Les Pères Blancs Et Leur Education En Afrique (XVII)
LES ÉCOLES AU TANGANYIKA
- Les écoles de chrétienté
On se souvient que la mission du Tanganyika, comme celle du Haut-Congo, avait pendant de longues années racheté de jeunes esclaves pour les élever dans des orphelinats. De véritables villages chrétiens s’étaient constitués ainsi, surtout autour des anciennes missions comme Karema, Kala et Kirando. Les jeunes ménages vivaient et travaillaient à l’ombre du clocher de la station, dans une assez grande dépendance vis-à-vis des missionnaires. Les enfants de ces foyers allaient clone tout naturellement se retrouver clans les écoles de la mission. Les établissements scolaires du Tanganyika se caractérisaient ainsi par une présence assez importante d’enfants chrétiens.
À Karema par exemple, les missionnaires signalaient en 1907 que sur les 1.400 chrétiens de la station, il y avait eu 93 naissances. Les enfants y étaient donc très nombreux malgré une mortalité infantile encore très élevée. Arrivés à l’âge de six-sept ans, ces petits chrétiens étaient orientés vers les bancs de l’école du poste. Un père, aidé de cinq maîtres, faisait la classe à 130 garçons chrétiens de six à quinze ans, « leur apprenant le catéchisme, la lecture, l’écriture, l’Histoire Sainte, le calcul, un peu de géographie générale et le swahili ». Les petites filles recevaient une instruction à peu près semblable chez les, soeurs. Le nombre d’écoliers croissait régulièrement à Karema, suivant le rythme des naissances dans les familles chrétiennes. En 1908, il y avait 150 garçons et 146 filles, en 1910, 177 garçons et 141 filles.
Dès 1911 toutefois, le poste de Karema ressentit, pour la première fois, les effets de l’émigration. « Le plus gros point noir qui s’élève et grossit, c’est l’exode d’un certain nombre de néophytes pour les centres populeux de Tabora et de la côte, écrivait le supérieur du poste. On veut gagner et encore gagner de l’argent, on part par groupes de cinq, de huit, de dix, on va à la recherche des grands chantiers du chemin de fer ou des plantations du littoral ». Un nombre relativement important de jeunes resta cependant à Karema, où les pères s’efforçaient de les maintenir par la persuasion. Le nombre d’enfants à l’école demeura en légère augmentation.
À Kala, c’est une impression similaire qui se dégage des documents missionnaires. Ici, par exemple, on ne se plaignait pas du manque de régularité dans la fréquentation des écoles. Au contraire, les classes comptaient toujours beaucoup d’élèves ; « les parents sont trop bien disposés pour ne pas nous aider dans l’instruction de leurs enfants », notait le supérieur du poste. C’est une observation assez inhabituelle. En général, on n’entendait à l’époque, que des plaintes au sujet des parents qui ne semblaient pas s’occuper de leurs enfants. Dans les succursales ou écoles de villages de Kala, on rencontrait également ce problème. Cela veut-il dire que les parents dans les villages chrétiens étaient très bien formés, ou qu’ils demeuraient fort soumis aux missionnaires? Il est difficile de répondre à cette question. Les pères eux s’en réjouissaient et voyaient dans la transformation de ces ménages chrétiens le gage d’un avenir heureux pour l’Église.
- De 1906 à 1914
Il ne faudrait cependant pas réduire l’oeuvre scolaire du territoire de Mgr Lechaptois aux écoles de chrétiens. À côté de ces premiers établissements, le vicaire apostolique avait créé un peu partout un nombre considérable de petites écoles de villages dirigées par des catéchistes-instituteurs. Contrairement à Mgr Gerboin, qui n’avait créé qu’une ébauche de séminaire à Ushirombo, Mgr Lechaptois avait jeté les bases d’une école de catéchistes dès 1895. Il disposait maintenant d’un nombre assez considérable de maîtres d’écoles assez bien formés qui dirigeaient les petits centres scolaires des villages. « Ces précieux auxiliaires sont de bonne volonté, notait un père, et font à peu près leur possible pour faire progresser leurs élèves ».
« Dans les centres importants, à côté de la station sont placés des catéchistes à demeure, remarquait un autre missionnaire. Originaires du pays, ils sont allés passer quatre années à l’école de Karema pour s’instruire. À leur défaut, on place dans ces centres des jeunes gens instruits sortis de nos écoles».
En général, les pères pouvaient se féliciter de l’esprit et des capacités de ces collaborateurs. Certains d’entre eux étaient même remarquables. C’est ainsi que le supérieur du poste de Zimba écrivait:
« Mikaeli Mwimbwa l’instituteur-catéchiste de la succursale de Kinambo vaut son pesant d’or : il est instruit, zélé et a le talent de mettre de l’émulation parmi ses élèves, sans que cependant ceux-ci aient l’espoir d’autre récompense que celle d’un livre de prières à la fin de leurs cours ».
Si de tels maîtres étaient plutôt rares, les pères en étaient, en général, contents. Ils se félicitaient en tout cas de leur concours. Le problème qui se posait souvent dans le cas des maîtres d’école était d’ordre financier. On demandait à ces catéchistes-instituteurs un travail quotidien et régulier au catéchuménat. Comme rétribution, ils recevaient quelques francs par mois. C’était peu. Et la tentation était grande pour ces premiers intellectuels africains de chercher fortune ailleurs. L’ensemble des missionnaires se rendait bien compte que « mener les catéchistes par l’esprit de foi seul, était bien beau, mais très rare ». Pour les rattacher davantage à leur emploi et les garder ainsi au service de la mission, certains pères proposèrent de leur créer des occupations rétribuées, telles la fabrication de cierges, la menuiserie ou la couture. Cette solution au problème financier ne semble pas avoir apporté le remède espéré, et les défections dans les rangs des maîtres d’école restèrent assez nombreuses.
Les écoles étaient tenues en haute considération dans le vicariat du Tanganyika. Le vicaire apostolique et la plupart des missionnaires estimaient qu’il y avait « corrélation à peu près parfaite entre le degré d’instruction profane des élèves et la manière dont ils demeuraient fidèles à la religion, une fois baptisés ». C’est sans doute pour cette raison, et influencé qu’il était par les exemples des vicariats du Nyanza septentrional et méridional que le vicaire apostolique décida en 1909 de prendre comme règle qu’aucun des écoliers ne serait admis au baptême s’il ne savait pas lire couramment et se servir d’un catéchisme et d’un livre de prière.
« Nous voulons ainsi éprouver avant le baptême, écrivait Mgr Lechaptois, la sincérité du désir de l’enfant et, après le baptême, aider à sa persévérance par la lecture des livres qui sont en usage dans nos écoles, et qu’il pourra se procurer à prix très réduits ».
Le jeune chrétien devait sortir, de l’école fortifié dans ses convictions religieuses. Ce qui comptait pour les missionnaires, c’était de former des chrétiens « persévérants », c’est-à-dire qui allaient continuer toute leur vie la pratique de leur nouvelle religion. Pour obtenir cette fidélité, le livre semblait un instrument valable parce que grâce à celui-ci, le jeune converti pouvait maintenir et même augmenter ses connaissances religieuses. Les livres dont parle le vicaire apostolique sont évidemment des livres religieux, comme le catéchisme ou l’Histoire Sainte.
Une autre raison encore poussait le vicaire apostolique à appuyer l’oeuvre des écoles. « Il y va, notait-il, de l’honneur même de la mission catholique qui, ici comme ailleurs passe un peu pour un foyer d’ignorance ». Il fallait d’une certaine façon sauver la renommée de l’Église catholique en Afrique centrale. Mgr Lechaptois, homme d’étude, se sentait sans doute, plus que d’autres, mal à l’aise de voir le monde intellectuel se détourner de l’Église depuis plusieurs années. Il s’en rendait même compte, au centre du continent africain, sur les rives du lac Tanganyika. Les officiers et administrateurs allemands comme certains missionnaires protestants regardaient probablement la mission catholique comme plongée dans les brumes de l’obscurantisme. Ils n’avaient pas tout à fait tort. Nous l’avons déjà souligné à maintes reprises, le niveau intellectuel de l’oeuvre scolaire dans les territoires confiés aux Pères Blancs n’était guère élevé.
Pour obtenir une fréquentation régulière des classes de la mission, les pères récompensaient les enfants soit par des bons de présence, qui pouvaient être convertis en argent à la fin du trimestre, soit par des prix en nature. « On fait des heureux avec peu de choses, écrivait un père à ce sujet : quelques livres de prières, des couteaux, des miroirs, des hameçons, des perles ». En ceci, la mission du Tanganyika suivait donc la règle générale en usage à l’époque. Bien entendu, si les élèves recevaient une rétribution pour l’assistance aux classes, la somme dépensée ne devait pas grever lourdement le budget du vicariat.
Le contenu de l’enseignement était aussi à peu près le même que dans les autres vicariats. Il n’y avait cependant point d’uniformité, ni dans les matières enseignées dans les différentes écoles, ni dans les horaires des classes. Dans certaines stations, les enfants passaient tout l’avant-midi en classe, dans d’autres, les maîtres libéraient les élèves après une heure et demie de cours. Il en allait de même pour les programmes. Des postes limitaient l’instruction à la lecture et à l’écriture, tandis que d’autres y ajoutaient le calcul, un peu de géographie et de swahili. À Kala par exemple, le père responsable des écoles signalait que ses écoliers étaient « loin d’être savants », mais que « tous arrivaient à lire couramment et que presque tous savaient écrire d’une façon convenable » ( 3 ).Quant aux filles, dans les petites écoles de villages, là où il n’y avait pas de soeurs, quelquefois l’enseignement e profane e qu’on leur proposait se bornait au chant, afin de rehausser les cérémonies liturgiques à la mission.
Conclusion
Les missionnaires du Tanganyika s’efforcèrent de créer un réseau scolaire solide dans le vicariat. Ils croyaient à l’oeuvre des écoles parce qu’ils y Voyaient un moyen de réussite pour la mission.
« L’école est une des œuvres à laquelle nous apportons le plus de soin, persuadés que c’est d’elle que dépendra le succès de notre oeuvre, succès non seulement pour le nombre, mais aussi pour la qualité des convertis ».
Ainsi s’exprimait un missionnaire du Tanganyika en 1910. Un autre écrivait dans le même sens :
« Les écoles, c’est bien là l’oeuvre sur laquelle les missionnaires d’Urwira fondent leurs meilleures espérances. Qui ne sait que les enfants se laissent aisément façonner et prendre le pli qu’on leur donne ? ».
La croissance et la valeur de la chrétienté du pays étaient donc mises en rapport direct avec le développement des écoles. Plus on aurait d’écoles, plus aussi on pourrait compter sur de nombreux chrétiens bien formés. On n’est donc pas étonné de constater dans les statistiques une progression constante des élèves inscrits dans les écoles des missions. De 3.035 en 1906, le nombre des écoliers du vicariat passe à 3.772 en 1908 et à 6.407 en 1912.
Mgr Lechaptois pouvait compter sur un nombre important de catéchistes-instituteurs, dont plusieurs sortaient de l’école spéciale de Karema. Un missionnaire écrivait à leur sujet qu’ils étaient nécessaires, parce que sans eux bon nombre de Noirs échapperaient à l’influence de la mission. Cette opinion était bien celle de l’ensemble des missionnaires catholiques du vicariat. Convaincus de la nécessité de l’enseignement pour la jeunesse, les pères devaient inévitablement s’intéresser à la formation de maîtres pour les seconder dans cette oeuvre.
On parle peu dans les documents du Tanganyika des rapports avec l’autorité coloniale. Il faut se rappeler que ce vicariat, situé à l’extrémité occidentale de la colonie, dans une zone peu fréquentée et assez isolée, se trouvait loin des grands centres administratifs et commerciaux. Le vicariat du Tanganyika se développa ainsi plus ou moins en vase clos. On peut presque dire que l’autorité religieuse et le pouvoir colonial s’ignoraient mutuellement. Du moment qu’on ne se gênait pas, que la mission s’occupait de ses affaires et le colonisateur des siennes, les rapports entre les deux « puissances » restaient simplement bienveillants. Il faut pourtant ajouter que l’action scolaire des missionnaires, ici comme ailleurs, s’intégrait parfaitement dans le système colonial. Inconsciemment les pères aidaient à renforcer l’emprise du pouvoir européen sur le pays.