L’homme face à l’Invisible

“Toute éducation reflète une certaine conception du monde qui en détermine les finalités, les contenus et les méthodes… L’ordre humain est un aspect de l’ordre universel : il s’agit de découvrir, derrière le flux chaotique des phénomènes, les principes qui permettent de bâtir l’existence la meilleure possible… L’individu est ici plus qu’ailleurs en étroite relation avec tout ce qui l’entoure, le visible et- l’invisible”

En naissant au Rwanda, quelles étaient les images du monde visible et invisible, quelles étaient les croyances, les conceptions de l’homme et de sa destinée qu’un enfant était petit à petit amené à intérioriser ? Comment se structurait son esprit ? Par quelles voies intégrait-il des modes de penser propres à sa culture avec les sensibilités afférentes ? Telles sont quelques-unes des questions qu’il nous faut évoquer.

On dit couramment qu’en Afrique Noire une religion fondamentalement anthropocentrique, axée sur l’homme et la vie, est présente en tous les aspects de l’existence. Il y aurait sans doute bien des nuances et des atténuations à apporter à une telle affirmation, surtout dans les civilisations pastorales, et tout dépend de ce que l’on entend par religion…

Les représentations que l’on a de l’univers et de l’origine des choses ne sont que très rarement explicitées de manière abstraite, mais transparaissent au travers de récits imagés, mythes, apologues, contes. Voici par exemple com-ment on raconte l’origine de certains animaux :

Un couple fut tué. En rentrant les cinq enfants ne trouvèrent plus leurs parents : le premier en perdit l’appétit et devint la guêpe au ventre grêle ; le second partit pour s’informer, ce fut le lièvre ; le troisième chercha les parents sous terre et devint la taupe ; le quatrième suivit la mort à la trace : le putois avec son odeur ; le cinquième, désespéré, se roula dans la poussière d’éleusine et des plumes lui poussèrent sur le corps : à force de pleurer, son bec se recourba tristement et il devint l’ibis bronzé aux appels plaintifs.

Le schéma cosmologique de base décrit la superposition de trois espaces : au-dessus de la voûte céleste (“le rocher bleu”) se tient un monde parfait habité par Imana-Dieu et les êtres de sa cour (comme la Foudre) qui ignorent la mort ; sous la croûte terrestre qui a la forme d’un disque entouré d’une énorme palissade gît un monde d’ombres, d’oubli et de dévitalisation progressive où disparaissent les esprits des défunts ; dans l’entre-deux, l’étage intermédiaire peuplé d’hommes, d’animaux, de végétaux et de choses dépend pour la vie de celui d’en haut et est fournisseur pour la mort de celui d’en bas.

Aux yeux des Rwandais, le monde invisible était animé par quatre sortes de forces : l’Être suprême Imana, les défunts, les imandwa et diverses entités cosmiques. 

  1. Imana

L’enfant se familiarisait dès le plus jeune âge avec des adages et des proverbes qui parlaient d’Imana et donnaient un riche aperçu de la théodicée rwanda :

“C’est grâce à Imana que je vis.” – “Imana est plus fort que les armées.” – “Imana a de longs bras.” – “Il n’est pas de lieu où Imana ne soit pas.” – “Personne ne peut empoisonner Imana.” -“Imana est plus profond que les précipices.” “Si tu pries Imana en restant près de l’âtre, il te couvre de cendre.” – “Même si Imana veille sur ton troupeau, il faut néanmoins le confier à un berger.” – “Ceux qui tiennent conseil, Imanales rejoint.”- “A un laboureur qui n’a pas eu Imana pour lui, il reste encore ses bras.”

“Personne ne meurt s’il n’est livré par Imana.” – “Personne ne dépasse le jour fixé par Imana.” – “L’arbuste planté par Imana n’est pas balancé par le vent.” – “L’arbre planté par 1m ana, si petit soit-il, qui pourrait l’arracher ?” – “Il est vain d’écarquiller les yeux, seul importe Imam qui voit pour toi.”

“Imana donne de lui-même sa bénédiction.” – “Ce qui se passera demain n’est connu que d’Imana.” – “Tandis que l’ennemi te creuse une fosse, Imana t’ouvre une issue.” – “Celui qui reçoit d’Imana ne peut être dépouillé par le vent.” – “Imana provoque la famine tout en prévoyant où on se ravitaillera.” – “Imana donne gratuitement, et ne vend pas ; quand tu lui achètes, il te dupe.” – “Ce que tu manges aujourd’hui, Imana a passé la nuit à te le chercher.”

“Celui qu’Imana abandonne ne passera pas la nuit.” – “Celui qui a façonné le petit vase (qu’est l’homme)` est aussi celui qui le brise.” – “Celui qui résiste à Imana ne vivra pas longtemps.” – “Si Imana convoque, il faut répondre.” – “Quand Imana juge qu’est venu le moment de trancher le petit muscle qui retient la vie, inutile de chercher secours ailleurs.”

“L’Imana de la vache se trouve près de la source.” – “La munificence d’Imanane se hèle pas, elle vient d’elle-même.” – “A ceux qui procèdent prudemment, Imana arrive en temps opportun.” – “L’homme dort, celui qui l’a créé ne dort pas.” – “Si c’est Imana qui vous a investi, le vent ne pourra vous déposséder.” “Imana favorise qui il veut.” – “Mieux vaut courir au précipice avec Imana que marcher en plaine sans lui.” – “On ne peut posséder que ce qu’il plaît à Imana de donner.” – “Mieux vaut être loué par Imana que par les hommes.” – “Imana punit : il te choisit son heure.” – “Imana t’a comblé, mais n’oublie pas d’où il t’a tiré.” – “Ne te complais pas en toi-même, alors Imana se plaira en toi.” – “Imana te donne des enfants, mais il ne les éduque pas à ta place.”

On retrouve Imana dans des salutations et des souhaits comme : “puissiez-vous toujours rester en compagnie d’Imana”, “puissiez-vous avoir toujours Imana de votre côté.”, “qu’Imana vous protège”, “demeurez avec Ima-na”, “qu’Imana soit votre berger”, etc.

Si les noms théophores ont sans doute été moins nombreux dans les anciens temps que depuis la christianisation, ils sont néanmoins tout à fait traditionnels : “Imana le sait”, “Imana voit”, “je serai dans le domaine d’Imanapartout où j’irai”, “Imana est généreux”, “c’est Imana qui donne l’existence”, “c’est Irnanaqui cultive”, “c’est l’Imana quiparle”, “reconnaissez les bienfaits d’Imana”, “c’est Imana qui accorde le succès”, “on doit forcer Imana”, “c’est Imana qui fait grandir”, “je suis avec Imana”, “c’est Imana que j’attends”, etc. Certes, toutes ces évocations de la présence divine peuvent n’être que simple affaire de langage, de convention et d’habitude ; la référence religieuse n’en demeure pas moins vivante.

Les spéculations sur Dieu et ses relations avec l’humanité abondent aussi dans les apologues et les légendes où on le voit revêtir une forme anthropomorphe et agir comme un homme :

Autrefois Imana habitait parmi les humains et s’entretenait familièrement avec eux. Les jeunes filles allaient chez lui se faire tailler une belle denture…

Autrefois, Imana habitait sur la terre et rendait souvent visite aux hommes. Son occupation préférée était de bercer les petits enfants pour les consoler et les faire grandir. Un jour, tandis qu’il en caressait un qui pleurait, le père a surgi dans l’enclos. Comme il revenait de la chasse, il avait encore en mains son arc et ses flèches. Il prit Dieu pour un voleur ou un empoisonneur, et se dit : “Ces caresses ne sont que manières pour empêcher l’enfant de cracher le poison qu’il lui a administré.” Fâché, il lui décocha une flèche. Mais celle-ci partit au loin sans toucher Imana. Froissé de voir les hommes si méchants et ingrats, celui-ci cessa tout contact direct avec eux. Depuis il habite le monde d’en haut et ne s’occupe plus des hommes qu’invisiblement.

Il ne manque pas de mythes qui expliquent l’éloignement de Dieu par une désobéissance, la violation d’un secret, une curiosité déplacée, un oubli, une inadvertance, etc. A partir d’une analyse de fables, P. Smith a montré que celles-ci mettaient en scène deux entités contrastées mais complémentaires qui gouvernent l’univers : Dieu et la Foudre (“roi du ciel”). Dieu est caché, mystérieux, aimant le secret ; la Foudre est aveuglante et effrayante. L’action de Dieu qui assure les gestations et les croissances est interne et s’inscrit dans le temps, celle de la Foudre est externe et se déploie dans l’espace. Dieu apparaît sous les traits d’un père bienveillant, la Foudre sous ceux d’un roi terrible. Dieu communique avec les hommes par l’intermédiaire des devins et des rois, la Foudre les maintient dans un rapport de subordination.

“D’autres récits encore, nombreux et touchants, ont endormi, le soir dans la hutte, tant de générations d’enfants bercés par cette évocation d’un Imana tout familier”.

La notion même d’Imana a donné lieu à de nombreuses discussions. Les points de vue de l’ethnologue, du linguiste et du théologien ne se recouvrent pas forcément. La question majeure était de savoir si ce terme désignait un Dieu transcendant et personnel ou une force impersonnelle immanente, diffuse partout, fluide (à la manière du mana mélanésien), principe de fécondité, de chance et de richesse sous toutes leurs formes. H. Maurier a fait remarquer que selon qu’on approche une religion “par le haut” ou “par le bas”, on arrive à des tonalités différentes qui ne s’excluent pas l’une l’autre.

Effectivement, le langage courant véhicule les deux acceptions. Il est évident d’une part qu’Imana peut désigner un Créateur universel, tout-puissant, omniprésent, omniscient, insondable, que rien ne dépasse, foncièrement bon et généreux, source et sommet de ce réseau de forces qu’est l’univers, si personnel qu’il peut revêtir un visage humain. On lui donne des noms comme : “Celui du début”, “Celui qui produit”, “Celui qui donne”, “le Maître suprême”, “Celui qui fait apparaître quelque chose qui n’existait pas avant”. Mais, d’autre part, ce terme s’appliquait aussi beaucoup plus généralement à des êtres de qui émanait une puissance numineuse, irrésistible et mystérieuse : le roi, les ancêtres fondateurs, les arbres plantés près des sépultures et des anciennes résidences royales, le tambour royal, les taureaux majeurs d’un troupeau, les amulettes, etc. On se représentait Imana comme ayant la consistance des ombres et du vent, donc le même type de spiritualité que les défunts.

L’enfant se rendait compte en écoutant ce qui se disait autour de lui qu’on demandait à Imana les choses essentielles : la fécondité, la guérison, la fertilité des vaches et des champs, la, protection contre la foudre ou la sorcellerie, la richesse, la fin des guerres et des malheurs, etc., de la même façon qu’on demandait à des supérieurs humains ce dont on avait besoin et qu’on les remerciait pour leurs dons. La prière jaillissait lors de circonstances concrètes : mariages, naissances, voyages, dangers, maladies, crises. Certes, on ne consacrait à Imana aucun culte extérieur : il n’y avait à son intention ni temples, ni autels, ni fêtes, ni liturgies, ni sacerdoce, ni sacrifices, ni emblèmes, ni images. Comme il n’intervenait dans aucun circuit de réciprocité et n’avait besoin de rien, il n’y avait pas lieu de lui présenter des offrandes.

C’est donc par une foule d’expressions, de courtes invocations, d’exclamations et de cris de l’âme, de proverbes et de maximes, de noms théophores, de voeux et de salutations que se communiquait un intense sentiment de la présence universelle de Dieu. Au moins chez certains cela donnait naissance à un culte intérieur et individuel d’adoration et d’imploration, lié à la conviction que rien n’arrive en dehors de la volonté céleste.

Il faut mentionner aussi des actes symboliques s’inscrivant dans la vie quotidienne : on arrêtait le travail des champs quand venait le soir en disant qu’à présent c’était au tour d’Imana-cultivateur de venir faire fructifier les plantes ; il ne fallait pas marcher trop vite sur le chemin, sinon on risquait de “dépasser Imana” qui marchait devant ; la femme devait toujours laisser un peu d’eau dans la hutte pour que Imana-potier puisse humecter ses doigts en vue du façonnement d’un nouvel être en son sein (d’autres disaient qu’il travaillait avec le feu et avait besoin d’eau pour se refroidir les mains). Etc. Imana, se plaisait-on à dire, parcourt le monde durant la journée et vient se reposer la nuit au Rwanda, son pays préféré, où coulent le lait et le miel. Comme il connaît l’avenir et le dessous des choses, il peut éclairer les hommes par l’intermédiaire des devins sur les conduites à tenir.

C’est d’Imana que viennent les règles d’harmonie qui régissent la nature, le cosmos et la société. Ces règles instituent la solidarité, la réciprocité, la maîtrise de soi, le respect des prescriptions, des interdits et des usages venus du passé. Le devoir de l’homme est de participer au dynamisme et au développement harmonieux de la création, principalement en transmettant et en augmentant la vie qu’il a reçue. Si cette religion familiale d’Imana ne s’enseignait pas formellement, les enfants entendaient ce que les parents disaient et voyaient ce qu’ils faisaient dans les différentes circonstances de la vie, surtout dans le malheur.

  1. Les défunts

Autant l’évocation de Dieu baignait dans un climat de sérénité, autant celle des défunts était entourée de craintes et de suspicions. Les représentations et préoccupations les concernant étaient si pesantes, l’ambivalence des sentiments à leur égard si forte qu’elles semblaient parfois envahir tout le champ de la religiosité traditionnelle et pousser au fatalisme. Le culte proprement dit commençait avec les rites de funérailles et de deuil, se poursuivait dans la vie quotidienne ou en des occasions particulières, et prenait un maximum de solennité lors de parentalies de famille, de clan, voire de nation.