L’affaire des Abagereka et l’Expédition de Mirama

 

  1. Les traditions nous disent que Kigeli IV Sezisoni fut intronisé au stade de l’âge appelé umwana ugihagatiye, soit autour de 7 à 12 ans (no 318). C’était la troisième fois de suite que le Rwanda était placé sous la Régence d’une Reine mère, en attendant que son fils atteignît l’âge où il pouvait intervenir effectivement dans les affaires du pays. Le nouveau monarque conserva quelques années son nom civil Sezisoni. Mais il lui vint un jour l’idée de l’abandonner et de prendre d’autorité celui de Rwabugili=- Celui-à-qui la puissance. II l’enlevait à son beau-frère Rwabugili, fils de Gaceyeye, de la Famille des Abenegitore à qui avait été donnée la main de la princesse Nyamirabuke, fille de Mutara II. En lui prenant son nom, le monarque lui imposa celui de Rwakageyo, sous lequel le notable sera désormais connu. Il y avait un autre Rwabugili, fils de Kabindi, celui-ci fils de Nyarwaya-Nyamutezi (n° 309). Il ne pouvait non plus conserver ce nom et rester l’homonyme du monarque ; il se choisit celui du prince Nyamahe (no 359). Comme ce changement de nom se fit quelques années plus tard, nous anticipons ici pour placer déjà les actes du règne sous le nom définitif du monarque.

 

  1. Après les campements rituels des premiers mois du règne, la Cour se fixa à Bweramvura près Kinihira (Commune actuelle de Masango, en Préfecture de Gitarama). La mort de Mutara II devait être rituellement vengée et la victime était déjà désignée : c’était Rugereka, fils de Byavu (n° 345), frère de Nyarwaya-Urutesi. Ce Rugereka était resté tuteur des enfants de son frère et avait épousé en secondes noces la princesse Shongoka, soeur aînée de Muta.ra II. En tant que tuteur, il commandait la Milice Imvejuru, en attendant de tout remettre entre les mains de Murarangando, fils du frère défunt. La famille avait de puissants ennemis, que Nyarwaya-Urutesi avait créés du temps où il était tout puissant auprès de sa belle-mère, Nyiramavugo Nyiramongi. La Cour tremblait alors devant ce Nyarwaya, car il compromettait tout le monde par des dénonciations” incessantes auprès de la Reine mère qui, nous le savons déjà (no 350), n’y allait pas de main morte. Comme il avait l’imprudence d’espionner aussi les agissements du monarque et de les rapporter à la Reine-mère, Mutara II excé-dé avait fini par l’abattre d’un coup de lance. Les accusations portées contre Rugereka prétendaient que, par l’entremise de son neveu Rugangare, fils de ce Nyarwaya, il avait empoisonné Mutara II.

 

  1. Mais, étant donné que la Famille de Rugereka était très puissante, , que la Milice Imvejuru lui était dévouée, et que d’autre part les intéressés avaient été avertis du danger qui les menaçait, la Cour n’osa pas agir dans l’immédiat. Les conseillers de la nouvelle Reine mère suggérèrent un moyen provisoire d’endormir la victime. Rukoba, fils de Serushanga, alors Chef de la Milice Nyakare, fut chargé d’accuser publiquement la Famille de Rugereka. Ce dernier ne se trouvait pas à Bweramvura, et ce fut Rubabazangabo, fils de Nyarwaya-Urutesi, qui plaida. Suivant les ordres de la Cour, les juges lavèrent Rubabazangabo de tout soupçon et infligèrent un reproche public au Chef Rukoba. Cette comédie, pensait-on, ferait croire aux intéressés que rien ne les menaçait plus désormais.

 

  1. La Cour proclama alors une grande expédition contre le Ndorwa. Le commandant en chef de l’expédition était Rubuga, fils de Senyamisange. Un riche butin fut razzié à l’entour de la localité appelée Mirama (en face de l’actuel poste frontière de Kagitumba). Cette localité donna son nom à l’expédition de Mirama. Comme le Gisaka, de récente conquête, avait été appauvri par les razzias, le butin de l’expédition fut dirigé au cette région et distribué à tous ceux qui y avaient pris part. La Cour entendait reconstituer le cheptel en la zone, avec l’intention explicitement avouée d’y implanter le Droit rwandais, du fait que le cheptel y serait réintroduit par le Roi.

 

  1. Dans l’entre-temps, la Reine mère rentra à Giseke, son ancienne résidence où elle avait vécu comme épouse de Nkoronko. Cette demeure où était né et élevé le nouveau monarque, devint désor-mais résidence royale. Puis la Cour se rendit à Mwima près Mushirarungu. Le Roi occupa la demeure de Bamenya, fils de Ruhama, Préfet des Aèdes dynastiques. Cette habitation de modeste proportion fut agrandie en fonction de son nouveau rôle. Ce fut là que le vieil Aède Mutsinzi vint présenter le poème no 120 : None Imana itumije abeshi =Puisque Dieu a invité les élites, dans lequel il prédit la prochaine extermination de ceux qui ont empoisonné Mutara II.

 

Le procès, en effet, que Rubabazangabo avait gagné à Bweramvura, n’avait pu tromper personne. Rugerelca se savait toujours en danger et il avait pris ses précautions. Il disposait d’un parti important formé de notables dont la fortune était liée à la sienne. Il disposait surtout de deux Compagnies guerrières, Ingeli =Nappe-d’eau profonde, et Abatarugera = les Viseurs-inhésitants-de-la-ligne-de- bataille. Ces deux Compagnies étaient décidées à tout en faveur de leur Chef. Ce Parti formé autour de Rugereka sera dans la suite appelé de son nom Abagereka. Or, tandis que la Cour se fixait à Mwima, elle était dans le voisinage immédiat de l’une des résidences de Rugereka, qui occupait le sommet du piton Rwesero (à l’endroit out domine actuellement le Palais de la Cour Suprême). Etant donné que la proscription projetée était désormais connue du public, la Cour avait décidé d’en finir au plus tôt. Il fut décidé que l’arrestation de Rugereka et des siens aurait lieu durant les solennités de la fête des Prémices (juin 1855).

 

  1. En tant que Chef des Imvejuru, Rugereka était l’intendant général de l’Armée-Bovine Inka-buzima (cfr Hist. des Armées-bovines, no 107-109), qui était astreinte à l’élevage de la race inyambo =- vaches à longues cornes. L’un de ses troupeaux appelé Imparamirundi devait justement défiler dans les solennités. Mais Rugereka avait ses informateurs : il savait qu’il serait arrêté ce jour-là. Et au grand étonnement de la Cour, il resta tranquillement chez lui à Rwesero et le troupeau fut présenté par son frère Muvunyi, fils de Byavu, habitant alors à Nyakibanda. Il était accompagné uniquement des pasteurs subalternes, sans participation massive traditionnelle de tous les notable des Imvejuru. Ces derniers étaient à Rwesero.

 

Cette abstention ostensible constituait un acte de révolte déclarée. Après le défilé du troupeau, la Reine mère convoqua Muvunyi et lui demanda ce que signifiait ce geste, comment le Chef titulaire qui se trouvait là tout près de la Cour, s’était abstenu de paraître en personne en pareilles solennités. L’interpellé répondit qu’un oracle divinatoire y avait été défavorable. La Reine mère qui constatait que ses plans avaient été éventés, dit à Muvunyi: « Vous rapporterez à Rugereka que vous êtes tous exilés, et que vous vous fixerez dans la région de Tongo ». Muvunyi répondit : « Vivre à Tongo est indigne des fils de Nyiraburo ».  Ayant prononcé cette parole, Muvunyi enleva les guirlandes en feuilles vertes de bananier qu’il portait en bandoulière, (insignes de pasteurs dans les solennités) et les jeta devant la case royale ; puis il se retira devant les spectateurs ébahis. Ce geste constituait une grave injure à l’adresse de la Reine mère.

 

  1. Muvunyi rentra à Rwesero et mit les siens au courant. Les Mémorialistes rapportent que la Cour ne donna pas aussitôt l’ordre d’attaquer les rebelles et qu’il se passa deux ou trois jours dans l’expectative. Les solennités des Prémices duraient quelques jours. La Cour s’occupa donc à terminer d’abord le cérémonial, car elle était sûre que les rebelles restaient sur place. Les deux Compagnies du reste, les Ingell et Abatarugera, passèrent ces jours à des démonstrations de défi. Elles descendaient du Rwesero en chantant :

« Nous sommes Ingeli de chez Rugereka !

Nous sommes Abatarugera de chez Rugereka !

Nous assaillions la résidence de Murorunkwere, fille de Mitali »

 

Ils évitaient de prononcer le nom de règne de la Reine mère et ne prononçaient pas ceux du jeune monarque. Arrivés dans la combe en contrebas du Rwesero, ils remontaient pour recommencer le manège. Pendant ce temps, la Cour observait en armes ces manifestations sans y répondre, en attendant que fût donné l’ordre d’attaquer.

 

  1. Comme la Cour s’y était préparée, plusieurs armées y étaient représentées. Ce furent les armées Inzira-bwoba du prince Nkoronko et Abashakamba du Chef Rwamhembwe, fils et successeur du prince Nkusi, qui furent chargées d’attaquer. La bataille se déroula sur la colline Rukali, située entre Mwima et Rwesero, Les guerriers de Rugereka furent progressivement refoulés jusqu’au sommet du Rwesero, et finalement acculés à se replier à l’intérieur de la résidence du maître. Après une lutte acharnée, la résidence fut incendiée et les rebelles qui n’étaient pas tombés au combat périrent dans les flammes.

L’Aède Bamenya, fils de Ruhama, composa alors le poème no 121 : Twabona umurwa utsinze = Voici une résidence royale victorieuse, dans lequel il célèbre aussi bien l’extermination des Abagereka que les beautés de son ancienne habitation devenue une résidence royale.

Les commandements guerriers et bovins de la Famille de Rugereka furent donnés à Rutezi, fils de Mitali et frère de la nouvelle Reine mère.