LES PROBLÈMES SCOLAIRES DE L’UNYANYEMBE

  1. A la recherche des jeunes

 

A partir de 1908, dans toute la colonie de l’Ostafrika, un vaste mouvement de migrations internes bouleversa la vie sociale des habitants, et par conséquent des missions. Le développement des grandes plantations de la côte, l’aménagement du chemin de fer et l’essor rapide des centres comme Tabora, Ujiji, Bujumbura et autres, provoquèrent dans le pays un véritable exode rural. Les missions, établies dans les campagnes, voyaient ainsi les jeunes déserter le milieu traditionnel et les alentours des stations missionnaires pour se rendre dans ces régions ou dans les villes naissantes.

Dès 1908, les pères de Kamoga dans le vicariat du Nyanza méridional, signalaient que « les caravanes de terrassiers pour le chemin de fer Dar es Salam-Morogoro se succédaient tous les jours». «Nous essayons de retenir nos chrétiens, sans trop y réussir », notait un missionnaire. C’est surtout, à partir de 1910 que ce phénomène d’exode rural se déclara d’une façon très nette. Les vicariats de l’Unyanyembe et du Tanganyika étaient les plus touchés par ce phénomène. « Le dépeuplement se fait de plus en plus sentir presque partout, par suite de l’émigration vers la côte, où les jeunes gens se rendent pour gagner quelque argent », remarquait Mgr Gerboin. Et Mgr Lechaptois émettait un jugement similaire en constatant dans son vicariat du Tanganyika ce mouvement de la population. « Partout, écrivait-il, on gémit sur les absences prolongées des hommes et des jeunes gens, qui, en trop grand nombre, s’en vont les uns aux plantations de la côte, les autres, aux travaux du chemin de fer, d’autres encore, à Ujiji et à Usumbura ».

Ces déplacements de la fraction la plus jeune et la plus dynamique de la population des campagnes ne firent que s’accentuer dans les années suivantes. On lit chaque année les mêmes plaintes dans les rapports des deux vicariats. « La grande difficulté du moment, remarquait l’évêque du Tanganyika en 1911, contre laquelle les missionnaires ne peuvent rien, c’est le courant d’émigration vers le chemin de fer ou vers la côte, courant qui va s’accentuant de plus en plus dans tout le vicariat ». Et en 1912, le compte rendu de l’Unyanyembe signalait :

« Contre l’émigration il n’y a rien à faire, nous n’arriverons pas à l’arrêter ; il n’y a qu’à suivre les avis et conseils émis à la Conférence des vicaires apostoliques qui a eu lieu à Dar es Salaam en juillet, l’an dernier ; c’est-à dire qu’il faut organiser et diriger avec soin l’oeuvre des émigrants et des immigrants ».

Cette mobilité de la jeunesse influença considérablement l’organisation scolaire dans les deux vicariats du Tanganyika et de l’Unyanyembe. Les stations situées près des centres, par exemple, se plaignaient de l’irrégularité des élèves pour se rendre à l’école. « La proximité de la station d’Usumbura, où se tient chaque jour un marché assez important, n’est pas sans influence sur les Noirs qui avoisinent Marienheim », écrivait le supérieur de ce poste. « Tous vont au marché, les jeunes garçons s’y rendent même chaque jour. Aussi la régularité de l’école s’en ressent-elle ». Dans le pays nyamwezi, d’où la population se rendait si facilement à la côte depuis des années, les pères estimaient que « les missions se trouvaient sous le coup d’une forte crise », à cause de l’émigration des jeunes précisément, et ils constataient que l’école était « mourante depuis plus de deux années » pour cette même raison.

Il n’est donc pas étonnant de ne rencontrer dans ces deux vicariats que peu d’écoles et bien peu d’élèves. Dans l’Unyanyembe en particulier, où Mgr Gerboin ne donnait aucune directive précise à ses missionnaires, le développement de l’enseignement dépendait presque exclusivement de l’initiative de l’un ou l’autre père et des circonstances particulières de la station. C’est au Burundi, où en dehors de la région de Bujumbura, la population était plus stable, que le nombre d’écoles et d’enfants scolarisés était le plus élevé. Nous en traiterons un peu plus loin.

  1. L’école de Tabora

Avant de traiter de l’évolution de l’oeuvre des écoles dans l’ensemble du vicariat, il nous semble intéressant de nous arrêter un moment à un établissement scolaire d’un genre particulier, situé dans le centre commercial et administratif qu’était Tabora. Cette école de mission se distinguait des autres par son caractère de neutralité. Les pères y enseignaient à lire et à écrire, mais ne donnaient aucune instruction religieuse directe à leurs élèves. Ces derniers pratiquaient à peu près tous l’islam et ne venaient à la mission que pour y recevoir un enseignement profane. Les missionnaires espéraient ainsi « entrer en relations directes avec la population wangwanisée » (On désignait sous ce terme les Africains convertis à l’islam qui vivaient dans le milieu arabe ) et l’amener tout doucement à la religion catholique. Cet espoir fut, sans doute, un peu trop manifeste et la prétendue «neutralité» trop peu réelle, car les habitants de la ville se montraient très méfiants vis-à-vis de cette entreprise.

« Grâce aux calomnies des Arabes et des indigènes musulmanisés, qui font une guerre sourde à notre oeuvre, les enfants n’osent pas venir à notre école, notait un père de Tabora. On les met même en garde contre notre bonté, qui, dit-on, n’est qu’un appât pour attirer les jeunes gens à la mission, où ils seront faits esclaves et ensuite expédiés en Europe ».

L’oeuvre végétait depuis plusieurs années et n’avait pour ainsi dire aucun rayonnement de quelque importance.

Or voilà, qu’en 1908, la situation changea complètement. « Une avalanche de 70 à 80 jeunes gens » venaient « tout à coup envahir les classes et demander à être instruits ». Pourquoi ce brusque engouement pour l’école missionnaire? Les pères pouvaient eux-mêmes difficilement répondre à cette question.

« On suppose, notait l’un d’eux, que l’approche du chemin de fer vers l’intérieur aurait poussé les Arabes à laisser instruire leurs gens pour pouvoir les placer au besoin. Nous voilà en contact direct avec la population de Tabora, et c’est ce que nous désirons depuis des années ».

Les missionnaires se réjouissaient donc de cette évolution. Cependant, dès le début de ce mouvement vers l’étole, ils se plaignaient du manque de régularité de la plupart de leurs nouveaux élèves. En tout cas, l’année suivante, les pères notaient qu’ « environ trois cents enfants et jeunes gens » avaient fréquenté l’école du poste, e plus ou moins régulièrement ». Et le responsable de l’établissement remarquait avec quelque fierté que

« Bien des enfants avaient déserté l’école gouvernementale pour venir à la mission ». Que sortira-t-il de cette école, poursuivait-il? Nous ne savons. On n’y parle pas de religion, c’est évident, ce serait ruiner l’oeuvre. En attendant nous gagnons la confiance de la population et nous avons la consolation de nous voir familièrement abordés par tout ce petit monde ». 

Si tout n’était pas parfait, l’expérience semblait donc quand même intéressante, parce qu’elle permettait à la mission de pénétrer dans le milieu musulman de Tabora, imperméable à son action jusqu’à ce jour. Notons encore une fois ici, comment l’école est considérée par les missionnaires Pères Blancs comme un moyen direct de propagande religieuse, même si on n’y parle pas ouvertement de religion.

L’espoir des pères fut toutefois rapidement déçu. Tout d’un coup, sans raison apparente, l’école de Tabora redevint « déserte ».

« Nous avons enregistré trois cent vingt enfants qui y font de temps en temps une apparition, mais de fréquentation suivie, il n’est plus question », constatait un père de la station. Et il ajoutait tristement : « N’étaient les trente-cinq internes de notre orphelinat, qui sont obligés d’assister à nos classes, notre école serait vide ».

Si les missionnaires n’indiquent aucune cause pour ce brusque revirement des jeunes de Tabora par rapport à l’école de la mission, il est frappant de noter que dans le même compte rendu de la station, on peut lire :

« Au mois de février 1912, la ligne Dar es Salam-Tabora aura atteint son point terminus. Depuis peu de temps un changement semble vouloir s’opérer. De tous côtés, on commence à tracer des rues, on bâtit un peu partout ».

Ces transformations économiques et sociales dans le milieu urbain n’étaient sans doute pas étrangères à l’attitude des jeunes citadins. L’année suivante d’ailleurs, un père du poste écrivait :

« Notre école, voilà notre enfant de douleur. Avouons-le franchement : elle ne marche pas. A notre décharge, Il faut ajouter que les écoles du gouvernement et des protestants ne marchent guère mieux ».

Et le missionnaire continuait, en touchant du doigt une des causes, peut-être la principale, de la désaffection des jeunes pour les écoles :

« A quoi bon aller moisir sur les bancs de la classe, quand on peut facilement gagner de dix à vingt roupies par mois en se faisant boy, ou en allant travailler chez les Européens ».

Nous avons déjà signalé le même phénomène pour certains établissements de l’Uganda. Le nouveau monde économico-social dans lequel les jeunes urbanisés de Tabora se trouvaient, ne leur demandait pas de connaissances particulières. Aucun mobile ne les poussait à augmenter leur savoir. Alors, pourquoi fréquenter une école?

L’autorité coloniale réagit avec force pour peupler son établissement. Elle fit ramasser par l’armée, les jeunes de la ville et des environs pour les amener par groupes à son école. Les classes de la mission restaient désertes. Les pères ne disposaient d’aucun moyen de pression vis-à-vis de la jeunesse. Leur établissement ne regroupait pratiquement plus d’élèves. « Il serait peut-être mieux de ne plus parler de notre école, concluait le supérieur du poste, vu qu’elle n’est fréquentée que par quelques enfants chrétiens de la mission ».

  1. De 1906 à 1914

Nous pourrons être brefs pour tracer l’historique de l’enseignement catholique dans l’Unyanyembe. Ce vicariat n’avait jamais prescrit de règle qui obligeait tout candidat au baptême à la connaissance de la lecture. Le nombre d’enfants inscrits dans les écoles des stations restait ainsi inévitablement bas.

Les missionnaires s’efforcèrent, par divers moyens, d’amener des jeunes chrétiens dans les établissements scolaires des différentes missions. On offrait en général de « petites récompenses » aux élèves ; on s’adressait aussi quelquefois, au chef local afin qu’il exerçât une pression sur ses sujets. Malgré ces efforts, et les tentatives de persuasion de la part des pères, les résultats restaient très maigres. Une infime partie de la jeunesse chrétienne fréquentait les classes de la mission. Nous avons déjà traité de nombreuses fois des diverses causes qui expliquent ce phénomène de refus de la scolarisation. Inutile donc de nous y étendre une nouvelle fois.

Notons qu’on constate dans ce vicariat, une assez nette différence entre les régions de l’est, à la population peu dense, où, en plus, le phénomène de l’émigration se présentait d’une façon presque alarmante, et le Burundi, situé à l’ouest. Ici, la densité du peuplement était élevée et la mission commença à se développer assez rapidement. C’est dans ce dernier pays que les écoles connurent un certain essor. A la station de Muyaga par exemple, où le chef local s’était montré favorable aux missionnaires et où un père s’occupait sérieusement de l’école, le nombre des élèves s’élevait à deux cents en 1908, pour atteindre le chiffre de six cents en 1911 (3 ).Mgr Gerboin avouait lui-même en cette année :

« La gent écolière dans le vicariat est plus nombreuse, mais il faut le dire, grâce à une ou deux missions seulement. Celle de Muyaga par exemple, a à elle seule plus de deux cents élèves ».

Notons qu’à cette époque, le nombre total des enfants fréquentant les écoles du vicariat ne s’élevait qu’à neuf cent trente-huit. La seule station de Muyaga rassemblait donc à peu près le quart des écoliers de l’Unyanyembe.

A peu près toutes les stations du Burundi voyaient ainsi leurs écoles se développer. On peut se demander pourquoi les enfants venaient en plus grand nombre dans les classes de la mission dans ce pays que dans les autres territoires du vicariat. Nous avons déjà dit que la densité de la population y était plus élevée, et qu’on n’y signale nulle part le mouvement d’exode, si important ailleurs. Il faut encore y ajouter qu’en dehors de Bujumbura, aucun grand centre ne se trouvait dans le pays. C’était donc une contrée assez isolée, à caractère essentiellement rural. Si les obstacles à la scolarisation y étaient les mêmes que dans les autres régions traditionnelles, il est cependant important de souligner que les enfants étaient présents et donc d’une certaine façon disponibles pour la scolarisation. Les structures politiques étaient, en plus, très solides dans cette région. Le Mwami et les grands chefs dirigeaient le pays avec autorité. Il suffisait ainsi qu’un chef soit favorable à la mission, et qu’un missionnaire soit habile pour attirer les jeunes, pour voir les écoliers remplir progressivement les bancs de l’école de la mission.

Dans le pays nyamwezi qui formait à peu près l’ensemble du reste du vicariat, la situation était très différente. C’était une région peu peuplée, à la population fort mobile. L’organisation politique y était beaucoup plus souple qu’au Burundi. Il n’est donc pas étonnant de constater qu’ici les pères rencontraient des difficultés très grandes pour peupler leurs classes.

Conclusion

Nous venons de le constater : il y a peu d’écoles et bien peu d’élèves dans les écoles des missions de l’Unyanyembe. Sauf dans le Burundi à la population dense, les jeunes qui restent à la campagne ne sont guère attirés par les établissements scolaires de la mission. On a également un peu l’impression, en lisant les divers comptes rendus des stations, que l’ensemble des missionnaires n’attachaient finalement que peu d’importance à cette oeuvre. Les écoles devaient « former quelques jeunes gens », et cela signifiait leur apprendre à lire et à écrire, pour qu’ils puissent rendre ainsi « d’appréciables services à la mission ». Et c’est tout. Si beaucoup d’enfants ne venaient pas dans les classes, ce n’était finalement pas tellement grave. Si on pouvait former quelques auxiliaires, on était satisfait.

Qu’enseignait-on dans ces petites écoles ? Nous venons de le rappeler : la lecture et l’écriture, à côté du catéchisme et de l’Histoire Sainte. On utilisait la langue swahili, pour former ces quelques écoliers. Les missionnaires de I’Unyanyembe ne semblent pas s’être posé la question de savoir s’il fallait introduire l’allemand dans cet enseignement. En dehors du Séminaire d’Ushirombo, où le latin et l’allemand étaient inscrits au programme, on ne trouve aucune trace d’une instruction dans une langue européenne.

L’enfant venait donc s’asseoir sur des bancs rudimentaires et apprenait à épeler les lettres au moyen de quelques modèles dessinés par un père. Le livre de lecture était ce catéchisme ou cette Histoire Sainte dont on lui avait déjà parlé si souvent.