1° Permettez qu’un Aède vous introduise.

Notre Littérature comprend trois grands genres poétiques : le Pastoral, le Guerrier et le Dynastique. Ce dernier, objet de la présente étude, est consacré à exalter le Roi et la Maison régnante. Débutons par un échantillon extrait du morceau intitulé « PUISQUE DIEU NOUS MÉNAGE UNE OCCASION DE RÉJOUISSANCE «  (None Imana iduhaye kuvuza impundu). Il fut composé par l’Aède Nyakayonga, en 1875, pour célébrer la victoire remportée par l’expédition punitive dirigée contre Kabego, roitelet de l’île Ijwi, qui avait refusé de payer le tribut traditionnel que la dynastie insulaire devait au Roi du Rwanda.

                 

Puisque Dieu nous ménage une occasion de réjouissance,

J’en profite pour solenniser les louanges des Rois…

Vous autres, Basindi, Dieu Vous a donné une inviolable fécondité, (2)

Pour que Vous deveniez forts, régniez sans frontière,

Et soyez plus élevés que vos rivaux!

O princes aux heureux présages, Vous êtes des dominateurs !

Vous avez, Vous autres, une profonde paix,

Ainsi que le prestige devenu votre apanage…

0 Dépositaire de la vie, je viens exalter vos triomphes, (3)

Et la pérennité qui Vous caractérise.

Vous avez submergé les autres Rois du dehors :

Vous les dépassez sans comparaison.

Vous avez, plus qu’eux tous, le Dieu qui Vous a élus,

Qui Vous a donné les succès, Vous faisant triompher de l’étranger.

Il Vous a conservé la succession et les Épouses :

Et lorsque Vous attaquez, jamais Vous ne reculez vaincus…

Tu as déraciné les meurtriers de ta Famille :

Tu as anéanti les descendants de Nstibura, (4)

Tu les as vaincus sans retour !

Depuis ton avènement, victoires continuelles :

Tu as détourné de nous d’innombrables calamités…

Sais-tu, ô l’Inégalable, ce qui Vous rendit supérieurs aux ennemis ? (6)

 

Mwendo. Kabego se révolta à la mort de Mutara II Rwogera, successeur de Yuhi IV, à la suite du refus de la Cour d’accepter les présents que le souverain vassal avait envoyés à son maître durant les derniers jours de sa maladie.

(2) Basindi : terme générique désignant le clan dynastique du Rwanda, dont l’ancêtre éponyme est Yuhi I Musindi, petit-fils de Gihanga, le fondateur de la Maison régnante. L’appellation  « Banyiginya » s’applique plutôt aux membres du clan royal joignant la richesse à leur ascendance royale plus ou moins éloignée.

(3) Remarquez que l’énallage est du Poète qui interpelle le Roi et, en sa personne, s’adresse au collège de ses ancêtres. Cette remarque vaudra pour d’autres passages encore des traductions qui suivront. Dans cette étude le pluriel de majesté, inconnu de notre Poésie, a été soigneusement écarté.

(4)Le Roi Ndahiro II Cyamatare, comme nous le verrons en son temps, fut tué par Ntsibura, Roi du Bunyabungo. La dynastie de l’île Ijwi est apparentée à ce guerrier des temps reculés, devenu l’ancêtre éponyme de toutes les principautés disséminées sur la rive sud-occidentale du Kivu. L’Aède veut voir, dans les exploits accomplis par l’expédition, une revanche définitive, ou mieux le dernier acte de la vengeance que la Lignée des Basindi n’avait pas encore tirée des Batsibura (descendance de Ntsibura).

 

Vous excellez en l’habileté qui triomphe toujours des trahisons :

Depuis que nous te poussons à la lutte, tu combats comme un Taureau

[vigoureux.

Ne t’effrayant pas des eaux profondes, tu passas par-dessus :

Dans l’Ijwi se produisit une effroyable confusion,

Tandis que la javeline du Vengeur nous y créait une inoubliable renommée,

Dans le Marambo, ainsi qu’a Nyakarengo, (6)

Les gens ne te connaissent plus de nom, t’ayant vu de leurs propres yeux

Lorsque les incendies se mêlaient aux râles douloureux !…

Eh bien, Voyageur des succès !

Tes marches sont devenues déconcertantes !

Est-ce donc vrai que tu es parti sans signal de mobilisation ?

Tu te serais mis en route comme pour une promenade d’après-midi,

Laissant croire que tu rendais visite aux capitales de tes pères ! (7)

Une fois traversées les régions montagneuses, tu changeas direction,

Et donnas aux Armées l’ordre d’attaquer !

Tu passas par une voie impraticable, ô Héros Chef des Armées :

Tu traversas le Kivu comme s’il se fut agi d’une écuellée d’eau !

Ta javeline accomplit un affreux carnage parmi lus insulaires !

Ils furent exterminés dans un étonnement ahuri,

Se disant victimes de l’attaque d’un Roi dévalant du firmament… (8),

 

Prions l’Aède d’interrompre sa muse, car nous n’en finirions pas avec son très élégant et très long Poème, l’un des plus beaux du règne de Kigeli IV Rwabugili.

 

(6)Marambo : l’une des subdivisions régionales de l’île, située dans sa partie septentrionale. — Nyakarengo : localité de l’île, faisant face à notre presqu’île de Nyamirundi.

(7)« Capitales » : dans le Code Ésotérique et aussi dans les traditions populaires du Rwanda, la « capitale » (umurwa) ne signifie pas seulement la localité où le Souverain tient sa Cour. Cette appellation s’applique également à toutes les localités qui, dans le passé, furent inaugurées comme « capitales » par l’un ou l’autre Roi. Une résidence royale inaugurée comme telle devient « l’Épouse de la Dynastie)) et le reste à perpétuité. Quand un Roi arrive dans pareilles localités, il rend visite é l’Épouse de sa Lignée.

(8)«Roi du firmament » : circonlocution pour désigner «le Tonnerre ou la Foudre ». Les insulaires s’étaient concentrés à Nyakarengo face aux Armées du Rwanda massées à Nyamirundi. Mais le Roi fit secrètement mobiliser un autre groupe d’Armée dans la région de Rubengera, plus au Nord. Ces derniers guerriers envahirent l’île par le Marambo. Pris à l’improviste par cette attaque inattendue, les insulaires furent massacrés en se demandant le comment de cette mystification dont ils étaient les victimes.

 

2° Le Poème Dynastique ancien et actuel.

Primitivement les Poèmes Dynastiques s’appelaient ibinyeto (au sing. ikinyéto), terme dont personne ne peut plus expliquer le sens étymologique. C’était alors de brèves compositions ne dépassant guère les 10 vers. Les Aèdes en consacraient, sous cette forme, à divers Rois séparément. Il en fut ainsi jusqu’au grand Ruganzu II Ndôli, au XVIe siècle. Au début de ce règne, déjà illustre dans la légende sous tant de rapports, la Reine Mère adoptive Nyirarumaga, du clan des Basinga (9), composa les deux premiers Poèmes connus du type actuel. A l’encontre des binyeto, les nouvelles compositions ou combinent les gestes de tous les Rois historiques en un morceau unique ; ou célèbrent les exploits d’un seul monarque, mais dans un Poème toujours développé.

Dans notre langue, le Poème Dynastique s’appelle Igisigo (au plur. ibisigo). La signification nominale en peut être expliquée par deux verbes homophones : a) gusiga : « laisser après soi ; derrière soi ». — b) gusiga : « exprimer des choses difficiles à comprendre. » De ce dernier terme technique d’usage restreint, le langage courant a conservé les deux dérivés : gusiganuza : « demander des explications » ; et gusigura : « expliquer les Poèmes Dynastiques ; en commenter les figures ». (10)

Ainsi donc le premier verbe donnerait à son substantif igisigo le sens de «tradition », tandis que le second verbe en ferait « composition imagée, pleine d’énigmes ». Les deux

 

(9)Le Code Ésotérique de la Dynastie du Rwanda défend d’introniser un Roi « orphelin ». Lorsque le prince héritier est orphelin de sa mère, on doit lui donner une « mère adoptive ». La mère du Ruganzu II, du nom de Nyabacuzi, avait péri avec toute la famille royale dans les circonstances narrées en maints passages plus loin.

(10)Dans notre langue, la particule « go » est la marque de l’infinitif ; on la place (levant les verbes dont le radical commence par les lettres f h k p s I ; elle devient « ku » devant les radicaux commençant, soit par une voyelle, soit par les demi-voyelles w y, soit par les lettres b d g l (r) m n y z.

sens d’ailleurs se couvrent et se complètent, car si le contenu du Gisigo est tradition, son style est un labyrinthe de figures.

 

3° La classification des Poèmes Dynastiques.

Les Poèmes Dynastiques se divisent en trois groupes distincts et caractérisés : a) les Bisigo à impakanizi ; b) les Bisigo à ibyanzu ; et enfin c) les Bisigo dits ikobyo.

 

a)Les Poèmes à impakanizi sont ceux dans lesquels, après l’introduction souvent consacrée à rappeler les exploits récents, certaines fois ceux de l’un ou de l’autre des anciens Rois, le compositeur reprend brièvement l’Histoire de tous les membres «historiques » de la Dynastie, selon leur ordre chronologique. Le dernier paragraphe est consacré au Roi régnant, auquel le morceau est présenté.

Les différents paragraphes sont séparés par un refrain, régulièrement repris au début de chacun d’eux et appelé impakanizi ; d’où la dénomination de ces Bisigo épisodiques. (11)

b)Les Poèmes à ibyanzu (12) comportent également des paragraphes, séparés, comme les précédents, par un refrain appelé icyanzu (au plur. ibyanzu). Cependant ces paragraphes ne relatent pas l’Histoire des Rois

 

(11) Ce terme « impakanizi » se rencontre également dans la Poésie Pastorale où il signifie trois choses : a) le mot louangeur commun que l’Aède doit insérer dans tous les Chants consacrés au même troupeau ; b) le dernier vers identique qui doit terminer tous les Chants d’un Poème prolongé consacré à une même vache, la Reine du troupeau ; c) enfin le second Chant du Poème ainsi prolongé. — C’est un substantif dérivé du verbe « guhakanira » lequel est lui-même dérivé du verbe guhakana » disparu du langage actuel. Son homophone « guhakana » (nier) dont le dérivé « guhakanira » (refuser à quelqu’un) n’a pas de relation obvie avec les mots techniques en la poésie qui nous occupe.

(12) Ce mot « icyanzu » reste étymologiquement inexpliqué. La réalité qu’il exprime n’a pas de rapport avec le sens de son homophone « icyanzu » (passage pratiqué dans les parties arrières soit d’un enclos, soit d’une case, à l’effet de donner accès en des endroits réservés aux seuls familiers du foyer).

suivant leur ordre chronologique. L’Aède y résume les événements soit d’un règne seulement, soit de plusieurs règnes, mais qu’il dispose à son gré.

  1. c) Quant aux Poèmes ikobyo, ce sont des morceaux ne comportant pas de refrain, et donc sans paragraphes comme en ont les deux précédents. L’Aède s’exprime d’un seul trait, signification nominale du mot Cette espèce de Poèmes est également appelée ikungu, substantif dérivé du verbe primaire gukunga : « faire courir)> (par exemple gukunga inshuro : mettre l’assaillant en déroute) ; d’où nous avons le dérivé très employé gukungagiza : «faire courir à toutes jambes, d’un seul trait ». (13) Ces morceaux sont, pour l’ordinaire, des discours de félicitation au Roi. C’est aussi la forme préférée des satiriques.

 

  1. B. Le début de chaque Poème (Introduction ou Exposition) se dit interuro ; tandis que la péroraison, comprenant la prière traditionnelle du Poète, s’appelle umusayuko (14). Le corps du morceau se dit impakanizi ou ibyanzu, selon que le Poème appartient à l’un ou l’autre des deux premiers groupes ; ou bien ikobyo, s’il est du troisième.

 

4° Les figures du genre dynastique.

La première et principale caractéristique de la Poésie Dynastique est l’emploi des Figures. Dans les morceaux

(13) Cette espèce de Poème porte également la dénomination de « igihambo » dont la signification étymologique reste inconnue. Notons aussi que le mot « ikungu » signifie rhétoriquement « apostrophe ». Ainsi les 5 premiers vers du Poème 71 dont on lira plus loin la traduction, sont « ikungu ». A ce sens se rattache le mot « inkunguzi » (personne, — spécialement femme ou jeune fille, — sans modestie), dérivé du verbe « gukungura ».

(14) « interuro » (début) du verbe « guterura » (commencer). — « Umusayuko» dérivé du verbe «gusayuka » qui n’est plus employé. Ici encore il faut se garder de confondre ce verbe «disparu» avec son homophone actuel « gusayuka» (se dégager physiquement de la fange), dérivé lui-même du verbe « gusaya » (s’enfoncer dans la boue, s’embourber).

dont la traduction va suivre, on ne pourra pas s’en rendre compte. La traduction en français oblige à simplifier la présentation du sens figuré. Pour être littérale vis-à-vis du texte, en effet, la traduction ne peut l’être par rapport aux figures. Leur traduction rigidement littérale serait par trop fastidieuse et exigerait des explications linguistiques que justifierait seul le texte rwandais, dont il n’est heureusement pas question ici.

Disons donc que, dans certaines circonstances, le Poète Dynastique évite de désigner un objet par le terme ordinairement en usage. Lorsque ne l’y oblige ni l’assonance ni la cadence du mot courant, il préfère montrer son talent par un style imagé. Que de difficultés, parfois même insurmontables, présentent d’innombrables passages de ces compositions ! Dans les traductions que l’on lira ci-après, le lecteur recevra directement le sens positif de l’objet que voilait la figure employée dans le texte original.

Seul le souci d’être complet exige que soient signalées les principales observations faites sur les figures de cette Poésie. Il serait inutile de s’étendre davantage, surtout par la multiplication en quelque sorte fastidieuse d’exemples dont on n’a guère besoin.

En langage d’Aèdes Dynastiques, employer une figure se dit kuzimiza : « faire disparaître ; voiler ». La figure elle-même se nomme umuvugo (15). Toutes les Figures, sauf en cas de constatation complétive ultérieure, se ramènent à trois types ; à savoir : la figure synonymique, la figure homonymique et la figure métonymique.

  1. a) La figure synonymique : Il serait difficile d’en donner une définition plus claire que sa dénomination même. Ainsi au lieu de se servir d’un terme courant, le Poète

(15. « Umùvugo » se rencontre également dans la Poésie Pastorale où il signifie « Chant ».)

en « voile » le sens dans un mot ou même dans une longue périphrase ayant à peu près la même signification que celle de la formule évitée. Ce type de figure semble être la base des deux autres, car elles en supposent très souvent l’emploi, tandis qu’aucun cas n’a été relevé dans lequel elle ait besoin de l’une des deux pour s’exprimer.

Donnons-en quelques exemples ; et à tout seigneur tout honneur : les noms des Rois. Le nom royal du Burundi « Mwambutsa » vient du verbe « kwambutsa » : «faire passer à un cours d’eau» — Dans sa composition, l’Aède l’appellera ou Muhoza (celui qui reçoit les droits de gué) ; ou Gicaruzi (celui qui va d’une rive à l’autre) ; ou Bigashya (celui qui manie les rames) ou Munyurangeli (celui qui voyage dans les eaux) ; etc. — Le nom royal de l’ancien Gisaka, « Kimenyi », du verbe kumenya : «savoir ; connaître ; » donnera Ndazi ( Je sais) ou Kibaliliza (le curieux ; celui qui interroge, qui s’informe) ; ou Mutayoberwa (celui qui n’ignore pas) ; ou Munsi w’ilivuzwe (celui qui attrape au vol toute nouvelle) ; ou Gihuliliza (celui qui prête une oreille attentive) ; etc.

 

Enfin les noms de lieux, telles les anciennes capitales du Rwanda : Kabuye (caillou) que l’Aède dira Mutamenwa (incassable) ; Rwoga (nageur) qu’il appellera Bwangagucubira (insubmersible) ; Remera (lourd) qu’il désignera par Mudaterurwa (qu’on ne peut soulever) ; Ruganda (forge) qu’il dénommera Buvuganyundo (tintement de marteaux) ; Kigali (vaste) qu’il indiquera sous le synonyme de Mutaga (où l’on est à l’aise) ; etc. etc.

Ces quelques exemples suffisent pour donner une idée de la figure synonymique qui, comme nous venons de le dire, est de loin la plus en usage dans le genre dynastique.

  1. b) La figure homonymique : Elle est suggérée à l’Aède par l’homophonie des termes. Ce genre de figure n’est que conçu dans l’esprit du compositeur, car il est évident qu’elle ne saurait être employée telle quelle dans un Poème. Puisqu’il s’agit, en effet, de mots ayant exactement les mêmes syllabes et la même tonalité, l’usage de l’un pour « voiler » l’autre ne saurait éveiller la pensée qu’il y ait là quelque figure ! C’est pourquoi le compositeur conçoit simplement dans l’esprit la relation d’homophonie existant entre les deux mots, pour que leur rapprochement l’autorise à faire usage d’une autre figure. Illustrons l’énoncé par des exemples :

Prenons le nom royal du Burundi, Ntare; ce nom signifie « Lion ». Ayant à parler de ce monarque, l’Aède aura devant les yeux le nom commun de l’animal intare (16) qui se prononce exactement de la même façon. S’il voulait « voiler)) le nom royal LION sous celui de l’animal LION, le résultat serait un non-sens, et l’opérateur deviendrait la risée de tout le monde s’il prétendait avoir effectué là une figure. Que doit-il faire dès lors ? L’existence de cette homophonie sera un point d’acquis qu’il laissera évoluer dans son esprit. Ce sera en même temps un point de départ pour passer légitimement aux qualités de l’animal LION, sous lesquelles va être « voilé » le Roi LION. L’Aède le désignera sous les appellations telles que Mugara (Porte-crinière) ; Cyububiratamu (Guetteur d’éland) ; Rwomanganashyamba (Clameur des forêts) ; Ruhigamparage (Chasseur des zèbres) ; etc. etc. Voilà donc la figure homonymique servant de base à l’emploi de la figure synonymique. Remarquez bien que dans le cas présent et autres similaires, la figure synonymique ne pourra pas entrer en lice, sans la présence sous-entendue de l’homonymique.

Retenons donc que cette dernière ne peut pas s’exté-

(16) « Intare » perd son article au vocatif, et dans le cas où l’on veut en faire un nom propre. Ainsi donc le nom royal du Burundi Ntare n’a rien qui le différencierait de «intare » dans le cas où le nom de l’animal serait changé en nom propre et deviendrait, non plus « intare », mais « Ntare ».

noriser telle quelle ; elle reste dans l’esprit et sert de base à l’emploi d’une autre figure que l’Aède juge opportune pour le passage en composition.

  1. c) La figure métonymique : La métonymie est une figure de Rhétorique connue dans toutes les littératures et à laquelle on ne peut guère attacher une nuance particulière, propre à la littérature rwandaise. Dans la généralité des cas, son emploi est exactement le même que partout ailleurs. Cependant elle joue un rôle quelque peu spécial dans notre genre dynastique, lorsqu’elle est appelée à exprimer diverses relations figurées.

Un exemple : par la figure homonymique, le compositeur conçoit la relation d’homophonie existant entre uBurundi (le Burundi), et uburundi (petits tibias). Comme il vient d’être expliqué, si ce dernier mot uburundi était employé pour «voiler » le royaume « uBurûndi » (17), ce serait exactement comme si la transposition n’avait pas eu lieu, puisque personne n’aurait l’idée d’y soupçonner une figure. Théoriquement la figure synonymique pourrait entrer en jeu, au moyen de mots signifiant «OS du tibias)) et figurant le pays et ses habitants. En pratique cependant de tels synonymes ne peuvent guère se rencontrer pour le cas précis. C’est pourquoi, de tous temps, nos Aèdes ont fait usage de la figure Métonymique, en faisant intervenir les parties de la jambe entourant le tibia.

Ainsi nous avons Buvantege (Pays sous la cavité pauplitée, — ou arrière-genou) ; Busumbabirenge (Pays plus haut que les pieds) ; Buguru (pays Jambes) ; Bugenda (Pays marcheur) ; etc. etc. Ces deux dernières

(17) L’appellation officielle, introduite sous l’influence des Swahiliphones change le nom de « Burundi » en celui de « Urundi ». Ce dernier nom devient un simple adjectif signifiant « Autre ». Accolé au nom du Rwanda sous la forme de ‘i Ruanda-Urundi », cela fait : « Rwanda-l’Autre ». On comprendra facilement que les indigènes soient instinctivement portés à écrire « le Burundi »,

figures sont en partie métonymiques et en partie synonymiques.

Comme on le voit donc, la figure Métonymique, en ce qui concerne son rôle particulier, propre à notre genre dynastique, vient remédier à la déficience de la Synonymique, en exprimant une chose par l’une de ses parties, un objet par quelque autre qui l’entoure. Elle peut se greffer à n’importe quelle autre figure préalablement établie. Quant aux cas où elle entre en lice toute seule, désignant par exemple un objet par l’une de ses parties, le contenu par ce qui le renferme, etc., je crois inutile de rappeler que c’est là le rôle qui définit cette figure sous toutes les latitudes.

 

5° Les Chevilles propres au genre dynastique.

Lorsque nous en serons à la lecture des Poèmes, on remarquera un nombre important de vers exclamatoires, alignement de termes louangeurs, ayant allure de vulgaire remplissage. Il s’agit là de Chevilles servant à équilibrer la marche du morceau, à caractériser, au même titre que les figures, le style du genre dynastique.

 

Nous venons de voir que la figure s’appelle umuvugo ; c’est un mot ou un groupe de mots incompréhensibles au premier abord, mais qu’il faut interpréter, au moyen de certaines règles convenues ou figures. Quant à la Cheville, elle se nomme indezi, mot qui a le sens général de « ornementation »  (18). La Cheville n’ajoute rien au sens du vers et l’on ne peut pas expliquer tel mot-cheville d’une façon invariable. C’est un mot de louange ou même toute une phrase formée de pareils termes, et pouvant se caser où le compositeur voudra les enchâsser.

Dans les morceaux présentés en cette étude, toutes

 

(18) La cheville en Poésie Pastorale s’appelle «ingaruzo tandis qu’elle est igisingizo » en Poésie Guerrière.

les chevilles ont été littéralement traduites, dans la mesure où il a été possible d’en comprendre le sens. Remarquons, en effet, que les Aèdes eux-mêmes n’en comprennent pas toujours la signification étymologique. Ce sont des formules reçues comme telles et que les Poètes retiennent traditionnellement dans les vieux morceaux. Leur demande-t-on le sens de tel mot-cheville ? Ils répondent presque invariablement : « De tous temps, ce mot signifie Roi ! C’est une louange qu’on adresse au Roi ! — Cela est synonyme (comprenez symbole) du Karinga ! » Etc. Lorsqu’on s’habitue petit à petit à la mentalité des Poèmes Dynastiques, on finit par se faire à ces formules, tout en essayant évidemment de les classer.

Les Chevilles du genre qui nous occupe semblent se diviser en deux catégories : celles que nous pourrions appeler générales et celles que nous dirions propres.

a)Les Chevilles générales sont celles qui s’appliquent à n’importe quel Roi, parce que visant simplement le détenteur du pouvoir suprême, sans s’occuper ni du nom de famille, ni de celui de règne, ni de quelque autre point de repère historique s’attachant à un personnage particulier.

b)Les Chevilles propres sont celles qui conviennent à un seul Roi, lorsqu’elles se calquent sur un événement historique ayant eu lieu sous son règne, ou qui rappellent une qualité dont tel Roi était doué, d’après la tradition des Mémorialistes. De cette catégorie doivent se rapprocher également les Chevilles propres à tel nom de règne, ou à la fonction qui se rattachent à ce nom.

Il a semblé encombrant d’insérer ici des exemples mutilés, pouvant faire comprendre davantage les notions présentées. Il sera mieux de signaler par des notes expli-

 

(19) Ceci est très courant surtout en ce qui concerne les Rois aux fonctions «pastorales »; à savoir : Mutara, Cyilima et Yuhi.

catives et la classification des figures et celle des Che- villes, dès que nous en serons à la lecture des Poèmes.

  1. B. On reconnaîtra facilement le mot-cheville ou la phrase composée de tels mots, à la présence de : fils de, — descendance de, — souche de, — rejeton de, ou de formules équivalentes. Pareils mots introduisent une Cheville, à moins qu’il ne soit évident qu’ils sont suivis du nom propre historiquement reconnu.

 

6° Le Poète Dynastique.

Les Bisigo sont l’œuvre du Poète Dynastique : Umusizi (au plur. Abasizi). Son titre officiel est Umisizi w’Umwami: Poète Dynastique du Roi (« Umusizi » : substantif dérivé du verbe « gusiga » dont le parfait se forme en «..size». Suivant le sens étymologique du «gisigo », le fonctionnaire est ou traditionaliste, ou compositeur de morceaux imagés. (cfr 20 ci-dessus). La tradition unanime désigne le clan des Basinga comme premiers organisateurs de cette Poésie. Rien de plus naturel à cela, puisque la Reine Mère adoptive, Nyirarumaga, était de leur clan. Aussi les Basinga en auraient-ils été officiellement chargés à la Cour dès les débuts. Au cours des générations cependant le genre dynastique compta des représentants de talents, recrutés dans divers clans.

Disons dès ici que le terme Umusizi désigne indistinctement aussi bien les Poètes compositeurs ou Aèdes, que les Poètes exclusivement déclamateurs ou Rhapsodes. Cette distinction entre Aédes et Rhapsodes est à retenir. Dans cette étude, l’appellation de « Rhapsodes)) s’appliquera à ceux qui, n’étant pas doués pour la composition, se bornent à apprendre par coeur les morceaux qu’ils débitent devant les grands.

Une famille avait-elle l’honneur de produire un compositeur ou Aède de talent, elle voyait son crédit s’en accroître à la Cour et en acquerrait un nouveau lustre.

 

Aussi les descendants du Compositeur tenaient-ils à honneur d’immortaliser leur ancêtre, en débitant ses Poèmes de générations en générations. Le souci du prestige familial était secondé en cela par le fait que la Coutume de Cour déclarait la fonction rigoureusement héréditaire dans la famille, qu’à cet effet elle exemptait de la juridiction des Chefs civils, et par conséquent de toute prestation servile.

 

7° La Corporation des Poètes Dynastiques.

De temps immémorial les Rois groupèrent les Poètes Dynastiques en une Corporation officielle, dénommée Umutwe w’Abasizi : Armée des Poètes Dynastiques. Elle se composait de familles s’honorant de compter des compositeurs dans l’ascendance, et donc officiellement reconnues comme familles d’Aèdes. A la tête de la Corporation était placé un fonctionnaire, Aède pour l’ordinaire, portant le titre de Intebe y’Abasizi : Le président (ou Préfet) des Poètes Dynastiques. D’abord réservée au clan des Basinga, cette fonction, à une époque relativement récente, passa à l’Aède le plus en vue de la Cour. Elle était devenue pratiquement héréditaire, puisque les trois derniers titulaires se l’étaient léguée de père en fils depuis le règne de Yuhi IV Gahindiro, soit durant plus d’un siècle (Sous Yuhi IV Gahindiro, le fonctionnaire était Ruhama, auquel succéda son fils Bamenya, père du dernier titulaire Karera).

 

 

Chaque famille de la Corporation devait être représentée en permanence à la Cour, par au moins un Rhapsode chargé de déclamer les Poèmes de son groupe, chaque fois que le Roi désirerait s’en faire réciter. Ainsi sous Yuhi V Musinga, père de Mutara III, ces délégués étaient au nombre de neuf, qui se relayaient régulièrement au mois lunaire (Il s’agit ici d’Aèdes d’office. Quant aux déclamateurs non tenus à cette corvée, ils étaient bien plus nombreux à la Cour).

Au Président des Poètes Dynastiques incombait le devoir de retrouver l’un ou l’autre Poème dont on avait besoin à la Cour. C’est qu’en effet, soit en vue de certaines cérémonies, soit pour dirimer une discussion sur des points traditionnels, il fallait recourir à des Poèmes faisant autorité dans la matière. Dès que la nécessité s’en présentait, ledit fonctionnaire en était averti. Lorsque ni lui ni l’un de ses subordonnés du mois n’en pouvaient débiter le texte complet, ces derniers indiquaient l’Aède ou le Rhapsode en possession du morceau désiré. Il était ensuite convoqué d’urgence et présenté au Roi.

 

8° Mérite social de cette institution ; privilèges qui lui étaient liés.

A beaucoup de points de vue, la création de cette Corporation constitue l’une des organisations sociales les plus méritantes du Rwanda Hamite. C’est en effet la plus ancienne institution « intellectuelle » coutumière, ayant préludé, d’une manière suivie, à l’évolution de notre langue pensée. Les morceaux en étaient exclusivement dédiés au Roi. L’octroi du prix littéraire traditionnel favorisa dès le début une fructueuse émulation. La présentation d’un Poème valait, en effet, le don d’une vache à l’Aède, au titre de « encouragement au penseur du Roi », (intiti z’Umwami, ou abenge b’Umwami). Ce « stimulant littéraire)) pouvait aller jusqu’à quelques dizaines de Bovidés pour un seul Poème, comme dans le cas de Nyakayonga, lorsqu’il déclama le morceau N° 90 dont nous donnons la traduction in extenso.

Quant aux simples Rhapsodes, membres des familles d’Aèdes ou amateurs isolés, le Droit coutumier les exemptait, comme dit plus haut, de toute prestation servile due aux autorités civiles. Il suffisait de posséder par coeur le texte de quelques Poèmes pour être, du même fait, un serviteur immédiat « de la Couronne ».

 

9°L’ « École » de déclamation.

Les familles d’Aèdes étaient placées sous l’autorité de leurs chefs patriarcaux respectifs, représentants locaux du Président des Poètes Dynastiques. Dès leur plus jeune âge, les enfants des familles d’Aèdes devaient avoir la mémoire farcie de ces Poèmes, raison d’être de la situation enviable faite à leur parentèle. Mêlés à leurs aînés et à leurs pères, ils devaient en débiter, du premier au dernier, dans les assemblées présidées par le chef patriarcal, plusieurs fois par mois. Ces assemblées déclamatoires étaient convoquées d’ordinaire en plein air, dans l’après-midi ; parfois aussi elles se tenaient sous forme de « veillées poétiques », dès la tombée de la nuit autour de quelque cruche de bière. Les assistants ne goûtaient à l’amphore d’honneur qu’après une récitation impeccable d’au moins un Poème, débité debout devant les invités. Les jeunes gens doués d’une bonne mémoire recevaient, comme stimulant, quelque vache de leurs pères, au titre de «récompense de félicitation ».

Cette « École » de déclamation était ordonnée à garder fidèlement le mot à mot des Poèmes, et ainsi à mieux les préserver de l’oubli. C’était là par ricochet, la meilleure protection, efficace jusqu’à un certain point, contre leur altération textuelle, destin ordinaire des traditions orales abandonnées, sans contrepoids, à l’imagination populaire, surtout des Primitifs.

 

 

10° Invariabilité des Poèmes Dynastiques.

Les Poèmes Dynastiques se transmettent dans les termes mêmes de leur composition. Aussi abondent-ils en archaïsmes caractérisés, dont la signification est à chercher dans les commentaires oraux, confirmés très souvent par les langues de régions limitrophes du Rwanda, où sont encore en usage certains mots disparus de la nôtre parlée.

Toutefois ce mot à mot, si fidèle soit-il, doit s’entendre avec les nuances nécessaires qu’exige la foi aux traditions en fin de compte orales ! D’autant plus que, depuis plus de 25 ans, cette institution a subi, l’une des premières, le contrecoup de l’évolution mal entendue qui, à tort, a discrédité en bloc de bien bonnes choses du passé. Du jour où les Poètes furent considérés comme « diseurs de vieilles fables » par la nouvelle génération des Chefs, les précieux exercices de déclamation prirent fin ! En certains endroits même, le fait d’imposer impitoyablement les corvées à ces privilégiés d’antan fut considéré presque comme le signe distinctif d’un Chef franchement tourné vers les idées nouvelles importées d’Europe.

La jeunesse aurait dès lors cru s’arriérer en apprenant par cœur des compositions indigènes ainsi tombées en disgrâce, qui ne pouvaient plus procurer la considération d’antan, et pour lesquelles on ne disposait du reste plus du temps nécessaire. Et entretemps la mort accomplissait son œuvre dans les rangs des Poètes âgés. Lorsqu’on se mit à recueillir les morceaux, c’était presque trop tard. Grâce cependant au concours empressé du Roi qui ordonna aux survivants de ces vieillards les déplacements nécessaires, il fut possible de prendre la dictée des Poèmes que nous possédons. D’autre part la Caisse des Éditions qu’il fonda, permit d’envoyer des clercs auprès des plus impotents dont le déplacement s’avérait impossible. C’était lutter de vitesse, pour ainsi dire, avec le trépas qui fauchait, à vue d’œil, cette génération de l’autre siècle. Entre 1940 et 1945, par suite surtout des privations durant la grande famine, j’en vis disparaître une dizaine, dont trois étaient de vrais répertoires de Poèmes Dynastiques non encore dictés. Les trois derniers Aèdes moururent en deux ans, mettant ainsi fin à la continuation du genre dynastique. Un vieux Rhapsode, du nom de Segatwa fils de Mpwerume, domicilié dans la province du Bufundu, me dit mélancoliquement en 1946: « N’espérez plus la composition de nouveaux morceaux ! Le feu a passé dans le sein du genre dynastique ! » (C.-à-d. le genre a été définitivement stérilisé par la disparition des derniers Aèdes qui n’auront plus jamais des successeurs !)

Comme on le comprend sans peine, les Poèmes recueillis ont été dictés par un nombre en somme limité de déclamateurs, dont heureusement quelques-uns étaient des meilleurs qu’on ait connus sous les deux règnes précédents. Il était dès lors mal indiqué d’insister outre mesure sur le collationnement des textes rassemblés. Ce travail de collationnement a été certes effectué, au sujet de quelques morceaux, en vue de la présente étude. Mais pour l’ensemble la tâche était de quelques dizaines d’années trop tardives, si on voulait la mener avec l’abondance de matériaux qu’exigerait une étude comparative non superficielle.

Ainsi donc, à part quelques Poèmes peu nombreux, il n’était plus possible de trouver plusieurs déclamateurs se rencontrant sur un même morceau. Dans la presque généralité des cas, certains Poèmes ne possédaient chacun de son côté que des passages plus ou moins étendus de tel Gisigo. D’où naturellement la porte ouverte à l’introduction d’importantes variantes. De plusieurs déclamations partielles, après un recoupage attentif, parfois effectué à longueur d’années, on a pu reconstituer tel Poème qu’il était impossible de retrouver autrement.

Est-ce à dire cependant que les dictées de plusieurs Aèdes ou Rhapsodes possédant chacun le texte complet d’un même morceau, ne contenaient guère de variantes ? Évidemment non ! Ces gens-là ne se connaissent pas pour l’ordinaire, ou tout au plus s’étaient-ils rencontrés à la Cour il y avait plus de 20 ans. En tous les cas, ils n’avaient jamais eu l’idée de s’entraîner à la déclamation en chœur, n’appartenant ni à la même famille, ni n’habitant la même région. Bien plus, le Poème sur lequel ils se rencontraient ne leur avait pas été enseigné par le même répétiteur. Et c’est là un précieux appoint en faveur de l’invariabilité du texte poétique. Rien de plus compréhensible cependant que le fait de relever plusieurs vers de différence dans les dictées prises séparément. Le contraire serait incroyable. Dans l’ensemble cependant les variantes sont si peu nombreuses et si accessoires pour des textes parfois très étendus,qu’à bon droit on peut les qualifier d’insignifiantes.

 

11°Ce qu’il faut retenir de cet exposé.

Que le lecteur veuille donc remarquer que son attention n’est nullement attirée sur la qualité de « textes invariables », mais bien sur l’existence de Poèmes :

a)dont les déclamateurs (s’ignorant souvent les uns les autres et provenant de régions distantes) donnent un texte aux variantes humainement inévitables et moralement insignifiantes pour l’ensemble ;

b)dont le texte demeure invariable dans la bouche du même déclamateur toutes les fois qu’on veut lui en faire recommencer la récitation.

Il semble que ce soit là les deux remarques qui, en cette étude, doivent être mises en vedette.

 

12°Le nombre des Poèmes recueillis.

Soulignons enfin que la présente monographie n’est pas un assemblage de conclusions plus ou moins isolées. C’est en raccourci le résultat d’une attentive observation, faite sur une vaste documentation, patiemment rassemblée depuis 1936. Les morceaux complets ou fragmentaires dictés par plus de 20 Aèdes et Rhapsodes sont en tout 176. L’on peut regretter la perte irrémédiable de 42 Poèmes, dont certains jouissaient, dans un passé très rapproché de nous, d’une grande célébrité. Leurs uniques dépositaires avaient disparu, ces dernières années, sans en léguer le texte à quelque déclamateur que l’on sache.

 

13° Comment interpréter les Poèmes Dynastiques.

Comme on s’en rendra compte à la lecture des morceaux dont nous présentons la traduction, nos Aèdes sont plutôt sobres au point de vue de l’Histoire. Ils sont, par état, louangeurs de la Dynastie et du Roi qui la représente. N’attendons d’eux, dès lors, ni l’exposition bilatérale des événements, ni quelque parole en faveur ou à la louange de ceux qui s’opposent au Roi. Leur fonction est d’exalter ce dernier et ses ascendants ; d’en dire du bien et rien que d’eux seuls et de leurs fidèles collaborateurs. De fulminer les malheurs que le régnant, à l’exemple de ses prédécesseurs, infligera à ses ennemis (ses adversaires politiques) et aux pays étrangers. C’est donc incidemment qu’ils nous fournissent quelques renseignements historiques.

Ajoutons de suite que cette sobriété, involontaire dans un sens, rend justement précieux leur témoignage. Ils ne « posent » pas en organes de l’Histoire : on les surprend dans ce rôle, « parlant de la prose sans le savoir ». Ils sont sans doute partiaux, mais c’est mieux que s’ils n’étaient rien du tout ; et à la rigueur un monographiste pourrait s’en contenter !

Pour interpréter fructueusement le fond historique de leurs compositions, il faut toujours démêler deux épisodes :

  1. a) l’événement d’actualité qui inspire l’Aède, et dont il est témoin oculaire ;

bla tradition qu’il reprend en abrégé, sous diverses formes, la puisant à différentes sources antérieures. Ce témoignage auriculaire sera, de toute évidence, moins précieux que le premier.

Il ne sera toutefois pas facile de connaître toujours, par le Poème seul, cet événement qui inspire l’Aède. Il faut alors recourir aux traditions orales concernant le règne sous lequel il fut composé. Il arrive souvent, en effet, surtout pour les morceaux très anciens, que le compositeur relate un événement de son temps, mais dont on ne trouve plus trace dans la Chronique des Mémorialistes. Comme les Bisigo sont des labyrinthes de figures, de tels morceaux restent en partie énigmatiques, faute de clef nécessaire. Il en est de même lorsqu’il y est question de noms de lieux, situés dans des régions inconnues de nous. Ainsi donc une certaine connaissance d’Histoire et de Géographie locales est une clef parfois indispensable pour interpréter maintes figures sous lesquelles l’Aède a «voilé» sa pensée.

 

14° Témoignage qu’il faut conserver intact.

Ces élucubrations poétiques, quelques plates flatteries qu’elles sembleraient être en maints passages, présentent un aspect digne d’admiration au point de vue ethnographique, linguistique, historique et littéraire. Tout travail intellectuel effectué par des Primitifs illettrés, comporte souvent, sinon toujours, une valeur documentaire dont le rejet en bloc constituerait une espèce de Vandalisme que ni les Ethnologues, ni surtout les indigènes de l’avenir, ne sauraient facilement pardonner. On serait mal venu, semble-t-il, de corriger ces Poèmes, en vue d’en présenter le contenu traditionnel dans un vase plus avenant, mieux adapté à la mentalité actuelle. De telles manipulations n’en feraient-elles pas disparaître le côté justement précieux qu’est la fraîcheur de l’imagination du Primitif, dénuée de toute influence de la critique occidentale ?

Le lecteur est du reste suffisamment éclairé pour apprécier chaque chose à sa juste valeur. C’est pourquoi quiconque s’intéresse à pareilles matières du passé, surtout concernant des régions encore peu connues, devrait avoir, avant tout, la seule préoccupation de livrer un document authentique, qui permette de contrôler l’interprétation subjective qu’il y aurait apposée. Ce faisant d’ailleurs, il se serait borné à son véritable rôle, et partant se serait mis dans les meilleures conditions lui permettant de faire un travail durable. De la sorte il se rendrait utile, non seulement aux spécialistes étrangers, toujours en quête de recherches documentaires gardant leur valeur objective en toute occurrence, mais encore aux futurs historiens de la région. Les gros ouvrages de ces derniers, en effet, ne devraient être qu’une harmonieuse analyse de solides monographies ayant trait aux diverses activités, institutions et traditions tant familiales que sociales du peuple étudié.

1° Permettez qu’un Aède vous introduise.

Notre Littérature comprend trois grands genres poétiques : le Pastoral, le Guerrier et le Dynastique. Ce dernier, objet de la présente étude, est consacré à exalter le Roi et la Maison régnante. Débutons par un échantillon extrait du morceau intitulé « PUISQUE DIEU NOUS MÉNAGE UNE OCCASION DE RÉJOUISSANCE «  (None Imana iduhaye kuvuza impundu). Il fut composé par l’Aède Nyakayonga, en 1875, pour célébrer la victoire remportée par l’expédition punitive dirigée contre Kabego, roitelet de l’île Ijwi, qui avait refusé de payer le tribut traditionnel que la dynastie insulaire devait au Roi du Rwanda.

                 

Puisque Dieu nous ménage une occasion de réjouissance,

J’en profite pour solenniser les louanges des Rois…

Vous autres, Basindi, Dieu Vous a donné une inviolable fécondité, (2)

Pour que Vous deveniez forts, régniez sans frontière,

Et soyez plus élevés que vos rivaux!

O princes aux heureux présages, Vous êtes des dominateurs !

Vous avez, Vous autres, une profonde paix,

Ainsi que le prestige devenu votre apanage…

0 Dépositaire de la vie, je viens exalter vos triomphes, (3)

Et la pérennité qui Vous caractérise.

Vous avez submergé les autres Rois du dehors :

Vous les dépassez sans comparaison.

Vous avez, plus qu’eux tous, le Dieu qui Vous a élus,

Qui Vous a donné les succès, Vous faisant triompher de l’étranger.

Il Vous a conservé la succession et les Épouses :

Et lorsque Vous attaquez, jamais Vous ne reculez vaincus…

Tu as déraciné les meurtriers de ta Famille :

Tu as anéanti les descendants de Nstibura, (4)

Tu les as vaincus sans retour !

Depuis ton avènement, victoires continuelles :

Tu as détourné de nous d’innombrables calamités…

Sais-tu, ô l’Inégalable, ce qui Vous rendit supérieurs aux ennemis ? (6)

 

Mwendo. Kabego se révolta à la mort de Mutara II Rwogera, successeur de Yuhi IV, à la suite du refus de la Cour d’accepter les présents que le souverain vassal avait envoyés à son maître durant les derniers jours de sa maladie.

(2) Basindi : terme générique désignant le clan dynastique du Rwanda, dont l’ancêtre éponyme est Yuhi I Musindi, petit-fils de Gihanga, le fondateur de la Maison régnante. L’appellation  « Banyiginya » s’applique plutôt aux membres du clan royal joignant la richesse à leur ascendance royale plus ou moins éloignée.

(3) Remarquez que l’énallage est du Poète qui interpelle le Roi et, en sa personne, s’adresse au collège de ses ancêtres. Cette remarque vaudra pour d’autres passages encore des traductions qui suivront. Dans cette étude le pluriel de majesté, inconnu de notre Poésie, a été soigneusement écarté.

(4)Le Roi Ndahiro II Cyamatare, comme nous le verrons en son temps, fut tué par Ntsibura, Roi du Bunyabungo. La dynastie de l’île Ijwi est apparentée à ce guerrier des temps reculés, devenu l’ancêtre éponyme de toutes les principautés disséminées sur la rive sud-occidentale du Kivu. L’Aède veut voir, dans les exploits accomplis par l’expédition, une revanche définitive, ou mieux le dernier acte de la vengeance que la Lignée des Basindi n’avait pas encore tirée des Batsibura (descendance de Ntsibura).

 

Vous excellez en l’habileté qui triomphe toujours des trahisons :

Depuis que nous te poussons à la lutte, tu combats comme un Taureau

[vigoureux.

Ne t’effrayant pas des eaux profondes, tu passas par-dessus :

Dans l’Ijwi se produisit une effroyable confusion,

Tandis que la javeline du Vengeur nous y créait une inoubliable renommée,

Dans le Marambo, ainsi qu’a Nyakarengo, (6)

Les gens ne te connaissent plus de nom, t’ayant vu de leurs propres yeux

Lorsque les incendies se mêlaient aux râles douloureux !…

Eh bien, Voyageur des succès !

Tes marches sont devenues déconcertantes !

Est-ce donc vrai que tu es parti sans signal de mobilisation ?

Tu te serais mis en route comme pour une promenade d’après-midi,

Laissant croire que tu rendais visite aux capitales de tes pères ! (7)

Une fois traversées les régions montagneuses, tu changeas direction,

Et donnas aux Armées l’ordre d’attaquer !

Tu passas par une voie impraticable, ô Héros Chef des Armées :

Tu traversas le Kivu comme s’il se fut agi d’une écuellée d’eau !

Ta javeline accomplit un affreux carnage parmi lus insulaires !

Ils furent exterminés dans un étonnement ahuri,

Se disant victimes de l’attaque d’un Roi dévalant du firmament… (8),

 

Prions l’Aède d’interrompre sa muse, car nous n’en finirions pas avec son très élégant et très long Poème, l’un des plus beaux du règne de Kigeli IV Rwabugili.

 

(6)Marambo : l’une des subdivisions régionales de l’île, située dans sa partie septentrionale. — Nyakarengo : localité de l’île, faisant face à notre presqu’île de Nyamirundi.

(7)« Capitales » : dans le Code Ésotérique et aussi dans les traditions populaires du Rwnda, la « capitale » (umurwa) ne signifie pas seulement la localité où le Souverain tient sa Cour. Cette appellation s’applique également à toutes les localités qui, dans le passé, furent inaugurées comme « capitales » par l’un ou l’autre Roi. Une résidence royale inaugurée comme telle devient « l’Épouse de la Dynastie)) et le reste à perpétuité. Quand un Roi arrive dans pareilles localités, il rend visite é l’Épouse de sa Lignée.

(8)«Roi du firmament » : circonlocution pour désigner «le Tonnerre ou la Foudre ». Les insulaires s’étaient concentrés à Nyakarengo face aux Armées du Rwanda massées à Nyamirundi. Mais le Roi fit secrètement mobiliser un autre groupe d’Armée dans la région de Rubbengera, plus au Nord. Ces derniers guerriers envahirent l’île par le Marambo. Pris à l’improviste par cette attaque inattendue, les insulaires furent massacrés en se demandant le comment de cette mystification dont ils étaient les victimes.

 

2° Le Poème Dynastique ancien et actuel.

Primitivement les Poèmes Dynastiques s’appelaient ibinyeto (au sing. ikinyéto), terme dont personne ne peut plus expliquer le sens étymologique. C’était alors de brèves compositions ne dépassant guère les 10 vers. Les Aèdes en consacraient, sous cette forme, à divers Rois séparément. Il en fut ainsi jusqu’au grand Ruganzu II Ndôli, au XVIe siècle. Au début de cerègne, déjà illustre dans la légende sous tant de rapports, la Reine Mère adoptive Nyirarumaga, du clan des Basinga (9), composa les deux premiers Poèmes connus du type actuel. A l’encontre des binyeto, les nouvelles compositions ou combinent les gestes de tous les Rois historiques en un morceau unique ; ou célèbrent les exploits d’un seul monarque, mais dans un Poème toujours développé.

Dans notre langue, le Poème Dynastique s’appelle Igisigo (au plur. ibisigo). La signification nominale en peut être expliquée par deux verbes homophones : a) gusiga : « laisser après soi ; derrière soi ». — b) gusiga : « exprimer des choses difficiles à comprendre. » De ce dernier terme technique d’usage restreint, le langage courant a conservé les deux dérivés : gusiganuza : « demander des explications » ; et gusigura : « expliquer les Poèmes Dynastiques ; en commenter les figures ». (10)

Ainsi donc le premier verbe donnerait à son substantif igisigo le sens de «tradition », tandis que le second verbe en ferait « composition imagée, pleine d’énigmes ». Les deux

 

(9)Le Code Ésotérique de la Dynastie du Rwanda défend d’introniser un Roi « orphelin ». Lorsque le prince héritier est orphelin de sa mère, on doit lui donner une « mère adoptive ». La mère du Rugânzu II, du nom de Nyabacuzi, avait péri avec toute la famille royale dans les circonstances narrées en maints passages plus loin.

(10)Dans notre langue, la particule « go » est la marque de l’infinitif ; on la place (levant les verbes dont le radical commence par les lettres f h k p s I ; elle devient « ku » devant les radicaux commençant, soit par une voyelle, soit par les demi-voyelles w y, soit par les lettres b d g l (r) m n y z.

sens d’ailleurs se couvrent et se complètent, car si le contenu du Gisigo est tradition, son style est un labyrinthe de figures.

 

3° La classification des Poèmes Dynastiques.

Les Poèmes Dynastiques se divisent en trois groupes distincts et caractérisés : a) les Bisigo à impakanizi ; b) les Bisigo à ibyanzu ; et enfin c) les Bisigo dits ikobyo.

 

a)Les Poèmes à impakanizi sont ceux dans lesquels, après l’introduction souvent consacrée à rappeler les exploits récents, certaines fois ceux de l’un ou de l’autre des anciens Rois, le compositeur reprend brièvement l’Histoire de tous les membres «historiques » de la Dynastie, selon leur ordre chronologique. Le dernier paragraphe est consacré au Roi régnant, auquel le morceau est présenté.

Les différents paragraphes sont séparés par un refrain, régulièrement repris au début de chacun d’eux et appelé impakanizi ; d’où la dénomination de ces Bisigo épisodiques. (11)

b)Les Poèmes à ibyanzu (12) comportent également des paragraphes, séparés, comme les précédents, par un refrain appelé icyanzu (au plur. ibyanzu). Cependant ces paragraphes ne relatent pas l’Histoire des Rois

 

(11) Ce terme « impakanizi » se rencontre également dans la Poésie Pastorale où il signifie trois choses : a) le mot louangeur commun que l’Aède doit insérer dans tous les Chants consacrés au même troupeau ; b) le dernier vers identique qui doit terminer tous les Chants d’un Poème prolongé consacré à une même vache, la Reine du troupeau ; c) enfin le second Chant du Poème ainsi prolongé. — C’est un substantif dérivé du verbe « guhakanira » lequel est lui-même dérivé du verbe guhakana » disparu du langage actuel. Son homophone « guhakana » (nier) dont le dérivé « guhakanira » (refuser à quelqu’un) n’a pas de relation obvie avec les mots techniques en la poésie qui nous occupe.

(12) Ce mot « icyanzu » reste étymologiquement inexpliqué. La réalité qu’il exprime n’a pas de rapport avec le sens de son homophone « icyanzu » (passage pratiqué dans les parties arrières soit d’un enclos, soit d’une case, à l’effet de donner accès en des endroits réservés aux seuls familiers du foyer).

suivant leur ordre chronologique. L’Aède y résume les événements soit d’un règne seulement, soit de plusieurs règnes, mais qu’il dispose à son gré.

  1. c) Quant aux Poèmes ikobyo, ce sont des morceaux ne comportant pas de refrain, et donc sans paragraphes comme en ont les deux précédents. L’Aède s’exprime d’un seul trait, signification nominale du mot Cette espèce de Poèmes est également appelée ikungu, substantif dérivé du verbe primaire gukunga : « faire courir)> (par exemple gukunga inshuro : mettre l’assaillant en déroute) ; d’où nous avons le dérivé très employé gukungagiza : «faire courir à toutes jambes, d’un seul trait ». (13) Ces morceaux sont, pour l’ordinaire, des discours de félicitation au Roi. C’est aussi la forme préférée des satiriques.

 

  1. B. Le début de chaque Poème (Introduction ou Exposition) se dit interuro ; tandis que la péroraison, comprenant la prière traditionnelle du Poète, s’appelle umusayuko (14). Le corps du morceau se dit impakanizi ou ibyanzu, selon que le Poème appartient à l’un ou l’autre des deux premiers groupes ; ou bien ikobyo, s’il est du troisième.

 

4° Les figures du genre dynastique.

La première et principale caractéristique de la Poésie Dynastique est l’emploi des Figures. Dans les morceaux

(13) Cette espèce de Poème porte également la dénomination de « igihambo » dont la signification étymologique reste inconnue. Notons aussi que le mot « ikungu » signifie rhétoriquement « apostrophe ». Ainsi les 5 premiers vers du Poème 71 dont on lira plus loin la traduction, sont « ikungu ». A ce sens se rattache le mot « inkunguzi » (personne, — spécialement femme ou jeune fille, — sans modestie), dérivé du verbe « gukungura ».

(14) « interuro » (début) du verbe « guterura » (commencer). — « Umusayuko» dérivé du verbe «gusayuka » qui n’est plus employé. Ici encore il faut se garder de confondre ce verbe «disparu» avec son homophone actuel « gusayuka» (se dégager physiquement de la fange), dérivé lui-même du verbe « gusaya » (s’enfoncer dans la boue, s’embourber).

dont la traduction va suivre, on ne pourra pas s’en rendre compte. La traduction en français oblige à simplifier la présentation du sens figuré. Pour être littérale vis-à-vis du texte, en effet, la traduction ne peut l’être par rapport aux figures. Leur traduction rigidement littérale serait par trop fastidieuse et exigerait des explications linguistiques que justifierait seul le texte rwandais, dont il n’est heureusement pas question ici.

Disons donc que, dans certaines circonstances, le Poète Dynastique évite de désigner un objet par le terme ordinairement en usage. Lorsque ne l’y oblige ni l’assonance ni la cadence du mot courant, il préfère montrer son talent par un style imagé. Que de difficultés, parfois même insurmontables, présentent d’innombrables passages de ces compositions ! Dans les traductions que l’on lira ci-après, le lecteur recevra directement le sens positif de l’objet que voilait la figure employée dans le texte original.

Seul le souci d’être complet exige que soient signalées les principales observations faites sur les figures de cette Poésie. Il serait inutile de s’étendre davantage, surtout par la multiplication en quelque sorte fastidieuse d’exemples dont on n’a guère besoin.

En langage d’Aèdes Dynastiques, employer une figure se dit kuzimiza : « faire disparaître ; voiler ». La figure elle-même se nomme umuvugo (15). Toutes les Figures, sauf en cas de constatation complétive ultérieure, se ramènent à trois types ; à savoir : la figure synonymique, la figure homonymique et la figure métonymique.

  1. a) La figure synonymique : Il serait difficile d’en donner une définition plus claire que sa dénomination même. Ainsi au lieu de se servir d’un terme courant, le Poète

(15. « Umùvugo » se rencontre également dans la Poésie Pastorale où il signifie « Chant ».)

en « voile » le sens dans un mot ou même dans une longue périphrase ayant à peu près la même signification que celle de la formule évitée. Ce type de figure semble être la base des deux autres, car elles en supposent très souvent l’emploi, tandis qu’aucun cas n’a été relevé dans lequel elle ait besoin de l’une des deux pour s’exprimer.

Donnons-en quelques exemples ; et à tout seigneur tout honneur : les noms des Rois. Le nom royal du Burundi « Mwambutsa » vient du verbe « kwambutsa » : «faire passer à un cours d’eau» — Dans sa composition, l’Aède l’appellera ou Muhoza (celui qui reçoit les droits de gué) ; ou Gicaruzi (celui qui va d’une rive à l’autre) ; ou Bigashya (celui qui manie les rames) ou Munyurangeli (celui qui voyage dans les eaux) ; etc. — Le nom royal de l’ancien Gisaka, « Kimenyi », du verbe kumenya : «savoir ; connaître ; » donnera Ndazi ( Je sais) ou Kibaliliza (le curieux ; celui qui interroge, qui s’informe) ; ou Mutayoberwa (celui qui n’ignore pas) ; ou Munsi w’ilivuzwe (celui qui attrape au vol toute nouvelle) ; ou Gihuliliza (celui qui prête une oreille attentive) ; etc.

 

Enfin les noms de lieux, telles les anciennes capitales du Rwanda : Kabuye (caillou) que l’Aède dira Mutamenwa (incassable) ; Rwoga (nageur) qu’il appellera Bwangagucubira (insubmersible) ; Remera (lourd) qu’il désignera par Mudaterurwa (qu’on ne peut soulever) ; Ruganda (forge) qu’il dénommera Buvuganyundo (tintement de marteaux) ; Kigali (vaste) qu’il indiquera sous le synonyme de Mutaga (où l’on est à l’aise) ; etc. etc.

Ces quelques exemples suffisent pour donner une idée de la figure synonymique qui, comme nous venons de le dire, est de loin la plus en usage dans le genre dynastique.

  1. b) La figure homonymique : Elle est suggérée à l’Aède par l’homophonie des termes. Ce genre de figure n’est que conçu dans l’esprit du compositeur, car il est évident qu’elle ne saurait être employée telle quelle dans un Poème. Puisqu’il s’agit, en effet, de mots ayant exactement les mêmes syllabes et la même tonalité, l’usage de l’un pour « voiler » l’autre ne saurait éveiller la pensée qu’il y ait là quelque figure ! C’est pourquoi le compositeur conçoit simplement dans l’esprit la relation d’homophonie existant entre les deux mots, pour que leur rapprochement l’autorise à faire usage d’une autre figure. Illustrons l’énoncé par des exemples :

Prenons le nom royal du Burundi, Ntare; ce nom signifie « Lion ». Ayant à parler de ce monarque, l’Aède aura devant les yeux le nom commun de l’animal intare (16) qui se prononce exactement de la même façon. S’il voulait « voiler)) le nom royal LION sous celui de l’animal LION, le résultat serait un non-sens, et l’opérateur deviendrait la risée de tout le monde s’il prétendait avoir effectué là une figure. Que doit-il faire dès lors ? L’existence de cette homophonie sera un point d’acquis qu’il laissera évoluer dans son esprit. Ce sera en même temps un point de départ pour passer légitimement aux qualités de l’animal LION, sous lesquelles va être « voilé » le Roi LION. L’Aède le désignera sous les appellations telles que Mugara (Porte-crinière) ; Cyububiratamu(Guetteur d’éland) ; Rwomanganashyamba(Clameur des forêts) ; Ruhigamparage(Chasseur des zèbres) ; etc. etc. Voilà donc la figure homonymique servant de base à l’emploi de la figure synonymique. Remarquez bien que dans le cas présent et autres similaires, la figure synonymique ne pourra pas entrer en lice, sans la présence sous-entendue de l’homonymique.

Retenons donc que cette dernière ne peut pas s’exté-

(16) « Intare » perd son article au vocatif, et dans le cas où l’on veut en faire un nom propre. Ainsi donc le nom royal du Burundi Ntare n’a rien qui le différencierait de «intare » dans le cas où le nom de l’animal serait changé en nom propre et deviendrait, non plus « intare », mais « Ntare ».

noriser telle quelle ; elle reste dans l’esprit et sert de base à l’emploi d’une autre figure que l’Aède juge opportune pour le passage en composition.

  1. c) La figure métonymique : La métonymie est une figure de Rhétorique connue dans toutes les littératures et à laquelle on ne peut guère attacher une nuance particulière, propre à la littérature rwandaise. Dans la généralité des cas, son emploi est exactement le même que partout ailleurs. Cependant elle joue un rôle quelque peu spécial dans notre genre dynastique, lorsqu’elle est appelée à exprimer diverses relations figurées.

Un exemple : par la figure homonymique, le compositeur conçoit la relation d’homophonie existant entre uBurundi (le Burundi), et uburundi (petits tibias). Comme il vient d’être expliqué, si ce dernier mot uburundi était employé pour «voiler » le royaume « uBurûndi » (17), ce serait exactement comme si la transposition n’avait pas eu lieu, puisque personne n’aurait l’idée d’y soupçonner une figure. Théoriquement la figure synonymique pourrait entrer en jeu, au moyen de mots signifiant «OS du tibias)) et figurant le pays et ses habitants. En pratique cependant de tels synonymes ne peuvent guère se rencontrer pour le cas précis. C’est pourquoi, de tous temps, nos Aèdes ont fait usage de la figure Métonymique, en faisant intervenir les parties de la jambe entourant le tibia.

Ainsi nous avons Buvantege(Pays sous la cavité pauplitée, — ou arrière-genou) ; Busumbabirenge(Pays plus haut que les pieds) ; Buguru (pays Jambes) ; Bugenda (Pays marcheur) ; etc. etc. Ces deux dernières

(17) L’appellation officielle, introduite sous l’influence des Swahiliphones change le nom de « Burundi » en celui de « Urundi ». Ce dernier nom devient un simple adjectif signifiant « Autre ». Accolé au nom du Rwanda sous la forme de ‘i Ruanda-Urundi », cela fait : « Rwanda-l’Autre ». On comprendra facilement que les indigènes soient instinctivement portés à écrire « le Burundi »,

figures sont en partie métonymiques et en partie synonymiques.

Comme on le voit donc, la figure Métonymique, en ce qui concerne son rôle particulier, propre à notre genre dynastique, vient remédier à la déficience de la Synonymique, en exprimant une chose par l’une de ses parties, un objet par quelque autre qui l’entoure. Elle peut se greffer à n’importe quelle autre figure préalablement établie. Quant aux cas où elle entre en lice toute seule, désignant par exemple un objet par l’une de ses parties, le contenu par ce qui le renferme, etc., je crois inutile de rappeler que c’est là le rôle qui définit cette figure sous toutes les latitudes.

 

 

 

5° Les Chevilles propres au genre dynastique.

Lorsque nous en serons à la lecture des Poèmes, on remarquera un nombre important de vers exclamatoires, alignement de termes louangeurs, ayant allure de vulgaire remplissage. Il s’agit là de Chevilles servant à équilibrer la marche du morceau, à caractériser, au même titre que les figures, le style du genre dynastique.

 

Nous venons de voir que la figure s’appelle umuvugo ; c’est un mot ou un groupe de mots incompréhensibles au premier abord, mais qu’il faut interpréter, au moyen de certaines règles convenues ou figures. Quant à la Cheville, elle se nomme indezi, mot qui a le sens général de « ornementation »  (18). La Cheville n’ajoute rien au sens du vers et l’on ne peut pas expliquer tel mot-cheville d’une façon invariable. C’est un mot de louange ou même toute une phrase formée de pareils termes, et pouvant se caser où le compositeur voudra les enchâsser.

Dans les morceaux présentés en cette étude, toutes

 

(18) La cheville en Poésie Pastorale s’appelle «ingaruzo tandis qu’elle est igisingizo » en Poésie Guerrière.

les chevilles ont été littéralement traduites, dans la mesure où il a été possible d’en comprendre le sens. Remarquons, en effet, que les Aèdes eux-mêmes n’en comprennent pas toujours la signification étymologique. Ce sont des formules reçues comme telles et que les Poètes retiennent traditionnellement dans les vieux morceaux. Leur demande-t-on le sens de tel mot-cheville ? Ils répondent presque invariablement : « De tous temps, ce mot signifie Roi ! C’est une louange qu’on adresse au Roi ! — Cela est synonyme (comprenez symbole) du Karinga ! » Etc. Lorsqu’on s’habitue petit à petit à la mentalité des Poèmes Dynastiques, on finit par se faire à ces formules, tout en essayant évidemment de les classer.

Les Chevilles du genre qui nous occupe semblent se diviser en deux catégories : celles que nous pourrions appeler générales et celles que nous dirions propres.

a)Les Chevilles générales sont celles qui s’appliquent à n’importe quel Roi, parce que visant simplement le détenteur du pouvoir suprême, sans s’occuper ni du nom de famille, ni de celui de règne, ni de quelque autre point de repère historique s’attachant à un personnage particulier.

b)Les Chevilles propres sont celles qui conviennent à un seul Roi, lorsqu’elles se calquent sur un événement historique ayant eu lieu sous son règne, ou qui rappellent une qualité dont tel Roi était doué, d’après la tradition des Mémorialistes. De cette catégorie doivent se rapprocher également les Chevilles propres à tel nom de règne, ou à la fonction qui se rattachent à ce nom. (19)

Il a semblé encombrant d’insérer ici des exemples mutilés, pouvant faire comprendre davantage les notions présentées. Il sera mieux de signaler par des notes expli-

 

(19) Ceci est très courant surtout en ce qui concerne les Rois aux fonctions «pastorales »; à savoir : Mutara, Cyilima et Yuhi.

catives et la classification des figures et celle des Che- villes, dès que nous en serons à la lecture des Poèmes.

  1. B. On reconnaîtra facilement le mot-cheville ou la phrase composée de tels mots, à la présence de : fils de, — descendance de, — souche de, — rejeton de, ou de formules équivalentes. Pareils mots introduisent une Cheville, à moins qu’il ne soit évident qu’ils sont suivis du nom propre historiquement reconnu.

 

6° Le Poète Dynastique.

Les Bisigo sont l’œuvre du Poète Dynastique : Umusizi (au plur. Abasizi). Son titre officiel est Umisizi w’Umwami: Poète Dynastique du Roi (« Umusizi » : substantif dérivé du verbe « gusiga » dont le parfait se forme en «..size». Suivant le sens étymologique du «gisigo », le fonctionnaire est ou traditionaliste, ou compositeur de morceaux imagés. (cfr 20 ci-dessus). La tradition unanime désigne le clan des Basinga comme premiers organisateurs de cette Poésie. Rien de plus naturel à cela, puisque la Reine Mère adoptive, Nyirarumaga, était de leur clan. Aussi les Basinga en auraient-ils été officiellement chargés à la Cour dès les débuts. Au cours des générations cependant le genre dynastique compta des représentants de talents, recrutés dans divers clans.

Disons dès ici que le terme Umusizi désigne indistinctement aussi bien les Poètes compositeurs ou Aèdes, que les Poètes exclusivement déclamateurs ou Rhapsodes. Cette distinction entre Aédes et Rhapsodes est à retenir. Dans cette étude, l’appellation de « Rhapsodes)) s’appliquera à ceux qui, n’étant pas doués pour la composition, se bornent à apprendre par coeur les morceaux qu’ils débitent devant les grands.

Une famille avait-elle l’honneur de produire un compositeur ou Aède de talent, elle voyait son crédit s’en accroître à la Cour et en acquerrait un nouveau lustre.

 

Aussi les descendants du Compositeur tenaient-ils à honneur d’immortaliser leur ancêtre, en débitant ses Poèmes de générations en générations. Le souci du prestige familial était secondé en cela par le fait que la Coutume de Cour déclarait la fonction rigoureusement héréditaire dans la famille, qu’à cet effet elle exemptait de la juridiction des Chefs civils, et par conséquent de toute prestation servile.

 

7° La Corporation des Poètes Dynastiques.

De temps immémorial les Rois groupèrent les Poètes Dynastiques en une Corporation officielle, dénommée Umutwe w’Abasizi : Armée des Poètes Dynastiques. Elle se composait de familles s’honorant de compter des compositeurs dans l’ascendance, et donc officiellement reconnues comme familles d’Aèdes. A la tête de la Corporation était placé un fonctionnaire, Aède pour l’ordinaire, portant le titre de Intebe y’Abasizi : Le président (ou Préfet) des Poètes Dynastiques. D’abord réservée au clan des Basinga, cette fonction, à une époque relativement récente, passa à l’Aède le plus en vue de la Cour. Elle était devenue pratiquement héréditaire, puisque les trois derniers titulaires se l’étaient léguée de père en fils depuis le règne de Yuhi IV Gahindiro, soit durant plus d’un siècle (Sous Yuhi IV Gahindiro, le fonctionnaire était Ruhama, auquel succéda son fils Bamenya, père du dernier titulaire Karera).

 

 

Chaque famille de la Corporation devait être représentée en permanence à la Cour, par au moins un Rhapsode chargé de déclamer les Poèmes de son groupe, chaque fois que le Roi désirerait s’en faire réciter. Ainsi sous Yuhi V Musinga, père de Mutara III, ces délégués étaient au nombre de neuf, qui se relayaient régulièrement au mois lunaire (Il s’agit ici d’Aèdes d’office. Quant aux déclamateurs non tenus à cette corvée, ils étaient bien plus nombreux à la Cour).

Au Président des Poètes Dynastiques incombait le devoir de retrouver l’un ou l’autre Poème dont on avait besoin à la Cour. C’est qu’en effet, soit en vue de certaines cérémonies, soit pour dirimer une discussion sur des points traditionnels, il fallait recourir à des Poèmes faisant autorité dans la matière. Dès que la nécessité s’en présentait, ledit fonctionnaire en était averti. Lorsque ni lui ni l’un de ses subordonnés du mois n’en pouvaient débiter le texte complet, ces derniers indiquaient l’Aède ou le Rhapsode en possession du morceau désiré. Il était ensuite convoqué d’urgence et présenté au Roi.

 

8° Mérite social de cette institution ; privilèges qui lui étaient liés.

A beaucoup de points de vue, la création de cette Corporation constitue l’une des organisations sociales les plus méritantes du Rwanda Hamite. C’est en effet la plus ancienne institution « intellectuelle » coutumière, ayant préludé, d’une manière suivie, à l’évolution de notre langue pensée. Les morceaux en étaient exclusivement dédiés au Roi. L’octroi du prix littéraire traditionnel favorisa dès le début une fructueuse émulation. La présentation d’un Poème valait, en effet, le don d’une vache à l’Aède, au titre de « encouragement au penseur du Roi », (intiti z’Umwami, ou abenge b’Umwami). Ce « stimulant littéraire)) pouvait aller jusqu’à quelques dizaines de Bovidés pour un seul Poème, comme dans le cas de Nyakayonga, lorsqu’il déclama le morceau N° 90 dont nous donnons la traduction in extenso.

Quant aux simples Rhapsodes, membres des familles d’Aèdes ou amateurs isolés, le Droit coutumier les exemptait, comme dit plus haut, de toute prestation servile due aux autorités civiles. Il suffisait de posséder par coeur le texte de quelques Poèmes pour être, du même fait, un serviteur immédiat « de la Couronne ».

 

9°L’ « École » de déclamation.

Les familles d’Aèdes étaient placées sous l’autorité de leurs chefs patriarcaux respectifs, représentants locaux du Président des Poètes Dynastiques. Dès leur plus jeune âge, les enfants des familles d’Aèdes devaient avoir la mémoire farcie de ces Poèmes, raison d’être de la situation enviable faite à leur parentèle. Mêlés à leurs aînés et à leurs pères, ils devaient en débiter, du premier au dernier, dans les assemblées présidées par le chef patriarcal, plusieurs fois par mois. Ces assemblées déclamatoires étaient convoquées d’ordinaire en plein air, dans l’après-midi ; parfois aussi elles se tenaient sous forme de « veillées poétiques », dès la tombée de la nuit autour de quelque cruche de bière. Les assistants ne goûtaient à l’amphore d’honneur qu’après une récitation impeccable d’au moins un Poème, débité debout devant les invités. Les jeunes gens doués d’une bonne mémoire recevaient, comme stimulant, quelque vache de leurs pères, au titre de «récompense de félicitation ».

Cette « École » de déclamation était ordonnée à garder fidèlement le mot à mot des Poèmes, et ainsi à mieux les préserver de l’oubli. C’était là par ricochet, la meilleure protection, efficace jusqu’à un certain point, contre leur altération textuelle, destin ordinaire des traditions orales abandonnées, sans contrepoids, à l’imagination populaire, surtout des Primitifs.

 

 

10° Invariabilité des Poèmes Dynastiques.

Les Poèmes Dynastiques se transmettent dans les termes mêmes de leur composition. Aussi abondent-ils en archaïsmes caractérisés, dont la signification est à chercher dans les commentaires oraux, confirmés très souvent par les langues de régions limitrophes du Rwanda, où sont encore en usage certains mots disparus de la nôtre parlée.

Toutefois ce mot à mot, si fidèle soit-il, doit s’entendre avec les nuances nécessaires qu’exige la foi aux traditions en fin de compte orales ! D’autant plus que, depuis plus de 25 ans, cette institution a subi, l’une des premières, le contrecoup de l’évolution mal entendue qui, à tort, a discrédité en bloc de bien bonnes choses du passé. Du jour où les Poètes furent considérés comme « diseurs de vieilles fables » par la nouvelle génération des Chefs, les précieux exercices de déclamation prirent fin ! En certains endroits même, le fait d’imposer impitoyablement les corvées à ces privilégiés d’antan fut considéré presque comme le signe distinctif d’un Chef franchement tourné vers les idées nouvelles importées d’Europe.

La jeunesse aurait dès lors cru s’arriérer en apprenant par cœur des compositions indigènes ainsi tombées en disgrâce, qui ne pouvaient plus procurer la considération d’antan, et pour lesquelles on ne disposait du reste plus du temps nécessaire. Et entretemps la mort accomplissait son œuvre dans les rangs des Poètes âgés. Lorsqu’on se mit à recueillir les morceaux, c’était presque trop tard. Grâce cependant au concours empressé du Roi qui ordonna aux survivants de ces vieillards les déplacements nécessaires, il fut possible de prendre la dictée des Poèmes que nous possédons. D’autre part la Caisse des Éditions qu’il fonda, permit d’envoyer des clercs auprès des plus impotents dont le déplacement s’avérait impossible. C’était lutter de vitesse, pour ainsi dire, avec le trépas qui fauchait, à vue d’œil, cette génération de l’autre siècle. Entre 1940 et 1945, par suite surtout des privations durant la grande famine, j’en vis disparaître une dizaine, dont trois étaient de vrais répertoires de Poèmes Dynastiques non encore dictés. Les trois derniers Aèdes moururent en deux ans, mettant ainsi fin à la continuation du genre dynastique. Un vieux Rhapsode, du nom de Segatwa fils de Mpwerume, domicilié dans la province du Bufundu, me dit mélancoliquement en 1946: « N’espérez plus la composition de nouveaux morceaux ! Le feu a passé dans le sein du genre dynastique ! » (C.-à-d. le genre a été définitivement stérilisé par la disparition des derniers Aèdes qui n’auront plus jamais des successeurs !)

Comme on le comprend sans peine, les Poèmes recueillis ont été dictés par un nombre en somme limité de déclamateurs, dont heureusement quelques-uns étaient des meilleurs qu’on ait connus sous les deux règnes précédents. Il était dès lors mal indiqué d’insister outre mesure sur le collationnement des textes rassemblés. Ce travail de collationnement a été certes effectué, au sujet de quelques morceaux, en vue de la présente étude. Mais pour l’ensemble la tâche était de quelques dizaines d’années trop tardives, si on voulait la mener avec l’abondance de matériaux qu’exigerait une étude comparative non superficielle.

Ainsi donc, à part quelques Poèmes peu nombreux, il n’était plus possible de trouver plusieurs déclamateurs se rencontrant sur un même morceau. Dans la presque généralité des cas, certains Poèmes ne possédaient chacun de son côté que des passages plus ou moins étendus de tel Gisigo. D’où naturellement la porte ouverte à l’introduction d’importantes variantes. De plusieurs déclamations partielles, après un recoupage attentif, parfois effectué à longueur d’années, on a pu reconstituer tel Poème qu’il était impossible de retrouver autrement.

Est-ce à dire cependant que les dictées de plusieurs Aèdes ou Rhapsodes possédant chacun le texte complet d’un même morceau, ne contenaient guère de variantes ? Évidemment non ! Ces gens-là ne se connaissent pas pour l’ordinaire, ou tout au plus s’étaient-ils rencontrés à la Cour il y avait plus de 20 ans. En tous les cas, ils n’avaient jamais eu l’idée de s’entraîner à la déclamation en chœur, n’appartenant ni à la même famille, ni n’habitant la même région. Bien plus, le Poème sur lequel ils se rencontraient ne leur avait pas été enseigné par le même répétiteur. Et c’est là un précieux appoint en faveur de l’invariabilité du texte poétique. Rien de plus compréhensible cependant que le fait de relever plusieurs vers de différence dans les dictées prises séparément. Le contraire serait incroyable. Dans l’ensemble cependant les variantes sont si peu nombreuses et si accessoires pour des textes parfois très étendus,qu’à bon droit on peut les qualifier d’insignifiantes.

 

11°Ce qu’il faut retenir de cet exposé.

Que le lecteur veuille donc remarquer que son attention n’est nullement attirée sur la qualité de « textes invariables », mais bien sur l’existence de Poèmes :

a)dont les déclamateurs (s’ignorant souvent les uns les autres et provenant de régions distantes) donnent un texte aux variantes humainement inévitables et moralement insignifiantes pour l’ensemble ;

b)dont le texte demeure invariable dans la bouche du même déclamateur toutes les fois qu’on veut lui en faire recommencer la récitation.

Il semble que ce soit là les deux remarques qui, en cette étude, doivent être mises en vedette.

 

12°Le nombre des Poèmes recueillis.

Soulignons enfin que la présente monographie n’est pas un assemblage de conclusions plus ou moins isolées. C’est en raccourci le résultat d’une attentive observation, faite sur une vaste documentation, patiemment rassemblée depuis 1936. Les morceaux complets ou fragmentaires dictés par plus de 20 Aèdes et Rhapsodes sont en tout 176. L’on peut regretter la perte irrémédiable de 42 Poèmes, dont certains jouissaient, dans un passé très rapproché de nous, d’une grande célébrité. Leurs uniques dépositaires avaient disparu, ces dernières années, sans en léguer le texte à quelque déclamateur que l’on sache.

 

13° Comment interpréter les Poèmes Dynastiques.

Comme on s’en rendra compte à la lecture des morceaux dont nous présentons la traduction, nos Aèdes sont plutôt sobres au point de vue de l’Histoire. Ils sont, par état, louangeurs de la Dynastie et du Roi qui la représente. N’attendons d’eux, dès lors, ni l’exposition bilatérale des événements, ni quelque parole en faveur ou à la louange de ceux qui s’opposent au Roi. Leur fonction est d’exalter ce dernier et ses ascendants ; d’en dire du bien et rien que d’eux seuls et de leurs fidèles collaborateurs. De fulminer les malheurs que le régnant, à l’exemple de ses prédécesseurs, infligera à ses ennemis (ses adversaires politiques) et aux pays étrangers. C’est donc incidemment qu’ils nous fournissent quelques renseignements historiques.

Ajoutons de suite que cette sobriété, involontaire dans un sens, rend justement précieux leur témoignage. Ils ne « posent » pas en organes de l’Histoire : on les surprend dans ce rôle, « parlant de la prose sans le savoir ». Ils sont sans doute partiaux, mais c’est mieux que s’ils n’étaient rien du tout ; et à la rigueur un monographiste pourrait s’en contenter !

Pour interpréter fructueusement le fond historique de leurs compositions, il faut toujours démêler deux épisodes :

  1. a) l’événement d’actualité qui inspire l’Aède, et dont il est témoin oculaire ;

bla tradition qu’il reprend en abrégé, sous diverses formes, la puisant à différentes sources antérieures. Ce témoignage auriculaire sera, de toute évidence, moins précieux que le premier.

Il ne sera toutefois pas facile de connaître toujours, par le Poème seul, cet événement qui inspire l’Aède. Il faut alors recourir aux traditions orales concernant le règne sous lequel il fut composé. Il arrive souvent, en effet, surtout pour les morceaux très anciens, que le compositeur relate un événement de son temps, mais dont on ne trouve plus trace dans la Chronique des Mémorialistes. Comme les Bisigo sont des labyrinthes de figures, de tels morceaux restent en partie énigmatiques, faute de clef nécessaire. Il en est de même lorsqu’il y est question de noms de lieux, situés dans des régions inconnues de nous. Ainsi donc une certaine connaissance d’Histoire et de Géographie locales est une clef parfois indispensable pour interpréter maintes figures sous lesquelles l’Aède a «voilé» sa pensée.

 

14° Témoignage qu’il faut conserver intact.

Ces élucubrations poétiques, quelques plates flatteries qu’elles sembleraient être en maints passages, présentent un aspect digne d’admiration au point de vue ethnographique, linguistique, historique et littéraire. Tout travail intellectuel effectué par des Primitifs illettrés, comporte souvent, sinon toujours, une valeur documentaire dont le rejet en bloc constituerait une espèce de Vandalisme que ni les Ethnologues, ni surtout les indigènes de l’avenir, ne sauraient facilement pardonner. On serait mal venu, semble-t-il, de corriger ces Poèmes, en vue d’en présenter le contenu traditionnel dans un vase plus avenant, mieux adapté à la mentalité actuelle. De telles manipulations n’en feraient-elles pas disparaître le côté justement précieux qu’est la fraîcheur de l’imagination du Primitif, dénuée de toute influence de la critique occidentale ?

Le lecteur est du reste suffisamment éclairé pour apprécier chaque chose à sa juste valeur. C’est pourquoi quiconque s’intéresse à pareilles matières du passé, surtout concernant des régions encore peu connues, devrait avoir, avant tout, la seule préoccupation de livrer un document authentique, qui permette de contrôler l’interprétation subjective qu’il y aurait apposée. Ce faisant d’ailleurs, il se serait borné à son véritable rôle, et partant se serait mis dans les meilleures conditions lui permettant de faire un travail durable. De la sorte il se rendrait utile, non seulement aux spécialistes étrangers, toujours en quête de recherches documentaires gardant leur valeur objective en toute occurrence, mais encore aux futurs historiens de la région. Les gros ouvrages de ces derniers, en effet, ne devraient être qu’une harmonieuse analyse de solides monographies ayant trait aux diverses activités, institutions et traditions tant familiales que sociales du peuple étudié.