Vers la fin de 1956, le climat était à la formation de partis politiques et l’indépendance était dans l’air. A Léopoldville, un groupe d’intellectuels catholiques dirigés par l’abbé Joseph Malula, Joseph Ngalula et Joseph Ileo avait publié un manifeste dans lequel il était question de l’indépendance à venir du Congo. Au Buganda, un parti démocrate à prédominance catholique, représentant les intérêts du « menu peuple », avait été constitué. L’Eglise catholique était progressivement entrainée à l’arène politique par son élite, et le Rwanda ne pouvait qu’en prendre bonne note.
A deux reprises, le roi du Rwanda, Rudahigwa, rencontra le Kabaka Mutesa II du Buganda au cours de la deuxième moitié de l’année 1956.Peu après, le Conseil Supérieur, composé de Tutsi et traduisant le souhait de son Président, demanda au Pouvoir tutélaire la création de quatre ministères confiés entièrement à des Rwandais : ceux de l’intérieur, des Finances, de l’Instruction publique et des Travaux publics, une autodétermination en somme. En décembre 1956, le Conseil réclama un rapide transfert du pouvoir et la formation d’une élite pour de nouveaux _ ministères. Pour l’élite hutu, cet élan de nationalisme ne pouvait être qu’une manœuvre des Tutsi cherchant à Perpétuer leur domination oppressive. Le ton du langage se fit strident : A ceux qui veulent abandonner ce pays, nous disons : Non ! Trois millions de fois Non ! » écrivit un abbé anonyme dans Presse africaine, « Au nom de trois millions de Hutu livrés à la peur ».
Le 24 mars 1957, Grégoire Kayibanda et huit autres leaders hutu signèrent une Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda et l’adressèrent le même jour au Vice-Gouverneur Général du Congo-Belge et du Ruanda-Urundi. Ce texte fut, plus tard, désigné sous le titre de « Manifeste des Bahutu ». Les signataires de cette Note sont MM. Maximilien Niyonzima, Grégoire Kayibanda, Claver Ndahayo, Isidore Nzeyimana, Calliope Mulindahabi, Godefroid Sentama, Sylvestre Munyambonera, Joseph Sibomana et Joseph Habyarimana. En même temps, les évêques du Burundi et du Rwanda publièrent une lettre pastorale commune insistant sur le droit de l’Eglise de donner son opinion en matière de justice sociale et de dénoncer les abus.

Le manifeste apportait peu de neuf et les Hutu durent attendre une année pour que son impact commençât à se faire sentir. Le document accusait comme responsables du malaise du pays, les imperfections de l’administration indirecte, le système de l’ubuhake, ainsi que la destruction par les Belges d’institutions équilibrées sans les remplacer par de plus modernes. Il réclamait la création d’une classe moyenne solide et l’instauration du syndicalisme.

Les signataires exigeaient en outre l’abolition du travail forcé et de ce qui restait des ibikingi ; ils voulaient la reconnaissance de la propriété privée et la création d’organismes de crédit. En réponse à une lettre qu’un groupe de chefs rwandais avait envoyée à Courrier d’Afrique, le manifeste faisait remarquer que l’anoblissement des Hutu avait été un rare privilège dans le passé. Enfin, les leaders hutu exprimaient une vague volonté d’union économique avec la Belgique et demandaient la liberté d’expression ; bref, tout un ensemble de revendications qui semblent normales de la part de leaders chrétiens bien au courant de la doctrine sociale de l’Eglise catholique, en opposition au courant communiste qu’ils percevaient.

Toutefois un élément nouveau et très remarqué rendait la menace du manifeste plus concrète : ses auteurs dénonçaient « l’élément race dont l’aigreur semble s’accentuer de plus en plus »et qui venait aggraver laposition politique et sociale défavorable des Hutu. S’en prenant directement au cœur de la partie tutsi dure de l’Eglise, le manifeste déclarait :

« Le brandissement du glaive de la coutume du pays [umucow’igihugu] par les intérêts monopolistes n’est pas de nature à favoriser la confiance nécessaire, ni à établir la justice et la paix en face des aspirations actuelles de la population ».

Qui plus est, le « monopole raciste » reçut l’étiquette de « hamite ». L’élite hutu s’orientait vers une analyse dichotomique de la société rwandaise ; deux facteurs l’y poussaient : d’une part, les Hutu s’étaient rendu compte que la promotion dans l’administration était soumise à un plafond ethnique ; d’autre part, la classe dirigeante avait volontiers adopté l’« hypothèse hamite » introduite par les Européens.

Les leaders hutu avaient orienté leur lutte anticolonialiste contre le colonisateur intérieur, à savoir la classe tutsi, considérée maintenant comme un groupe ethnique fermé. Ils rejetaient le puissant courant de nationalisme culturel qu’ils traitaient de « hamitisation », mouvement qui cherchait délibérément à les exclure des postes administratifs. Ils insistaient enfin sur le maintien des mentions ethniques dans les documents officiels, estimant que la proposition de leur suppression était une duperie tutsi. Les défenseurs du nationalisme culturel étaient pris à leur propre piège.
Contrairement à la situation du début des années 1950, quand les évolués formaient un front commun contre les Européens, la désillusion croissante avait ramené l’élite hutu plus près des masses et des ouvriers semi-qualifiés. C’est dans la mesure où elle avait été une élite « manquée » qu’elle semble avoir réalisé ce que Kayibanda appelait « une prise de conscience fondamentale ». Les intellectuels hutu recherchaient les conseils et le soutien des nouveaux missionnaires, lesquels voyaient en eux, à leur tour, des éléments bien disposés à appliquer la politique sociale du catholicisme. La solidarité à l’intérieur de la bourgeoisie indigène était hors de question ; les frontières ethniques du Rwanda étaient devenues trop rigides pour cela, et surtout dans ledomaine où elles avaient le plus de signification, c’est-à-dire dans la course aux rangs et aux postes-clés dans l’administration coloniale. La pression de la renaissance culturelle tutsi eut vite fait de pousser l’élite hutu à analyser ses griefs sous un angle racial.

Était-ce là un subtil divide et imperad’une Église colonialiste cherchant à briser les débuts d’un mouvement nationaliste puissant conduit par l’avant garde tutsi? Ou était-ce le commencement d’une prise de conscience politique des Hutu qui, pour la première fois, voyaient clair dans la mystification du pouvoir tutsi ? Ces deux thèses allaient être des cris de guerre des deux camps antagonistes, mais la réalité était beaucoup plus complexe.Les jeunes missionnaires qui soutenaient l’élite hutu étaient aussi partisans d’une profonde réforme sociale que sympathisants des mouvements d’indépendance. Le « nationalisme » conservateur des Tutsi finit néanmoins par se discréditer en professant un mépris élitiste à l’égard de la masse de la population. Seul un petit nombre de Tutsi instruits acceptaient l’idée de partager le pouvoir avec les Hutu et étaient prêts à promouvoir de sérieuses réformes. Comme dans le cas des émirats du Nord-Nigeria, le « nationalisme » des dirigeants traditionnels n’était pas un courant de changement, mais un mouvement de retranchement visant à sauvegarder, les privilèges de la classe dirigeante. La masse était conviée au palais du « chef naturel » et certains vieux Pères étaient heureux de bénir la cérémonie.

L’Ankole vivait une expérience analogue : la modernisation forcée avait donné lieu à des mouvements revendicatifs. Une prise de conscience ethnique semble s’être développée au sein de la paysannerie Iru, la poussant à voir dans la classe dirigeante hima des « envahisseurs, hamites ». La différence était que les Iru étaient partagés entre les Églises catholique et protestante et qu’après 1955, ils furent rapidement intégrés dans l’administration. Au Rwanda, par contre, la contre-élite hutu devint la protégée de l’Eglise catholique et les revendications hutu furent ignorées tant par les Belges que par les Tutsi. Au vingt-cinquième anniversaire de son intronisation, Rudahigwa ne dit pas un seul mot au sujet du Manifeste des Bahutu dont le journal catholique Kinyamatekas’était pourtant fait largement l’écho. Son silence surprit aussi bien les prêtres que les leaders hutu. C’était précisément les élections de cette même année 1956 qui, en ne garantissant pas aux Hutu une représentation adéquate au gouvernement, avaient donné un coup de fouet à leur mouvement.

En septembre 1957, AloysMunyangaju et Grégoire Kayibanda furent envoyés en stage de journalisme en Belgique par les Pères Blancs. Le second travaillait au périodique Kinyamateka à Kabgayi, le premier à l’hebdomadaire Temps Nouveaux d’Afrique à Bujumbura ; Temps Nouyeauxd’Afrique était le successeur, plus radical, de L’Ami, journal publié par les Pères Blancs à Bujumbura. Kayibanda fit son stage au journal-Vers l’Avenir à Namur puis, en 1958, fut attaché au service de presse des missions au pavillon africain de l’exposition universelle de Bruxelles. Munyangaju fit son stage au quotidien La Cité du Mouvement ouvrier chrétien. Kayibanda entretint aussi des contacts suivis avec les organisations sociales chrétiennes de Belgique : Équipes populaires, Syndicats chrétiens, Mutualités chrétiennes, « Boerenbond » [Association flamande catholique d’agriculteurs]. Certaines de ces associations apportèrent une contribution financière au Mouvement muhutu (MSM) qui avait été fondé en juin. Les deux leaders hutu firent connaître leur cause durant leur séjour en Belgique.

En novembre 1957, le bouillant Joseph Gitera., un ancien séminariste des années 1930, pour qui la politique était plus une croisade retienne qu’un syndicat bien organisé, créa son propre mouvement avec pour base la région de Save : l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Il y avait chez lui, en plus d’un attachement inébranlable à l’orthodoxie absolue du christianisme, plus de passion, et peut-être plus de compassion, que chez beaucoup d’autres anciens séminaristes. Cependant, la profondeur de ses sentiments agissait contre une action politique bien coordonnée et bien structurée ; il était parfois fanatique, souvent erratique. Chaque fois que Gitera tonnait, il espérait faire tomber les murs de Jéricho. Il envoya sa première lettre aux Nations unies en septembre 1957 et, à chacune des pétitions qui la suivirent, il semblait surpris de constater que les Tutsi tenaient les commandes toujours aussi fermement.

Gitera continua sa campagne d’émancipation hutu en mars 1958 en préparant une entrevue avec le roi et en publiant un article dans Kinyamateka. La rencontre fut houleuse : Gitera menaça d’organiser une manifestation à Nyanza, et à un certain moment le roi le prit au collet. Un compromis fut néanmoins atteint. Rudahigwa accepta de recevoir une délégation hutu à la cour. Quinze représentants, conduits par Gitera lui-même, arrivèrent à Nyanza le 31 mars et trouvèrent un mwamiet un Conseil Supérieur qui s’étudiaient à les ignorer. On leur refusa le logement et on leur fit comprendre que le Conseil n’était pas prêt à siéger. Le Chanoine Ernotte hébergea Gitera et son groupe au Collège du Christ-Roi où ils attendirent pendant plus d’une semaine avant que le mwami ne daignât les saluer.

Les pétitionnaires furent reçus avec mépris, réprimandés pour leur séparatisme et traités de « divisionnaires », d’inyangarwanda, d’ennemis du Rwanda. On leur fit entendre que les problèmes du pays étaient dus à l’ingérence européenne dans les affaires nationales et que s’ils voulaient avoir des juges et des chefs hutu dans l’avenir, ils devraient tous travailler plus durement. À leur arrivée à la cour, les membres de la délégation étaient monarchistes jusqu’au dernier : ils disaient « notre père » en parlant du mwami, et se félicitaient d’avoir été « appelés à Nyanza ». La découverte qu’ils faisaient en comprenant que Rudahigwa était un Tutsi arrogant fut pour eux un grand choc, tellement on avait cru, les hommes instruits y compris, au mythe de la royauté.

Après cette correction en public, quelques concessions sans importance furent accordées en secret. Rudahigwa essaya d’acheter les chefs de file. Bicamumpaka reçut une sous-chefferie, mais il commença par la refuser. Gitera fut admis par cooptation à une réunion élargie du Conseil Supérieur, de même que le furent plus tard dans la même année Makuza et Hakizimana. Une commission paritaire hutu-tutsi de dix membres fut mise sur pied, chargée d’étudier les revendications hutu et d’en remettre un rapport au Conseil. Mais la voix catholique à la cour resta essentiellement tutsi et cléricale ; se distinguaient en effet auConseil Supérieur, les abbés Kagiraneza et Mbandiwinfura du groupe de Nyundoet l’abbé Musoni de Rwamagana. Quand une forte réduction du budget de l’enseignement primaire fut proposée avec l’assentiment du roi, seuls Gitera et Mgr Perraudin y opposèrent un refus catégorique ; c’était surtout les Hutu qui profitaient de cet enseignement. Le traitement que la cour réserva à la délégation hutu ouvrit les yeux à bon nombre de modérés et dans les périodiques Kinyamateka et Temps Nouveaux d’Afrique le ton vira au militantisme. Bien que Tutsi, l’abbé Innocent Gasabwoya, directeur de Kinyamatekapendant la difficile période de 1957 à 1959, maintint le journal dans la ligne de sa vocation sociale ; il publia une série d’articles sous forme de débats centrés sur « le Rwanda et son administration indigène ». Rédigés sous forme de discours, ils avaient pour thème les réformes, demandant amajyambere, le progrès, et la demokrasi.

On pouvait néanmoins y déceler deux courants divergents : l’appel à travailler et à progresser ensemble vers l’indépendance, d’une part, et les demandes de changements concrets dans les lois, l’enseignement et la structure politique de l’autre. Les lettres des évolués se plaignant d’être persécutés par des chefs illettrés étaient toujours là. Les répliques des chefs déploraient, à leur tour, l’impolitesse de ces jeunes gens qui n’ôtaient pas leurs chapeaux en saluant, qui ne témoignaient d’aucun respect envers le mwami et qui disaient du mal des Blancs. Les griefs des chefs traduisaient ainsi la complexité des raisons sous-jacentes du véritable conflit entre l’élite tutsi et l’élite hutu. Les Belges avaient profondément modifié la nature de la fonction de chef; selon les informations provenant d’une source des Pères Blancs, un grand nombre d’écoliers ne savaient plus qui était lemwami. Quand on sait que les chefs qualifiaient les jeunes d’ abagome, de rebelles, on comprend aisément d’où la faction conservatrice de la cour tirait sa force.

Sous la direction de l’abbé Justin Kalibwami, Kinyamateka, d’une impartialité scrupuleuse par ailleurs, devint par sa Tribune libre une arme redoutable dans l’arsenal du MSM et de l’APROSOMA à partir d’avril 1958.Dans leurs articles, les membres des deux mouvements ne se gênaient pas pour racoler des partisans à la cause hutu parmi la population : ni ugutegaamatwi-il s’agit de prêter l’oreille – comme ils appelaient leur propagande. Temps Nouveaux d’Afrique publiait, quant à lui, des titres du genre « Un Conseil représentatif de quoi ? », ainsi que des lettres accusant carrément le racisme tutsi d’être responsable du sort des Hutu.

L’abbé Kalibwami n’aurait certainement pas laissé passer de telles lettres, mais il permettait aux Hutu de faire de larges exposés de leurs revendications dans un langage modéré. Kinyamatekadu 1ermai fit le récit des mésaventures de la délégation hutu à Nyanza, point par point. L’article contenait la toute première attaque lancée contre le roi de plein fouet. En effet, les auteurs remettaient en question le fait que le roi soit au-dessus des races et des politiques ; deux semaines plus tard, la même attaque reprenait, cette fois-ci, dans un langage que n’importe quel villageois pouvait comprendre. L’auteur de l’article demandait aux lecteurs pourquoi, si le mwamiétait le père, umubyeyi, de Gatutsi, Gahutu et Gatwa, et s’il avait la compétence, ubushobozi, de signer les documents et de diriger le pays, pourquoi donc fallait-il accuser les Blancs quand le mwami favorisait l’un de ses trois fils.

La provocation était trop brutale. Les traditionalistes de la cour, les dinosaures de l’évolution tutsi, passèrent dangereusement à l’action : le 18 mai, une lettre signée Abagaragub’ibwamibakuru, les grands serviteurs de la cour du mwami, fut adressée à la commission chargée d’étudier le problème hutu. Elle reprenait le récit d’une vieille légende de la conquête du Rwanda par les Nyiginya ; voici ce qu’elle disait : Kigwa trouva le clan hutu des Zigaba et son chef Kabeja sur place. Kigwa, son frère Mututsi et sa sœur Nyampundu apprirent alors l’usage du fer à Kabeja qui, en retour, les accepta comme maîtres, shebuja ; la relation entre les Tutsi et les Hutu ne pouvait dès lors qu’être féodale ; il n’y avait jamais eu de lien sanguin. On pouvait démontrer, disaient-ils, le non-fondé de la thèse selon laquelle ils étaient tous des enfants de Kanyarwanda. Ruganzu avait tué les bahinzahutu ; comment pouvaient-ils avoir été ses frères ? Dans une lettre adressée le jour suivant au Conseil Supérieur, l’histoire-idéologie céda la place à la vie politique quotidienne. Un groupe de quatorze Banyarwanda demanda au roi l’arrestation des révolutionnaires hutu qui troublaient l’ordre public, ainsi que l’autorisation de retenir leurs propres ibikingi ; il restait suffisamment de terres non défrichées où les Hutu pouvaient s’installer et cultiver, affirmaient-ils.

Le véritable talon d’Achille de Rudahigwa résidait dans la faction traditionaliste tutsi, faction qui reprenait la pensée d’une proportion importante de Tutsi pauvres que Gitera espérait naïvement rallier à l’APROSOMA. Sans enfant et méprisé par les Astridiens, en profonde rupture avec l’Église catholique à laquelle il avait pourtant été très lié dans le passé pour la légitimation de son pouvoir, le mwami a dû se laisser tenter une nouvelle fois par les mythologies féodales. Allant à l’encontre de l’arrière-fond repris par la nouvelle propagande hutu, ces mythologies constituaient un véritable poison politique. Déjà en 1956,Rudahigwa avait laissé entendre au Conseil du vice-gouverneur qu’« il est très difficile de définir actuellement les termes tutsi ou hutu, vu que l’on ne saurait fixer aucun critère pour les différencier ». Les terres commençaient à manquer et rien ne pouvait susciter l’hostilité des paysans plus rapidement que l’application de l’étiquette ethnique à ce manque de terre. En cas de révolte, les Blancs et les Tutsi étaient facilement reconnaissables ; la question était de savoir lequel des deux groupes allait être la cible de la furie paysanne.

Le MSM et le Manifeste des Bahutu eurent pour effet, non pas de soulever la masse paysanne – qui resta tranquille dans le sud et dans lecentre du pays – mais d’obliger Rudahigwa et l’élite tutsi à procéder à une profonde révision de la mythologie du pouvoir ainsi qu’à une nouvelle formulation de l’idéologie et de l’histoire de la classe dirigeante. Le nationalisme remplaça l’histoire dynastique et la théologie catholique. Chaque pas hutu vers une analyse raciale de la société rwandaise entraînait, de la part du mwami et de son entourage, un nouvel appel à l’unité nationale. Chaque article de la presse catholique traitant des castes et de la justice sociale provoquait un nouvel élan d’anticolonialisme chez les Tutsi. En quelques mots, d’Hertefelt analyse le changement qui se produisit :

« L’intelligentsia traditionaliste a créé un Wunschbild mythique du passé qui, dans la conjoncture politique présente, remplit une fonction analogue à celle qu’avaient les mythes traditionnels dans l’ancien régime stabilisé. Lorsque, à la suite d’influences étrangères, celui-ci fut mis en cause par des politiciens égalitaires hutu, les « mythes d’inégalité » durent structurellement céder la place aux « mythes d’unité et d’harmonie » qui s’opposaient tant à la volonté des rebelles, pour l’émousser, qu’aux colonisateurs, pour affirmer l’unité du peuple rwandais dans la lutte anticolonialiste ».

A son retour de l’exposition universelle de Bruxelles, le mwami prononça un discours dont la virulence anti-belge ne put échapper aux observateurs ; à partir de ce moment, ses contacts avec la Church Missionary Society se multiplièrent.
Il serait difficile de dire dans quelle mesure Rudahigwa était maitre chez lui. Tout au long de son règne, il avait montré des tendances à se plier devant des personnes puissantes, passant successivement de l’influence de sa mère à celle de Mgr Classe, du Père Witlox, son chapelain, de l’abbé Kagame, du chef Kamuzinzi, de Goosens, de
d’Arianoff et, de 1949 à 1952, de Drijvers, le résident de Nyanza. À partir de 1952, date où il voulut démissionner, le roi subit l’influence croissante des conservateurs de la cour tout en prêtant une oreille attentive aux conseils nationalistes de M. Poelaert, un acheteur de café aux sympathies apparemment communistes. « Il est fort à la défensive, écrivait Mosmans, perspicace jusqu’à la mauvaise foi, patient jusqu’à ». «Mais, ajoutait-il, il est vite perdu à l’offensive. La féminité de son caractère et la défaillance de sa formation générale transparaissent. Il recule devant les obstacles, hésite entre différentes solutions, cherchant instinctivement l’appui d’une volonté forte.

Les preuves sont ou bien insuffisantes, ou bien contradictoires, pour déterminer si ses accès intermittents d’hésitation ou d’intransigeance entre 1956 et 1959 sont imputables à sa propre personnalité ou aux différents groupes de pression de la cour. Toutefois, son incapacité de répondre aux revendications hutu d’une manière modérée et conséquente contribua, dans une large mesure, à dresser les Européens et l’élite hutu contre lui. Ne croyant pas à son propre mythe, il ôta aux autres toutes raisons d’y croire eux-mêmes.

L’élite tutsi avait un argument de poids et elle le défendait avec subtilité : elle dénonçait les conflits entre imiryango, les lignages, comme détruisant l’unité. Les Hutudu nord allaient vite s’en rendre compte. Mais par imiryango, les Tutsi entendaient Abatutsi, Abahindiro, Abega, Abahutu, sans nulle distinction de niveau, de classe ou de clan. Le mwami était leur père à tous. Pour ne pas tomber dans le piège, les Hutu avaient tendance à utiliser le terme ubwoko, clan ou tribu, et parlaient de Gatutsi, Gahutu et Gatwa, les ancêtres éponymes, pour souligner les différences historiques de race et de caste.

Du 9 au 12 juin 1958, le Conseil Supérieur se réunit pour analyser les conclusions, faites en toute hâte, de la commission chargée d’étudier le «problème » hutu-tutsi. Il décréta qu’il n’existait pas de tel problème et demanda que, dorénavant, les mentions ethniques disparaissent des documents officiels.

« Ces ennemis du Pays ne réussiront guère à diviser le Ruanda… D’ailleurs le pays entier est coalisé à la recherche de l’arbre mauvais qui produit ces mauvais fruits de la division. Quand il sera trouvé, menaça leroi, il sera coupé, déraciné et brûlé pour qu’il disparaisse et que plus rien ne reste».

La montée du racisme et du nationalisme plaça l’Église institutionnelle dans une position peu commode. Il ne faisait pas de doute que l’avènement de l’indépendance allait laisser une Église affaiblie sur le plan intérieur par les discordes entre les clergés hutu et tutsi, et sujette, sur le plan extérieur, aux attaques d’une cour triomphante qui cherchait à renvoyer les missionnaires qu’elle considérait comme des colonialistes. Tout en sympathisant avec les aspirations de l’APROSOMA et du MSM et en se félicitant en quelque sorte d’analyser dans son discours le thème des catégories sociales, la plupart des dirigeants de l’Église répugnait à s’engager sur le terrain glissant des conflits raciaux. Gitera qui, dans une même lettre, était capable d’invoquer la Trinité et de menacer de châtrer tous les Tutsi, ne les rassurait guère.

Mgr Bigirumwami ne mâcha pas ses mots lorsque, en mars et en juillet 1958, il déplora les injustices. Les lettres pastorales dénonçaient les détenteurs d’autorité qui avaient « une néfaste tendance à la servir indûment à leur propre avantage ». « A plus forte raison mérite-t-il la colère de Dieu celui qui volontairement fait ou laisse condamner un innocent » écrivait-il en faisant allusion aux nombreux abus des cours tutsi. Néanmoins, en septembre, l’évolution de la situation l’amena à écrire un article dans Témoignage chrétien dans lequel il soutenait de son autorité la thèse de l’unité nationale défendue par le Conseil. Sa position était, fait plus significatif que l’article lui-même, exprimé en termes sociaux et avait un grain de vérité. Dans le passé, il y avait eu beaucoup de mariages mixtes entre Hutu et Tutsi ; donc, la différence entre les deux groupes ethniques ne pouvait pas être énorme, disait-il. L’enseignement secondaire n’était pas le privilège d’un seul groupe racial, mais de la classe récemment indépendante ; aussi, de quoi les Hutu se plaignaient-ils ? Lui-même, bien que de sang royal, n’était-il pas issu d’un clan hutu, les Gesera? Les faits étaient exacts, mais la mobilité sociale dont il parlait avait diminué quand, sous l’administrationeuropéenne, les Hutu et les Tutsi se constituèrent en castes de plus en plus fermées.
Le rythme des événements dans les territoires belges s’accéléra vers la fin de 1958. Le prince Louis Rwagasore, décidé à conduire le Burundi à une indépendance immédiate, entraina l’Union pour le progrès national (UPRONA) dans une position plus nationaliste. Au Congo, Lumumba fonda le Mouvement national congolais (MNC)qui s’écarta de la politique bakongo de l’ABAKO (Association pour la sauvegarde de la culture et des intérêts des Bakongo), parti à base populaire très restreinte, pour évoluer lui aussi vers un nationalisme plus radical. Avec une nouvelle coalition PSC-Libéraux en Belgique et Maurice Van Hemelrijck au ministère des Colonies – un homme disposé à comprendre l’urgence et la profondeur des sentiments nationalistes africains – la décolonisation n’était plus qu’une question de temps.

Au Congo, la réduction, par l’administration Buisseret, des subventions des écoles de l’Église mit fin aux rapports étroits qui existaient entre les dirigeants ecclésiastiques et les fonctionnaires de l’administration belge. Au Rwanda, par contre, les différends linguistiques entre Belges néerlandophones et francophones produisirent l’effet inattendu de raffermir les liens entre l’administration locale et les missionnaires. Bien que les élections eurent été organisées sur son territoire en 1956, le Rwanda était considéré comme une sorte d’arrière-pays où les moins compétents pouvaient continuer à accomplir tranquillement leur service. Les soucis administratifs de Jean-Paul Harroy, responsable du Ruanda-Urundi devant le Gouverneur général, reliaient ses quartiers généraux de Bujumbura à Léopoldville en passantpar le Katanga. Franc-maçon d’expression française, il était enclin à reléguer les fonctionnaires flamands catholiques au Rwanda et à garderla majorité des « jeunes gens brillants » pour le travail de Bujumbura.

C’est ainsi que l’administration rwandaise avait beaucoup de choses en commun avec les jeunes missionnaires ; aussi orienta-t-elle plus volontiers sa sympathie vers les leaders hutu, les protégés des missions, que vers les Tutsi. L’air supérieur des Tutsi et même leur seule taille élancée revêtait très facilement une connotation de classe pour des personnes qui avaient souffert de la discrimination dans leur propre pays et qui avaient un certain respect pour les valeurs paysannes.

En novembre 1958,l’administration locale du Ruanda-Urundi qui avait apparemment accordé de l’importance au chorus catholique de Kinyamateka, était parvenu à persuader le ministère des Colonies de « la nécessité d’une réforme hardie et profonde». De Bruxelles, le Père Mosmans écrivit : « Ils sont donc nettement partisans actuellement d’une démocratisation réelle et très nette à réaliser rapidement». C’était là une défaite pour Rudahigwa qui, pendant l’exposition de Bruxelles, avait passé son temps à essayer de convaincre le ministère des Colonies qu’il n’existait pas de problème hutu-tutsi au Rwanda. Le roi avait rencontré Mgr Guffens, évêque jésuite, alors responsable du pavillon congolais, et s’était plaint violemment de la façon dont certains membres du clergé étaient en train d’entrainer l’Église catholique dans la politique au Rwanda. Il était loin le temps où le mwami avait été l’allié d’un ministre des Colonies libéral et anticlérical contre les Pères Blancs, l’ennemi commun. Le voilà maintenant face au péril d’uneadministration catholique, d’une mission réformatrice et d’une élite hutu.
Les Belges décidèrent que Rudahigwa « régnerait mais ne gouvernerait pas». Toutefois, la décision s’avéra difficile à appliquer : en effet, le cas de la paysannerie mis à part, le roi jouissait du soutien de 40 % des grands chefs, surtout ceux qui étaient passés à Nyanza. Les Astridiens [anciens diplômés de l’Ecole secondaire d’Astrida parmi lesquels se recrutaient des chefs coutumiers, des agents de l’administration, des agronomes, Tutsi pour la plupart], las de payer un tribut annuel de vaches pour conserver leurs pâturages, souhaitaient que la puissance du mwami fut réduite ; cependant, la naissance du militantisme hutu avait ramené bon nombre d’entre eux dans les rangs conservateurs. Le nombre d’Africains employés dans l’administration à la base monta en flèche, passant de 782 en 1955 à 1221 en 1959. Il s’agissait surtout d’Astridiens, et beaucoup d’entre eux étaient hostiles à la vieille garde de Nyanza et à sa rhétorique traditionaliste. Les Tutsi progressistes modérés étaient, en effet, employés par les Belges ; la meilleure façon de fuir les périls des intrigues de la cour était de s’en remettre au patronage européen.

Les leaders conservateurs tutsi étaient, chose très compréhensible, des batware, dont les chefferies vivaient dans une situation d’insécurité : les chefs du nord-ouest, Rwangombwa, Kayihura et Mungarurire avaient le plus à perdre d’une éventuelle émancipation hutu. Ils formèrent l’Association des éleveurs ruandais (ASSERU) pour contrebalancer le MSM et demandèrent leur soutien aux abbés tutsi de Nyundo. En donnant à leur campagne une base anticolonialiste, ils avaient trouvé, comme le mwami, le filon de l’appui des campagnes. Les directives desingénieurs agronomes belges étaient agaçantes et humiliantes pour les paysans. De plus, on se souvenait encore des Belges des années 1943- 1945 ; ils ne s’étaient pas corrigés ! En novembre1958, des milliers de plants de caféiers furent arrachés près de Ruhengeri en protestation contre les amendes imposées par le département de l’agriculture pour non-respect du règlement. Deux mois plus tard, les enseignants de Zaza entraient en grève parce que la mission avait tardé à leur verser leurs salaires.

Les leaders hutu durent mener une propagande serrée et inlassable dans Kinyamateka et Temps Nouveaux d’Afrique pour retourner l’arme contre les propriétaires terriens tutsi. Le MSM publia ses statuts en novembre ; les efforts des Hutu furent récompensés, le 1erdécembre, par la première reconnaissance officielle de leur Mouvement : « Ma première affirmation sera qu’il y a un problème », déclara Harroy ; « Assurément, comme on peut le dégager d’une déclaration du Mwami Mutara, est-il simpliste et dangereux de l’intituler sans nuance : le conflit Tutsi-Hutu. Mais il y a un problème indéniable, en ce pays d’inégalités des conditions, auquel il est nécessaire d’apporter des solutions ».C’était là le bon sens même de la part du ministère des Colonies qui poursuivait, avec beaucoup de clairvoyance, son propre intérêt; mais cette reconnaissance était un peu tardive. En déclarant, vers la fin de 1958, que la division au sein de la société rwandaise se situait entre « les riches et les pauvres, les capitalistes et les travailleurs, les gouvernants et les gouvernés »,Harroy n’apportait rien de neuf. L’élite hutu était à mesure de mettre un nom sur ceux qui recevaient des bourses d’étude et ceux qui jugeaient dans les tribunaux leurs parents réduits à la pauvreté : pour elle, le clivage se situait entre Hamites et Bantous ; les leaders hutu commençaient à forcer le cours des événements politiques en imposant leur propre définition du problème.

Le retour au Rwanda de Kayibanda et Munyangaju, en octobre 1958, dota le mouvement hutu d’une organisation plus structurée et d’un leadership plus perspicace. Les communications étaient difficiles dans un pays montagneux. Le leader Balthazar Bicamumpaka était l’un des raresHutu possédant une voiture automobile alors que beaucoup de chefs tutsi possédaient des véhicules en plus ou moins bon état et l’élite hutu n’avait à sa disposition que les organisations existant au sein de l’Eglise. Elle recourut également à la-presse-et à des associations laïques, sous une forme plus ou moins camouflée, pour sa propagande et un recrutement. Par le biais de la TRAFlPRO et de l’Association des moniteurs, créée par lui, Kayibanda pouvait élargir la plate-forme de ses contacts ; en tant que chef de la Légion de Marie qui avait des praesidia dans tout le pays, pouvait discuter le programme de MSM avec les membres hutu de ladite Légion après leurs prières et leurs occupations officielles.

Des événements importants au sein de l’Eglise permettaient à l’élite hutu de se réunit; le souvenir de la première discussion sérieuse entre lesHutu de Gitarama, de Save et du nord remonte aux célébrations du 50e anniversaire de la fondation de la mission de Save. Les abbés AppolinaireRwagema et DéogratiasRugerinyange, anciens collègues de Kayibanda au séminaire, et Anastase Makuza, formaient un groupe lié par une amitié spontanée. La personnalité sympathique et chaleureuse de Bicamumpaka ainsi que l’âge relativement avancé de Gitera étaientpour eux une garantie de trouver un lieu de réunion ; en plus, Kayibanda fréquentait souvent la mission de Rwaza.

Après les soulèvements de Léopoldville de janvier 1959 et la déclaration qui les avait suivis dans laquelle le gouvernement affirmait que le Congo serait conduit à l’indépendance « sans précipitation », l’Eglise du Rwanda avait présenté le danger d’une crise imminente. Mgr Bigirumwami, revenu de Bruxelles au cours du même mois, était confronté à la tâche difficile de maîtriser la clique tutsi de Nyundo et de mettre fin à la polarisation croissante de son clergé en deux camps ennemis. Il n’existait plus de voie moyenne. Les Tutsi du Bugoyi, considérant ses déclarations de 1957 au sujet des exactions et des injustices comme une prise de position pro-hutu, demandèrent à la CMS de leur envoyer un évêque protestant de l’Ouganda. Le mwami était devenu un ami intime du Docteur Joe Church de Gahini. La menace d’une défection en masse des Tutsi était donc une réalité ; elle était ressentie avec embarras par ceux, comme Mgr Bigirumwami, dont la formation s’était nourrie du principe de « Hors de l’Église, pas de salut ». Les abbés intellectuels tutsi, tel Janvier Murenzi, commencèrent à diffuser une version modérée de la cause conservatrice : l’évêque de Nyundo ne savait plus à quel saint se vouer.

Mgr Perraudin était plus décidé : il était déterminé à défendre fermement son point de vue. La lecture entre les lignes de la lettre publiée le 11 février 1959 laissait apparaître un conflit d’opinions divergentes et antagonistes qui avait abouti à un compromis en faveur des thèses de Mgr Perraudin. Elle insistait sur la nécessité d’une réforme : « La morale chrétienne demande à l’autorité qu’elle soit au service de toute la communauté et non pas seulement d’un groupe, et qu’elle s’attache avec un particulier dévouement et par tous les moyens possibles au relèvement et au développement culturel, social et économique de la masse de la population ». L’idée de lutte des classespour eux une garantie de trouver un lieu de réunion ; en plus, Kayibanda fréquentait souvent la mission de Rwaza.

Après les soulèvements de Uopoldville de janvier 1959 et la déclaration qui les avait suivis dans laquelle le gouvernement affirmait que le Congo serait conduit à l’indépendance « sans précipitation », l’Eglise du Rwanda avait présenté le danger d’une crise imminente. Mgr Bigirumwami, revenu de Bruxelles au cours du même mois, était confronté à la tache difficile de maîtriser la clique tutsi de Nyundo et de mettre fin à la polarisation croissante de son clergé en deux camps ennemis. Il n’existait plus de voie moyenne. Les Tutsi du Bugoyi, considérant ses déclarations de 1957 au sujet des exactions et des injustices comme une prise de position pro-hutu, demandèrent à la CMS de leur envoyer un évêque protestant de l’Ouganda ». Le mwamiétait devenu un ami intime du Docteur Joe Church de Gahini. La menace d’une défection en masse des Tutsi était donc une réalité ; elle était ressentie avec embarras par ceux, comme Mgr Bigirumwami, dont la formation s’était nourrie du principe de « Hors de l’Église, pas de salut ». Les abbés intellectuels tutsi, tel Janvier Murenzi, commencèrent à diffuser une version modérée de la cause conservatrice : l’évêque de Nyundo ne savait plus à quel saint se vouer ».

Mgr Perraudin était plus décidé : il était déterminé à défendre fermement son point de vue. La lecture entre les lignes de la lettre publiée le 11 février 1959 laissait apparaître un conflit d’opinions divergentes et antagonistes qui avait abouti à un compromis en faveur des thèses de Mgr Perraudin. Elle insistait sur la nécessité d’une réforme : « La morale chrétienne demande à l’autorité qu’Elle soit au service de toute la communauté et non pas seulement d’un groupe, et qu’Elle s’attache avec un particulier dévouement et par tous les moyens possibles au relèvement et au développement culturel, social et économique de la masse de la population » »• L’idée de lutte des classesétait rejetée, mais celle d’intérêts légitimes des différentes classes de la société était retenue en tant que nécessité à réaliser.

En même temps, la lettre adressait à ses destinataires une mise en garde : « Cette diversité de groupes sociaux et surtout de races risque chez nous de dégénérer en divisions funestes pour tout le monde ». La reconnaissance de l’existence d’un élément racial dans les troubles du pays fut compensée par un appel émotionnel à oublier les différences ethniques dans la plus grande unité de l’Église catholique :

« Du point de vue chrétien les différences raciales doivent cependant se fondre dans l’unité plus haute de la Communion des Saints. Les chrétiens, à quelque race qu’ils appartiennent, sont plus que frères entre eux : ils participent à la même vie dans le Christ Jésus et ont un même Père qui est dans les cieux. Celui qui, en disant Notre Père, exclurait de son affection un homme d’une autre race que la sienne, celui-là n’invoquerait pas vraiment le Père qui est aux cieux et il ne serait pas entendu. Il n’y a pas une Église par race, il n’y a que l’Église catholique ».

La lettre pastorale passa aisément pour être pro-hutu à cause de son appel à la réforme, et dangereusement anti-tutsi, à cause de son attaque délibérée de la rhétorique des conservateurs.

« Dans notre Rwanda, écrivait Mgr Perraudin, les différences et les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de race, en ce sens que les richesses d’une part et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d’une même race ».

Les Pères Blancs avaient officiellement pris position pour l’analyse du MSM, tout en gardant un langage modéré et irrépréhensible.
Malheureusement, la situation politique du Rwanda avait évolué de telle sorte que le langage de la théologie et du bon sens était devenu synonyme du langage du colonisateur, et l’Église comme institution était incapable d’orienter ou de ralentir le cours des événements. Mgr Perraudinécrivit à son clergé en lui demandant de s’abstenir de toute politique partisane et en insistant sur le fait qu’il appartenait à l’Etat seul d’assurer l’organisation sociale et économique de la société. Il demanda aux directeurs des écoles secondaires de distribuer des copiesde la lettre pastorale aux élèves des classes terminales, et d’organiser des cours sur l’enseignement social de l’Eglise catholique avant que les élèves ne partent en vacances ».

Trop tard. La justice sociale était devenue une sorte de cri de ralliement des Hutu au moment où les conservateurs étaient parvenus à se faire passer pour des radicaux du mouvement nationaliste, dirigé par Lumumba, au Congo. Des tracts nationalistes signés Abatabazi -les sauveurs du Rwanda morts sur son sol – commencèrent à circuler, s’attaquant à 1’APROSOMA. Dans la région de Ruhengeri, les Hutu se faisaient justice : ils expropriaient de vastes étendues de pâturages tutsi. A la Noël 1958, les Tutsi se firent accompagner de gardes twa à la mission de Save. Des bruits couraient, en effet, qu’une attaque hutu était imminente. Le clergé rwandais ne pouvait pas ne pas prendre parti ; la neutralité des Pères Blancs ne pouvait certainement pas se limiter aux apparences.

Le défaut majeur de l’Église dans sa position officielle était de faire des réflexions vaseuses sur ses rapports institutionnels avec la politique. La pure orthodoxie de l’Église lui accordait, en tant que source d’enseignement moral, le droit de commenter le contenu social de la politique; et quand cette politique s’exprimait en termes de racisme, on pouvait affirmer que ce droit devenait un devoir. Cependant, le Pape Pie XI ainsi que les numéros antérieurs de L’Ami insistaient sur la possibilité, pour l’Eglise, de coexister avec n’importe quelle structure politique.
Parmi le clergé, les plus vieux résolurent le problème en admettant que l’Eglise avait le droit de donner son avis sur des violationsspécifiques de la loi morale dans un système politique donné, mais qu’elle n’avait pas le droit de critiquer le système en tant que tel. Cette restriction inquiétait, par contre, les plus jeunes qui avaient vu les Nazis hypnotiser l’Eglise allemande. Le Père Adriaenssens écrivait à propos de la crise rwandaise : « Il ne s’agit pas de préconiser de simples retouches [dans la société] ou quelque réforme partielle qui n’iraient pas jusqu’à la racinedu mal. L’Eglise doit viser à une véritable transformation du système social ». –

Le Père Adriaenssens avait beau se répéter que c’était làla logique même de l’enseignement social du catholicisme ; cela n’en constituait pas moins un net écart vis-à-vis de la politique traditionnelle de l’Église. Dans le temps, la « Révolution avait signifié une transformation personnelle totale dans le Christ. Les candides patriarches qui avaient défini le terminus ad quem de la morale sociale de Pagès, de Kagame et même de la CMS, étaient tous des hommes qui avaient subi cette métanoia, cette révolution chrétienne. Il existait une divergence entre les thèmes qui considéraient la structure et le système comme étant moralement neutres puisque l’individu est le gardien de l’éthique sociale, d’une part, et le nouveau « catholicisme social » des jocistes et des prêtres récemment arrivés d’Europe, d’autre part. Le mwami n’avait pas menti en se plaignant auprès de Mgr Guffens que, comme il avait appris à le voir, l’Eglise était en train de se mêler de politique.

Derrière cette différenciation entre la société et l’individu dans la pensée de l’Eglise et dans tous ses efforts visant à garder la signification réelle de cette première, se trouvait la plus profonde équivoque qui, d’un côté, définissait l’Église comme étant l’ensemble du clergé et des laïcs en communion avec leur évêque et qui, de l’autre côté, la ramenait à sa seule hiérarchie. Quand « guidés par leur foi catholique », les laïcs formaient des partis politiques et que ces derniers promouvaient les intérêts de l’Eglise institutionnelle, on ne pouvait prétendre que « l’Église » était engagée en politique. Mais lorsque, par contre, ces mêmes partis ou mouvements dressaient des catholiques les uns contre les autres, il paraissait normal que l’on demandât que les discordes « au sein de l’Eglise » finissent. C’était non seulement une erreur de compréhension de la théologie de l’incarnation, mais de la simple naïveté de croire que le clergé s’abstiendrait de rallier telle ou telle interprétation des événements et qu’il n’agirait pas comme quiconque, cherche le pouvoir politique, même s’il n’appartenait officiellement à aucun parti.

En fin de compte, confrontés aux problèmes politiques, Mgr Bigirumwami ni Mgr Perraudin ne purent se retrancher dans la Civitas Dei. Était loin le temps où Mgr Classe plaçait carrément l’autorité de l’Église derrière la classe dirigeante et jouissait de l’estime, due à l’homme « au-dessus de la politique ». En période de crise sociale et politique, en particulier dans une société culturelle holistique comme c’est le cas en Afrique, l’Eglise, poursuivie par la philosophie occidentale mystificatrice, récolta les fruits de sa non-authenticité. Les évêques, au lieu de mener les événements, furent entraînés par eux et durent supporter les insultes de ceux qui, obéissant à des motivations politiques, considéraient la modération comme de la pusillanimité, et le, véritable enseignement social comme de la partialité.

Si on admet que la CMS était du côté, des « nationalistes conservateurs, force est de reconnaître que l’Eglise catholique était majoritairement pro-hutu. La CMS, avec des antécédents tels qu’une préparation militaire, penchait naturellement vers l’aristocratie; la personnalité et la culture tutsi. Comme l’avouait le Père Adriaenssens au Supérieur Général des Pères Blancs, « quasi tous sont sensibles, durant un certain temps, aux manières et au physique tutsi ». Dans la même mesure que, les lettres pastorales et les directives des supérieurs, références personnelles des missionnaires — préférences qui s’inspiraient des comportements liés aux classes et aux couches sociales en Europe déterminaient les réactions des Pères Blancs face aux problèmes sociaux du Rwanda.

En 1959 encore, la CMS ne pouvait envisager d’autre avenir pour le Rwanda que celui dans lequel les Tutsi seraient maîtres: « Ils ont une attitude innée à gouverner, héritée de plusieurs siècles d’expérience. La société sera-t-elle égoïste, autoritaire, cruelle et corrompue comme par le passe, ou sera-t-elle pour le plus grand bien de tous, éclairée et pure ? » se demandait Ruanda Notes. La plupart des catholiques avaient abandonné, quant à eux, cette façon de voir les choses vers la fin des années 1949 et cela s’explique par le fait qu’ils étaient socialement et, partant, politiquement moins homogènes que la CMS

Pendant les mois qui précédèrent la mort de Rudahigwa, Mgr Perraudin luttait pour maintenir l’unité de son vicariat. L’administration belge, entravée par la lenteur de Léopoldville, eut de la peine à mettre les plans du ministère des Colonies en pratique. Gitera adressa des pétitions aussi bien à Van Hemelrijck qu’au roi Baudouin et le durcissement des positions se généralisa tant chez les conservateurs que du côté de l’élite hutu.

Dans un tract rédigé en kinyarwanda, Ijwi rya rubanda rugufiya [la -voix de la masse des petites gens], Munyangaju et Gitera s’attaquaient maintenant au cœur même de la suprématie tutsi, à savoir le tout puissant symbolisme de Kalinga, le tambour dynastique des Nyiginya. On croyait que le tambour était décoré d’organes génitaux asséchés des Abahinza vaincus, et on lui attribuait la garde mystique du pouvoir de la royauté. Jamais on n aurait pu imaginer pour le ressentiment hutu, une cible plus évocatrice. En outre, en visant les symboles historiques, les Hutu purent renvoyer les débats des journaux à des sujets traditionnels plus vulnérables que le langage populiste du nationalisme tutsi. Rudahigwa prit l’attaque à la lettre et fit mettre secrètement le tambour en lieu sûr. Il est possible qu’il l’expédia discrètement à l’étranger, quelques mois plus tard.

En 1959, le mwami buvait raide; il semblait s’attendre à une destitution. Exception faite de son chapelain, il n’avait pas beaucoup de contacts avec les Pères Blancs ; il ne semblait d’ailleurs pas en rechercher. Au moment où Lumumba invitait la population à oublier les différences ethniques et dénonçait les « saboteurs » de l’indépendance nationale au Congo, la mission des Pères Blancs au Rwanda paraissait entraver, non seulement l’indépendance, mais aussi l’unité du pays. Quand le Groupe belge de travail — une délégation parlementaire chargée d’enquêter sur la situation politique — fit le tour du pays d’avril à mai 1959, un important lobby tutsi vint trouver les parlementaires pour se plaindre de la presse catholique qui, affirmaient-ils, semait délibérément la zizanie. Au Congo, l’Eglise n’était qu’un aspect d’un problème très complexe.

Au Rwanda, par contre, où il n’existait pas d’élément médiateur notable et où les complications d’une politique multitribale ne jouaient pas, l’Eglise était omniprésente : sur les collines et dans l’enseignement, tant classique que professionnel, elle dirigeait les coopératives et les mutualités ; elle exerçait une influence importante sur les activités des évolués et des abakuru b’inama, d’une part, et sur les fonctionnaires de l’administration et les chefs, de l’autre. Elle mettait volontiers ses conseils à la disposition de Bujumbura, Léopoldville et Bruxelles. L’Église n’avait point d’armée ; ses membres combattaient dans des camps différents, les Tutsi ne sous-estimèrent pas son rôle dans l’équation politique de 1959.

La politique officielle de l’Église resta irréductiblement apolitique, mais ses membres avaient glissé, depuis longtemps, dans la politique du parti-pris. Temps Nouveaux d’Afrique répondit indirectement aux accusations tutsi : la presse catholique « luttera toujours pour la vérité et ne traînera jamais les pauvres dans la boue pour mériter la grâce dés riches ». La bataille était engagée. Quand le mwami mourut d’une Hémorragie cérébrale à Bujumbura, le 25 juillet 1959, des bruits coururent qui affirmaient que le roi avait été victime d’un complot des Blancs et des Belges. Quelques jours plus tard, un camion, conduit par un Frère et transportant des exemplaires de Kinyamateka de Kabgayi à Nyanza, fut arrêté sur la route et assailli à coups de pierres. Sur les collines alentours de la capitale, des monarchistes arrachèrent les médailles aux catéchumènes et les chapelets aux chrétiens. Lors de l’enterrement de Rudahigwa, le nouveau mwami fut proclamé dans une atmosphère tendue. La cour ne demanda pas l’avis des autorités belges. Il s’agissait de Jean-Baptiste Ndahindurwa, un fils de Musinga âgé de 24 ans. Il avait étudié à Astrida. Des témoins oculaires reportèrent que les soldats du Congo Belge avaient chacun un agent twaà la cour chargé de ne pas les quitter d’un pas et que toute tentative d’empêcher la proclamation du nouveau roi n’aurait abouti qu’à un sang. Ce petit coup de force des Tutsi sonna le départ du Rwanda pour la guerre civile. Le 15 août 1959, les chefs tutsi du nord se joignirent aux nationalistes conservateurs de la cour ainsi qu’aux commerçants musulmans des quelques villes du pays pour former l’Union nationale rwandaise (UNAR). Un hutu demi-congolais, formé par des Frères Joséphites et qui était resté longtemps avec Musinga dans l’exil de ce dernier, fut choisi comme président du parti ; François Rukeba se présentait comme un soldat de fortune. Sa nomination n’était pourtant qu’un calcul visant à contrecarrer la propagande hutu.

Lors-de sa première réunion publique, l’UNAR montra à quel point les nationalistes s’étaient détachés de l’Eglise catholique. Des marchands swahili, Musulmans, firent le tour de Kigali dans leurs voitures et fougons invitant la population à combattre ceux qui cherchaient à viser le Rwanda. En même temps, des camions embarquaient ceux qui sortaient de la messe et les conduisaient au marché de Nyamirambo. Rukeba aurait alors ironisé, dans une foule d’applaudissements : « Vous êtes tous venus sans être convoqués par des Bapadri [prêtres]». Le chef Kayihura aurait déclaré à son tour, en dénonçant le monopole des missionnaires sur l’enseignement : «Il ne sera plus admissible que les enfants Banyarwanda connaissent l’histoire de Napoléon et qu’ils ignorent les conquêtes de Rwabugiri ». C’était là le langage passionné du nationalisme de Lumumba et de Fanon. On entendit alors des cris « A bas les Blancs ! A bas les missionnaires ! », et les Benebikira, religieuses rwandaises, qui passaient par là furent l’objet de railleries de la foule.

Une semaine plus tard, à Gitarama, des membres de l’UNAR interpellèrent le prédicateur au cours d’une messe et quelques échauffourées s’en suivirent. 3000 personnes environ avaient assisté à la réunion de l’UNAR. Le parti jouissait d’une supériorité financière par rapport à ses concurrents ; il avait des machines à écrire, des voitures et des camions à sa disposition ; il détenait le monopole de la rhétorique nationaliste. Il était donc prévisible qu’il ne tarderait pas à élargir sa base et à devenir un mouvement populaire. Toutefois, sa force résidait dans les villes, parmi ceux qui, comme les petits commerçants capitalistes swahili, avaient acquis une certaine conscience politique à la lumière des restrictions imposées par le pouvoir belge dans le domaine économique, et pour lesquels les quelques vieux conservateurs qui représentaient encore les vestiges de l’économie féodale étaient un élément anachronique.

La mort du mwami fit monter la tension au sein de l’Église catholique. Les séminaristes, très actifs sur le plan politique depuis la publication du Manifeste des Bahutu, avaient progressivement abandonné le séminaire pour se joindre à la lutte, les uns aux côtés de Kayibanda, les autres dans les rangs jésuites. Dans un effort désespéré de couvrir la situation réelle au sein de l’Église, Mgr Perraudin convoqua un synode au séminaire de Nyakibanda. Après des séances bien houleuses, il parvint à obtenir de Mgr Bigirumwami, entrainé dans le camp de l’UNAR par son clergé, la signature d’une lettre commune aux catholiques du Rwanda.

Comme les communiqués qui suivent l’échec de négociations diplomatiques, la lettre cherchait à minimiser, le conflit et ne faisait aucune allusion aux questions fondamentales. Les deux évêques affirmaient leur autorité et lançaient un appel à l’unité de l’Eglise : le Christ avait formé umuryango umwe (un seul lignage), et l’humanité provenait inda imwe (du même sein) ; les hommes étaient de véritables frères. Comme l’UNAR se définissait comme Abashyirahamwe b’Urwanda — les unificateurs du Rwanda — la lettre pouvait être considérée comme une petite victoire des abbés tutsi ; de même, l’interprétation catholique du tambour dynastique, Kalinga, était présentée dans la lettre pastorale comme un refus, de la part des deux prélats, d’entériner la campagne de Gitera et de l’APROSOMA. La lettre pastorale, tout en reconnaissant le caractère choquant des restes humains, ne trouvait rien à redire au tambour qui, selon les signataires, était une sorte de drapeau. Elle rejetait également l’idée selon laquelle Kalinga renfermait le pouvoir de la royauté ; cependant, cette position était en contradiction avec l’attitude antérieure de l’Eglise qui l’avait reconnue autrefois comme le symbole de la nation. L’ensemble du clergé fut informé de la position prise au sujet de Kalinga par une lettre à laquelle Mgr Perraudin joignit le SOS épiscopal suivant : « Le Communisme n’est pas un mythe, mais une triste réalité. Des enquêtes sérieuses ont montré qu’il s’est déjà infiltré dans nos régions ». É ne fait aucun doute que l’évêque faisait allusion à M. Poelaert que l’on voyait applaudir avec entrain aux réunions de l’UNAR.

Le 19 août 1959, les évêques du Congo et du Ruanda-Urundi publièrent une lettre pastorale commune dont la préparation leur avait pris un certain temps. Il s’agissait d’une tentative de plus de s’élever au dessus des conflits locaux ; elle approuvait le principe de l’indépendance en citant l’encyclique Fidei Donum de Pie XII sur la nécessité de la liberté politique. A ce moment, les Belges avaient évidemment déjà décidé d’accorder l’indépendance aux différents pays. Un petit paragraphe qui laissait transparaître l’influence de Mgr Perraudin était une prise de position décisive au lieu d’une simple ratification de la politique gouvernementale :
« Le sort des petits, des pauvres, des masses déshéritées encore si nombreuses, doit être au premier plan des préoccupations de l’autorité… Une évolution politique, sociale ou économique qui favoriserait une minorité en négligeant le bien-être d’une grande partie du peuple, créerait une situation injuste et inacceptable ».

Le document affirmait de nouveau que la politique n’échappait pas au domaine de la morale ; il lançait enfin un appel à la constitution d’une classe moyenne solide. Ces déclarations vinrent briser les reins à l’UNAR ; le rôle du « catholicisme social » était clair.

Le lendemain du premier meeting de l’UNAR, fut créé dans ce que Lemarchand a qualifié «une hâte presque indécente », un Rassemblement démocratique rwandais (RADER). Le chef Bwanakweri et Lazare Ndazaro, un protégé des Belges qui avait passé quelques temps à Bruxelles, assuraient la présidence du parti. A côté d’eux, se distinguait une autre figure connue, celle de Rwigemera, fils de Musinga, le moderniste de la fin des années 1930. Le parti regroupait les progressistes astridiens et les employés des sociétés belges.; il constituait la dernière mise des Belges pour créer un parti inter-racial qui consoliderait la « classe moyenne » composée des protégés de l’administration coloniale et des missions. Cependant, le RADER était en retard de plusieurs années et manquait de base naturelle en dehors de l’élite.

L’attaque de l’UNAR contre les écoles catholiques, publiée dans son Manifeste et réitérée à l’occasion de ses réunions, fut une grave erreur d’appréciation. S’il est indéniable qu’un certain ressentiment existait contre l’eurocentrisme et l’autoritarisme de l’enseignement des écoles des missions, il est tout aussi vrai qu’il n’y avait aucune révolte de la part des élèves. C’étaient les Rwandais instruits qui, tournant leurs regards vers les jours où ils allaient encore pieds nus, donnaient une autre interprétation à des expressions telles que « petits singes » qui, autrefois, leur étaient parues innocentes.

Même si certains d’entre eux voulaient rejeter tout ce qui était européen pour des raisons de libération psychologique, les autres n’estimaient pas nécessaire de renier les efforts parfois maladroits, que l’Église déployait pour leur émancipation. L’Église au Rwanda avait survécu à l’administration Buisseret et l’attaque de l’UNAR était de nature à regrouper les clergés tutsi et hutu et les Pères Blancs dans une réaction commune contre un affront lancé à leur autorité dans l’État. La foule pouvait peut-être crier « A bas les Pères » dans un emportement momentané mais, tout bien réfléchi, il était clair que l’Église avait été la médiatrice de toutes les grâces, surtout de celles des cols blancs relativement bien payés.

L’anticléricalisme de l’UNAR fournit un argument de poids à Mgr Perraudin pour obtenir de l’évêque de Nyunclo la signature d’une lettre émotionnelle commune condamnant l’anticatholicisme du parti et les « influences communisantes et islamisantes » auxquelles il était soumis. Le passage suivant traduisait, mieux que tout autre, les pensées de l’évêque «le parti UNAR semble vouloir monopoliser le patriotisme en sa faveur et dire que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre le pays. Cette tendance ressemble fort au National Socialisme que d’autres pays ont connu et qui leur a fait tant de torts ».

Il est possible que Mgr Perraudin- comme Mgr de Hemptinne qui avait une fois parlé d’un Sionisme noir – cherchait, par tous les moyens, une association pour tenir un mouvement d’indépendance en échec ; il semble plus probable encore que son attitude s’inspirait profondément d’un modèle européen qu’il avait personnellement connu. Pour le Père Boutry et pour d’autres prêtres français, les monarchistes rwandais étaient comparables à l’Action française, mouvement catholique fasciste français des années 1920 condamné en fin de compte par le Pape.

Malgré la mise en garde contre l’UNAR, six Frères Joséphites tutsi de Kabgayi rallièrent le parti, tellement les Pères Blancs leur paraissaient être des agents de la colonisation. Pendant ce temps, Gitera, lui, sautait sur les déclarations des deux évêques, les interprétant comme une bénédiction de l’APROSOMA par l’Eglise. S’adressant à une foule nombreuse à Astrida, il demanda à la population d’applaudir le geste courageux des Vicaires apostoliques qui avaient condamné Kalinga comme étant le centre de cérémonies superstitieuses. Rien de tel n’avait été dit. Se rendant compte que l’Église était maintenant entrée dans l’arène politique, les deux évêques saisirent l’occasion pour réaffirmer leur neutralité en publiant une mise en garde contre le racisme de l’APROSOMA et en protestant contre la manière dont Gitera s’était servi d’eux comme couverture de son fanatisme. Seule une lettre d’excuses que Gitera adressa à Mgr Perraudin après le meeting retint le prélat de proscrire complètement 1’APROSOMA.

Le 26 septembre 1959, Kayibanda transforma le MSM en Parti du Mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU) avec la bénédiction du chanoine Ernotte et du Père Endriatis. Il était de même soutenu par la plupart des abbés hutu. Le conflit dialectique entre l’élite tutsi et la contre-élite hutu avait atteint un point tel que Kayibanda parlait, lui aussi, de l’indépendance, même si, pour lui, elle devait se réaliser dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. L’UNAR de son côté venait d’inclure une certaine réforme agraire dans son programme et réclamait un enseignement plus poussé. Depuis que Mgr Perraudin avait nommé l’abbé Kalibwami à la direction du Kinyarnateka, Kayibanda ne pouvait plus faire imprimer par le journal tout ce qu’il aurait voulu.

Néanmoins, on pouvait se rendre compte, à travers le PARMEHUTU, des talents organisationnels de Kayibanda. Le parti fonctionnait selon une structure de cellules semblables à celles de la Légion de Marie : il avait un propagandiste sur presque toutes les collines. L’Association des moniteurs constituait, pour lui, un autre réseau de propagande parmi les enseignants. Toutefois, ne pouvant faire jouer les liens de clientèle, sauf dans le nord, ni recourir au langage émotionnel de la royauté et de l’unité, le parti ne pouvait compter que sur un soutien rural inégal dont les principaux centres se trouvaient dans les régions de Gitarama et de Ruhengeri, où l’insuffisance des terres et les liens inter-lignages facilitaient le travail des leaders hutu.

Le 17 octobre 1959, les Belges décidèrent de révoquer les chefs tutsi du nord, Kayihura, Rwangombwa et Mungarurire, pour avoir abusé de leur pouvoir en incitant la population à la violence au cours des réunions de l’UNAR. Le pouvoir traditionnel que détenaient, en général, les politiciens tutsi permettait aux Belges de les écarter alléguant que, en tant qu’agents de l’administration, ils n’avaient pas le droit de s’engager dans l’action politique. Un groupe de 200 personnes marchèrent sur la Résidence de Kigali pour protester contre les destitutions. Elles furent finalement dispersées à coups de gaz lacrymogène. L’une d’entre elles y trouva la mort.

La tension était à son comble. Des rumeurs couraient. De nouveaux tracts apparaissaient chaque jour. Un tract que les militants de l’UNAR distribuèrent à la population désignait nommément Mgr Perraudin et les chefs du RADER, Bwanakweri et Ndazaro, comme des ennemis du peuple « à faire disparaître par tous les moyens possibles ». Tout ce qui venait des Belges ou des Pères Blancs était suspect ; l’Eucharistie empoisonnait, disait-on, les gens et le DDT détruisait les récoltes. Des bruits attribuèrent à une équipe de lutte antituberculeuse le rôle de stériliser la population. A Zaza, les écoliers désertèrent l’école pour lui échapper. Dans le voisinage des missions, des rumeurs couraient comme quoi on allait créer un vicariat exclusivement tutsi dans une partie de celui de Nyundo. Le rejet de la présence européenne et l’affirmation de l’indépendance tutsi passa bientôt du monde symbolique des rumeurs à la réalité de la violence dont seuls les Hutu pouvaient être les cibles. Pendant les tous premiers jours du mois de novembre, l’abbé Joseph Sibomana et Dominique Mbonyumutwa furent agressés. Kayibanda dut trouver une cachette ; tout le monde pensait que l’UNAR allait briser le PARMEHUTU en assassinant ses leaders les uns après les autres. Le Rwanda avait l’air d’entrer dans une période de lutte nationaliste avec, comme collaborateurs des Européens, le PARMEHUTU et le RADER.
La révolte paysanne contre les Tutsi qui commença le 3 novembre 1959 éclata avec la soudaineté et la force d’un orage des tropiques. Partie du Ndiza et du Bumbogo, régions qui avaient souffert de la plus brutale répression tutsi après la révolte de Ndungutse, elle se propagea vers Gisenyi et Ruhengeri, en faisant le chemin des anciens prophètes de Nyabingi à l’envers, jusque dans les régions où les clans avaient été autrefois autonomes et où l’insuffisance des terres se faisait sentir.

La révolte, anarchiste et spontanée dans son déroulement, était surtout monarchiste dans son idéologie. Dans certains endroits, des groupes de 10 personnes, conduits chacun par un « président » muni d’un sifflet, parcouraient les collines en laissant derrière eux des traînées de feu destructeur. Jusqu’à ce que, épuisés ou ivres, ils fussent relayés par d’autres groupes qui continuaient à incendier les huttes tutsi. Aucune habitation tutsi ne fut épargnée dans la région de Ruhengeri. Les assaillants hutu étaient recrutés sur des « ordres émanant du Mwami »; certains étaient tellement convaincus de l’approbation officielle que des émeutiers s’arrêtèrent à la Résidence pour demander de l’essence. L’opinion selon laquelle le roi avait ordonné la mise à mort des Tutsi, ou qu’il était leur prisonnier, s’était propagée parmi les incendiaires. Si les propagandistes du PARMEHUTU organisèrent certains groupes, cette action n’a pas dû revêtir une grande importance dans un mouvement qui gagna rapidement tout le pays, faisant plusieurs centaines de morts et des milliers de réfugiés tutsi. Dans certaines régions, les Tutsi, aidés par leurs bagaragu et sujets, se défendirent vaillamment et repoussèrent les assaillants, mais cette résistance ne fut organisée qu’à une échelle très réduite.

Les émeutes, déclenchées par les agressions des Tutsi contre les leaders hutu, prirent les premiers au dépourvu. A Nyanza, on entoura la résidence du roi d’un véritable rempart humain d’archers. On rapporte aussi que des Twa reçurent l’ordre de chercher et de tuer les membres les plus en vue de l’élite hutu. Alors que les Belges essayaient de rétablir un semblant d’ordre dans le pays, les 7 et 8 novembre 1959, on vit des affiches murales portant pour titre « Déclaration des Rwandais authentiques ». De même que, spécialistes des rites de la cour avaient déterminé la politique de l’tat dans le passé, on croyait atteindre l’origine de la puissance du PARMEHUTU en remontant à son éminence grise, Mgr Perraudin. Les affiches affirmaient maintenant que les ennemis du Rwanda étaient Kayibanda et « leur chef, Mgr Perraudin ».

« Rwandais ! Ce sont ces hommes-là qui sont en train de trahir le Rwanda; ce sont eux qui veulent nous maintenir dans l’esclavage instauré dans le pays par les Belges ; ce sont eux qui sous la présidence de Mgr Perraudin ont tenu conseil à Kabgayi, conseil dont le but était d’assassiner Sa Majesté notre Mwami Kigeri V Ndahindurwa, en vue de déraciner du Rwanda la monarchie et nous maintenir ainsi dans l’esclavage ».

Une fois de plus, la menace majeure visait les Pères Blancs. Les Tutsi, énervés de nouveau par l’Eglise, comme pendant les années 1920, ne pouvaient voir les Hutu que comme les clients passifs des prêtres. Les postes de mission, tant catholiques que protestants, devinrent des foyers d’asile pour les réfugiés tutsi, et de nombreux Pères durent sortir leur fusil de chasse pour effrayer la cohue hutu. Mgr Perraudin et Mgr Bigirumwami publièrent immédiatement, le 6 novembre une lettre pastorale commune appelant les chrétiens au calme et à la Charité et condamnant toute forme de violence. La violence de la jacquerie et la campagne qui l’impliquait dans cette révolte bouleversèrent Mgr Perraudin. Il se rendit sur-le-champ chez Ndahindurwa pour s’assurer que le roi n’était pas responsable des affiches. Le roi lui répondit que c’était l’œuvre des Swahili. Ce n’était pas impossible les commerçants musulmans avaient souffert, plus que personne, du monopole catholique sur l’enseignement, et la presse catholique avait même mené campagne, non sans succès, contre les activités commerciales du dimanche. Le mouvement coopératif soutenu par l’Eglise menaçait leur situation d’entrepreneurs capitalistes et l’avenir qu’ils pouvaient envisager dans un Rwanda catholique n’avait rien d’enviable.

Le 8 novembre, Mgr Perraudin adressa une lettre à Rome. Le document montre à quel point le rôle révolutionnaire que lui attribuaient les diatribes tutsi étaient injustifié

«Nous avons tous le cœur profondément déchiré par cette guerre civile — il faut bien l’appeler par son nom — qui vient d’éclater… L’atmosphère est lourde de panique, de haine et de vengeances… Je suis désolé de ces attaques surtout parce qu’elles paralysent mon action. Ma personne n’a pas grande importance et j’offre tout cela pour le pauvre Rwanda mais la chrétienté en souffre certainement ».

On pouvait difficilement imaginer un tel texte sous la plume de quelqu’un qui cherchait à créer une république hutu à tout prix. Deux jours plus tard, la nouvelle de l’instauration officielle par le Vatican de la hiérarchie catholique au Congo et au Ruanda-Urundi se répandait. Les vicariats rwandais cessaient d’être sous la direction de Vicaires apostoliques pour devenir deux diocèses de l’Église locale avec comme chefs respectifs Mgr Perraudin, archevêque de Kabgayi, et Mgr Bigirumwaini, évêque de Nyundo. L’Église indigène avait atteint sa maturité et les missionnaires avaient pratiquement terminé leur travail… mais dans l’effusion de sang et l’anarchie auxquelles s’ajoutaient les discordes internes à l’Église.

L’APROSOMA, le RADER et le PARMEHUTU réagirent à l’attaque de l’UNAR contre Mgr Perraudin en envoyant une lettre au Pape Jean XXIII. Ils qualifiaient le parti d’Union nationale de « totalitaire » et dénonçaient ses « visées fascistes ». La lettre coïncida avec une circulaire de Mgr Perraudin qui définissait les ennemis de l’Église comme des communistes: « Le communisme est actif; Satan existe». Ce ton hystérique s’explique par les attaques personnelles successives d’activistes de l’UNAR exilés contre l’archevêque. Les protestants l’appelaient « l’impie évêque »; d’autres accusaient la presse catholique de semer la discorde dans le but de déposer le roi afin de le remplacer par le pouvoir minoritaire. En mai 1960, Mgr Perraudin adressa une pétition aux Nations unies répondant aux accusations de l’UNAR ; elle avait été précédée par une lettre de l’abbé Jean-Baptiste Gahamanyi, un Tutsi, qui, dans un remarquable geste de solidarité, avait dénoncé le non-fondé des accusations.

La jacquerie de novembre 1959 avait néanmoins ouvert une nouvelle faille entre les clergés hutu et tutsi. A la fin des troubles, plus de 21 chefs et 332 sous-chefs tutsi avaient perdu leurs postes. « Si, au début, on trouvait chez les abbés Tutsi un éventail assez large d’opinions », écrivait le Père Adriaenssens, « au fur et à mesure que le mouvement hutu s’amplifiait, un regroupement s’opérait qui finira, sans doute, par les rassembler tous, ou presque tous, dans un seul groupe ». Les abbés Thomas Bazarusanga et Alexandre Ruterandongozi s’expatrièrent pour organiser, en Tanzanie, des mouvements de soutien à l’UNAR à l’extérieur du pays. Mgr Bigirumwami qui voyait dans la révolte le résultat direct du catholicisme social des Pères Blancs, glissa dans le camp des nationalistes conservateurs et le Gouverneur dut le réprimander pour son opposition à la politique belge.

Quand une délégation de tutelle des Nations unies se rendit à Nyundo le 18 mars 1960, elle trouva les routes bordées de longues rangées de partisans du PARMEHUTU jusqu’au pied de la mission où une « grande foule de plusieurs milliers de personnes, parmi lesquelles on apercevait des écoliers conduits par des religieuses européennes et africaines, clamait son soutien à l’UNAR en réclamant l’indépendance. Simultanément, une autre foule de manifestants criait des slogans antitutsi ». La grande prédominance tutsi parmi son clergé et ses religieux avait fait de Nyundo un flot de l’UNAR au milieu d’un océan PARMEHUTU. Les religieuses européennes suivaient loyalement leur évêque, mais il n’empêche que, même parmi les missionnaires, il y avait des partisans convaincus de l’UNAR.

Mgr Perraudin s’efforçait de rétablir la neutralité et l’autorité morale de l’Eglise. Lors d’une tournée à travers ses missions, il échappa de justesse à la mort quand, sa voiture tombée en panne près de Gahini, il fut reconnu par une foule tutsi. L’archevêque retira les abbés tutsi du Conseil Supérieur et plaça un prêtre plus radical à la direction de Kinyamateka, l’abbé Ntezimana. Profondément touché par les événements, Mgr Perraudin cherchait à ne plus être mêlé à la cause hutu. Mais, si le prélat avait cherché à promouvoir la politique sociale catholique d’une manière plus énergique, la situation ne dépendait maintenant plus de lui ; la jacquerie avait imposé sa propre dynamique au rythme du changement politique.

L’évolution politique qui suivit la révolte fut marquée par trois facteurs saillants : une attitude résolument en faveur des Hutu de la part du Résident Spécial du Rwanda, le colonel BEM [breveté d’État-Major] Logiest, un social démocrate catholique, la sophistication croissante de la propagande du PARMEHUTU et le succès des partisans de Kayibanda sur les collines au moment où des centaines de nouveaux postes de sous-chef devenaient disponibles. En décembre 1959, l’Administrateur du territoire de Ruhengeri prit, purement et simplement, des enseignants dans les écoles catholiques comme sous chefs, tandis qu’ailleurs ce furent des enseignants et des non enseignants, protestants et catholiques qui devinrent sous-chefs. Le colonel Logiest était convaincu que le régime tutsi était oppressif et ses parachutistes étaient là pour tenir en échec toute velléité contrerévolutionnaire. Finalement le spectre communiste se matérialisa : Michel Rwagasana, le délégué de l’UNAR aux Nations unies, fut arrêté à Kampala par les autorités britanniques qui avaient trouvé des brochures communistes sur lui. Même si, jusqu’à ce moment, l’UNAR ne s’était pas encore tourné vers le MNC de Lumumba de l’autre côté du lac Kivu, elle n’allait pas tarder d’essayer; ce n’était qu’une question de tempe. Les pires craintes des Belges se confirmèrent quand ils découvrirent que le mwami avait essayé d’obtenir le soutien des Russes.

La propagande du PARMEHUTU sur les collines fut centrée sur les questions d’ibikingi et d’igisati, les véritables griefs des paysans contre les propriétaires terriens tutsi. A l’échelle nationale, les Hutu reprirent à leur compte le langage du nationalisme et de l’anti-colonialisme et parvinrent à le retourner avec succès contre l’UNAR. Le mwami redevint le «Sultan tutsi », dénomination que les anciens documents missionnaires donnaient justement à Musinga quand il se conduisait mal selon eux ; les membres de la classe dirigeante furent considérés comme des « colonisateurs de race éthiopoïde » qu’on invitait à retourner « chez leurs pères en Abyssinie ». Ce qui, autrefois, avait été légitimation, la condamnation ; la transformation structurelle était complète. Ce fait de l’indépendance du peuple hutu vis-à-vis du colonialisme tutsi qui sera définitivement et solennellement consacré par l’abolition totale du triple mythe féodo-colonialiste tutsi : Kalinga — Abiru ». Les Hutu se définissaient comme un peuple bantou face à un envahisseur hamite. Gitera parlait alors avec verve du «Hitlérisme » et du « Hamitistne »; mais il gâchait sa rhétorique en se proclamant le mwami des Hutu et Kayibanda leur Imana [Sauveur]. Même si le PARMEHUTU n’était encore qu’un ensemble de petits partis locaux sans grande cohésion sur lesquels Kayibanda exerçait peu d’autorité directe, l’ambiance d’intimidation et de violence permit au MDR-PARMEHUTU de remporter une victoire écrasante au cours des élections de juillet 1960. En prenant le pouvoir, de connivence avec le colonel Logiest, le 28 janvier 1961, les leaders du PARMEHUTU purent remédier à la lenteur du processus de création d’un parti national. Dominique Mbonyumutwa, âgé de 40 ans, ancien enseignant et employé dans une société belge, originaire de Gitarama, sous-chef depuis 1952 et ami intime de Kayibanda, avec lequel il partageait la direction du PARMEHUTU, fut élu président de la nouvelle république, avec Grégoire Kayibanda comme Premier ministre. La Belgique accorda officiellement l’indépendance le 1er juillet 1961. Le PARMEHUTU ayant abandonné toute idée de monarchie constitutionnelle après son succès électoral, le roi Kigeri prit le chemin de l’exil. Dans les années 1950, les Hutu avaient découvert qu’ils constituaient un groupe ethnique ; maintenant, ils formaient une nation.

Quelles qu’aient été ses intentions, l’Eglise venait d’assister à un violent transfert du pouvoir des lignages nobles tutsi à une contre-élite d’enseignants et d’anciens séminaristes. La lutte avait divisé les Églises aussi bien missionnaires qu’indigènes. Sur le plan doctrinal, deux conceptions catholiques de la lutte anticommuniste s’opposaient : celle de la piété individuelle et du triomphalisme institutionnel du XIXe siècle, d’une part, et le catholicisme social du milieu du xxe siècle, d’autre part. Le changement intervenu dans la politique sociale de l’Église catholique pendant la période coloniale correspondait en effet à un glissement de la première à la deuxième position — glissement qui créa parmi les religieux, une gamme d’opinions allant du patriarcat des Pères Pagès, Classe et de l’abbé Kagame, à la « véritable transformation du système social » du Père Adriaenssens. C’était comme si l’expérience européenne avait été retardée de 20 ans avant de produire son effet sur les missions. Le communisme athée avait toujours été l’ennemi le plus redoutable que les missionnaires craignaient dans les mouvements politiques. Cependant, les tendances monarchistes et fascistes vinrent apporter deux nouveaux points de référence pour condamner le nationalisme des Africains et des colons.

Toutefois, les réminiscences les plus tenaces étaient peut-être celles de la entre le Rwanda colonial et le Moyen Age ; l’époque glorieuse de l’Eglise, celle de son omniprésence et de son patronage inévitable, endormant les religieux dans une profonde satisfaction. Les églises avaient toujours été remplies au Rwanda : de Hutu, avant les années 1930, de fidèles supplémentaires tutsi après la Tornade, et de nouveau de Hutu après que la jacquerie eut balayé les propriétaires terriens. Seules de graves crises poussaient les évêques à l’action : celle qui faillit causer l’écroulement de l’Eglise rwandaise après la deuxième guerre mondiale et celle qui avait engendré le nationalisme à la fin des années 1950.

Le mythe de la société organiquement statique s’avéra être le plus dangereux pour l’Eglise de l’après-guerre. La modernisation forcée avait profondément modifié l’économie féodale de l’ancien Rwanda et avait créé une petite classe bruyante et anticléricale. Après que les frontières ethniques eurent scindé cette classe en deux à la suite des restrictions imposées à l’accès aux fonctions politiques par les Belges, l’élite hutu paraissait finalement la seule à pouvoir se détacher complètement du monde féodal, avec l’aide du clergé social démocrate. Les efforts du clergé pro-tutsi visaient essentiellement à entretenir un anachronisme. Le processus de la colonisation n’avait pas été achevé ; une élite capitaliste ne s’était pas solidement installée dans le réseau néocolonial : c’est peut-être là une des raisons qui poussa les Belges à continuer de soutenir le PARMEHUTU.

On serait tenté de croire que les conflits des années de l’après-guerre étaient dus à une erreur passagère liée à une conjonction malheureuse de circonstances politiques. Cependant, la rupture était déjà apparente lors des premières querelles entre les missions du nord et celles du centre en 1905. La société rwandaise stratifiée, les différences régionales entre une économie fondée sur la parentèle du lignage, d’une part, et une économie féodale, d’autre part, et enfin, l’intégration partielle du pays dans le monde colonial capitaliste allaient faire éclater au grand jour les contradictions inhérentes à la structure et à l’idéologie de l’Eglise, contradictions passées inaperçues dans une Europe laïque et agnostique. Le récif des classes sociales reposant sur des différences ethniques constitua la pierre d’achoppement pour l’Église rwandaise. Les changements apparemment brusques qui se produisirent dans la politique générale — le passage d’une Eglise hutu à une Eglise tutsi la transformation et les divisions au sein de l’Église et de la société, des conflits auxquels un Crpus Christianum omniprésent ne pouvait pas se soustraire.

Rome et les évêques déterminaient la politique de l’Église; cependant, dans la pratique, toute décision requérait l’accord du missionnaire de brousse pour son exécution ; tout Père supérieur d’une station isolée pouvait refuser d’appliquer telle ou telle directive. Pendant la crise de 1958-1961, l’action de l’Église s’inspirait non pas d’une certaine vision du catholicisme idéal mais bien d’affinités de groupes et de préférences personnelles liées à la culture et à l’histoire. « Il y en a qui se sont mêlés de parler mal du Mwami, qui le privent du respect qui lui est dû », écrivait Mgr Bigirumwami dans sa lettre pastorale de Pâques 1960 ; « Ceux-là haïssent le Rwanda. Ceux qui ne respectent pas les chefs et qui ne leur obéissent pas, haïssent le Rwanda et l’Église. » Pendant qu’il rédigeait sa lettre, des Hutu, laïcs et prêtres, comparaient le « sultan tutsi » à Farouk : « Dites-leur, aux seigneurs tutsi, que la libération du peuple bantou du Rwanda est bientôt achevée et que, pour son indépendance, le Rwanda n’a pas besoin des interventions pharisaïques des impérialistes féodaux ».

Précisément parce que l’Église catholique eut tant de succès au Rwanda au point de devenir l’Église du Rwanda, elle porta la marque de sa société et de ses imperfections. Le Verbe se fit chair ambitieuse, indécise et consciente de l’existence des classes, ne pouvant ni ne voulant, à aucun prix, se soustraire à l’histoire. Si le catholicisme social des missionnaires de l’après-guerre et les laïcs hutu triomphèrent, si les thèses égalitaires du catholicisme élémentaire l’emportèrent sur la puissance des symboles de la royauté et sur sa hiérarchie, ce fut, en fin de compte, grâce aux parachutistes belges ; à tel point que la république rwandaise, née des principes du catholicisme social et chargée de l’anachronisme d’une Église indigène extrêmement conservatrice et dominée par les Tutsi, ne put que se traîner, en boitant, jusqu’à l’indépendance.