Pour la première génération entrée en contact avec des hommes d’Europe, elle qui a grandi dans un système culturel unitaire – ce qui ne veut pas dire homogène ou indifférencié – la dualité issue de la rencontre des cultures correspondait à une évidence vécue. Elle éclatait partout, dans l’exercice de l’autorité, dans la diffusion du savoir, dans l’aménagement de l’espace, dans la pratique du langage, dans le système des croyances, et tout le monde savait distinguer très nettement les deux registres. On opposait clairement la civilisation africaine à celle qu’on qualifiait d’européenne, d’occidentale, de moderne, de technicienne, de prométhéenne, de chrétienne, etc., et corrélativement l’éducation coutumière à celle véhiculée par l’école.

Puis, peu à peu, entre les deux civilisations en présence s’est opéré un amalgame sous la forme d’une interpénétration plus ou moins profonde et d’une réinterprétation mutuelle. Des enfants sont nés pour qui l’école, le français, le christianisme, la maison en dur, la bicyclette, la route, l’électricité, les procédures formelles de la démocratie ont fait d’emblée partie du paysage. Sans doute s’apercevaient-ils que tout le monde n’avait pas un accès égal à ces éléments de civilisation, mais culturellement parlant ceux-ci appartenaient dès le départ à leur champ de perception.

Une néo-culture a donc pris naissance, encore formée de bribes et de morceaux mal intégrés, mais au sein de laquelle on finissait par ne plus savoir différencier les éléments en présence en fonction de leur origine. La radio, la voiture, le téléphone, la télévision, la ville, l’alphabet, voire la kalachnikof sont aujourd’hui des traits d’une civilisation mondiale, et non plus seulement européenne ou occidentale. Et c’est d’abord dans les bourgeoisies urbaines que cette néo-culture prend une réelle consistance.

Dans tout métissage de cette sorte, le facteur temps joue un rôle prépondérant. Certaines innovations ne peuvent être assimilées et digérées que très lentement. La première génération n’a aucun recul pour apprécier les différents éléments qui s’offrent à elle : ce qui la frappe et la désoriente, c’est leur hétérogénéité. Non seulement tradition et apports nouveaux lui semblent difficiles à concilier, mais l’Occident s’est imposé lui-même avec ses propres divisions et contradictions, idéologiques ou religieuses, dont il s’est empressé de faire des articles d’exportation. Tout cela fut proposé comme des marchandises sur un étal. Comment y discerner une cohérence, une hiérarchie, une ligne directrice ? Sur quels critères opérer un tri entre l’essentiel et l’accessoire, le nécessaire et le superflu, ce qui est promis au succès et ce qui est voué à l’échec ? Les images étaient brouillées.

Les missionnaires, par exemple, eux qui sont théoriquement animés par un idéal de service, d’humilité et de pauvreté, furent perçus au Rwanda comme des hommes riches et puissants, des “rois” capables de protéger ceux qui se plaçaient dans leur mouvance à la manière des grands du royaume, et au besoin contre ces derniers : c’est en vain qu’ils ont expliqué que leur mission se situait ailleurs, d’autant plus qu’ils ont sans vergogne profité de la situation. Il y eut donc d’emblée malentendu : le message qu’ils entendaient émettre n’était pas le même que celui qui était réceptionné. Quidquid recipitur, ad modum recipientis recipitur, “ce qui est reçu l’est toujours selon les structures internes propres à celui qui reçoit.”

Si l’univers mental de l’homme traditionnel peut être représenté par une circonférence gravitant autour d’un centre unique, celui des générations acculturées pourrait être figuré par une ellipse plus ou moins aplatie, dont le tracé distendu s’organise en fonction d’un double foyer. L’univers mental de l’individu devient bipolaire : selon son milieu, selon les influences qu’il subit, il penche d’un côté ou de l’autre, mais il doit nécessairement se situer par rapport aux deux pôles qui agissent sur lui par un jeu d’attractions et de répulsions.

En contexte ancien, les parents avaient de leurs enfants une image précise et ils pouvaient développer à leur égard un projet qui s’insérait dans un cadre limité quant aux possibilités de choix. La vie humaine était comme réglée d’avance, on savait où l’on allait, et l’éducation que l’on avait soi-même reçue restait valable pour les enfants que l’on mettait au monde. Malgré les contradictions inhérentes à toute culture, l’ensemble des influences éducatives allait en fin de compte dans la même direction pour aboutir tant bien que mal à une même affirmation culturelle et donc à l’édification d’une personnalité unifiée.

Car le conflit lui-même – et Dieu sait si la civilisation rwandaise a été et demeure conflictuelle ! -, s’il est assumé, ne nuit pas forcément à l’intégration du moi : il peut même lui conférer une singulière force.

L’irruption de l’école a modifié profondément le champ éducatif dans sa globalité. Les instances éducatives agissant à un moment donné furent dissociées et ne puisèrent plus à la même source tout en s’imposant simultanément. Les parents n’avaient plus de l’avenir de leurs enfants une image claire, et ils en étaient désorientés, ne sachant plus comment s’y prendre avec eux, car trop d’éléments leur échappaient. Les modèles de pensée et de comportement qu’ils transmettaient se révélaient de peu de secours dans les situations que les jeunes devaient affronter. Les phases successives de la croissance n’étaient pas dominées par des patterns culturels identiques : en effet, l’éducation traditionnelle restait dominante dans la phase préscolaire, au cours de la première et de la seconde enfance, donc à un moment dont on connaît l’importance dans l’édification de la personnalité ; et chaque passage ultérieur donnait naissance à une phase de désadaptation, donc de flottement et d’hésitation. La petite enfance ne préparait pas à l’école, et celle-ci, le plus souvent, ne préparait pas à la vie adulte. Ce qui était appris ici n’était pas confirmé là, et se trouvait même parfois contredit : il lui manquait donc une dimension en profondeur. Les expériences vécues au cours de la vie étaient dépourvues de cohérence, et les promesses faites à tel stade étaient mal tenues au stade suivant. L’école, conduite par des hommes qui se situaient en marge de la coutume, mobilisait d’immenses énergies grâce aux perspectives qu’elle ouvrait, mais pour la plupart cela finissait dans la désillusion. L’éducation ne formait donc plus un continuum, mais se disloquait et se morcelait.

De nombreuses conduites coutumières, jusque-là obligatoires, maintenaient dans une certaine mesure intact leur contenu, mais modifiaient leur intensité d’obligation et étaient laissées à la libre appréciation des individus. Les valeurs promues par la tradition ne se présentaient plus comme des absolus et les affirmations de celle-ci devenaient relatives et contingentes du fait que l’éventail des options possibles s’étendait en tous les domaines : résidence, mariage, religion, croyance, mode de vie, travail, loisirs, idéologie politique, etc. La rencontre des cultures a multiplié les modes de comportement admis, non seulement en introduisant le pluralisme et la liberté de choix qui caractérisaient les sociétés occidentales, mais encore en incitant la personne à jouer sur un double clavier culturel.

Chaque culture apprend à ceux qui en deviennent les porteurs une manière particulière de marcher, de s’asseoir, de se coucher, de manger et de se vêtir, de se laver, de préserver leur intimité corporelle, de regarder autrui, de saluer et de parler, de sourire et de pleurer, de se réjouir et de se fâcher, d’extérioriser leur accord ou leur désaccord. Des réactions comme la joie et la tristesse, la culpabilité, l’angoisse, la honte ou la pudeur, qui se traduisent nettement au plan somatique, n’en sont pas moins façonnées culturellement. Des attitudes d’affirmation de soi ou de gêne, de franchise ou d’obséquiosité, d’ouverture ou de repli, de témérité ou de peur, d’impatience ou de résignation, de rigidité dans la tenue ou de désinvolture touchent l’individu dans ce qu’il a à la fois de plus extérieur et de plus profond : sa corporéité. Elles exigent le montage de connexions neuroniques extrêmement complexes et plongent leurs racines au coeur de l’affectivité. Ce qui s’imprime ainsi dans le schéma corporel lui-même représente la partie la plus résistante de l’héritage culturel, d’autant plus qu’elle se transmet au cours de la petite enfance. A tous ces signes, n’est-il pas souvent possible à un oeil exercé de reconnaître l’origine ethnique ou régionale des personnes rencontrées ?

Une fois la personnalité structurée par l’intériorisation d’un système de conduites et de valeurs et l’identification à un milieu précis, des apports éducatifs allant en sens contraire exigent un déconditionnement, une déculturation, un cloisonnement intérieur, la constitution d’un système de conduites secondaires forcément moins bien intégré. Ces restructurations se révéleront fragiles. Il faut toujours s’attendre à ce qu’en cas de fatigue, dans une situation imprévue ou conflictuelle, le nouveau système s’effondre et les anciennes réactions reprennent le dessus. Les interférences en une même personne entre systèmes de conduite hétérogènes produisent inévitablement l’hésitation, freinent et désorganisent le jeu normal des réactions.

D’autre part, une culture homogène transmet à l’individu sous forme d’un tout cohérent la masse énorme d’informations dont il a besoin pour se retrouver dans son monde habituel et donner à sa vie un but et un sens. Elle sanctionne les conduites positivement ou négativement de manière univoque, afin que tout le monde ait de leur répertoire une vision claire et identique. Or dans l’univers hétérogène qui est la conséquence de toute acculturation, l’information devient plus fragmentaire, s’éparpille, se morcelle, confronte l’individu avec des éléments contradictoires ou incompréhensibles. Les conduites normatives elles-mêmes perdent de leur homogénéité, de sorte qu’à l’intérieur d’une même collectivité on ne perçoit plus de manière claire et univoque ce que les autres attendent de vous et ce à quoi on peut s’attendre de la part des autres. L’individu n’est plus correctement informé, soit parce qu’une rupture s’est opérée dans les réseaux de communication au sein du groupe, soit parce que les normes elles-mêmes se sont dégradées au point de devenir ambiguës, mal définies, contradictoires. Face aux problèmes nouveaux que l’homme doit affronter, le milieu traditionnel se révèle pauvre en informations ; celles par contre qu’il continue de transmettre demeurent sans emploi et perdent leur fonction. Comme les mêmes conduites sont sanctionnées, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, des modes de renforcement sont introduits qui rendent les significations équivoques. Les individus attribuent des contenus différents aux signes et aux symboles qu’ils échangent, et la communication devient de ce fait plus aléatoire.

Une telle situation n’est évidemment pas sans conséquences au plan psychologique. La crainte d’agir de manière inadaptée peut inhiber les réactions intellectuelles et motrices, les rendre maladroites et hésitantes. Ce qui normalement est exécuté inconsciemment, par automatisme, a besoin d’effleurer sans cesse au plan de la conscience. Confiance en soi et spontanéité cèdent le pas à la recherche d’un contrôle impossible qui s’achève en artifice. Le personnage risque alors de cacher la personnalité vraie. Il faut remarquer que du fait de la bipolarité existant au sein même de la culture rwandaise ancienne où l’ethos hutu n’était pas l’ethos tutsi, les habitants de ce pays ont été obligés de longue date à s’exercer à ce type de gymnastique mentale et on peut donc les supposer culturellement bien entraînés…

 L’abbé Alexis Kagame a décrit la manière dont il est entré en contact avec la civilisation européenne. Mais il a insisté sur le fait qu’au préalable il avait eu la chance de pouvoir recueillir toutes les données propres à lui faire aimer, la culture de son pays dans son élément le plus intime : la création poétique:

 “Par le fait que je prends conscience de ma culture, j’ai un point de comparaison pour comprendre aussi une culture différente de la mienne. Il y a une analogie inévitable : un phénomène profondément humain constaté chez moi, dans ma culture, doit avoir quelque autre phénomène lui faisant pendant dans une autre culture… Une fois que, initialement, j’ai pris conscience de ma culture, j’entre en contact avec la culture européenne dans son élément intime. Et par ce contact intime, je puis mieux comprendre ma propre culture. Cela devient un cercle d’enrichissement, un va-et-vient interminable : me comprendre pour vous comprendre, et vous comprendre pour mieux me comprendre, indéfiniment.”

Analysant ensuite comment s’opéra en lui-même le mécanisme de la création poétique quand il voulut rendre dans sa langue natale certains éléments de doctrine religieuse qui lui venaient d’Europe, Kagame écrit :

“Votre esprit est comme un tamis dans lequel est renfermée la doctrine déterminée que vous désirez extérioriser. Qu’allez-vous constater ? Vous déclenchez le mécanisme de votre rythme ; le tamis de votre esprit laisse passer certains éléments de la doctrine qui viennent se déposer dans les vases du langage. Mais certains autres éléments ne traversent pas le tamis. Vous sentez donc qu’il y a, dans vos connaissances occidentales, des éléments réfractaires au tamis de l’indigénisation. Dès lors vous apercevrez quelque chose de profond : les connaissances acquises à l’école des Occidentaux vous ont pratiquement dédoublé. Il y a en vous des éléments que vous vous êtes assimilés en tant qu’indigène, qui ont donc été “indigénisés” ; et il y a en vous d’autres éléments non indigénisés, et peut-être “inindigénisables”.”

On a là un bel exemple d’une personnalité qui, reposant sur des assises fermes, n’avait pas à craindre un changement d’univers culturel puisqu’elle arrivait tout simplement à intégrer les éléments nouveaux selon ses propres structures. Si de cette façon le nouveau mode de connaissance est amené à se situer davantage du côté de l’intellectualité et moins du côté de l’affectivité, il peut néanmoins être étonnamment solide, profond et riche. Le passage apparaît alors moins comme une rupture que comme un épanouissement, un progrès, l’accession à une synthèse supérieure qui intègre l’ancien et le nouveau.

 Les problèmes que pose la bipolarité culturelle sont au coeur de la pédagogie. Cela commence, au plan le plus superficiel, par l’interférence entre systèmes phonologiques. Les Européens qui ont à faire à des Rwandais même très instruits sont souvent étonnés par le fait qu’ils mélangent les sons r et l, oralement et par écrit : le deuxième président s’appelle tantôt Habyalimana, tantôt Habyarimana : pour eux c’est “la même chose”. Quand ce mécanisme affecte le français, pour qui ce n’est pas du tout “la même chose”, cela donne lieu à d’innombrables incompréhensions. Une fois qu’on a fait sien un système de sons, il est difficile de s’en déconnecter et on a tendance à couler la langue apprise en second lieu dans les moules propres à la première. Une pédagogie des langues qui prend en compte les données de la linguistique contrastive sera attentive à ces difficultés spécifiques et multipliera les exercices autour de ces “oppositions” pertinentes ici et non pertinentes là.

Pour illustrer ce propos, voici deux exemples puisés dans la revue Dialogue.  En 1976, un professeur français de français dans un collège de Kigali, D. La maison, se livra dans un article intitulé “La pédagogie moderne au Rwanda” à des réflexions qui en leur temps soulevèrent une petite tempête :

“On a souvent remarqué le caractère figé et très magistral de la pédagogie des professeurs rwandais. De là à attribuer cet immobilisme “retardataire” aux “anciennes méthodes d’enseignement”, il n’y a qu’un pas, trop cavalièrement franchi… L’attente et l’assimilation du savoir empruntent des voies très différentes chez un élève rwandais et chez un élève européen. La communication du savoir par le maître est soumise à une rhétorique ancestrale, encore profondément ancrée en tous les Rwandais, dont l’étrangeté peut se mesurer à l’ennui que nous, Européens, ne pouvons- nous empêcher de ressentir à l’écoute d’un discours prononcé par un Rwandais, si occidentalisé soit-il. A ne considérer que le comportement gestuel d’un orateur rwandais, il est facile de remarquer, par exemple, que les règles rwandaises de l’action sont radicalement différentes des nôtres. Si bien que la communication ex cathedra d’un savoir impassible, que nous jugeons aujourd’hui pédagogiquement déplorable, a probablement pour un Rwandais des vertus qui nous sont inaccessibles, ou que nous avons oubliées…

 Notre pédagogie gesticulatrice, qui a le constant souci de la variété et des effets de surprise, a été engendrée par la nécessité où se trouvait le professeur de capter l’attention de plus en plus rebelle des enfants européens. En Europe, le professeur est gravement concurrencé, et trop souvent devancé, par les mass-média. Rien de tel en Afrique, et singulièrement au Rwanda, où les sollicitations de l’information et de la publicité n’existent quasiment pas. Nos effets pédagogiques sont donc inadéquats, voire disproportionnés. La parole des maîtres n’est concurrencée par aucune autre. L’attention des élèves n’a pas à être conquise : elle s’offre avec avidité.

 Cependant, les élèves prennent goût à cette gesticulation pédagogique… Nous leur créons donc de nouveaux besoins, et sapons du même coup la pédagogie des professeurs rwandais qui, eux, ne ressentent pas du tout la nécessité de tant d’ingéniosité pédagogique… Si bien que, lorsque, dans un établissement, la pédagogie d’un professeur vient à être critiquée par les élèves, l’expérience prouve que la victime est presque toujours rwandaise” (p. 20 et 24).

Ce texte mettait le doigt sur les facettes multiples d’un même problème :

– Il y a dans la tradition rwandaise vivante, celle qui façonne encore aujourd’hui la personnalité, l’intelligence, l’affectivité, la corporéité même des élèves et des professeurs, de très nombreux éléments qui ont sur la vie scolaire une incidence directe, que ce soit dans l’ordre cognitif ou dans celui du comportement. – L’enseignement tel qu’il est habituellement conçu minimise, voire ignore ces éléments, car il cherche ses modèles en des contextes culturels extérieurs et étrangers.

– N’étant pas reconnus et mis en valeur positivement, ces éléments peuvent avoir sur le processus d’éducation un effet perturbateur.

On ne trouve que très rarement une réflexion pédagogique menée à partir de données culturelles rwandaises, telle que celle entreprise autrefois dans une optique chrétienne par le R. P. Dominique Nothomb à propos de l’éducation à la sincérité : comment parler du mensonge comme “faute” morale dans une civilisation qui exalte une certaine “fourberie” (un des sens de ubgenge, “intelligence”) et pour qui la dissimulation opportuniste de la vérité fait partie des beaux-arts…

Je prendrai pour deuxième exemple la manière dont a été présentée l’image de la femme. On s’est souvent interrogé sur l’échec relatif d’institutions qui au départ semblaient pourtant bien adaptées au milieu, tels les foyers sociaux, et dans une certaine mesure les sections familiales. Christophe Mfizi a fait remarquer que si à travers la littérature qu’elles utilisent et diffusent on cherche à comprendre l’idéologie qu’elles véhiculent, on peut toucher du doigt l’incapacité dont ont fait preuve ces structures éducatives de concevoir l’Africaine autrement que comme un décalque de son homologue blanche, de sorte que le programme auquel on la soumettait ne pouvait être fondé que sur des manques qu’il s’agissait de combler. Le discours implicite de cette littérature peut se résumer ainsi : la Rwandaise ne peut évoluer que dans la mesure où sa condition se rapproche de celle de la bourgeoise européenne :

“Au Rwanda on parle depuis les années 55 de la promotion de la femme… L’on a publié des photos de la femme rwandaise heureuse : relativement bien habillée, entourée de nombreux enfants bien nourris, à côté de son mari “évolué” qui habite une maison en dur dans un centre extra-coutumier. La légende dit qu’il ne la bat pas, qu’il n’est pas polygame, qu’il est bon chrétien, de préférence membre de la Légion de Marie ou chef de la chorale paroissiale. On ajoute qu’il est commis exemplaire de l’administration coloniale… En fait d’activités, madame s’occupe de son foyer, et, le soir, elle va apprendre à coudre à la machine chez les Soeurs (Blanches) d’à-côté. Voilà posé le modèle de la femme “évoluée” que l’on propose au Rwanda depuis lors et qui demeure inchangé jusqu’à présent. Modèle de la bourgeoise chrétienne occidentale de “bonne famille”: un mari qui a “une situation”, des enfants nombreux, éduqués dans une certaine foi, quelques travaux légers à domicile (une femme à la journée faisant les autres) ; puis les promenades, la messe et c’est tout.”

 Ch. Mfizi montrait à partir de là que les institutions pédagogiques destinées aux jeunes filles ne pouvaient cadrer, dans leurs visées, avec les aspirations des femmes rwandaises, et que les débats menés depuis cette époque concernaient presque uniquement la femme à problèmes, “l’extra-coutumière intimement angoissée de n’atteindre pas encore son modèle bourgeois occidental.” Jugée de l’extérieur,

“la femme rwandaise est devenue la négresse à civiliser, la païenne à baptiser, la sous-développée à aider, l’infortunée à sauver, la captive à libérer, en un geste colonialiste, paternaliste et bourgeois qui permet de la maintenir du côté du passif et dans une absence totale de vertus positives… On disait à qui voulait l’entendre que la Rwandaise était malheureuse : confinée en famille, mariée malgré elle à un mari qu’elle ne connaît pas, elle vit dans un couple où l’amour est impossible, livrée d’ailleurs aux caprices de ses “petits maris” (ses beaux-frères), avant d’être victime d’une polygamie avilissante et de vieillir abandonnée de tous, quand elle n’a pas été chassée de son foyer, loin de ses enfants… On imagine mal aujourd’hui comment ces poncifs ont pu nous être efficacement inoculés, alors qu’ils ne résistent ni à l’analyse, ni à l’épreuve de la réalité.”

Et l’auteur de montrer qu’il existe une manière rwandaise de vivre la vie de famille, l’amour, le mariage, la liberté, la relation conjugale, la relation parentale, une manière parfaitement positive, cohérente et digne dès lors qu’on la considère sans parti pris selon la logique qui lui est propre, et c’est d’elle qu’il aurait fallu partir. En un sens, il faudrait donc se réjouir si une pédagogie fondée sur les modèles inadéquats a le plus souvent échoué, car dans la mesure où elle réussit elle forme nécessairement des femmes déracinées, inadaptées et marginales. Cet échec constituerait par lui-même un signe de santé. Mais quel gâchis !

Les réflexions de Lea Ackermann à propos de la “morale familiale” enseignée dans les écoles allaient dans le même sens que celles de C. Mfizi. La coutume fait du mariage une affaire familiale et la plus grande retenue est exigée de deux jeunes gens promis l’un à l’autre. Quand dans les paroisses les curés organisaient des instructions préparatoires au mariage, on ne voyait jamais deux fiancés assis l’un à côté de l’autre. Or dans les enseignements dispensés il était toujours dit que les deux devaient discuter clairement de leur avenir, comment ils entendaient gérer l’argent du ménage, combien d’enfants ils souhaitaient avoir, comment ils envisageaient la vie commune, autant de conduites impensables dans la pratique si on ne voulait être rejeté par les familles. Les filles apprenaient ce genre de leçons par coeur, mais celles-ci n’avaient pas de sens pour elles et ne correspondaient en rien à ce qu’elles vivaient. Le même auteur souligne aussi que le très riche patrimoine rwandais de chants n’a en rien été valorisé pendant très longtemps : au mieux prenait-on des mélodies européennes en y collant des paroles en kinyarwanda.

On pourrait multiplier les exemples d’interférences culturelles qui, mal analysées, manipulées et imposées malencontreusement, ont de ce fait été mal vécues. Mais plus largement, il n’est pas exagéré de dire que c’est la vie quotidienne sous tous ses aspects qui se trouve affectée par la bipolarité sans que pour autant cela pose réellement problème dans l’immense majorité des domaines.