LES PÈRES BLANCS ET LES ÉCOLES APRÈS 1906

Nous avons déjà brossé les grands traits de l’attitude de la Société des Pères Blancs face à l’oeuvre scolaire. Nous allons maintenant rapidement analyser l’évolution de cette position de 1906 à 1914. Durant cette période, deux chapitres généraux de la Congrégation ont légiféré dans ce domaine.

En 1906, les délégués à cette importante réunion décidaient d’établir au scolasticat « un cours de pédagogie et d’éducation ». Jusqu’à ce jour, on avait un peu vécu dans un stade d’expérimentation. Chaque père s’était, si nécessaire, débrouillé tout seul pour enseigner aux enfants dans les écoles des stations. Les membres du chapitre prirent conscience maintenant qu’on ne pouvait plus « abandonner l’enseignement et l’éducation à l’arbitraire et à l’inexpérience des missionnaires ». Déjà certains vicaires apostoliques, comme Mgr Streicher et Mgr Lechaptois s’étaient plaints, dans le passé, de ce manque de savoir-faire de beaucoup de pères. Là où l’évêque ne donnait que peu de directives, la prospérité de l’école dépendait presque uniquement de la conviction et du savoir-faire du père responsable. Le chapitre espérait maintenant améliorer le rendement scolaire par une meilleure formation pédagogique des futurs Pères Blancs.

Il y avait en plus, encore une autre raison qui poussait les capitulants de 1906 à prendre cette décision. « Nos écoles ne pourront échapper à l’inspection de l’État », constataient-ils. C’est de fait, en cette année, que certains États coloniaux commencèrent à s’occuper plus sérieusement des questions d’enseignement dans leurs colonies respectives. On se rappelle la politique scolaire allemande en Afrique orientale et les problèmes soulevés par celle-ci. En 1906 aussi, est signée la convention entre l’État Indépendant du Congo et le Saint-Siège. Il s’agissait donc pour les missions de montrer maintenant une image aussi conforme que possible aux desiderata des colonisateurs, si on voulait garder des rapports de bonne entente et obtenir d’éventuels subsides.

Le chapitre de 1912 émit lui-aussi une série de propositions qui visaient à modifier certaines règles concernant les établissements scolaires. Il rappela d’abord aux missionnaires l’utilité de fonder et de multiplier les écoles « pour avoir la haute main sur l’éducation », et pour pouvoir s’occuper de « la formation des enfants chrétiens ». Ces écoles devaient cependant garder et conserver ce premier objectif: u donner une instruction religieuse sérieuse ». Il faut donc éviter, précise le document, d’offrir aux élèves un enseignement trop développé, et « il est opportun de se borner à une instruction très élémentaire ». Les missionnaires restaient, comme on peut le constater, en règle générale, très méfiants vis-à-vis des études trop poussées. Et cela, pour deux raisons surtout. D’abord, parce qu’ils considéraient que l’école ne devait servir qu’à transmettre le message chrétien, et ensuite parce qu’ils affirmaient « vouloir éviter de former des déclassés ». Pour cette dernière raison, ils évitèrent surtout, dans la mesure du possible, d’enseigner des langues européennes.

Il y avait cependant des exceptions : l’autorité coloniale pouvait exiger une instruction plus développée, comprenant, entre autres, l’enseignement d’une langue européenne. Mais, c’était surtout « la concurrence protestante » dont les pères se méfiaient. Si les missionnaires chrétiens non-catholiques enseignaient l’anglais, l’allemand ou le français, les catholiques ne pouvaient pas rester à la traîne. Ils devaient eux aussi inscrire ces langues au programme des cours.

Le chapitre demanda aussi aux différents territoires de mission de « fonder une ou plusieurs écoles de degré supérieur, afin de former une élite pour les emplois de l’administration, du commerce, de l’exploitation, etc. ». Nous avons déjà rencontré cette préoccupation chez les missionnaires. Maintenant que les colonies se transforment, il faut veiller à placer les hommes de la mission dans les différents secteurs, où les Africains peuvent occuper des places importantes. Tous n’étaient cependant pas de cet avis. Aussi, le chapitre juge-t-il sage de rassurer les confrères qui craignaient cette évolution. « La crainte que quelques-uns de ces jeunes gens ne se pervertissent, estimaient les délégués, n’est pas une raison suffisante de s’abstenir ».

Le chapitre recommande enfin, de fonder des écoles spéciales de catéchistes et d’instituteurs « indigènes », et, dès que cela sera possible, des petits et grands séminaires.

Les propositions du chapitre de 1912 que nous venons d’analyser, révèlent l’idée dominante de la Société des Pères Blancs concernant la scolarisation dans les différents territoires de mission. Il faut créer partout des écoles élémentaires ; elles sont utiles, sinon indispensables pour transmettre la religion chrétienne aux enfants. Même si cette tâche d’éducation et d’enseignement rebute plusieurs missionnaires, il faut quand même y tenir. Ces écoles doivent cependant éviter, dans la mesure du possible, de déraciner les jeunes élèves. Il ne convient donc pas de développer l’instruction, il faut éviter surtout d’enseigner les langues européennes. On retrouve ici une nouvelle fois, le souci des missionnaires de rester fidèles aux recommandations de Lavigerie concernant l’adaptation. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, cette préoccupation d’adaptation est pleine de contradictions. D’une part, on veut préserver la culture locale, et, d’autre part, on la sape à la base par l’introduction de valeurs nouvelles. Les pères regardent, en plus, la société dans laquelle ils travaillent, comme un ensemble statique. On a l’impression qu’ils admettent difficilement les transformations profondes de ce milieu.

Les missionnaires tiennent à l’école, et veulent la développer parce qu’elle leur apparaît comme un outil indispensable. A cause de cela, on admet d’introduire les langues européennes dans l’enseignement, si cela paraît nécessaire.

L’UGANDA ET SON RÉSEAU SCOLAIRE .

  1. Nouveaux objectifs

L’Uganda avait déjà en 1906, le réseau scolaire le mieux organisé de tous les territoires d’Afrique centrale, confiés aux Pères Blancs. Ce réseau allait maintenant s’accroître considérablement et s’organiser solidement.

Le but visé par cet enseignement évolua progressivement. Les missionnaires s’étaient efforcés jusqu’à présent, de rassembler les enfants dans des écoles pour leur enseigner la religion et en faire ainsi des catholiques. Les responsables de la mission avaient déjà insisté sur l’aspect éducatif de l’établissement scolaire. Ce dernier devait sortir l’enfant de e son milieu païen », et former son esprit afin de lui apprendre plus facilement les e vérités chrétiennes ». Le devoir d’éduquer par l’école va être maintenant rappelé aux missionnaires avec une insistance particulière par Mgr Streicher.

« Aucun de vous n’ignore que l’instruction n’est qu’un moyen d’arriver à la vie chrétienne, écrit-il aux pères du vicariat. Que manque-t-il à ce petit théologien dont l’instruction ne laisse rien à désirer ? II lui manque l’éducation, l’éducation qui formant à la fois et l’esprit et le cœur et le caractère et la conscience, est le but que nous devons atteindre sous peine de n’être que des ouvriers superficiels ».

L’école ne doit pas seulement apporter aux enfants des notions nouvelles, mais elle doit surtout les transformer et créer en eux des « habitudes chrétiennes ». Pour obtenir ce résultat et prolonger l’oeuvre éducative de l’école, le vicaire apostolique va fonder l’œuvre des patronages. S’inspirant de ce qui existait en Europe à l’époque, Mgr Streicher recommandait à ses missionnaires de créer dans chaque station « des catéchismes de persévérance ou patronages, qui devaient regrouper chaque dimanche à la mission la jeunesse du district e. Cette oeuvre se développa rapidement dans l’ensemble du vicariat.

On voulait donc coûte que coûte maintenir les jeunes gens dans un climat « chrétien ». Cela signifiait d’abord : préserver la jeunesse. Il fallait pour cela isoler d’une certaine façon, les enfants du milieu ambiant qui à partir du début du siècle était en train de se transformer rapidement. C’est dans les grands centres naissants du Buganda, comme Kampala et Entebbe surtout, que les transformations de la société traditionnelle étaient le plus visibles.

« L’oeuvre des patronages a une importance considérable à Kisubi, écrit un père. Les occasions de péché sont nombreuses et les sollicitations fréquentes. Entebbe avec son monde cosmopolite et incroyant n’est pas à deux heures d’ici ; et puis, tant de Noirs au service du gouvernement et des compagnies européennes viennent flâner à Kisubi et souvent y étaler leurs vices. Comment préserver notre jeunesse sinon par un redoublement de prières et de vigilance ».

Dans les campagnes également, les missionnaires s’efforcèrent de grouper les jeunes au sortir de l’école. C’est ici qu’ils rencontrèrent le plus de difficultés à les rassembler. Le mode de vie traditionnel réclamait davantage des jeunes que les mœurs nouvelles des centres urbains.

En 1910, le vicariat comptait vingt-quatre patronages qui rassemblaient 3.400 jeunes gens et 5.540 jeunes filles. « Le but poursuivi par le patronage est atteint, indique le rapport de l’année suivante. De tous les coins du district, l’élite des jeunes gens vient régulièrement se renouveler dans la vie chrétienne ». On ne touchait finalement qu’un petit groupe de jeunes : l’élite, comme les appelaient les missionnaires. Le patronage ne fut pas un mouvement de masse. Ce n’était qu’une tentative des missionnaires pour maintenir les jeunes dans la sphère de la mission.

Le but de l’école, prolongée par les patronages, vise donc maintenant de plus en plus, à donner aux jeunes Ganda une éducation prolongée. Ce n’est cependant pas tout. La conception de la formation chrétienne à donner aux jeunes gens, correspond à l’image que les missionnaires se faisaient du parfait chrétien. Celui-ci devait avant tout e recevoir régulièrement les sacrements », mais il fallait également qu’il menât une vie rangée et qu’il soit un citoyen obéissant et ordonné.

« Instruire, moraliser, prêcher la soumission aux lois divines et humaines, inspirer l’amour du travail, tel est bien le rôle des Pères Blancs qui n’ont rien tant à cœur que de conquérir à Dieu des âmes, et aux princes de la terre des sujets laborieux et fidèles. Nos deux principaux moyens sont le catéchisme et l’école ».

C’est ainsi que s’exprimait en 1910 un missionnaire à l’oeuvre en Uganda.

Cette opinion, publiée dans le rapport du vicariat reflète bien l’évolution de la conception de la finalité de l’école. Si, au début, l’établissement scolaire voulait surtout rassembler les enfants pour leur transmettre un message et les amener ainsi à vivre comme chrétiens dans une société contrôlée plus ou moins par la mission, l’école devient maintenant, de plus en plus, un outil qui veut créer des hommes nouveaux adaptés à la nouvelle société coloniale. L’établissement scolaire veut toujours « instruire et moraliser », mais il désire également « prêcher la soumission, l’amour du travail et la fidélité au pouvoir établi. Les missionnaires vont contribuer ainsi, par leur oeuvre scolaire, à consolider les structures de l’État nouveau. Comment expliquer ce phénomène? Jan Linden a consacré quelques pages très intéressantes à ce problème. Il montre comment le catholicisme du me siècle avec ses dogmes clairement définis et sa structure pyramidale du Pape jusqu’au peuple, présentait un christianisme statique, inchangé et inchangeable, tandis que le protestantisme, en répandant la Bible en langue vernaculaire, propageait l’idée d’un christianisme historique et évoluant. Le premier prêchait en Afrique centrale une religion stable, respectueuse de l’ordre établi, le second une foi plus dynamique, prête aux changements, « Malawian Protestant pastors, écrit J. Linden, who red their Bible from cover to cover were able to associate an experience of the colonial situation with the Jewish nationalism of the Old Testament ». Et le même auteur cite une phrase extraite des notes de l’évêque montfortain, Mgr Anneau, vicaire apostolique du Shire : « Ah, exclaimed a Protestant one dag, if they were ail catholics we would not have ang repolis to worry about ».

Dans la plupart des vicariats, la même évolution se produisit. D’autres objectifs vinrent encore s’ajouter aux précédents. Certains missionnaires estimaient que l’école devait constituer « un complément de la famille », parce que l’instruction devait apporter à l’enfant la formation spécifiquement chrétienne que les parents ne donnaient pas assez. Cette idée de complémentarité entre famille et école n’est cependant que peu répandue. La plupart des missionnaires estimaient plutôt que l’établissement scolaire devait jouer un rôle de suppléance, puisque, selon beaucoup de pères, les familles chrétiennes ne remplissaient pas leur devoir éducatif.

  1. École et lutte religieuse

En Uganda, les écoles catholiques vont également se développer dans un esprit de compétition vis-à-vis des établissements protestants. Jusque vers 1906 environ, les écrits catholiques s’étaient montrés assez discrets par rapport aux activités protestantes dans le pays. Les catholiques se plaisaient surtout à relever les échecs de ces missionnaires rivaux. A partir de 1907-1908, le ton change. «Il est un fait indéniable, note le rapport annuel de 1908: les protestants nous sont incomparablement supérieurs dans le domaine des écoles ». Les missionnaires catholiques constatent maintenant, pour la première fois, ouvertement, qu’il y a des domaines dans lesquels les protestants les dépassent. A peu près toutes les stations missionnaires signalent que « les écoles protestantes sont spacieuses et magnifiques » ; elles « sont desservies par des teachers nombreux », pourvus d’abécédaires sur carton, de tableaux noirs, d’ardoises, de livres ; leurs instituteurs ont passé par l’école normale primaire de Namirembe » ; « 46.780 indigènes, grands et petits, y reçoivent avec l’instruction primaire, l’inoculation du virus protestant ». Les catholiques se sentent surtout inférieurs dans l’oeuvre scolaire rurale. « Là ou apparaît la supériorité, en maints endroits écrasante, des écoles protestantes sur les nôtres, c’est dans les écoles centrales et rurales », peut-on lire dans le rapport 1911- 1912.

Dans le domaine scolaire, aussi bien primaire que secondaire, les Églises chrétiennes non catholiques de l’Uganda avaient, de fait, accompli une oeuvre remarquable. La plupart des auteurs soulignent d’ailleurs cette réalisation. D. A. Low écrit, par exemple :

« Because there were more places in Anglican than in Roman catholic boarding schools at this time these were to be, for at least the next two generations to come, larger numbers of Protestants than Roman Catholics in Uganda’s African élite ».

Nous aurons encore l’occasion de reparler de la politique scolaire protestante en Uganda lorsque nous traiterons de la fondation de la Sint Mary School à Rubaga. La supériorité des écoles des Églises protestantes était donc indiscutable, et les missionnaires catholiques s’en rendaient compte de plus en plus. On comprend que Mgr Streicher soit intervenu à maintes reprises auprès des pères de son vicariat pour développer davantage le réseau scolaire.

«Le catholicisme a, dans certains centres de notre district, assez piètre mine en face du protestantisme, écrivait-il aux missionnaires de la station de Naddangira. Il vous faudrait là des écoles, de vraies écoles, qui soient non les caricatures mais les émules des écoles protestantes d’à côté. D’ailleurs la question scolaire gagne chaque jour en importance dans l’Ouganda, et tend, de plus en plus, à devenir le principal et quasi l’unique terrain où catholiques et protestants se disputent l’empire des âmes ».

Les catholiques menèrent dès lors une vaste campagne pour le développement de l’enseignement. On a l’impression toutefois, que les missionnaires ne songeaient qu’à une amélioration quantitative du système scolaire. Ils s’évertuèrent bien à renforcer les effectifs de leurs écoles, mais à peu près rien ne fut entrepris pour en améliorer la qualité. Un père du poste de Nanderre estimait « qu’un des premiers objectifs du missionnaire en tournée dans les districts populeux et étendus », devait être « d’achalander l’école locale en agissant sur les parents et leurs pupilles, d’organiser sa marche et de raviver le zèle de l’instituteur ». Souvent ces exhortations ne suffisaient pas, et les écoles catholiques rurales restaient peu fréquentées. Certains pères s’attaquèrent plus directement aux « concurrents ». « Ne pouvant multiplier nos écoles de villages à l’exemple de la Church, écrit un autre missionnaire, nous essayons du moins de vider les siennes, en attirant les indigènes vers la mission ». On s’efforça aussi parfois de construire des écoles catholiques en face des protestantes.

Cette multiplication d’écoles de villages n’apporta pas toujours les résultats escomptés. La qualité n’y était pas. Beaucoup de ces petites classes assez mal fournies en matériel et plus ou moins bien dirigées par des instituteurs improvisés, restaient à peu près vides. Signalons ici que beaucoup de ces établissements ruraux souffrirent du peu de persévérance des enfants inscrits.

  1. L’anglais à l’école primaire

La supériorité « des écoles de la Church», comme les missionnaires catholiques les appelaient, provient en partie du fait qu’on y enseignait l’anglais. Ce fait est signalé à maintes reprises par les pères. L’un d’eux par exemple, notait : e Leur tactique (des protestants), actuellement consiste ici à avoir des écoles où sous le prétexte d’enseigner à écrire et à compter, voire même à apprendre quelques mots d’anglais, ils soufflent dans l’âme des enfants le venin de l’hérésie ». Un autre missionnaire constatait que dans l’école protestante l’enseignement de l’anglais attirait nombre de jeunes, et il ajoutait que cela provoquait « un certain dédain pour notre humble école ».

Nous venons de rappeler au début de ce chapitre que cette question des langues européennes avait été discutée au chapitre de 1912. Jusqu’à cette date, en effet, la règle générale dans les missions des Pères Blancs en Afrique centrale, avait été de n’enseigner que dans les langues locales. Prenant à la lettre les recommandations de leur fondateur à ce sujet, les missionnaires avaient pratiquement partout refusé d’utiliser les langues européennes dans leurs écoles. Il y avait eu des exceptions, surtout dans les territoires contrôlés par l’Allemagne. Maintenant la question se posait autrement. Les Églises protestantes enseignaient l’anglais dans les classes primaires de l’Uganda, et cet enseignement attirait un nombre considérable d’élèves chez eux. Il fallait les imiter, si on voulait garder les enfants. Le chapitre de 1912 venait de donner le feu vert pour tenter l’expérience.

Mgr Streicher réunit un synode dans son vicariat en 1913, où entre autres problèmes, on examina cette question. On décida de permettre l’enseignement de l’anglais dans les « écoles des stations, pour attirer à l’école le plus grand nombre possible de jeunes gens ». Ce n’est donc que fort tard que les Pères Blancs acceptèrent d’utiliser la langue anglaise dans leurs établissements scolaires, et cela sous la pression des circonstances extérieures. Les missionnaires catholiques restèrent fort méfiants et hésitants vis-à-vis des transformations qui s’opéraient dans le pays. Ils ne prisèrent guère l’évolution de cette société qui, de rurale et traditionnelle qu’elle était, passait maintenant progressivement à la modernité.

Ces questions de rivalité entre écoles des différentes Églises, comme l’acceptation des langues européennes dans l’enseignement, montrent comment la préoccupation principale des autorités missionnaires était d’ordre essentiellement ecclésiastique. Dans tous ces débats, le grand absent est finalement l’enfant ganda qui fréquentait l’école. On s’intéressait plus aux structures qu’aux personnes. Les missionnaires s’efforcèrent d’édifier en Uganda, l’Église catholique et romaine. Pour atteindre cet objectif ultime il fallait des écoles, beaucoup d’écoles fréquentées par le plus grand nombre possible d’élèves.

 

  1. L’enseignement catholique en Uganda, de 1906 à 1914

En Uganda, l’éducation resta pendant cette période entièrement entre les mains des missions. Il n’y avait qu’un seul type d’enseignement : confessionnel, catholique et protestant. L’autorité coloniale ne créa aucune école dans le protectorat Elle se contenta d’accorder e une subvention annuelle en vue de favoriser l’éducation des Noirs », aux différentes missions. Chaque Église pouvait donc organiser son réseau scolaire comme bon lui semblait.

L’organisation de ce réseau pour les catholiques, n’avait guère évolué depuis la période précédente. Les écoles centrales à la station missionnaire étaient divisées en « trois cours gradués » : classe de lecture pour les débutants, classe d’écriture ensuite, et un troisième cours enfin pour les plus avancés. Dans ce dernier on enseignait le calcul et l’écriture, l’Histoire Sainte et la géographie générale. A partir de 1913, on y introduisit des leçons d’anglais. Ce même schéma se rencontrait à peu près dans tous les postes. L’important pour les pères restait toutefois, l’enseignement religieux.

« C’est la religion que nous sommes venus enseigner, avant tout, à nos enfants comme à tous, écrivait un missionnaire de l’Uganda en 1913. Former l’esprit et le cœur, voilà ce à quoi nous visons et le but auquel tendent tous les exercices qui se font à l’école ». L’enseignement profane restait donc réduit au minimum. Le même père énumère, par exemple, les matières enseignées dans l’école de Naddangira : e doctrine chrétienne, Histoire Sainte, histoire locale, liturgie, géographie, arithmétique ». « De plus, note-t-il, le maître d’école explique chaque jour à tous les élèves réunis, pendant dix minutes environ, soit une page de l’Histoire Sainte ou du catéchisme, soit une maxime tirée de la vie des saints, soit une parole de l’Évangile ». Ce n’est pas tout. « Une fois par semaine, le lundi, les élèves les plus avancés doivent faire une composition écrite, dont le sujet est toujours trouvé, à savoir l’instruction dominicale faite à tous les fidèles, à la messe de paroisse ». On le voit : l’école veut plonger l’enfant dans un climat religieux profond et le missionnaire n’enseigne les autres branches du savoir que par nécessité.

Soulignons en passant que c’est dans ce poste de Naddangira seul qu’on rencontre dans la liste des branches enseignées, l’histoire locale. Il est malheureusement difficile sinon impossible de connaître le contenu de ce cours. Il n’existait à notre connaissance aucun manuel de ce genre à cette époque. C’est le père responsable qui, sans doute, composait lui-même le cours. Notons cette tendance à l’adaptation du contenu même de l’enseignement. Le désir de rester proche de la culture locale restait une préoccupation pour beaucoup de Pères Blancs, même si les réalisations concrètes en étaient fort maigres.

Dans quelques postes, on consacrait un nombre assez considérable d’heures du programme scolaire aux travaux manuels. On signale par exemple, dans la station de Gayaza, que « tous les jours, de deux heures à cinq heures, le père qui s’occupe des cultures a à son service une bande joyeuse et bruyante ». « Ce sont, rapporte le diaire, les enfants de l’école qui viennent se mettre au travail. Ce travail de trois heures est moins fatiguant que celui de toute la journée ; aussi entre-t-il tout à fait dans les goûts des enfants. De plus, il ne les empêche pas d’apprendre à lire et à écrire le matin ; tout au contraire, il est un moyen de persévérance, puisqu’il permet à chacun de se procurer au poste même, le vêtement dont il a besoin, et qui souvent est pour les enfants de l’école, la cause de si longues absences ». Les élèves deviennent ainsi les ouvriers occasionnels de la mission. Cette situation présentait toutefois une certaine ambiguïté : les missionnaires affirment que cette façon de faire rejoint les goûts des enfants, mais il faut bien reconnaître que la mission disposait de cette manière d’une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse.

A côté de ces écoles centrales, établies dans les différents postes, un nombre considérable de petits établissements scolaires étaient dispersés dans les villages. Des catéchistes-instituteurs s’en occupaient, et enseignaient le catéchisme et la lecture aux enfants. A titre d’exemple on pourrait citer le cas de la station de Naddangira, pour l’année 1913-1914. Cette mission était pourvue de vingt-trois chapelles succursales, dont e une douzaine était doublée d’une école élémentaire, où des catéchistes-instituteurs donnent à leurs catéchumènes et aux enfants de néophytes, les premières leçons de lecture ». Notons que c’était dans ce secteur que la « concurrence protestante » était très forte. Le problème de ces écoles de villages était le peu de formation des instituteurs. Certains n’avaient reçu aucune éducation particulière, d’autres n’avaient suivi qu’une année de cours de catéchisme. Pour pallier cette situation, le vicaire apostolique avait renforcé le programme de l’école de catéchistes dès 1910.

Il nous reste encore à traiter de la régularité avec laquelle les enfants fréquentaient les écoles de la mission. Comme dans le vicariat, « un brevet de lecture » était exigé e comme condition de baptême de tous les catéchumènes âgés de moins de 16 ans », le premier degré de l’enseignement primaire rassemblait chaque année un nombre considérable d’enfants. Les missionnaires distinguaient ainsi l’école obligatoire pour les jeunes baptisés qui se préparaient à la première communion et pour les enfants catéchumènes de l’école facultative. La première de ces écoles était, bien sûr, la plus fréquentée. Les pères se félicitaient de cette disposition qui reliait la réception des sacrements à la connaissance de la lecture. Certains regrettaient bien de voir ainsi des jeunes, moins doués et moins réguliers, écartés de l’Église, mais ils approuvaient néanmoins cette loi. Ne permettait-elle pas d’instruire les enfants et de les former? Rappelons-nous que pour les Pères Blancs l’instruction religieuse longue et soignée, était considérée comme condition indispensable à la réception des sacrements.

Si le premier degré de l’enseignement primaire se développait régulièrement par un apport important de nouveaux élèves, il en était tout autrement des autres classes. Il est frappant de constater que, dans les rapports annuels de 1908-1909 à 1913-1914, on se plaint chaque année et à peu près dans chaque poste du manque de persévérance des élèves dans les classes « facultatives ». « Notre école est en décadence », écrit un père de Bukuni en 1908 ; « Notre école de Hama pourrait être plus prospère » note un autre à la même époque ; « Les élèves ne sont pas nombreux », rapporte un père de Koki, en 1908 encore. Pendant la même année toujours, un missionnaire de Bikira Mariya écrit : « récole des chrétiens où les jeunes gens apprennent à lire et à écrire avait, au début de l’année, subi une crise de quelques mois ». A Entebbe, même son de cloche : « notre école végète », écrit le supérieur du poste.

De fait, en parcourant les statistiques officielles, on constate pour l’année 1908-1909, surtout, un recul dans le nombre de garçons inscrits dans les écoles du vicariat. Dès l’année suivante, on s’appliquera à multiplier les écoles rurales. Cette démarche était surtout provoquée, nous l’avons vu, par le développement considérable du réseau scolaire protestant.

A partir de 1909-1910, le nombre d’élèves inscrits dans les écoles de garçons remonte en flèche, mais les missionnaires continuent néanmoins à se plaindre du manque de régularité des enfants des écoles. Il y avait maintenant un plus grand nombre d’enfants inscrits, et chaque année le chiffre augmentait, mais cela ne signifiait pas que ces « inscrits » fréquentaient effectivement l’école. En 1910, un père note : é Une fois le baptême reçu, beaucoup sont heureux de pouvoir jouir enfin de leur liberté. Ils retournent au village». L’année suivante, un autre missionnaire constate :

« Bien disproportionné le nombre des garçons qui, au lendemain de la communion solennelle, s’inscrivent à l’école d’écriture de la Mission. Il ne faut donc pas tabler sur elle pour répandre chez nos adolescents les bienfaits de l’instruction primaire ».

En 1912, le supérieur de Bukalagi écrit : « Nos écoles n’ont pas été très prospères durant le cours de cette année. Conformément au désir de Sa Grandeur, pour contrecarrer la propagande hérétique sur ce terrain, et pour répondre au désir d’un certain nombre de nos jeunes gens, nous avions construit plusieurs écoles dans le village. Mais le résultat n’a pas répondu à tous nos désirs ».

On pourrait ainsi continuer la liste des nombreuses plaintes des missionnaires de l’Uganda. Un père professeur au Séminaire du vicariat, résume bien la situation de la jeunesse catholique du pays, en écrivant :

« Les écoles sont loin de grouper autour du missionnaire tous les enfants ; sur quatre à cinq mille garçons ou filles du district de Villa-Mariya, à peine une quarantaine apprend à lire et à écrire. Le reste est négligé ; il grandit sans une bribe d’éducation. Il faudrait donc s’occuper davantage de l’éducation chrétienne de la jeunesse ».

Ceci est presque un constat d’échec. Les enfants échappent à l’emprise des pères. Ne pourrait-on même pas dire que d’une certaine façon, nous nous trouvons devant un phénomène de rejet de la part des jeunes gens vis-à-vis de la mission. Ne pouvant contester ouvertement l’emprise de l’Église sur la vie quotidienne, la jeunesse cherche sa voie hors de la route tracée par la mission. Mais, on ne pourra comprendre l’attitude des jeunes que quand on aura répondu à la question : pourquoi donc la jeunesse ne vient-elle pas du tout, ou en si petit nombre à l’école de la mission?

Il y a bien sûr, les premières raisons qui freinent la fréquentation des écoles. Mais, il y a maintenant un phénomène nouveau qui vient de faire son apparition en Uganda : la modernité. Le protectorat est en pleine mutation. « Une civilisation corruptrice se répand partout », écrit un missionnaire. Les centres naissants, comme Kampala et Entebbe attirent les jeunes gens. « Notre école végète, écrivait le responsable du poste d’Entebbe, et la raison en est que les enfants, dès l’âge de dix ou douze ans, peuvent facilement trouver en ville un travail rémunérateur ». Mais, même dans les campagnes des changements se produisent. « Une fois le baptême reçu, remarque un missionnaire de Gayaza, nos enfants se lancent dans le commerce ».

On s’aperçoit donc comment non seulement le milieu traditionnel, mais même cette société en mutation rejette l’école. Si le premier refuse le système scolaire européen parce qu’il n’y trouve pas sa place et qu’il perturbe l’équilibre économico-social, la société nouvelle n’a point encore besoin de scolarisés. Le jeune, qui se trouve entre ces deux mondes, choisit facilement le deuxième et échappe ainsi à la fois à son milieu ancien et à l’emprise de la mission.

Les missionnaires semblaient peu préparés à affronter les problèmes nouveaux. Ils s’étaient fortement engagés dans le travail d’évangélisation en milieu rural, et restaient très méfiants vis-à-vis de cette société industrielle qui était en train de naître. Dans le centre d’Entebbe toutefois, où une usine pour l’égrenage du coton, ainsi que plusieurs ateliers divers fonctionnaient déjà à l’époque, les pères tentèrent une expérience particulière pour s’adapter à ce nouveau genre de vie. Ils y créèrent une école du soir. Le mérite d’avoir fondé un centre scolaire adapté aux conditions de vie des habitants de la ville revient toutefois à un pasteur protestant qui, dès 1909 ouvrit e une école destinée à la jeunesse de la ville ». « C’est alors, écrit le supérieur de la mission catholique, que me vint l’idée d’ouvrir un cours du soir afin d’attirer la jeunesse à la mission ». On y enseignait à lire et à écrire, le calcul et, pour les plus avancés, un peu d’anglais. Les deux premières années, de 1910 à 1912, l’expérience s’avéra bonne. Une cinquantaine de jeunes suivirent régulièrement les diverses leçons, et « les plus fidèles d’entre eux firent de réels progrès ». L’école ne se développa pas beaucoup cependant: un changement de personnel parmi les missionnaires, le va et-vient continuel de la population ouvrière de la ville, ainsi que le peu de persévérance de beaucoup d’élèves rendirent l’établissement assez peu rentable.

Conclusions

Le réseau scolaire du vicariat du Nyanza septentrional se développa d’une façon assez importante pendant cette période. L’école restait toutefois fort étrangère au milieu africain, qu’il soit traditionnel ou en voie de transformation. Après les premières classes de lecture, la majorité des élèves retournaient vers la vie du village, ou partaient à la recherche de la fortune et de l’aventure dans les nouveaux centres du pays. La mission s’efforça constamment de garder le contact avec cette jeunesse. Elle instaura les patronages, et à Entebbe, elle tâcha d’organiser une forme d’enseignement qui pourrait la rassembler.

L’école missionnaire, qui se voulait toujours essentiellement religieuse, allait contribuer cependant, petit à petit, à renforcer l’emprise du colonisateur dans le pays. Ne prêchait-elle pas, à côté du message chrétien, le respect des lois et de l’ordre établi? Le bon catholique devait être travailleur, e soumis aux lois divines et humaines », et se comporter comme « un sujet laborieux et fidèle des princes de la terre ». Le père Raux affirmait en 1914 que l’école visait à donner avant tout aux enfants « une bonne instruction religieuse qui, en les affermissant dans la foi, ferait d’eux plus tard de fervents chrétiens, de bons pères de famille, l’honneur de l’Église et l’avenir du pays ». L’autorité britannique allait trouver, sans doute, parmi « ces bons pères de famille », de loyaux sujets pour l’aider à l’édification de la nouvelle société ganda.

Vers les années 1907-1908, les catholiques se rendirent compte que les missionnaires protestants les dépassaient aussi bien par la quantité de leurs écoles que par la qualité de l’enseignement qui y était dispensé. A cette situation, la mission catholique répondit par un important effort qui portait toutefois surtout sur le quantitatif. Elle s’efforça de multiplier les classes rurales. Le premier souci restait de rassembler le plus possible d’enfants dans les établissements scolaires de la mission. La seule innovation dans le contenu de l’enseignement, fut l’introduction de la langue anglaise dans les sections terminales des écoles primaires, et cela seulement à partir de 1913.