Le  Pays, Ses Habitants, Leurs Croyances

Quand , voici 35 ans nos petites caravanes se rencontraient quelque part dans la brousse, il y avait toujours un flottement très sensible dans les rapports entre les porteurs des diverses provinces, qu’ils fussent du coeur du pays ou des pays frontières. Balera et Bagoye étaient traités de « bakiga » — qu’on peut traduire par « montagnards », mais qui prenait le sens péjoratif de « rustres », —les Banyakinyaga, plus que quiconque, étaient regardés de haut et tout était dit quand le mot « bashi » était lâché « les étrangers d’au-delà des frontières ».

En fait, le Kinyaga, dont les occupants sont nommés Banyakinyaga et dont dans les pages qui vont suivre, nous étudions la vie sous l’influence de leurs croyances, est un pays des marches du Rwanda, de ce territoire sous mandat qui fut confié à la Belgique par le traité de Versailles et prolonge le Congo Belge au nord-est du lac Tanganyika. Le Kinyaga est un petit coin pittoresque, sis entre les hautes montagnes boisées qui séparent le bassin du Nil de celui du Congo, entre la dentelle admirablement ajourée du lac Kivu au nord, et la nappe tourmentée du Tanganyika au sud. Dans une faille de 250 m. de profondeur, bondit la Rusizi en charriant les eaux du Kivu vers le Tanganyika, et forme de son écume toujours renouvelée l’extrême limite du royaume du Rwanda. Au-delà, les monts crevassés du Bunyabungo escaladent le ciel à 2800 m,; tandis que vers la frontière du sud, la plaine se heurte soudain au cours capricieux de la Ruvyiro, qui marque l’entrée du Burundi.

On l’a dit et répété bien des fois que le Rwanda a une organisation politique qui fait honneur à la grande race des Bututsi, chefs incontestés dans la plupart des différentes provinces dont se compose le royaume. Et dans sa généralité, ce jugement est incontestable. Mais quand on vient à s’occuper d’une manière plus suivie, que ne peut le faire un voyageur, d’une des populations mêlées qui forment les provinces-frontières, on s’aperçoit très vite que cette unité d’organisation se réduit souvent à sa plus simple expression « charge aux habitants de payer à intervalles plus ou moins espacés l’impôt sur les récoltes ».— Entre temps, ils se gouvernent à leur guise, ou sont exploités par des chefs, plus ou moins authentiques délégués du roi, qui n’ont cure de se montrer auprès de leur chef et maître, sans que celui-ci d’ailleurs veuille se mêler de trop près de leurs affaires. Le Kinyaga d’autrefois entrait dans la catégorie de ces provinces dont les chefs écoutaient à distance les ordres du roi, régnaient à leur guise et se défendaient en toute sincérité d’être des insoumis. Et le jeune Musinga, depuis la mort de son royal père, le grand Kigeri, n’insistait pas pour obtenir une souveraineté de fait, d’autant que son grand muvubyi (faiseur de pluies) résidait en ces parages et lui faisait une concurrence déloyale pour accaparer le coeur et les biens de ses sujets.

De semblables différences se remarquent quand on s’applique à la connaissance plus intime des moeurs du pays. L’unité des coutumes n’existe pas, au moins dans les multiples détails de la vie journalière. Personne n’est plus ahuri qu’un Munyakinyaga auquel on raconte qu’au pays de Musinga, donc en plein coeur du Rwanda, le jeune homme qui veut convoler en justes noces, doit payer une dot de six pioches à son beau-père. « Ce sont des sauvages, dit-il, na bashi ». Pourquoi? Parce que chez lui la fiancée lui est servie comme un don d’amitié par le beau-père, sans qu’il soit tenu à autre chose en retour, que de se montrer reconnaissant, « Nous demandons femme, nous n’achetons pas »,

Les provinces limitrophes ont subi des influences étrangères, ou mieux peut-être, ont gardé intactes, en dépit de leur asservissement par les Batutsi conquérants, moeurs et coutumes de jadis, qui les séparent en bien des points des Banyarwanda du centre. C’est le cas des Banyakinyaga.

On peut en dire autant du langage. Les influences du mélange des races s’y font sentir d’une façon indéniable. Comment en serait-il autrement dans une contrée, qui plus que toute autre, a subi les conséquences de toutes les guerres des anciens rois du pays. Barundi et Banyabungo, traînés en esclavage, se sont mélangés à la population et ont introduit des locutions et des termes qu’on rechercherait vainement dans le bon parler Kinyarwanda.

C’est peut-être au Kinyaga seul qu’on a trouvé le véritable esclavage domestique, qui n’existait nulle part ailleurs au Rwanda : Trophées des victoires anciennes accordés aux familles des guerriers de la frontière. Une autre raison de ce langage mêlé provient du milieu, de sa position économique et géographique : l’habitant est marchand dans l’âme, Il l’est devenu par nécessité économique. Il se trouve sur la route de ravitaillement en fer du Rwanda central. Ici le mineraire de fer fait complètement défaut, Le Bunyabungo au contraire, de l’autre côté de la Rusizi, travaille le mineraie et offre ses pioches : le Munyakinyaga fait les transactions. Il emmène au-delà des frontières le bétail, petit et grand, qui sert d’échange et ramène le fer ouvré grossièrement jusqu’au coeur du Rwanda. Il fait dans les marches de l’Est ce que faisaient dans celles du Nord les Balera.. D’autre part comme le gros bétail s’acquerrait difficilement au Rwanda, où l’habitant tient avant tout à un cheptel imposant sinon inutile, nos trafiquants étaient réduits à aller se ravitailler en bétail dans l’Urundi, leur voisin du sud. Barundi et Banyabungo se sont, par suite des relations de troc, établis en plein Kinyaga et ont facilité ainsi le trafic et la fusion des races. Ce contact de tous les jours a fait de la langue un curieux mélange et de ses moeurs un spectacle non moins déconcertant. Les pages qui suivent ne seront pas une étude comparative des dialectes ou des habitudes et moeurs, mais nous nous tiendrons uniquement sur le terrain des influences religieuses natives sur la vie journalière des habitants du Kinyaga, sans allusion sur ce qui se pratique différemment dans les diverses contrées du même pays.

Un mot encore sur les sources de nos renseignements. Au Rwanda depuis 1903, il nous a été possible d’acquérir une certaine connaissance de la langue du pays, qui à des différences locales près, est tout de même une langue unique dans toute l’acception du mot. Huit années se sont écoulées dans les provinces-frontières, le reste au Rwanda central et l’Urundi. Les renseignements et Observations livrées ici proviennent exclusivement de la bouche des indigènes du pays sans intermédiaire étranger, des faits constatés en maintes circonstances de nos propres yeux, entendus de nos propres oreilles, notés et contrôlés dans des investigations multiples auprès de toutes catégories de témoins. On comprendra tout l’intérêt qu’a pour le missionnaire la connaissance exacte et précise de ces secrets intimes de la vie et de l’âme, et le soin extrême qu’il met à écarter ce qui pourrait donner à d’autres collaborateurs des idées erronnées, basées sur des renseignements insuffisamment établis. Nul plus que lui ne cherche à étayer sûrement et expérimentalement les faits intéressant la vie morale et supérieure des âmes confiées à sa direction.

Depuis vingt-six ans ces notes ont été communiquées en vrac à ceux qui sur place pouvaient y trouver lumière et expérience, mais le thème traité peut intéresser un public plus étendu et mieux faire connaître des races que nous jugeons trop facilement inférieures, parce qu’elles n’ont pas notre manière de concevoir les choses et la vie. D’autres provinces du Rwanda pourraient remplir des monographies semblables, qui nous donneraient par comparaison une idée plus nette de ce qui est commun à toute la race de nos Bahutus au point de vue croyance. On arriverait ainsi à une synthèse assez exacte de ce qu’est la vie religieuse pratique du Munyarwanda.

Le Mututsi, qui est la caste dirigeante, a une origine différente. Il faudrait lui réserver une monographie tout à fait à part. Les divergences religieuses théoriques et pratiques; particulièrement son Lévitique, y sont trop grandes pour qu’on puisse lui appliquer ce qui se dit et se fait chez le Muhutu.

Pour ne pas nous exposer dans le courant de ce travail à des redites fastidieuses, et mieux faire comprendre dès le début le fond religieux qui est à la base de toutes les manifestations extérieures nous donnerons dans le paragraphe deuxième un exposé succinct de ce que tout Munyarwanda croit sur le créateur et comment il entend le servir. Il n’y a pas une seule idée importéed’Europe, car toutes existaient des siècles avant l’arrivée des premiers Blancs. Comme ailleurs, les missionnaires, tout premiers à fouler le sol de ces pays inconnus, ont pu constater, que ce peuple nouveau, en dehors de tout endoctrinement étranger, donnait une fois de plus la preuve que la croyance en un Dieu-Créateur est gravée naturellement dans les coeurs.

Leur Croyances, Imana , Etre Suprême

Le premier mot qui frappera le voyageur en entrant sur le sol du Rwanda, s’il se met en relation avec l’habitant, c’est un mot qu’il entendra désormais dans toutes les circonstances de son séjour. « IMANA ». Les premiers en 1900, et tant d’autres après, ont été salués, par cette appellation « Imana y’i Rwanda », « Dieu du Rwanda » ! Terme éminemment honorifique, qui voulait exprimer tout ensemble et leur étonnement et leur déférence pour des étrangers qu’ils jugeaient supérieurs à tout ce qu’ils avaient vu jusque-là. Ceux qui, depuis, ont mis le pied sur le sol du Rwanda ont, tous entendu cette salutation qui est en même temps le plus noble de leurs voeux «Urakagira Imana! », « Que Dieu soit avec vous ! »

Et quand ils se sont séparés, on leur a lancé ce souhait qu’on dirait traduit mot à mot de notre Adieu : Ku Mana ! Avec ou vers Dieu !

Pour que, avant toute arrivée d’aucun Blanc, des termes aussi nettement culturels aient eu cours dans le parler de tous les jours, il faut admettre que le mot Imana représente à leur esprit une idée supérieure, que d’ailleurs l’étude de la langue et des us et coutumes est venue confirmer.

Sans doute possible, Imana est pour les 4 millions de Banyarwanda et de Barundi le nom même par lequel ils ont depuis des siècles désigné l’Etre Suprême, la cause première, celui qui existe par lui-même, et par qui tout existe et subsiste,

On nous permettra de ne pas insister sur ce fait indéniable qui a été reconnu à plusieurs reprises par des témoins européens autorisés qui ont résidé au milieu de ces populations. Le témoignage des missionnaires prend ici une valeur spéciale du fait qu’après avoir employé pendant plus de dix ans le mot « Mungu » pris dans la langue swahili, ils l’ont enfin abandonné pour l’Imana connu de tous. Il a fallu ce temps pour mener à bonne fin une discussion sans cesse renaissante et prouver à tout le monde qu’on n’a pas agi avec précipitation en adoptant le terme indigène au lieu du mot swahili accrédité depuis des années.

Si les Banyarwanda ont,pour parler de Dieu des locutions et désignations aussi précises que « Imana yihanze… Imana s’est créé lui-même » — « Rulema…Celui qui crée » « Rukiza… celui qui sauve » « Nyarugendera hejuru no hasi— celui qui remplit le ciel et la terre », et bien d’autres, qu’on retrouve dans le livre du R. P. Zuure : L’âme du Murundi (Chez Beatichesne, Paris.), on est en droit de demander jusqu’où va le culte que lui rend ce peuple.

 On demanderait trop au Munyarwanda, si on voulait obtenir de lui un compte-rendu exact de sa croyance en Imana. Sa théologie est au niveau de sa vie, c’est donc dans sa vie qu’il faut chercher et surprendre sa foi. Et voici les constatations que chacun au Rwanda a pu faire.

1)Le nom d’Imana est toujours prononcé avec respect et jamais il n’est employé en imprécation ou malédiction,

2)Aucune locution vaine ou blasphématoire qui inclue le nom d’Imana,

3)On remercie pour un service rendu en disant « Urakagira Imana… que Dieu soit avec toi ! » (que Dieu te le rende), Formule qui débute d’ailleurs toute supplication ou demande de secours qu’on adresse à quiconque peut vous aider,

4)Pour les projets d’entreprise, de voyage ou autres, ils emploient couramment l’expression « Twagir-Iman… si Dieu veut ».

5)Le salut d’adieu se fait au nom de Dieu e « Ulabeho, ku Mana … portez-vous bien, à Dieu ! »

6)Ils prient Dieu. Et ils emploient pour dénommer cet acte un verbe qu’ils n’employaient jadis que pour désigner la demande adressée à Dieu « Kwambaza Imana ». Il y a dans ce terme une nuance que ne donne pas le terme « Gusaba », demander.

7)Dans certaines contrées, chaque habitant avait un genre de chapelle privée, dans sa hutte. C’est là, dans le petit réduit ménagé entre le lit et le foyer, séparé par une double cloison en claie de roseau, et tapissé d’une natte toujours proprette, que le maître de maison va à genoux prier Imana dans ses peines et difficultés. C’est là dans le «ruhimbi » qu’agenouillée sur la natte, la mère de famille prie pour le retour du mari, et dépose un instant son enfant malade pendant que par une courte prière elle recommande sa vie au créateur.

8)Enfin l’étude des proverbes nous ramène en plein coeur de la théologie vécue et expérimentale. On peut en dire autant de la nomenclature des noms propres, qui en grande partie sont des évocations des attributs de Dieu. Par ailleurs, aucune des tournures et expressions employées ne peut servir d’indice, qui ferait soupçonner une dépendance de la divinité par rapport à un autre être. Imana est placé là sans attache quelconque, dominant tout, ne dépendant de nul autre et ne s’inquiétant de quiconque,

Comment s’expliquer dès lors cette anomalie, qui est l’absence complète de tout culte publique, de tout sacrifice même privé, en honneur d’Imana ? L’indigène vous répond que depuis toujours les sacrifices se font à Lyangombe et aux Bazimu, qu’Imana, lui, n’a jamais eu de ces démonstrations, qui vont à ceux qu’on doit apaiser.

Un autre fait déconcertant au premier moment, et qui a fait croire à certains voyageurs, pressés d’arriver à la fin de leur traversée de l’Afrique, que le Rwanda était fétichiste, c’est la fréquence d’arbres isolés ou en bosquets sur les hauteurs dénudées, et qui sont dénommés « imana » par les indigènes, Quand on voyage au Rwanda, on est frappé par l’absence presque totale de forêts, Dès qu’on a franchi la grande forêt qui garnit les hauteurs de la ligne de partage des eaux entre le Nil et le Congo, on tombe dans un dédale inimaginable de vallées et de montagnes, enchevêtrées les unes dans les autres, comme si le Créateur avait été las au soir du 6èmejour de mettre de l’ordre dans ce qui lui restait de pics à placer, de plateaux à loger. Et toutes ces cimes et tous ces plateaux sont également dépourvus du vert reposant des forêts.

Seuls se détachent de loin en loin quelques arbres solitaires que les indigènes appellent « imana ». Et chacun de ces arbres a son histoire ou sa légende. C’est tantôt la flèche ou la lance, parfois même un bout de bois quelconque, que tira dans la direction de ses ennemis en fuite, le légendaire roi Ruganzu, et qui figé en terre, a pris racine et s’est développé en un majestueux arbre ; c’est encore un sorcier ou un homme réputé, qui planta un ficus sur le flanc de son champ, sis au sommet de la montagne, et dont on raconte, que chaque nuit il descend vers la rivière au fond du ravin pour y tremper ses racines. C’est encore le signe qu’à cet endroit coucha pour une nuit tel roi pendant sa campagne contre tel ennemi. Car là où le roi avait reposé, nul autre après lui, ne pouvait occuper la maison ou utiliser encore les champs. L’enclos en bois vif, qui entourait la maison ainsi honorée, continuait de se développer autour des habitations abandonnées, pour former dans la suite des temps ces bois sacrés nommés Bigabiro qui émaillent de leur tâche sombre,les grises étendues des pâturages assoiffés. La dévotion des peuples, ou la crainte des représailles, ont fait de ces lieux des réserves, où personne n’ose couper du bois vert ou ramasser du bois mort, et où à certaines époques des sacrifices sont offerts aux mânes des rois passés. Les arbres isolés, puissants, de quelque origine qu’ils soient, sont nommés imana. Là, le voyageur aime à se reposer des fatigues de la route en plein soleil ; là il aimera prendre un peu de son viatique soigneusement enveloppé dans de l’écorce de bananier ; en se reposant à l’ombre épaisse de son feuillage il aimera fumer sa pipe, eten partant il suspendra aux branches basses quelques anneaux qui ornent ses chevilles, ou les posera au pied troué du vieil arbre. Il fera parfois un long détour pour avoir la satisfaction de passer sous le feuillage de ces gardiens de la route, car le bon succès, le retour heureux, les embûches évitées peuvent dépendre de sa visite à l’arbre-mascotte. Il ne viendrait dans l’esprit d’aucun indigène de voir dans ces arbres une personnification d’Imana, encore moins de lui offrir des sacrifices. Il respecte ces témoins des temps anciens et la vertu que ses pères y ont attachée, comme il croit à la bonne influence de ses amulettes et grigris. Parfois dans la montagne déserte, loin des habitations et des troupeaux, un vieux taureau solitaire tient le maquis. Désenchanté de la compagnie de ses congénères, il erre depuis des années sans jamais se rapprocher des pâturages fréquentés. La rencontre fortuite d’un homme ou d’une bête le met en fureur. Une attaque brusquée est toujours à craindre. Le voyageur isolé l’évite, en groupe ils n’osent le défier. On le dit invulnérable, on le nomme imana. Imana, non pas parce qu’ils croiraient à une incarnation de leur dieu sous la peau d’un taureau misanthrope, mais parce que cette bête, en errant loin de toute compagnie, semble obéir à une influence supérieure qui la voue à la divinité. Le respect qu’ils en ont est d’ailleurs très relatif, du moins en cas d’attaque brusque de sa part, et quand les voyageurs armés ont le cran voulu pour ne pas obéir à la panique,

Un jour où notre caravane avait été surprise ainsi et disloquée par un de ces imana, qui avait foncé tête baissée à travers la file indienne de nos porteurs, un coup de fusil au défaut de l’oreille la fit capoter les quatre fers en l’air, les cornes figées dans la rocaille. Son dos était littéralement lardé de coupures de coups de lances et de piqures de flèches, les unes récentes les autres anciennes ; preuve que bien des fois déjà on avait attenté à sa vie. De ce que personne n’avait réussi à l’abattre, la légende courait qu’il était invulnérable, et donc sous la protection spéciale d’Imana.

Le bélier lui aussi est souvent considéré comme imana. C’est en général la mascotte familiale du chef son porte-bonheur. Il est gardé dans la cour la plus retirée où il jouit de tous les égards qu’on donne en Europe à un toutou de luxe. Sa peau servira un jour de porte-bébé, qui ajusté selon les règles sur le dos d’une nourrice, servira à bercer et à promener l’héritier du seigneur de céans.

Les Bazimu, Esprits Et Manes

 Les Banyarwanda ont la croyance àla survivance. D’où le culte des «bazimu ». Non pas, qu’ils admettent et professent que le corps de leurs défunts, à la mort, devienne un muzimu. Ce nom est appliqué à « ce quelque chose » qu’ils ne savent définir, qui n’existait pas avant la mort dece parent, et qu’ils craignent à partir du moment où il exhale le dernier soupir. Ce « quelque chose » vit autour d’eux, les suit, les entend, les guette, et souvent les persécute. Et tout dans le culte qu’ils rendent aux bazimu,se réduit à écarter ce que peut les provoquer inutilement ou imprudemment, et à calmer leurs fureurs quand le malheur est inéluctable.

Au moment de la sépulture, le mort est dépouillé de tous ses ornements ; aucun objet de ce qui lui a appartenu ne descend avec lui dans la tombe ; jusqu’au dernier vêtement qui le ceignait au moment du trépas, tout lui est enlevé. En dehors de la vieille natte en herbe tressée qui lui sert de linceul, le mort n’emporte rien.

Plus loin, en relatant ce qui regarde l’enterrement, nous parlerons de certaines formalités que les survivants ont à remplir et de certains objets qu’on descend auprès du corps et qui ont une signification bien déterminée. Ici seulement quelques remarques qui montrent le sens de leur croyance. Ils n’ont pas l’idée que la mort n’est peut-être qu’un voyage comme chez certaines peuplades d’Afrique ; aussi ils ne les ravitaillent ni de nourriture, ni de boisson, et l’on ne dépose aucune arme auprès du corps dans la fosse. Un homme tombé à la bataille ne pourra pas être enterré avec le fer qui l’a tué, figé dans la plaie. Ce serait dans leur sens l’abandon de toute revanche et le moyen le plus sûr de s’attirer la vengeance du trépassé,

Les objets, ayant appartenu au mort, ne sont jamais gardés comme des souvenirs du disparu et ils ne sont pas des témoins de l’affection qu’on a pu avoir pour lui; même quand il s’agit de père ou de mère; ils ne sont retenus qu’autant qu’ils peuvent être encore de quelque utilité pour les survivants, Ils ne sont l’objet d’aucune vénération quels qu’aient été les liens qu’ils ont eus avec le défunt.

Les chefs et les grands sorciers sont régulièrement enterrés dans la hutte où ils ont vécu, et la case est ensuite abandonnée. Les survivants des autres familles continuent de vivre dans la même maison. Si dans lasuite d’autres membres mouraient et que le sorcier eût déclaré que cette habitation, à cause du mort, jetait le mauvais sort, on abandonnerait hutte et tombe pour transporter ailleurs ses pénates.

Il n’existe pas au Rwanda de culte organisé par un clan ou une famille pour ses ancêtres plus illustres, et dans ce sens on doit dire que le culte des héros ou hommes fameux n’existe pas.

Ce qui se rapprocherait le plus de cette manifestation ce serait le culte de Lyangombe et de ses imandwa, dont nous dirons un mot, mais ici encore, ce n’est pas tant le héros qu’on célèbre (on sait d’ailleurs de lui si peu de chose !), qu’un esprit malfaisant qu’on redoute et qu’on cherche à calmer quand le malheur fond sur vous.

Les « lares publici » comprennent tous les défunts d’une famille indistinctement, mais seulement de cette famille. Nul ne s’occupe de ceux des autres. Du jour où quelqu’un de la famille meurt, il devient une frayeur pour elle seule.

On bâtit des huttes en miniature de 30 ou 40 centimètres de diamètre à l’endroit qu’indiquera le sorcier, et l’on y déposera aux jours de réjouissance, aux temps de deuil ou de maladie, un peu de nourriture ou de boisson ; les enfants et petits-enfants garderont cette coutume jusqu’à la quatrième génération. En dehors de ces « monuments funéraires », on ne trouve aucune trace de représentation des ancêtres, soit sous forme destatues soit en figurines sculptées. Parfois l’ensemble des petites huttes est remplacé par une seule hutte (kalaro) du diamètre d’un homme couché. C’est dans cette seule hutte que seront alors déposés les offrandes coutumières. L’esprit utilitaire de l’indigène, qui a inventé cette forme de synthèse du culte, a très vite pris le dessus, et depuis longtemps ces «tularo» sont devenus des abris, dont on se sert pour préserver contre la pluie et la rosée les récoltes en cours d’emmagasinage.

L’habitant du Rwanda ne « cultive » pas les bazimu, parce qu’il garde des ancêtres un souvenir particulièrement attendri ou un amour plus fort que la mort, mais uniquement parce qu’il est dans la conviction que les disparus restent les gardiens inexorables des coutumes ancestrales. L’indigène ne peut pas comprendre que lesépreuves de la vie, malheurs et maladies, proviennent des dispositions du Créateur. Pour eux, seuls les vivants, jaloux et malveillants, ou les morts, vindicatifs etredresseurs des torts,viennent en ligne de compte pour expliquer le mystère de la souffrance.

Il s’ensuit qu’on se vengera d’une maladie sur un de ses semblables, accusé pour le besoin de la cause d’être un empoisonneur, ou bien on se résoudra à apaiser la colère implacable des mânes,

Qu’on veuille bien se souvenir tout le long de cette étude que les mânes sont, d’après la croyance, les vengeurs des traditions négligées, et l’on comprendra mieux l’état d’esprit dans lequel s’écoule la vie des pauvres indigènes, entre la crainte de transgresser une observance et le remord d’avoir méconnu les prescriptions ancestrales. Quand par mégarde ou négligence il aura été infidèle aux observances (kwandagaza), il cherchera à en empêcher les mauvais effets soit par des promesses aux mânes (kuhiga), soit en prenant des préservatifs (igiti).Si le malheur l’a déjà visité, il fera des sacrifices (kuterekera).

Ceux qui ont le plus intimement connu les Banyarwanda, sont tous d’accord pour reconnaître la tyrannique emprise que prennent sur eux, hommes et femmes, les innombrables prescriptions rituelles qui ont nom : « miziro ». D’où le terme kuziririza pour dire : être fidèle aux coutumes.

Comme bien l’on pense, les pratiques propitiatoires et expiatoires envers les mânes n’ont pas toujours l’effet désiré, et les bazimu semblent s’acharner sur leur victime coupable. Un remède leur reste, auquel, presque infailliblement, tout habitant du Rwanda finit par avoir recours : sacrifier à Lyangombe, et en beaucoup de cas se faire recevoir dans la secte des imandwa.

Qu’il nous suffise de dire quelques mots seulement à ce sujet. Ce Lyangombe, auquel on sacrifie, n’est pas, et cela de l’avis de tous les indigènes, le même qu’Imana, le Créateur. Les témoignages sont absolument unanimes sous ce rapport. D’un autre côté, Lyangombe ne rentre pas non plus dans la catégorie des bazirnu. Dans la croyance, il est à part, et le comparer à Imana ou aux bazimu provoque la même réponse : « Ntaho bihuliye ! » « Il n’y a aucune relation ».

Une objection se pose immédiatement : Comment se fait-il que dans l’invocation de Lyangombe intervienne toujours le nom d’Imana, et que l’indigène semble prendre un nom pour l’autre ? La réponse est simple ; pour eux, cette objection n’a aucune valeur : ils donnent à Lyangombe ce nom d’Imana, comme ils le donnent généralement à tout être puissant ou extraordinaire, pour le flatter ou lui exprimer leur attachement et leur reconnaissance.

Tout Européen aura entendu, même s’il ne fait que traverser hâtivement le territoire, tel indigène auquel il aura rétribué mieux qu’à d’autres son petit paquet de ravitaillement « Uli Imana yanje ! » tu es mon Imana ! – ou encore : « Uli Imana y’i Rwanda ! » tu es l’Imana du Rwanda ! Ce sont des locutions que l’indigène emploie comme telles, et auxquelles il ne donne pas le sens propre qu’on voudrait lui appliquer. C’est plutôt une substitution de noms ; et cependant tant de contradictions ne feront jamais dire à un munyarwanda qu’Imana et Lyangombe sont un même être, Imana n’a pas d’origine, ceci est un fait établi par toutes les légendes indigènes, et Lyangombe a été un grand chasseur, vivant au milieu de ses chiens et de ses piqueurs, au coeur compatissant, secourable aux malheureux, faisant fi du bavardage des femmes, et mourant, blessé à mort par une mégère changée en buffle.

Son histoire est donc connue, sa vie et sa mort sont commémorés dans les récits qui courent tous les clans.

Ce que personne n’explique, c’est la raison pourquoi ce chasseur, quelque aimable qu’il ait pu être, soit parvenu à un culte public, qui, par moments, semble détrôner Imana le Créateur, toujours connu et maintenu, mais qui ne reçoit aucun culte, et auquel on adresse parfois une prière en mêlant les deux noms.

Rien ne prouve que les contemporains de Lyangombe aient eu pour lui, dès le jour de sa mort violente un culte spécial, qui serait comme expiatoire du crime commis sur sa personne. D’autre part il est impossible de situer son existance dans un milieu authentique. Il semble un personnage né entièrement dela légende sans consistance dans la réalité, le type de ce que serait un esprit bienfaisant, qui voulut s’occuper des misères humaines et qui aurait ses entrées auprès du Créateur. En réalité, c’est aujourd’hui à lui que va toute souffrance et toute crainte, et quand les moyens ordinaires ont échoué, tout munyarwanda va à Lyangombe, tantôt comme simple client qui désire aide et protection supérieure, tantôt comme partisan qui se voue à son culte très spécial, appelé des « imandwa ».

Les femmes qui s’adressent à Lyangombe le nomment toujours dans certaines contrées « Biheko bizima » et ne l’appellent que de ce nom dans leurs invocations, Il parait bien que c’est exactement le même personnage qu’elles prient sous un nom différent. Et ici encore comme pour celui de Lyangonibe, il est accouplé à celui d’Imana,

 Nous ne faisons qu’énoncer ce thème du culte de Lyangombe sans entrer dans le détail. Il a été magistralement traité par le R, P. Arnoux des Pères Blancs dans la revue Anthropos.

Il nous reste à dire un mot au sujet d’autres esprits qui sont connus un peu partout au Rwanda, mais qui, à notre connaissance, sont particuliers à un seul clan et qui accompagnent ses membres partout où ils se transportent, pour les aider, les protéger et les secourir au moment d’un danger. Ce sont les « mpacha »des Banyakazu, qu’ils ont en particulière affection. Personne ne sait d’ailleurs pour quelle raison, et nul ne connaît le début de cette légende, Ils n’ont rien de commun avec les « bazimu » et personne ne les ramène comme ceux-ci à la survivance des ascendants. Le nom de « fées » leur conviendrait assez.

Dans cette famille des Banyakazu, on raconte que telle jeune fille mariée récemment a vu ses champs cultivés de nuit, ses provisions et récoltes accumulées toutes seules dans les greniers, sa bière de banane pressée à l’insu de tout le monde. Il parait que la vieille fille est un produit inconnu dans ce clan.

En août 1904, (c’est un fait qui nous fut rapporté le lendemain de l’événement, par le munyakazu qui est en cause et qui était prisonnier), dans une échauffourée entre Banyakazu et Bagesera, un homme des premiers fut pris, ligoté et retenu comme otage. Il devait être tué. Etendu au fond d’une hutte, gardé par ses ennemis qui le veillaient, il était à leur merci, sans espoir de pouvoir leur échapper.

Et voici que, dans la nuit, un bruit insolite se fait entendre au dehors. Dans l’obscurité, les bananiers bruissent comme dans une bourrasque, leurs grandes feuilles sensibles se heurtent et le bruit sourd quelles font en s’entrechoquant se confond avec le cliquetis des armes qui se croisent, et des voix multiples sortent menaçantes et insistantes : « Lâchez-le ou malheur sur vous ». Effrayés, les gardiens s’enfuient dans la nuit, sans s’occuper davantage de leur prisonnier, qui s’en alla le plus naturellement du monde boire un coup de bière de banane avec ses amis et leur conter son aventure, qui fit grand bruit à l’époque. Ce qui est certain, c’est que nul des gardes n’a soupçonné qu’il pût s’agir là d’une supercherie. Il est un fait que de rusés compères abusent de la crédulité publique pour extorquer, en certaines circonstances, par la peur, des cadeaux qu’ils n’auraient pas obtenus autrement, mais leur succès repose précisément sur la croyance qu’ont les autres de l’existence de ces revenants, On ne connait que ce clan des Banyakazu qui ait la protection privilégiée de ces fées.