Ruanda-Urundi, quelle est son attitude, quelle est l’attitude qu’il propose à la Belgique de prendre devant les problèmes du Ruanda-Urundi.

Cette attitude est simple et claire.

Les habitants du Ruanda-Urundi réclament des institutions renouvelées et démocratiques.

La Belgique ne désire pas imposer la structure définitive ni définir seule quelles seront ses relations avec le Territoire sous tutelle au stade final de son évolution.

La Belgique désire contribuer de toutes ses forces à rendre l’ensemble des habitants capables de s’administrer eux-mêmes et de décider en toute liberté de leur sort et des relations internationales qu’ils désireront nouer.

Mais cet édifice doit se bâtir dans un grand effort commun, dont les premiers ouvriers seront nécessairement les habitants du Territoire eux-mêmes, épaulés par la Belgique dans un cadre qui n’écartera sûrement pas les autres nations.

C’est ainsi que le gouvernement en arrive à préconiser un programme politique en deux temps.

Il établira d’abord, dans le cadre de la personnalité distincte des deux pays, des gouvernements locaux jouissant d’une autonomie progressive, sous le contrôle de la tutelle générale de la Belgique exercée par le résident général et les résidents.

Ensuite, d’accord avec l’opinion maintes fois exprimée par les instances des Nations Unies et avec les conclusions du groupe de travail, il ne peut que répéter sa conviction que les deux pays se condamneraient à un sort misérable, s’ils n’étaient pas unis dans la poursuite d’objectifs supérieurs.

Mais la Belgique ne veut pas définir elle-même le contenu de cette indispensable communauté. Elle se propose simplement de convier les deux pays à l’organiser avec son assistance.

Le gouvernement envisage enfin de supprimer la subordination du Ruanda-Urundi au gouvernement général du Congo belge et restreindre l’union administrative des deux Territoires aux seuls domaines monétaire et douanier, ainsi qu’à certaines matières techniques.

Bien entendu, le gouvernement ne perd pas de vue les conditions nécessaires au succès de toute politique progressiste. Il est parfaitement conscient du prix de l’ordre et de la paix publique, de la nécessité de mobiliser toutes les ressources possibles du Territoire et d’assurer un suffisant équilibre financier et économique et, enfin, de la valeur de l’assistance technique que la Belgique d’une part, les instances internationales de l’autre, peuvent apporter au Ruanda-Urundi.

Le gouvernement en vient maintenant au détail de son programme dans les deux pays d’abord, à l’échelon du Territoire pris dans son ensemble, ensuite, et enfin à l’échelon des organes métropolitains.

Nous avons dit plus haut l’opportunité de reconnaître la personnalité des deux pays et de constituer à leur échelon un gouvernement local.

C’est à cet échelon que des institutions plus, démocratiques sont réclamées avec le plus d’insistance.

Une consultation générale préalable de la population sous forme d’élections s’impose pour former les collèges réellement représentatifs qui seront à la base des institutions réformées.

Les sous-chefferies, agrandies, sont destinées à devenir des communes, seules entités politiques décentralisées de base en dessous du pays.

Un bourgmestre, assisté d’adjoints, et un conseil communal constitueraient les organes de ces communes.

Les chefferies deviendraient des circonscriptions administratives et ne seraient donc plus des entités politiques. Elles joueraient un rôle important dans la promotion des communes. Les chefs actuels pourraient être intégrés dans l’administration générale du pays, dont ils seraient des fonctionnaires sans mandat politique.

Les centres extra-coutumiers, intégrés dans l’administration du pays, deviendraient des communes ayant le même régime de base que les autres communes, issues des sous-chefferies. Le même régime serait applicable à Usumbura, sous réserve des droits de police que l’administration du Territoire doit, évidemment, pouvoir exercer dans la localité où elle siège.

Une période de transition sera nécessaire avant l’établissement des communes définitives et la transformation du rôle des chefferies.

Les sous-chefferies, les centres extra-coutumiers, les circonscriptions urbaines existant actuellement, constitueront des communes provisoires qui éliront très probablement dans le courant du premier semestre 1960 leurs hommes au suffrage universel.

Le gouvernement est d’avis qu’en principe le suffrage doit être exercé tant par les hommes que par les femmes.

Toutefois, des circonstances matérielles, tenant aux dates auxquelles les premières élections devront avoir lieu, pourraient amener le gouvernement à devoir les organiser au suffrage des hommes seulement.

Ces conseils pourront proposer, dans leur sein, le chef de la commune provisoire. D’autre part, ces conseils formeront dans chaque pays le collège électoral chargé d’élire la large majorité des membres du nouveau conseil de pays qui pourrait ainsi siéger dès le second semestre 1960.

Le conseil du pays exercera conjointement, avec le Mwami, le pouvoir législatif local qui lui sera progressivement attribué.

Ses actes, dénommés édits, seront soumis au contrôle de la tutelle générale. Le vote du budget et l’approbation des comptes seront pour lui des prérogatives importantes par lesquelles il exercera un contrôle sur le gouvernement.

Ces conseils de pays fonctionneront durant la période transitoire. Au terme de celle-ci, d’autres formules mieux adaptées aux vœux des populations, pourront, s’il y a lieu, être retenues.

A côté de ce pouvoir législatif local sera institué un gouvernement local dont le chef ainsi que les chefs de département, seront nommés et révoqués par le Mwami de l’avis conforme du résident. Ils pourront être choisis dans le cadre de l’administration.

Le Mwami, chef constitutionnel du pays, demeure en dehors du gouvernement et au-dessus des partis.

Il pourra ainsi exercer plus facilement le rôle de haute conciliation que les habitants espèrent de lui. Il ne gouvernera pas et ses actes publics devront être munis du contreseing gouvernemental.

Ainsi donc, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif seront déjà nettement distincts au niveau des pays.

Quant au pouvoir judiciaire, la tutelle exercera une surveillance particulière en ce domaine, afin d’assurer l’indépendance, la compétence et l’intégrité des juges.

Dans l’éventualité de la création d’une communauté, l’administration de la justice devrait être l’une de ses attributions.

La réforme du gouvernement à l’échelon du pays entraîne dans notre esprit, la fusion rapide de l’administration dite coutumière et de l’administration générale. Il s’ensuivra naturellement l’octroi de nombreuses fonctions de responsabilité à des Banyarwanda et à des Barundi et, par conséquent, tous les efforts voulus seront faits pour que cette africanisation se réalise sous le signe de la qualité, grâce à une mise au courant poussée aussi loin que possible.

Au-dessus des deux pays, existe la communauté de fait, constituée par le gouvernement actuel du territoire.

La Belgique s’assigne comme objectif d’édifier par de judicieuses consultations et avec les conseils de pays nouvellement constitués, la communauté future.

En attendant, les institutions actuelles doivent continuer à fonctionner.

Nos obligations internationales, pas plus que l’intérêt du Territoire, ne nous permettraient en effet, de supprimer l’entité Ruanda-Urundi, Territoire sous tutelle, sans l’accord des Nations Unies.

Un résident général continuera donc à diriger le Territoire. Un conseil général, composé d’après les mêmes principes que les conseils de pays, concourant par voie consultative au pouvoir législatif jusqu’au moment où l’accord se sera fait sur d’autres dispositions, telle l’organisation d’un législatif et d’un exécutif de la communauté, comme l’a proposé le groupe de travail.

Dans cet esprit, les conseils de communes, formeraient le collège électoral, chargé d’élire la large majorité des membres des conseils de la communauté.

La Belgique, posant en principe que c’est le dialogue entamé qui doit préparer les décisions définitives, d’autres solutions aussi valables pourront éventuellement être retenues.

Le Roi exercera le pouvoir législatif ordinaire par voie de décrets, rendus après consultation d’un conseil de législation et du conseil général.

Le conseil de législation remplacera l’actuel conseil colonial, dès qu’une loi pourra intervenir; des représentants du Territoire sous tutelle seront appelés à y siéger.

Plus tard, quand un pouvoir législatif pour le Territoire aura été institué, le conseil de législation subsistera cependant tant que subsistera le régime de tutelle. Ce conseil est en effet l’indispensable instrument qui doit permettre au Roi d’exercer, sous la responsabilité politique du gouvernement belge, la tutelle générale de la Belgique à l’égard du Ruanda-Urundi.

Il est prévu que le résident général continuera à pouvoir prendre des ordonnances législatives en cas d’urgence.

Certaines des réformes qui découlent du programme que nous venons d’exposer feront l’objet d’un projet de loi, car le régime institué par les lois du 18 octobre 1908 et du 21 août 1925 doit être modifié.

L’exercice du mandat international de tutelle confié à la Belgique lui impose d’exercer sur le Territoire une tutelle générale, politique et administrative sur tous les pouvoirs et sur toutes les personnes publiques, visant notamment le maintien de l’ordre, le bon gouvernement, le respect des droits de l’homme et la protection des minorités.

Le représentant en Afrique de la tutelle générale sera le résident général disposant à cette fin d’un service général de la tutelle distinct des gouvernements des pays et de l’administration du Territoire. Ce service sera représenté dans les pays par les résidents et les administrateurs territoriaux.

Les intentions qui viennent d’être énoncées ne peuvent toutefois prendre de signification que dans la mesure où, dans la paix publique, existeront les moyens matériels, nécessaires à leur concrétisation.

La paix publique est liée à la formation politique que doit encore acquérir la grande majorité de ceux qui décideront dans un proche avenir du sort de leur pays.

Le gouvernement doit, en outre, insister sur le fait qu’une condition préalable à l’épanouissement de la démocratie est de trouver, dans les ressources limitées du Territoire, les éléments d’un développement économique rapide.

Aucun effort ne doit être épargné à cette fin.

Le niveau de vie des travailleurs devrait pouvoir s’élever grâce à une évolution rationnelle de l’économie.

L’étude du développement global déjà entreprise à l’initiative de l’administration belge sera poursuivie dans le but de rechercher tout ce qui peut contribuer à l’utilisation complète des ressources du Territoire.

La Belgique qui, depuis sept ans, finance l’exécution du programme d’investissements du Ruanda-Urundi par des contributions annuelles de quatre cents, puis de six cents millions, continuera en 1960, malgré ses problèmes budgétaires propres et ceux du Congo, son effort d’assistance financière au Territoire sous tutelle, de manière à lui permettre de réussir sa réforme politique, de connaître une indispensable impulsion nouvelle dans le domaine économique et de poursuivre le progrès de l’enseignement.

Mais, de leur côté, il appartiendra aux responsables de prendre des mesures très sévères, qui doivent aboutir à mettre en concordance les ressources du Territoire avec ses dépenses administratives, sociales et économiques. Il faudra, entre autres, revoir le taux des rémunérations du statut unique, qui représente un fardeau littéralement insupportable pour le budget du territoire.

A l’heure actuelle, même le budget ordinaire du Territoire ne trouve son équilibre que dans l’appel aux avances de la Belgique. Le budget extraordinaire est presque uniquement financé par la même source.

Les prévisions des budgets ordinaires 1958 et 1959 en cours d’exécution font mention d’interventions respectives de l’ordre de 125 et 270 millions pour assurer leur équilibre. Quant aux budgets extraordinaires, ils ont bénéficié d’interventions annuelles de la Belgique de l’ordre de 150 millions en 1950 et 1951, 400 millions de 1952 à 1957, 475 millions en 1958. L’avance prévue pour 1959 atteindra 330 millions. C’est dire l’impérieuse nécessité qu’il y a à voir les assemblées du Territoire ramener le prix de l’administration à la mesure de ses ressources.

Le Territoire a reçu de la Belgique, depuis sept ans, une somme totale de trois milliards trois cents millions.

Mais la quiétude sur la plan politique est surtout une condition nécessaire pour que règne le climat de sécurité et de confiance, seul capable de susciter les initiatives et investissements du secteur privé dont le Territoire a le plus pressant besoin.

Les autorités belges et africaines du Territoire mettront tout en œuvre pour alimenter, stimuler et coordonner cet essor économique, déterminer une assistance technique et financière substantielle de la part des instances internationales, attirer et retenir au Ruanda-Urundi les capitaux belges et étrangers.

A ce prix seulement, pourra s’obtenir l’harmonieux développement politique, social et matériel d’une population peu favorisée par son environnement naturel, et qui, si son actuel indice démographique se maintient, aura encore largement doublé avant la fin de ce siècle.

L’action de la Belgique a engagé celle-ci depuis 1917 à promouvoir dans tous les domaines le développement moral, social et économique d’une région isolée au centre de l’Afrique. C’est la Belgique qui l’a fait sortir de son isolement. La Belgique peut envisager avec sérénité d’engager les pays du Ruanda et de l’Urundi dans la voie de l’autonomie qui conduit

à la libre détermination de leur avenir par le choix d’une formule d’indépendance et, éventuellement, d’association entre eux, sans exclure les liens qu’ils pourraient être amenés à nouer avec la Belgique.

Ce stade ultérieur plus ou moins proche sera atteint à la suite de négociations avec la puissance administrative et les Nations Unies.

Mais la Belgique se devra de continuer à exercer avec bienveillance et fermeté, jusqu’au dernier jour de sa présence au Ruanda-Urundi, la mission de tutelle qui lui a été confiée.

Les habitants du Ruanda-Urundi, conscients d’être arrivés à un tournant de leur histoire, doivent s’unir dans un esprit de pleine collaboration confiante pour poursuivre leur évolution.

Ils ne peuvent s’engager, avec succès, sur la voie du bonheur et du progrès, que dans la concorde et la fraternité.

Le gouvernement formule le vœu de voir le Ruanda-Urundi réaliser ses aspirations et aboutir, dans l’ordre et la paix, au bien-être général de ses populations.

POSITION DU PARTI « UNION NATIONALE RWANDAISE » (U.N.A.R.) EN FACE DE LA DECLARATION GOUVERNEMENTALE

Pétition de PU.N.A.R.

Considérations d’ordre général sur l’ensemble de la Déclaration

Il ressort de l’examen du texte de la Déclaration gouvernementale cinq lacunes fondamentales, que l’U.N.A.R. tient à mettre en relief avant de passer aux observations détaillées sur tout son contenu :

1° Le gouvernement belge s’obstine à ne pas déterminer un timing acceptable à l’accession du Territoire sous tutelle à l’indépendance.

Cette constatation est d’autant plus étonnante, que les Nations Unies ont maintes fois demandé au gouvernement belge de fixer ce timing sans résultat et que dernièrement une résolution vient d’être adoptée à l’Assemblée générale du Conseil de tutelle, invitant la Belgique à fixer ce timing au début de 1960 et que d’autre part les populations du Ruanda-Urundi sont inquiètes de ce mutisme de la Puissance administrante sur une question de première importance pour le pays qui voit avec envie ses voisins accéder à l’indépendance à un rythme accéléré ou pouvant y prétendre à une date rapprochée.

L’U.N.A.R. a pour sa part, après consultation des diverses couches de la population, fixé ce timing au début de l’année 1962, après une période d’autonomie interne prenant cours dans les premiers mois de 1960.

Le Gouvernement belge aurait dû donc préciser clairement ses intentions quant à l’indépendance du Territoire sous tutelle en vue de répondre aux aspirations des populations intéressées, en leur redonnant la confiance déjà ébranlée par ce silence inquiétant, d’autant plus que le même Gouvernement belge vient de déterminer le délai définitif de l’accession à l’indépendance du Conge Belge. Le Ruanda-Urundi ne peut-il pas raisonnablement prétendre à avoir le même délai, si pas un plus court, compte tenu de son statut international et du degré d’évolution de ses habitants qui n’en recède en rien à celui des pays voisins ?

L’U.N.A.R. ne peut approuver cette attitude du Gouvernement belge, peu conforme aux objectifs majeurs de la Charte des Nations Unies et qui met en doute sa bonne foi quant à son souci de promouvoir rapidement le Territoire lui confié vers l’autodétermination.

2° La Déclaration gouvernementale donne la nette impression que l’imprécision est à son comble. En effet, à la lecture de son texte, on est frappé par le vague de certaines expressions : « … une autonomie progressive », «… contrôle de la tutelle générale », « … une consultation générale de la population sous forme d’élections », la politique dite d’économie progressiste », « … des collèges réellement représentatifs », etc…

Certains défenseurs de la Déclaration gouvernementale ont prétendu que son imprécision en est la principale qualité, car, disent-ils, la déclaration n’étant pas rigide dans ses précisions, cela permettra son adaptation aux contingences locales, grâce à l’interprétation qui lui sera donnée par les autorités compétentes du territoire et les organes locaux qualifiés. Ils oublient cependant que cette imprécision constitue un grave danger justement parce qu’elle permet des interprétations, qui, on peut le prévoir, seront dans la ligne de la politique paternaliste pratiquée depuis 42 ans par le Gouvernement belge au Ruanda-Urundi.

3° L’Union Nationale Ruandaise constate avec regret que les réformes envisagées dans la Déclaration du 10 novembre 1959 ne préconisent pas des mesures hardies de démocratisation en rapport avec le degré d’évolution des habitants du Ruanda-Urundi qui sont incontestablement mûrs pour une réelle démocratisation des institutions.

Alors que la population attendait impatiemment les élections au suffrage universel des hommes et des femmes, aussi bien à l’échelon pays qu’à l’échelon chefferie ou « commune », la formation d’un gouvernement local démocratique formé dans le parti majoritaire, nous constatons que la déclaration adopte le système dépassé d’élections au second degré par la formation préalable de collèges électoraux, qu’elle exclut les femmes des élections sans aucune raison valable et qu’elle inaugure un système de nomination des ministres, fonctionnarisant ainsi cette institution pourtant politique.

L’U.N.A.R. réprouve ce genre de formules aux demi-réformes qui ne sont qu’une caricature de démocratie ; notre pays en a si souvent pâti qu’il est désastreux d’en tenter de pareilles dans l’actualité des choses. Les propositions de l’U.N.A.R. à ce sujet se retrouvent dans l’examen détaillé du texte.

4° Tout le texte de la Déclaration gouvernementale est empreint du souci de l’Autorité administrante à maintenir ses privilèges politiques au Ruanda et au Burundi.

Cette tendance de renforcer la tutelle se retrouve notamment dans la nomination de certains membres des Conseils communaux ou du pays, dans l’intégration des cadres européens et indigènes et surtout dans le choix des ministres parmi les membres de l’Administration européenne, choix comportant la double nomination du Mwami et du Résident, coiffé par un double droit de veto du Résident général et du Résident.

L’U.N.A.R. attire l’attention des Nations Unies sur le danger que présente à ce sujet la déclaration gouvernementale : renforcer la mainmise de la Belgique sur le territoire sous tutelle et ses institutions politiques et garder l’issue certaine de favoriser par ces nominations les éléments favorables à sa politique.

5° L’U.N.A.R. constate que le Ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi a attendu que les troubles éclatent au Ruanda pour sortir la déclaration gouvernementale. Sans préjuger des intentions du Ministre, la coïncidence est quand même surprenante : les émeutes éclatent le 2 novembre 1959 et la Déclaration vient le 10 novembre 1959, étrange similitude également avec la Déclaration sur le Congo Belge et les troubles de Léopoldville de janvier dernier. De plus, il saute aux yeux que cette déclaration venant dans le Ruanda sous le régime de l’occupation militaire, la situation est telle que grâce à ce régime de force, elle sera imposée aux populations.

Vu cet état de choses : l’Union Nationale Ruandaise émet le vœu formel que ladite déclaration ne soit appliquée avant qu’elle ne soit acceptée par les différentes couches de la population et les partis politiques intéressés. Cela postule que les libertés de parole, d’expression et de réunion soient garanties aux habitants et aux partis ; ce qui implique en premier lieu la levée immédiate du régime d’occupation militaire qui, en brimant les libertés précitées, s’emploie actuellement à la propagande des partis gouvernementaux et à affermir la politique coloniale belge.

L’Union Nationale Ruandaise est convaincue que le Conseil de tutelle confrontera les propositions ici consignées avec la Déclaration du Gouvernement belge lorsqu’il l’étudiera conformément à la résolution prise par l’Assemblée générale par laquelle elle « prie le Conseil de tutelle d’examiner en détail les plans de réformes politiques que l’Administration envisage pour le Territoire et de faire figurer ses observations et recommandations sur les dits plans dans le rapport qu’il présentera à l’Assemblée Générale à sa quinzième session en tenant compte des dispositions de la résolution…(XIV) de l’Assemblée générale relative à l’accession des Territoires sous tutelle à l’autonomie ou à l’indépendance ».

L’U.N.A.R. termine en renouvelant, au nom des populations du Ruanda qu’elle représente, sa confiance aux Nations Unies desquelles elles attendent des réformes démocratiques conformes à leurs aspirations.

L’U.N.A.R. demande instamment qu’en tout état de cause, les prochaines élections soient surveillées par une Commission des Nations Unies, car compte tenu des troubles récents du Ruanda dont l’autorité tutélaire est responsable de leurs causes aussi bien que de leurs répercussions néfastes, la majorité de la population du Ruanda n’a plus confiance dans l’impartialité du Gouvernement belge.

Dar-es-Salam, le 8 janvier 1960.

Pour le Comité : Le Vice-Président, KAYIHURA M.  Le Secrétaire-Général, RWAGASANA M.

AU PARLEMENT BELGE : DISCUSSIONS RELATIVES A LA PRECEDENTE DECLARATION GOUVERNEMENTALE

Déclaration de M. De Schrijver, Ministre du Congo belge et du Rwanda- Burundi (Séance de la Chambre, 17 novembre 1959)

Mais avant l’ouverture du débat je voudrais vous donner quelques renseignements sur la situation actuelle au Ruanda. Les dernières nouvelles que nous avons reçues sont plutôt favorables. Les autorités civiles, notamment le vice-gouverneur général Harroy, ont fait appel aux forces militaires pour rétablir l’ordre. Le vice-gouverneur général a désigné un résident militaire. Celui-ci est parvenu à rétablir l’ordre rapidement et, tout au moins, provisoirement. Les causes de la guerre civile sanglante qui a éclaté dans le territoire restreint du Ruanda ne résident pas dans l’évolution politique, que j’ai exposée dans ma déclaration, mais dans les situations sociales qui existent dans ces territoires.

On a usé de la violence et cela, d’une manière inadmissible. Quelques chefs tutsi ont eu recours aux Twa pour commettre des crimes. On a même tué un chef hutu sur le territoire de l’Urundi en même temps que sa famille.

Des bandes de pillards traversaient le pays, profitant de la confusion. Le gouverneur a désigné un résident militaire dans la zone des opérations. Les informations qui nous parviennent indiquent que le calme règne parmi la population, grâce à la présence de la gendarmerie. Mais la tranquillité n’est pas encore revenue.

Il faut que la Chambre sache que les Hutu sont très inquiets. Certains de leurs chefs ont été assassinés, les autres ont probablement dû se cacher.

Il suffirait que les unités de la gendarmerie se retirent, pour que les violences, les meurtres et les incendies reprennent de plus belle.

Je rends hommage à tous ceux qui, au cours de ces événements, se sont efforcés de ramener le calme dans les esprits et de rétablir l’ordre. Un groupe d’étudiants universitaires ruandais, séjournant en Belgique et appartenant tant à l’ethnie tutsi qu’à l’ethnie hutu ont adressé unanimement à leurs compatriotes un appel au calme et à l’union.

(Poursuivant en français).

Avant de répondre aux orateurs qui parleront sans doute de la déclaration gouvernementale, j’ai pensé de mon devoir de dépeindre la situation grave qui existe au Ruanda depuis la fin d’octobre.

Des bandes de pillards ont profité du désarroi. Des groupes hutu et tutsi en sont venus aux mains. Les attentats à la vie des dirigeants hutu ont été très nombreux.

En ce moment, les hutu se voient décapités de leurs quelques dirigeants. D’autres leaders hutu sont actuellement sous la protection des chefs militaires. J’ai ici une lettre d’un de ces chefs me disant sa crainte d’être exécuté, lui et toute sa famille, d’un moment à l’autre. Des exécuteurs ont même franchi la frontière de l’Urundi pour y tuer des chefs hutu.

Je répète ce que j’ai dit en néerlandais, que le vice-gouverneur Harroy a pris les mesures nécessaires : proclamation de l’état d’exception, intervention des forces militaires, désignation d’un résident militaire disposant des pouvoirs voulus pour réprimer les attentats.

Il s’agit là de tentatives désespérées de certains chefs féodaux qui résistent à tout essai de démocratisation du pays.

Vous savez que des chefs et sous-chefs tutsi ont été arrêtés, ainsi qu’un chef mutwa. La justice décidera de leur sort, car ce sont des instigateurs au meurtre.

Les autorités civiles et militaires, heureusement, font preuve d’un grand sang- froid. Les unités de la gendarmerie créent le calme. Mais dans les esprits, le calme est-il revenu? Il suffirait que les troupes se retirent pour que les troubles renaissent.

Espérons cependant que pourra renaître la concorde indispensable.

Des étudiants ruandais, tant hutu que tutsi, ont fait un appel aux populations pour que revienne l’ordre sans lequel des institutions politiques ne pourront être établies.

J’espère que nous serons unanimes à déplorer les incidents et à souhaiter que le calme et la concorde nous permettent bientôt de mener à bien les réformes à introduire dans le pays, dont la tutelle nous a été confiée. (Applaudissements sur les bancs sociaux- chrétiens et libéraux.)

Interpellation de M. Housiaux (Séance de la Chambre, 15 décembre 1959) Le ministre du Congo et du Ruanda-Urundi le sait, c’est sur tous les bancs de cette Chambre, c’est dans le pays tout entier, que l’on regrette les troubles au Ruanda-

Urundi. On souhaiterait des informations complètes à ce sujet. Où se trouve l’origine de ces troubles, qui sont les agresseurs, qu’y a-t-il de vrai dans les rapports des correspondants de presse et dans certains reportages ? Il en est qui contiennent des phrases que nous n’aimons pas lire ; je fais allusion à un article paru ce matin dans le « Daily Express ». Certains propos déplorables auraient été tenus par un général belge.

Ces hommes dont la vie est menacée, ces leaders hutu qui se sacrifient à la libé- ration de leur peuple, que deviennent-ils ? Nous pensons que la Belgique fait de son mieux au Ruanda-Urundi, dans des circonstances difficiles, dans ce pays malaisé, et avec des troupes peu nombreuses. Il y avait l’an dernier, 900 hommes de troupe pour une population totale de 4,5 millions d’habitants.

Mais nous ne sommes là-bas que les mandataires de l’O.N.U. Des milliers de huttes flambent et des vies humaines se perdent. Nous allons devoir en rendre compte.

Un moment viendra où les meilleures intentions seront déformées, où les faits les plus patents seront niés.

Que compte faire le gouvernement à ce propos ? Qu’a-t-il fait vis-à-vis de l’O.N.U. ?

En constatant que, hier, lors d’un débat à la commission de tutelle de l’O.N.U., la Belgique a été appelée à émettre deux fois un vote négatif, j’ai été quelque peu étonné. 11 s’agissait du timing de l’indépendance. Pourquoi le refuser ? Pourquoi donner l’impression au monde occidental, que nous reprenons ce que nous avons donné ?

Je ne juge pas. Je ne condamne pas. Mais à la lumière des conditions qui règnent au Ruanda-Urundi, le gouvernement doit informer la Chambre des raisons du vote intervenu.

Nous trouvant dans une situation pénible, alors que les Belges doivent déléguer au Ruanda une part de la force publique du Congo, pourquoi ne pas demander à l’O.N.U. d’y envoyer une délégation de visite : qu’on vienne voir sur place comment nous remplissons notre mandat ? Montrons notre bonne foi. Montrons aux milieux internationaux l’accomplissement correct de la mission qui nous est impartie.

J’insiste pour que le gouvernement prenne cette proposition en considération.

Le Ruanda et l’Urundi connaissent à l’heure actuelle, une double administration à l’européenne, qui atteint jusqu’aux lieux les plus éloignés du territoire et parallèlement une seconde administration, émanée du Mwami.

Cette dualité est néfaste. Il ne faut qu’une administration incluant et les blancs et les noirs.

En page 4 de la déclaration, figure un texte qui appelle des précisions. Signifie-t-il que les administrateurs territoriaux ne dépendront pas des ministères de l’intérieur des pays intéressés ?

J’en arrive au coût excessif de l’administration. Lorsque le groupe de travail se trouvait à Astrida, plusieurs jeunes assistants agronomes indigènes nous ont dit que les rémunérations de l’administration écrasent le budget du pays et nous ont mis au courant de leur volonté de voir modifier leur organisation administrative.

Chacune des communautés, chacune des sous-chefferies paye pour les besoins qu’elles ont à rencontrer. Il n’est pas un hameau, pas une ville qui ne voudrait avoir de bonnes routes, des hôpitaux, des écoles. Dans les pays les plus civilisés, la réalisation de ces idéaux n’est pas atteinte et se poursuit. C’est en s’inspirant de cela que les communautés de Ruanda-Urundi deviendront ce qu’elles veulent être.

Il n’est pas douteux que l’ensemble de ces questions représente, avec la réforme de la justice et celle du droit foncier, les éléments essentiels de l’établissement d’une saine démocratie.

J’en viens, Monsieur le Ministre, aux déceptions que m’a apportées votre déclaration. Je n’ai pas reconnu votre personnalité dans votre texte. N’a-t-il pas été édulcoré par votre administration ? Des universitaires du Ruanda-Urundi m’ont dit, après vous avoir entendu, qu’ils n’avaient pas saisi votre pensée. Si les universitaires ne l’ont pas saisie, que dire des autres ?

Le texte ne mettait pas en lumière la constitution d’une communauté. Oui, je sais qu’un paragraphe en parle, mais je fais allusion au style, non au fond.

Il faut faire naître le sentiment de leur existence dans ces masses paysannes. Seule, la communauté pouvait le faire. L’on savait qu’on allait à une prépondérance tutsi, qui se maintiendrait encore longtemps. Mais l’équilibre, c’est au niveau de la communauté qu’on allait devoir le trouver.

  1. De Schrijver, ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. — De quelle communauté parlez-vous ?
  2. Housiaux. — De la communauté du Ruanda et de l’Urundi. L’élément d’équilibre, celui qui devait contrebalancer l’élément tutsi, disparaît, si l’on s’en réfère à votre déclaration. Je comprends donc les craintes des leaders hutu.

La lettre émouvante à laquelle vous faites allusion n’est-elle pas celle qui vous a été adressée par le délégué des Hutu ?

Cette lettre du 14 décembre, que dit-elle ? Que les signataires s’adressent au ministre, pour que soit évité l’asservissement définitif du peuple hutu à la caste tutsi.

Nous savons, dit la lettre, que l’opinion des Tutsi a été défendue par les membres des conseils supérieurs et par les chefs. Des rumeurs veulent que le Ruanda et l’Urundi soient scindés, que les bami deviennent des monarques constitutionnels avec parlement.

Ce serait donc la thèse tutsi qui, constitutionnelle, triompherait. Pour les hutu, le caractère unitaire du Ruanda-Urundi est la meilleure formule pour que l’administration tutélaire belge puisse s’exercer. L’octroi de l’autonomie à chacun des pays reviendrait à remettre les pouvoirs aux Tutsi. Or, la domination Tutsi se traduit par l’exploitation des Hutu. Et cette perspective, disent les auteurs de la lettre, nous affole. Quand le protecteur belge se sera retiré, qu’arrivera-t-il ?

La lettre ajoute qu’un autre élément nouveau est la création de partis politiques soutenus par les tutsi. Ils sont influents sur la masse ignorante hutu. Le drame est que les Batutsi parviennent à faire adhérer par toutes sortes de moyens de nombreux

Bahutu aux partis de leurs oppresseurs. Là où les partis hutu ont pu se créer, leur succès est assuré. Ailleurs les Hutu voteront pour les Tutsi. De nombreux faits prouvent, ajoute la lettre, que notre peuple est encore incapable de se gérer lui-même. Il a encore besoin de la tutelle belge. Nous demandons donc à la Belgique de ne pas nous retirer sa tutelle avant qu’un certain nombre de conditions soient réalisées.

«Il est évident », dit encore la lettre, « qu’une remise de pouvoirs au clan tutsi compromettrait l’avenir. Il semble que le gouvernement belge n’ait écouté que la thèse de la caste tutsi. Nous sommes à la limite du désespoir. Nous faisons un dernier et poignant appel au sens de la justice du peuple belge ».

Un des signataires de la lettre est un frère d’un leader hutu qui a été assassiné.

Un autre est un fonctionnaire qui a atteint la 4e catégorie, et dont les qualités morales et intellectuelles mériteraient, d’ailleurs, une promotion. Souvenez-vous qu’il en était même parmi nous qui souhaitaient qu’il puisse défendre la gestion de la Belgique devant l’O.N.U.

A cet appel, Monsieur le Ministre, vous ne pouvez rester indifférent. La déclaration du gouvernement mène au résultat contraire. Si vous comptez sur l’action des conseils de pays pour réaliser l’indispensable communauté, vous savez que rien ne sera fait.

L’équilibre ne peut être atteint que par la création au niveau le plus élevé d’un conseil ayant les pouvoirs d’un véritable gouvernement.

Il existe au Ruanda-Urundi une situation révolutionnaire. Nous devons nous efforcer d’en limiter les conséquences, notamment en demandant l’appui de l’organisation internationale dont nous tenons notre mandat. Il y va de notre honneur et de l’avenir de ce mandat. (Applaudissements sur les bancs socialistes.)

Interpellation de M. G. Moulin (Séance de la Chambre, 15 décembre 1959 )

Je voudrais d’abord rendre hommage aux hommes courageux qui luttent, au péril de leur vie, contre le féodalisme au Ruanda-Urundi.

Nous avons entendu votre déclaration, Monsieur le Ministre. On se demande quelle conception vous avez de vos responsabilités lorsque vous dites que la Belgique a bien rempli ses devoirs de tutelle. Et vous avez fait cette déclaration en parvenant à ne pas prononcer un seul mot au sujet des meurtres de ceux que vous avez maintenus en place. Les événements ont démenti votre déclaration selon laquelle la Belgique aurait rempli les obligations de la charte de San Francisco : favoriser le progrès politique, économique et social des populations, le développement de leur instruction et leur évolution vers la capacité de s’administrer elles-mêmes, compte tenu des circonstances particulières à chaque territoire.

Ce sont vos paroles et écrits.

S’il n’y avait la situation tragique actuelle, cette affirmation ne pourrait que susciter le rire. Mais faite par vous, dans les circonstances actuelles, elle met en évidence les dangers que courent ces populations. Il n’est pas exact que la Belgique a tenu ses engagements. Après quarante ans, c’est toujours un féodalisme agressif qui règne au Ruanda-Urundi. Si nous en sommes là, ce n’est pas dû au hasard. Il s’agit d’une politique délibérée des gouvernements belges.

Le rapport du groupe de travail montre que la Belgique en est restée à s’appuyer sur les chefs féodaux. Cette situation ne date pas d’aujourd’hui.

En 1952 déjà, le conseil colonial examinait un projet de décret relatif à une réorganisation politique de Ruanda-Urundi. Au cours du débat, un membre reconnaissait l’existence des pouvoirs féodaux, et on voulait que ce fussent les Bami qui se chargent de diriger les événements. On voulait même renforcer leurs pouvoirs, en leur transférant certaines attributions de l’autorité de tutelle. Je le répète, ceci se passait en 1952. Dans votre déclaration vous restez sur les mêmes positions erronées.

  1. De Schrijver, ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. — N’avez-vous pas vu dans la déclaration que le Mwami sera un Mwami constitutionnel ?
  2. G. Moulin. — Ces Bami constitutionnels sont à l’origine des meurtres qui se commettent.

Les féodaux responsables des troubles organisés, avec des tueurs à gage, voilà ceux sur lesquels vous voulez vous appuyer pour l’administration de demain. Un journal, la « Cité », décrivait récemment plusieurs de ces meurtres. Deux des principaux leaders hutu ont été poursuivis jusque dans la mission où ils s’étaient réfugiés, et assassinés avec les membres de leurs familles. Un troisième a cherché protection à Usumbura ; mais il reste sous la menace d’un assassinat imminent.

Selon des bruits qui courent, les tueurs à gage sont sur place, et n’attendent que le moment de l’assassiner, lui et sa famille. L’U.N.A.R. a décidé leur mort. Le coup d’Etat des féodaux était préparé de longue date par les conseillers du Mwami, écrit la « Cité », qui ajoute qu’un millier de tueurs batwa opèrent dans tout le pays.

Qui oserait prétendre qu’il est juste de conserver leurs pouvoirs aux Bami ? Progrès politique ? Nul. Par conséquent, progrès économique et social, nul. M. G. Moulin. — Cela est l’avis d’un réactionnaire ! L’enseignement n’a été donné qu’aux tutsi.

  1. De Schrijver, ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. — Combien y a-t-il d’élèves au Ruanda-Urundi ? Plus de 200.000. (Interruptions, colloques.)
  2. G. Moulin. — Les Hutu sont beaucoup moins nombreux dans l’administration que les Tutsi. Est-ce là du progrès politique ?

Il n’y a encore aucune liberté ni au Ruanda ni dans l’Urundi. Je prends le rapport du groupe de travail : on revendique la liberté de la presse, la liberté d’opinion, la liberté de réunion. Voilà le progrès politique auquel vous avez abouti après quarante ans d’application de l’article 78 de la charte.

  1. De Schrijver, ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. — Cet article n’existe pas depuis quarante ans. (Exclamations sur les bancs sociaux-chrétiens : Apprenez l’histoire !)
  2. G. Moulin. — Vous êtes fort nerveux, parce que la vérité vous touche. (Exclaclamations sur les bancs sociaux-chrétiens.)

Nous avons vainement recherché un seul mot dans votre déclaration relative aux libertés : vous ne les voulez pas.

La politique que vous définissez ne peut être prise au sérieux. Elle ne prévoit rien pour briser le pouvoir féodal.

Vous prétendez que la formation politique des Hutu est insuffisante. H suffit de lire les documents, pour se rendre compte qu’il y a là des gens capables de faire une bonne politique en faveur de leur peuple.

Au Conseil de Tutelle, vous allez être mis en accusation, il ne suffira plus de dire, comme par le passé, que tout va bien. Et vous voudriez présenter votre politique comme soutenue par tous les partis. Ce serait une erreur pour le mouvement ouvrier de soutenir une telle politique.

L’unité ne peut se faire ici que sur une autre politique. Il faudrait d’abord résoudre le problème de l’ordre. Il faut donner à ces populations le moyen de se libérer de l’oppression d’une minorité. L’autorité doit mettre fin aux tueries actuelles. On les connaît ces tueurs; ils vont jusqu’aux conseillers des Bami et même plus haut.

Il faut les empêcher de continuer leurs massacres. Je ne crains pas de le dire ici : Nous demandons la dissolution et l’interdiction de l’U.N.A.R. Nous demandons qu’une commission de l’O.N.U. soit invitée à se rendre sur place.

La libération des populations asservies exige des mesures brisant les rapports féodaux, supprimant le servage et les corvées, réduisant le taux des fermages, réalisant une réforme agraire, dissolvant les tribunaux bami, désignant les juges par voie d’élection, démocratisant l’enseignement, supprimant l’impôt de capitation qui ne frappe que les petits donnant les libertés démocratiques demandées par la masse.

Voilà le chemin sur lequel il faut s’engager, si nous voulons aboutir à l’indépendance. Le pouvoir féodal doit être brisé et les esclaves d’aujourd’hui protégés. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de donner l’indépendance aux féodaux, mais à tout un peuple.

Ordre du jour déposé en fin du débat par MM. G. Moulin et Dejace, députés communistes (Séance de la Chambre, 15 décembre 1959)

Après avoir discuté de la déclaration relative à la politique du gouvernement belge au Ruanda-Urundi, la Chambre,

1° Invite le Gouvernement à prendre des mesures immédiates afin d’aider la majorité de la population du Ruanda-Urundi à se libérer de l’oppression féodale.

Cela implique :

  1. a) La prise par les autorités belges de mesures répressives et préventives à l’égard des chefs féodaux qui organisent des meurtres systématiques dans la population ;
  2. b) La dissolution et l’interdiction de l’U.N.A.R.

2° Décide d’envoyer une commission parlementaire d’enquête.

3°0 Prie le Conseil de Tutelle de l’O.N.U. d’envoyer une commission d’enquête.

4° Invite le Gouvernement à prendre des mesures tendant à briser les rapports féodaux actuellement en vigueur, par les moyens suivants :

  1. a) abolir le servage et les corvées ;
  2. b) réduire les loyers ;
  3. c) donner la terre en jouissance aux petits cultivateurs et éleveurs ;
  4. d) dissoudre les tribunaux des Bami ;
  5. e) faire élire les juges des tribunaux coutumiers.

5° Demande au Gouvernement :

  1. D’entreprendre la démocratisation immédiate de l’enseignement.
  2. De remplacer l’impôt de capitation par l’impôt sur le revenu.
  3. De donner sans délai les libertés démocratiques à l’ensemble du peuple.

Ces mesures sont les conditions indispensables à l’accession démocratique et pacifique du Ruanda et de l’Urundi à l’indépendance.

Réponse du Ministre De Schrijver (Séance de la Chambre, 18 novembre 1959)

Il est bon que le pays soit conscient de la lourde tâche qu’il a prise sur lui en acceptant la tutelle sur le Ruanda-Urundi. Après la première guerre en 1925, c’est un mandat qui lui avait été confié. Depuis la Charte de San Francisco il s’agit d’une tutelle ayant pour objectif d’assurer le progrès de ces régions.

Pendant longtemps, notre pays ne s’est pas rendu compte de ce que cela pouvait signifier. Aujourd’hui, nous sommes confrontés avec le problème dans toute son ampleur. Il est certain que nous devrons maintenir un contact plus étroit que jadis avec les organismes internationaux, non seulement pour les tenir au courant de la situation, mais aussi pour délimiter avec précision les responsabilités de notre pays.

Je ne vois donc aucun inconvénient à ce que la Belgique informe le conseil de tutelle complètement et objectivement, à l’occasion de la prochaine réunion de cette institution internationale.

La Charte de San Francisco nous impose le devoir de conduire les populations à l’autonomie et à l’indépendance. La politique de notre pays a toujours été centrée sur ce double objectif. Dès 1952, des organes consultatifs ont été créés. Aujourd’hui nous formulons une proposition générale. Une partie de celle-ci peut être réalisée très rapidement, lorsque le calme sera revenu. C’est une condition sine qua non, non en ce qui concerne la publication de nos projets car elle a déjà été faite, mais de leur exécution.

Quel but poursuivons-nous ? Nous envisageons l’introduction prudente, mais efficace de certains principes démocratiques qui, tout en étant d’origine occidentale, peuvent s’inspirer également des traditions africaines.

Le groupe de travail a compris, naguère, ses activités d’une façon large et sérieuse. Vous connaissez les races vivant au Ruanda-Urundi : les Tutsi, les Hutu et les Twa. Nous avons recueilli de nombreux témoignages parmi les deux premiers groupes. M. Housiaux, qui a pris la parole à cette tribune, peut en témoigner. Certains de ces témoignages étaient poignants. Je voudrais en citer un, comme je l’ai fait devant le Sénat.

Un soir, croyant avoir terminé notre tâche, nous avons vu s’amener une nouvelle délégation de Hutu, délégation qui était à ce point nombreuse qu’elle ne pouvait trouver place dans notre local. Lorsque la plupart des délégués se furent rangés autour de nous, un homme âgé, pauvrement vêtu, mais qui parlait bien le français, tira de sa poche un cahier et nous lut, point par point, les revendications de la population Hutu opprimée. Nous étions tous très impressionnés.

Nous avons interrogé alors un grand nombre de ces gens. Leur porte-parole nous a fait part des aspirations des Hutu opprimés. Nous avons dit à tous ces délégués que nous tiendrions compte de leurs aspirations. Les hutu se sont alors retirés, confiants dans la parole que nous leur avions donnée. L’attitude de ces pauvres hères était émouvante.

Nous désirons que certaines sous-chefferies soient transformées en communes et soient dotées d’un conseil, composé d’élus directs au suffrage universel. Lorsqu’il se révélera que la deuxième phase est réalisable, les conseils communaux désigneront les membres des conseils de pays. Les chefferies disparaîtront progressivement. Leurs chefs seront intégrés dans l’administration, s’ils satisfont aux conditions de capacité requise. Nous désirons réaliser du même coup l’interpénétration des cadres. Les administrateurs territoriaux assisteront, pendant un certain temps, les résidents dans l’exercice de leur tutelle générale.

Lorsqu’en 1960, nous en serons au deuxième stade, nous procéderons au préalable à de nouvelles consultations, qui se dérouleront partiellement en dehors des institutions établies pour nous documenter avant de faire le pas suivant. Forts de l’approbation ainsi recueillie, nous nous efforcerons de créer un organe qui coiffera tous les autres à l’échelon du Ruanda-Urundi.

Le gouverneur sera assisté d’un conseil, qui, au début, n’aura qu’un caractère consultatif, mais qui n’en sera pas moins constitué en majorité de personnes élues par la population. Le pouvoir législatif continuera entre-temps à appartenir au Roi.

Je crois que c’est là, l’aspect principal de la tâche du gouvernement. Nous aurions pu parler de la situation sociale et économique. C’est un aspect que nous ne perdons nullement de vue, car sans assainissement sur ce plan, aucune émancipation politique n’est possible. La tâche essentielle reste cependant l’élaboration d’une structure politique dans ces pays. Après avoir rappelé les progrès incontestables du Ruanda-Urundi sous le mandat et sous la tutelle de la Belgique et après vous avoir exposé les bases de la réforme administrative, je tiens à faire un rappel des événements de ces derniers mois.

  1. Larock m’a demandé de préciser les circonstances du décès du Mwami Charles Mutara. Ces circonstances ont été relatées dans la presse, mais il peut être bon de les rappeler pour mettre fin à certaines rumeurs qui ont persisté.

Je rappelle donc que le Mwami Charles Mutara était descendu à Usumbura le 24 juillet 1959 et que dans la soirée, il avait assisté avec grand intérêt à la projection du film « Les Seigneurs de la Forêt ».

C’est le 25 juillet au cours de la matinée, qu’il se rendit chez son médecin, le docteur Vincke, pour une consultation. Après examen, un antibiotique d’usage courant lui fut administré. Comme il en avait l’habitude, le Mwami conversa assez longuement avec le médecin qu’il tenait en grande estime. Et je crois que dans cette Chambre sont assez nombreux ceux qui connaissent le docteur Vincke.

Le Mwami évoqua notamment ses projets de voyage en Europe, un mois plus tard, voyage au cours duquel il voulait étudier d’importants problèmes.

Vers midi, le Mwami s’était senti mal à l’aise. Il était atteint de paralysie faciale et transpirait abondamment. Le docteur Vincke est intervenu immédiatement, car c’était là les symptômes classiques d’une congestion cérébrale. Le malade fut aussitôt transporté dans une clinique, mais tous les soins restèrent vains. Il reçut les derniers sacrements et sa famille vint à la clinique lui rendre un dernier hommage. La levée du corps et son transfert eurent lieu en présence d’une foule considérable et recueillie.

Le vice-gouverneur général Harroy et le vice-gouverneur du Congo, M. Lafontaine, assistaient aux funérailles. Mais des rumeurs fantaisistes se mirent à circuler.

La demande d’autopsie fut repoussée par le Conseil supérieur. D’autre part se posait la question du successeur qui, selon la tradition, devait être désigné avant les funérailles.

Lors du discours du vice-gouverneur Harroy, le chef des Abiru demanda à celui-ci de ne pas recouvrir la tombe avant que le successeur du Mwami ne fût désigné.

Les Abiru sont, vous le savez, les anciens gardiens des traditions.

Un membre de ce petit groupe parla dans le même sens et il en résulta quelque flottement dans la cérémonie.

Le vice-président du Conseil supérieur déclara que ce Conseil avait été saisi de demandes d’autopsie et les avait rejetées.

Un autre orateur lui succéda au micro et annonça que le nom du nouveau Mwami allait être communiqué à la foule.

Immédiatement, le vice-gouverneur Harroy précisa que, ce qui pouvait se dire en ce moment serait considéré par lui comme des propositions, l’investiture requérant son accord. Il ajoutait qu’il examinerait avec intérêt ces propositions.

Il fut alors annoncé que le nouveau Mwami serait, conformément à la volonté de Mutara, Jean-Baptiste Ndahindurwa, né en 1935, fils de Musinga Yuhi, demi-frère de Mutara.

Cette annonce provoqua un grand enthousiasme dans la foule. Le vice-gouverneur Harroy déclara qu’il n’émettait aucun veto mais que la nomination ne pouvait être définitive sans son accord. Il consulta plusieurs personnalités et l’unanimité se fit sur le candidat, tandis que les Hutu considéraient qu’il était le meilleur possible.

Le gouverneur devait-il dès lors différer son accord ? L’occasion était favorable pour accentuer la détente. Le gouverneur demanda donc au candidat s’il avait l’intention d’être un souverain constitutionnel. Il posa cette question en présence de témoins, et l’intéressé prit l’engagement solennel de régner sans gouverner.

Le vice-gouverneur Harroy marqua donc son accord, qui devint définitif avec l’approbation de Bruxelles.

Je crois qu’il était nécessaire de rappeler toutes ces circonstances.

On m’a interrogé au sujet des origines des troubles. Je pourrais vous parler de quatre siècles de conflits et de ce qu’a fait la Belgique. Tout cela peut donner lieu à discussion. Mais ce qui est certain, c’est l’effort consenti par notre pays pour améliorer la situation. Ce fut notamment le cas pour l’enseignement. Alors que, jadis, seuls les Tutsi suivaient les cours du degré secondaire, à l’heure actuelle des Hutu ont terminé leurs études moyennes ou techniques. Des Hutu poursuivent leur formation universitaire, tant au Congo qu’en Belgique.

Quelle est l’origine immédiate des troubles ? C’est toujours la même fonction entre les 85%, de Hutu dominés par la fraction Tutsi au pouvoir depuis quatre siècles.

Il y a eu certaines évolutions, il est vrai. Des mouvements sociaux Hutu ont été constitués. Mais on ne peut oublier que les Hutu n’ont pas encore assez d’éléments pour assurer des responsabilités.

Des déclarations progressistes ont été faites par certains Tutsi, groupés autour du nouveau Mwami, qui règne sous le nom de Kigeri V. Elles ont donné lieu à des actes condamnables d’autres chefs Tutsi, qui ne veulent pas de ce changement.

  1. Housiaux a parlé de timing. A la 4 e commission du Conseil de tutelle de l’O.N.U. le représentant de la Belgique a émis un vote défavorable sur une motion demandant de préciser ce timing.
  2. Van Eynde. — Avez-vous été consulté ?
  3. De Schrijver, ministre du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. — Les instructions avaient été données avant moi. Elles avaient un caractère permanent. Ces instructions, je les comprends, d’ailleurs, et je les approuve.

Nous avions indiqué des stades. Mais on réclamait un calendrier plus précis.

Cette précision, notre représentant n’a pu accepter de la donner, parce que ce n’était pas conforme à l’esprit de la Charte d’accepter la recevabilité de cette motion. D’autres pays, qui n’ont d’ailleurs pas de colonies, ont voté avec nous.

Quant à la seconde motion, la Belgique s’est abstenue au vote, parce qu’elle n’a pas obtenu les précisions qu’elle demandait concernant les Centres.

Intervention de M. Rolin (Séance du Sénat, 12 novembre 1959)

Notre déception a été accrue par les derniers événements. A la Chambre, le groupe socialiste avait souhaité la constitution d’une Table Ronde, mais la majorité n’a pas accepté cette proposition. On y a répondu sous une forme qui ne correspond pas aux intentions de la minorité.

Je regrette, d’autre part, que la déclaration soit aussi longue et aussi difficile à comprendre. La déclaration du 13 janvier, elle, s’accompagnait d’un message royal, qui en dégageait les grandes lignes et que les populations ont compris aisément. Certes, un message royal est une opération délicate, mais l’on pourrait, du moins, souhaiter que le ministre s’exprime d’une façon plus simple, plus dynamique, plus facile à comprendre, afin d’obtenir l’assentiment des populations intéressées.

Nous sommes très loin de vouloir faire une opposition systématique de la déclaration. Sur la ligne générale, nous sommes plusieurs ici à pouvoir marquer notre accord.

Surtout sur le but final, qui pour le Ruanda-Urundi semble paradoxalement plus éloigné que pour le Congo. Je veux parler de l’indépendance. Malgré l’inquiétude et les déceptions que les désordres actuels peuvent nous infliger, nous saluons l’événement magnifique, que constitue le réveil des Noirs qui ont végété pendant des siècles sous la servitude d’un régime féodal et qui ont connu ensuite les bienfaits du paternalisme.

Mais, alors qu’au Congo nous voulons construire rapidement une ébauche d’administration centrale à laquelle nous confierons le pouvoir, nous sommes, au Ruanda-Urundi, en présence d’autorités indigènes très anciennes et longtemps incontestées qui nous permettaient de gouverner d’une façon indirecte. On pouvait donc penser que l’octroi de l’indépendance pouvait se faire rapidement et sans difficultés. Or, on s’est enfin aperçu que la majorité de la population vivait dans des conditions lamentables, qu’il s’agisse de standard de vie ou des libertés politiques. En vérité, plus des trois quarts de la population est en proie à l’exploitation abusive d’un régime féodal.

Je ne vais résumer ici ni la déclaration du gouvernement, ni le rapport du groupe de travail. Mais tous, nous nous rendons compte que nous ne pouvons fermer les yeux et les oreilles sur ce qui se passe dans ces territoires et les abandonner, au plus vite, après toutes les charges qu’ils nous ont coûtés et sans profits. Les populations, conscientes de leur sort, ne peuvent se résigner plus longtemps. L’abandon de la Belgique aurait pour effet une guerre civile et sanglante, qui serait un triste épilogue à la tutelle que nous avons acceptée en 1920.

Nous connaissons la valeur du vice-gouverneur général Harroy, son sens de l’équité et des responsabilités. Nous souhaitons que les forces de l’ordre ne soutiennent pas systématiquement l’autorité indigène contre des révoltes légitimes. Les autorités indigènes doivent savoir que des réformes sont indispensables.

La démocratie véritable doit tenir compte de la nécessité de protéger les minorités.

Il faut avoir la garantie que la justice fonctionnera impartialement, avant que la Belgique ne se retire. Et ceci doit être aussi la ligne de conduite de l’autorité internationale, qui a son mot à dire en ce domaine.

Discours de M. Noël (Séance du Sénat, 12 novembre 1959)

Quand on connaît l’organisation féodale au Ruanda-Urundi après quarante ans de tutelle de la Belgique, on ne s’étonne plus de rien. Il a fallu attendre 1954 en Ruanda et 1955 en Urundi pour qu’on fasse quelque chose. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la lutte des classes ait pris l’allure que nous déplorons.

La situation actuelle au Congo et au Ruanda-Urundi est à rapprocher de celle des travailleurs belges au siècle dernier : même exploitation, même révolte. Il a fallu des insurrections en Belgique comme au Ruanda-Urundi pour qu’on envoie des groupes de travail.

Les débats parlementaires suivent, aujourd’hui comme alors, les révoltes et les répressions. Ce sont les mêmes procédés pour discréditer les chefs de la classe ouvrière et pour n’accorder les libertés qu’au compte-gouttes.

Il n’est pas étonnant que, comme les ouvriers à la fin du siècle dernier, les Noirs se méfient, et qu’ils demandent des garanties. Les élections s’annoncent sous un jour bien singulier, puisqu’on emprisonne ceux qui font de la propagande pour l’abstention.

En ce qui concerne la situation au Ruanda-Urundi, nous sommes tous d’accord : la misère existe dans ces territoires. Le ministre l’a souligné lui-même. Deux famines : en 1926 et en 1943, ont fait ensemble 500.000 morts. C’est la « Libre Belgique » qui a écrit ceci. Au Ruanda, il y a 40.000 tuberculeux et un seul sana de 300 lits.

Les médicaments sont inexistants.

La fiscalité est lourde et scandaleusement inégale, dit encore ce journal

La masse paysanne est taxée à 45 % et supporte en outre le poids des taxes de sortie sur les produits agricoles. Le chiffre de 45 % me semble excessif, mais il est celui cité par « La Libre Belgique ».

Vous dites que le niveau de vie des travailleurs devrait pouvoir s’élargir par une évolution rationnelle de l’économie. Espérez-vous y parvenir en peu de temps, alors que vous annoncez une réduction des dépenses ? Je suis sceptique en considérant votre passé.

L’organisation sociale est de caractère féodal, chacun le sait. La Belgique a soutenu les Bami et les Tutsi contre le peuple, et cela même en des régions où cette autorité n’était pas acceptée.

En 1956, un fonctionnaire noir est déplacé parce qu’il a critiqué le Mwami. Et la presse belge applaudit. C’est ainsi que « Het Volk » trouve très normal que le Mwami soit couvert en toutes occasions, par l’administration belge.

En 1956, un prêtre ruandais signalait dans la presse que des Hutu avaient été enterrés vivants. Qu’a fait l’administration pour réprimer ces procédés barbares ?

Voici le relevé des condamnations prononcées par les diverses juridictions : 3.402 condamnations devant les tribunaux de police ; 942 devant les tribunaux de résidence ; 208 devant les tribunaux de première instance ; et 49 en appel.

Pendant la même période, les condamnations prononcées par les juridictions indigènes, se sont élevées à 69.919, soit au total plus de 74.000 condamnations en une année.

Si nous nous en rapportons à votre rapport, nous voyons que les décisions des tribunaux indigènes sont contestées par les Hutu.

Que compte faire le ministre pour réprimer ces abus de pouvoir ? Je n’ai rien trouvé dans le rapport de la commission d’enquête. Peut-être l’ai-je lu trop vite ?

Il n’y a pas de démocratie possible dans ces territoires….

  1. R. Houben. — Sous le communisme !
  2. Noël. — …si, l’autorité occupante continue à encourager les chefs actuels.

Comment tolérer plus longtemps que quelques familles tutsi tiennent, sous leur pou- voir, 84 % de la population?

En matière d’enseignement, une brochure publiée par un leader hutu révèle qu’il y a, pour quatre millions et demi d’habitants, 114 écoles primaires, 47 écoles secondaires, et que l’on comptait 60 étudiants universitaires en 1957 et 119 en 1958.

La situation est plus grave encore, quand on examine les pourcentages. Dans les écoles secondaires, il y a 60,90 % de Tutsi et 39,10 % de Hutu, ce qui est le pourcentage inverse de celui de la population. Qu’a fait le pouvoir de tutelle ? Que se propose-t-il de faire dans l’avenir? Cela n’apparaît pas dans la déclaration.

Je n’insiste pas. La lecture du rapport établit la carence de l’administration au cours des quarante années écoulées. Encore faut-il craindre que le bilan soit incomplet.

Je ne doute pas de l’objectivité des membres du groupe de travail. Mais sont-ils sûrs que les Hutu aient osé parler librement ? La peur a dû être telle qu’elle les a paralysés.

Discours de Mme Vandervelde (Séance du Sénat, 12 novembre 1959)

J’ai été frappée par quatre faits à la lecture du rapport. Il y a d’abord un état

de paupérisme à peu près généralisé. Il y a un petit nombre de gens très riches et une

masse de gens très pauvres. Il y a une grande différence de culture entre ces deux groupes.

La revision foncière est encore à entreprendre. Et enfin, les institutions féodales sub-

sistent et continuent à fonctionner sans grand changement.

Le paupérisme est généralisé. On trouve dans le travail de M. Close, publié en

1955, la constatation que le standing de vie est trop souvent inférieur au minimum vital.

La lutte a été menée contre l’érosion, contre la disette, contre les techniques anciennes en agriculture. Il y a certes des pauvres au Ruanda-Urundi, mais grâce à la Belgique, ils sont moins pauvres. L’administration territoriale mérite notre hommage et nos remerciements.

Il y a des différences considérables dans l’enseignement. A qui la faute s’il est surtout réservé aux Tutsi ? Nous avons été en mission avec M. Van Hemelrijck, à Usumbura pour entendre les pétitionnaires, c’étaient des Hutu qui s’élevaient contre la déclaration selon laquelle on se montrait satisfait de l’enseignement missionnaire.

Les Hutu ont protesté avec une dignité qui mérite tous les éloges.

On pouvait sentir alors la profondeur de la volonté d’émancipation de la masse de la population.

La réforme foncière reste à entreprendre. Il est fâcheux qu’on ait attendu le troubles pour y procéder.

La Belgique a un peu trop respecté les institutions féodales. Elle a tenu trop peu compte de la masse des Hutu, exploités et opprimés.

Or, ceux sur qui notre administration a cru pouvoir s’appuyer, réclament aujourd’hui le départ immédiat de la Belgique. On comprend pourquoi. Les plus pauvres, les plus opprimés se tournent vers la Belgique et vers les Belges les plus attachés à la démocratie. Les 84 %, de Hutu doivent savoir que les Belges socialistes suivent avec anxiété la lutte qu’ils mènent. Nous espérons que, de leur côté, ils tournent leurs regards vers la démocratie et vers l’idéal socialiste. (Applaudissements sur les bancs socialistes.)