Point de vue de Mr Pierre Charles, S.J

Presque partout ce sont des poètes qui ont été les premiers éducateurs des peuples, leurs premiers philosophes et souvent aussi leurs premiers législateurs et leurs historiens. La constatation a été faite maintes fois. Elle en est devenue banale. Le Rig Véda est en vers, tout comme l’Iliade ou comme « les Œuvres et les Jours » d’Hésiode ou même les théorèmes philosophiques de Parménide ou les portions primitives du Coran, écrites par les compagnons du Prophète illettré sur des omoplates de mouton. Là où toute la tradition populaire était orale, la versification était un excellent procédé mnémotechnique, même indépendamment de la valeur artistique de la poésie. Avec les proverbes, souvent eux-mêmes rythmés ou rimés, elle stéréotypait les formules et les rendait plus réfractaires aux changements.

Dans certains pays comme l’ancienne Gaule, toute cette poésie a disparu, submergée par l’invasion romaine et entraînée dans l’effondrement des institutions autochtones. De l’immense trésor oral des Druides il ne nous reste rien. A part ce que nous en disent les envahisseurs -qui ne semblent pas y avoir prêté grande attention – nous ignorons ce que pensaient, ce que racontaient sur leur passé les anciens Gaulois. Les bardes celtes, dont parlent Diodore de Sicile et Lucain, ont chanté les motifs légendaires, historiques, religieux et même juridiques. Ils ont mis en vers les généalogies des héros, des guerriers et des rois.Ils ont certainement chanté l’amour, conjugal, maternel ou filial. Tout cela est irrémédiablement perdu. Le mot même de barditus, mentionné par Tacite, est discuté par les savants. Il ne s’agirait pas d’un chant guerrier et les bardes n’y seraient pour rien ; mais uniquement d’un mugissement collectif des assaillants, appuyant la bouche sur le rebord du bouclier qui faisait caisse de résonance. Le mot celtique pour désigner le bouclier semble bien avoir été bord ou bardi, à moins, ce qui est pire encore, qu’il ne faille lire avec Ammien Marcellin barritus et non barditus!

Le fait lamentable demeure donc : la tradition orale des Gaulois a totalement péri avec la disparition de leurs chants, que personne ne s’est soucié de recueillir. Les bardes sont morts et ce qu’ils chantaient nul ne l’a retenu. Il faut aller en Irlande, en Écosse ou dans le pays de Galles pour retrouver dans ces régions peu ou pas touchées par l’invasion romaine quelques survivances des bardes. Ils n’y étaient pas les seuls poètes. En Irlande on considérait même lus bardes comme une classe de chanteurs bien inférieure à celle des fili. Ceux-ci avaient un statut officiel. Ils faisaient partie du personnel de cour de tous les grands chefs de clan. Historiens, érudits, juges et conseillers législatifs, si nous avions leurs œuvres nous pourrions reconstituer la vie indigène dans beaucoup de ses détails. Mais la poésie est fragile. Elle ne résiste pas comme les monuments archéologiques. Tant qu’elle n’est pas notée, son seul écrin est la mémoire des hommes. Après l’invasion Normande en Angleterre les fili disparaissent avec tout leur trésor.

Le seul point de l’Europe où nous puissions encore retrouver cette poésie archaïque c’est bien celui où jamais on n’aurait songé à la chercher : l’Islande ! Vers 1200 le poète et homme d’État islandais Snorr Sturluson composa l’Edda, recueil de chants anciens remontant au XIe siècle et en même temps manuel du skald c’est-à-dire du poète d’art, opposé aux anciens thulir, plus rustiques et dont il ne nous reste rien. En 1643 l’évêque islandais Brynjolf Sveinsson retrouva portions de l’Edda dans un vieux codex de parchemin avec 29 chants sur les héros nordiques. Depuis lors tout ce qu’on a pu récupérer de l’Edda et des chants des vieux skalds a été publié à Oxford en 1883 en deux gros volumes avec notes et commentaires par G. Vigfusson. C’est le Corpus poeticum Boreale. Grâce à ses poètes, l’Islande et par elle la Norvège ancienne ont survécu dans l’histoire. Que ne donnerions-nous pas aujourd’hui pour cinquante pages de chants belges indigènes contemporains de Boduognat et d’Ambiorix !

Mais ce n’est pas de la préhistoire de Belgique qu’il s’agit dans le volume auquel on nous a fait l’honneur de nous demander une préface. Si nous nous sommes permis d’introduire ici les odhr de l’Edda islandaise, c’est pour faire mieux ressortir par un parallèle tout l’intérêt, historique, ethnologique et simplement humain de l’étude consciencieuse de notre ami et collègue l’abbé ALEXIS KAGAME. Le royaume du Ruanda aune histoire déjà longue dont la continuité a été assurée et symbolisée par la permanence d’une dynastie. Aucune chronique au sens auquel nous entendons ce mot ne peut nous renseigner sur les péripéties de cette histoire. La longue chronique en prose ne fleurit pas, ne peut pas fleurir dans un pays de tradition purement orale. C’est à la poésie et surtout à la poésie dynastique qu’il faut recourir, et ce qui est incomparablement plus difficile, après avoir rassemblé les documents oraux il faut trouver un interprète. Le Ruanda a eu cette chance et désormais sa tradition poétique est assurée de ne pas périr. Le mot écrit la conservera et tous les savants du monde pourront l’étudier à loisir.

Le Corpus poeticum du Ruanda — le premier, croyons-nous, de toute l’Afrique — est donc né. Personne ne reprochera à notre Institut de s’en être fait le parrain et d’avoir accueilli l’œuvre magistrale de notre collègue KAGAME. Malgré toutes les tares et les infamies dont certains prétendent aujourd’hui charger le mot de « colonisation », nous savons bien en Belgique que coloniser ce n’est ni asservir, ni avilir, ni exploiter, mais très humainement faire partager ce que l’on a et rendre service. Toute transformation d’une société par contact brusque avec une autre amène des changements qui sont souvent des destructions. Les métiers individuels disparaissent par la concurrence massive de la grande industrie et les fabrications en série. Les coutumes s’en vont. Les anciens guérisseurs sont remplacés par les médecins diplômés. L’art indigène modifie sans les perfectionner pour autant, son optique et ses procédés. L’organisation sociale est ébranlée et beaucoup d’éléments du vieux patrimoine tombent par terre, que personne ne ramasse. N’a-t-on pas vu les Japonais des années 1880 jeter aux décombres les toiles magnifiques de l’ancienne école Kano pour les remplacer par des chromos et n’a-t-il pas fallu que Fenollosa — un Européen — leur ouvrît les yeux sur la beauté de leurs chefs-d’oeuvre ?

La colonisation s’apparente à l’éducation et l’éducation doit d’abord respecter la personne qu’elle éduque ; ne rien sacrifier de ce qui peut être conservé sans dommage ou avec profit. La tradition poétique du Ruanda est une de ces valeurs humaines qu’il nous importe souverainement de conserver.