Après l’indépendance, la situation fut instable, cela va sans dire : les attaques de guérilla organisées par des groupes de l’UNAR en exil firent monter la tension dans le pays, ainsi qu’entre le diocèse de Nyundo et son groupe de prêtres tutsi dirigé par Mgr Bigirumwami, d’une part, et le diocèse de Kabgayi, sous la houlette de Mgr Perraudin, d’autre part. Les incursions de ces Inyenzi [(cafards »] entraînèrent, en décembre 1963 et janvier 1964, de féroces représailles au cours desquelles un nombre évalué à 10 000 Tutsi trouvèrent la mort, la majorité en préfecture de Gikongoro. La jacquerie éclatait d’une manière intermittente au début des années 1960. L’épiscopat rwandais publia des lettres condamnant la violence, le 24 août 1961, et, à Pâques 1962, il lança un appel contre les « crimes odieux ». Le meurtre d’innocents qui suivait les raids des Inyenzi fut encore condamné à la Noël 1963 ; il ne ferait « qu’attirer la malédiction divine sur notre pays ». Une autre lettre déplorant les attaques
terroristes de l’UNAR, mais insistant aussi sur le fait que « nous ne pouvons pas nous taire non plus sur leur répression », fut publiée le 1er janvier 1964. Quatre abbés tutsi que le gouvernement soupçonnait d’avoir des contacts avec l’extérieur du pays furent, à cette époque, provisoirement mis en prison avec d’autres. I1 s’agissait des abbés Gérard Mwerekande, Tharcisse Rwasubutare, Ferdinand Marara et Jean-Marie Vianney Kiroro. Ces événements donnèrent lieu à des mouvements de population.

A l’intérieur du pays, un bon nombre de Tutsi se retrouvèrent au Bugesera, région précédemment peu habitée, et furent installés dans des camps ; ils reçurent des terres et purent s’installer dans des paysannats mis en place grâce à la Caritas rwandaise née des événements de 1959 et à des aides étrangères. Par la suite, d’autres paysannats furent développés dans des endroits réputés peu fertiles pour recevoir le trop plein de population de régions surpeuplées et limiter ainsi l’émigration vers les pays étrangers. Un grand nombre de Tutsi quittèrent cependant le pays, rejoignant les réfugiés de 1959 et créant, en Afrique, le premier contingent important de réfugiés pris en charge par le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies. Ce sont plusieurs dizaines de milliers de Tutsi qui furent installés et pris en charge au Burundi, au Congo Léopoldville, en Ouganda et dans de nombreux autres pays du monde. Plusieurs abbés les accompagnèrent et assurèrent leur accompagnement pastoral : l’abbé Canisius Kabagamba dans la région de Bibwe (Masisi, Nord-Kivu au Congo), l’abbé Léonard Rubumbira pour les camps de réfugiés d’Ouganda, les abbés Hermenégilde Twagirumukiza, Prosper Sayinzoga, Jean-Baptiste Kabengera et d’autres au Burundi.

Michel Kayihura, frère de l’abbé Jean-Baptiste Gahamanyi, et Jean Bosco Kayonga présentèrent au Vatican les griefs tutsi contre le gouvernement de Grégoire Kayibanda. Kayonga avait été économe général des Frères Joséphites avant d’entrer à la Trappe de Mokoto au Congo. Après avoir fait ses vœux, il quitta pour se consacrer aux activités des réfugiés ; on ne le revit plus jamais au monastère. Le 4 février 1964, Le Monde publia un article d’un assistant technique suisse de Neuchâtel qui avait démissionné de son poste de professeur de l’UNESCO au Groupe Scolaire de Butare. M. Vuillemin déclarait ne pas vouloir être complice d’un génocide. Traité de « marxiste » par des missionnaires, il affirmait que l’Eglise fermait les yeux sur le génocide des Tutsi en n’intervenant que très discrètement pour sauvegarder sa position au Rwanda. Le 10 février 1964, sur un ton passionnel et dans un langage enflammé, Radio Vatican diffusa un message à l’intention de Mgr Perraudin, chef de la hiérarchie catholique au Rwanda : « Le plus terrible génocide systématique depuis le génocide des Juifs est en train de se produire au cœur de l’Afrique». Elle ajoutait : « Des milliers d’hommes sont tués chaque jour au Rwanda ». Le même jour, l’épiscopat rwandais envoya un télégramme au Vatican lui demandant de radiodiffuser les chiffres de la Croix-Rouge à ce sujet, ajoutant que «la comparaison avec Hitler est monstrueuse et profondément outrageante pour un chef d’État catholique ». La lettre, que Mgr Perraudin envoya au journal Le Monde pour rectifier le chiffre exagérément gonflé des morts que ce dernier avait publié, ne devait jamais paraître. La presse européenne (par exemple, France Soir du 4 février et Le Figaro du 11 février 1964) , fait entendre que le Rwanda était un état clérical dans lequel l’Eglise catholique voulait éviter de « faire un impair » « Le mince vernis du christianisme a craqué » écrivait Le Figaro, sarcastique. Pourtant le Rwanda indépendant était de loin moins clérical que jamais auparavant. La question des écoles laïques était revenue à la charge et Kayibanda essayait de son mieux de rassurer ceux qui craignaient qu’il ne fût un jouet des syndicalistes belges et des Pères Blancs. La lettre pastorale de la hiérarchie catholique du 2 février 1963, intitulée « La mission de l’Église à l’égard de la société temporelle » était tant une renonciation mesurée à l’intervention excessive de l’Eglise dans la vie politique qu’une analyse savante de l’apport de l’Eglise au développement d’une nation. En condamnant la violence des Hutu en janvier 1964, les évêques ne mâchèrent pas leurs mots :

« Connaissant cependant certaines réactions violentes de la population en quelques régions du pays : meurtres d’innocents, incendies, vengeances personnelles, vols et autres désordres, nous les condamnons absolument non seulement comme indignes de chrétiens, mais encore comme tout simplement honteuses et dégradantes… Nous voudrions enfin attirer l’attention des Responsables de la Chose publique sur le devoir qui leur incombe de faire respecter toujours la personne humaine, même et surtout dans l’exercice de la justice ».

Il y avait eu beaucoup trop de chocs entre bourgmestres et prêtres au sujet des violences faites aux chrétiens pour que l’Eglise pût garder le silence encore longtemps sur ces désordres quelque niveau que ce fût.
Naturellement, la tension au sein de l’Eglise elle même ne retomba jamais. Les abbés hutu eurent des difficultés pour devenir évêques ; le plus brillant d’entre eux, l’abbé Bernardin Manyurane, nommé évêque de Ruhengeri le 28 janvier 1961, tomba malade le 11 février et mourut à Rome le 8 mai ; il se peut qu’il ait été empoisonné. La république purgée de la caste tutsi, les abbés tutsi serrèrent les rangs. Grâce à leur nette avance sur le plan de la formation intellectuelle, ils occupèrent les positions clés dans les séminaires et contrôlèrent pratiquement tout l’enseignement secondaire. En effet, même si une grande partie du secteur de l’enseignement rwandais n’était plus de iure entre les mains de l’Eglise depuis 1964, elle le restait de facto.

Le dédain que la mentalité tutsi entretenait à l’égard du « petit Hutu » signifiait pour les élèves hutu des petits et grands séminaires qu’ils devaient subir l’humiliant mépris de leurs supérieurs, ce qui ne leur facilitait pas le progrès scolaire. Ils « devaient » être inférieurs aux élèves tutsi ; une expérience pédagogique sur les enfants noirs aux Etats-Unis a montré que de tels préjugés, même dans des conditions de discrimination inconsciente, ont tendance à se réaliser effectivement. Que ce soit les élèves hutu qui « cherchaient noise » à tout le monde, ou leurs professeurs qui, à coups d’humiliations, cherchaient à les faire échouer, n’a pas beaucoup d’importance. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que pendant la période qui a suivi directement l’indépendance, les Hutu n’enregistrèrent aucune réussite satisfaisante sur le plan psychologique et qu’ils rendaient la prédominance tutsi aux postes d’autorité dans le réseau de l’enseignement responsable de cette situation.

Ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est qu’un pourcentage exagérément élevé d’élèves tutsi passa par les séminaires au cours des dix années qui suivirent l’indépendance, dans tous les diocèses, exception faite de celui de Kabgayi qui essayait, conformément à la politique gouvernementale, de s’en tenir aux 10— 15 % que l’ethnie tutsi représentait dans l’ensemble de la population. Cette politique pourrait paraître surprenante si l’on perdait de vue que, entre autres par l’Église, les Tutsi cherchaient à récupérer dans l’Etat ce qu’ils avaient perdu par la révolution. Même si Mgr Bigirumwami n’accordait qu’un soutien fort peu enthousiaste aux abbés conservateurs et réactionnaires du diocèse de Nyundo, il les tolérait et leur attitude agaçait les Hutu du nord, lesquels n’avaient jamais accepté complètement le système féodal du Rwanda central.

La tentative de constituer des conseils de prêtres aboutirent à des confrontations d’opinions opposant les prêtres du diocèse, hutu d’une part, tutsi de l’autre. Ces conseils furent donc abandonnés. Il en résulta un manque de communication entre l’évêque et ses prêtres, ce qui entraîna à son tour un processus qui rendit les abbés tutsi de plus en plus antipathiques aux Hutu qui en vinrent à les considérer comme des étrangers. La division qui existait à l’intérieur du diocèse existait aussi entre les diocèses. Un signe de cette scission fut l’ouverture, le 4 novembre 1963, du Grand Séminaire de Nyundo. Chacun des diocèses avait maintenant son grand séminaire, mais fort peu d’étudiants. Le séminaire St Joseph de Nyundo accueillit par contre, fait exceptionnel, des étudiants belges et français qui devinrent prêtres incardinés du diocèse de Nyundo et reçurent des noms rwandais: les abbés Paul Kesenne (Cyizanye), Albert Cattoir (Gatwa), Jean-Baptiste Mediondo (Habineza), Raymond Delporte (Kanakuze), Gabriel Maindron (Munderere) et Joseph Schmetz (Habinshuti).

A cette époque, les Pères Blancs se mirent fortement en retrait. Plusieurs éléments expliquent cette position. D’abord l’indépendance du pays, que tous n’avaient pas accepté de la même façon, leur demandait de changer d’attitude pour permettre aux Rwandais de prendre de plus en plus leurs responsabilités tant au niveau civil qu’au niveau religieux. Cet « effacement » était appuyé par un nouvelle théologie de la mission : il s’agissait dorénavant pour les étrangers de seconder l’Église autochtone, de se mettre au service de l’Église locale, selon la terminologie et l’esprit du Concile Vatican II , et pour cela accepter que les postes de responsabilité soient pris en charge par les Africains, les Pères se contentant de postes de second plan et des paroisses les plus reculées. Cette orientation fut confirmée, au sein de leur Société des Missionnaires d’Afrique, notamment lors des Chapitres Généraux ; celui de 1967 fut déterminant à cet égard. Un autre élément changea la physionomie de l’Église rwandaise : un appel lancé par le Pape Pie XII dans son encyclique Fidei Donum (1957) portait maintenant ses fruits : de plus en plus de prêtres diocésains étrangers vinrent au Rwanda se mettre à la disposition des diocèses pour quelques années et prirent en charge aussi bien des paroisses que d’importants collèges secondaires. En 1967, des prêtres belges du diocèse de Namur fondèrent à Kigali le collège Saint-André.

D’autres prêtres Fidei Donum assurèrent des tâches particulières : l’abbé Jean Massion fut chargé de l’animation du clergé ; il était venu au Rwanda après avoir fêté ses 25 ans de sacerdoce à la paroisse St Alix de Bruxelles et connu des Rwandais lors de l’exposition universelle de 1958. L’abbé Griet prit en charge, avec les Sœurs Dominicaines de Monteuil, à Gitarama, l’ Université radiophonique, projet conçu par un Père Dominicain, le Père Pichard, fondé en 1964 et destiné à assurer une formation scolaire à de nombreux élèves dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de l’émetteur. L’abbé français Martial Bonnet devint aumônier national de la Jeunesse ouvrière catholique Gog qui existait au Rwanda depuis le 1er mai 1958. Certains ont lancé des projets nouveaux, comme l’abbé Joseph Fraipont qui fonda Gatagara pour les handicapés physiques ; il fut le seul prêtre étranger à renoncer à sa nationalité belge, pour devenir rwandais à part entière, en 1975; il prit le nom de Ndagijimana et choisit d’être Twa, du clan des Gesera ; comme ceux-ci sont particulièrement méprisés dans le pays, en leur nom, il fit adopter certaines mesures législatives, leur permettant, par exemple, de fréquenter l’école comme les autres enfants.

Auparavant, de nouvelles congrégations religieuses, masculines et féminines, et d’autres sociétés missionnaires étaient venues s’installer au Rwanda ; leur nombre grandissait sans cesse; Pères Jésuites (1951), Frères Maristes (1951), Sœurs Auxiliatrices (1952), Frères des Ecoles Chrétiennes (1953), Pères Salésiens (1954), Sœurs de l’Assomption (1954), Auxiliaires de l’Apostolat (1954), Auxiliaires Féminines Internationales (AFI, 1954), Prêtres de la Société des Auxiliaires des Missions (SAM, 19M), Petites Sœurs de Jésus (1956), Sœurs de St Vincent de Lendelede (1956), Soeurs de la Visitation (1958), Petits Frères de Jésus (1958), Frères de la Vierge des Pauvres (1958), Pères Dominicains (1959), Chanoinesses de St Augustin (1959), Sœurs de Sainte Marie de Namur (1959) 8 … Les Pères Salésiens se lancèrent dans l’éducation de la jeunesse ; ils reprirent une petite école technique qui devint l’Ecole technique officielle à Kiculçiro. En 1956, ils sont au petit séminaire de Rwesero et fondèrent, plus tard, le collège de Kimiruhura et le centre de Gatenga.

Le Père Georges-Henri Lévesque, dominicain canadien, inaugura le 3 novembre 1963 l’Université nationale du Rwanda (UNR), à Butare, à la demande de Grégoire Kayibanda, université comptant au début trois facultés : Sciences politiques et sociales, Formation supérieure pour enseignants et Médecine. Il en assura la responsabilité pendant près de dix ans, un autre dominicain en étant secrétaire-général. A ce moment, les Pères Dominicains laissèrent leur couvent de Butare qui abrita, par la suite, des sourds-muets pris en charge par les Frères de St Gabriel. Ils s’installèrent à Biryogo, au cœur d’une banlieue pauvre de Kigali. Ils y fondèrent, en 1976, un club de loisirs, Rafiki, puis collaborèrent à diverses institutions qui connurent un grand développement : le Bureau social urbain (BSU), dépendant de la Caritas du diocèse de Kigali, les Banques populaires du Rwanda et, en 1984, le centre Iwacu, à Kabusunzu, destiné à l’animation des nombreuses associations paysannes.

Les congrégations contemplatives étaient aussi arrivées au Rwanda. Les Pères Bénédictins avaient fondé, en 1958, à Gihindamuyaga, près de Butare, un monastère où ils accueillaient retraitants et groupes de réflexion ; ils y lancèrent un atelier d’orfevrerie et une coopérative de confitures, Konfigi. Ils furent suivis par les Sœurs Bénédictines qui s’installèrent en 1960 tout près de là, à Sovu. Des Sœurs Carmélites de Kabwe avaient fondé un premier Carmel, en novembre 1952, à Zaza dans le diocèse de Kibungo. D’autres carmels furent fondés plus tard dans les diocèses de Kigali (Nyamirambo), Ruhengeri (Remera Ruhondo) et Cyangugu. D’autres lieux de prière et de rencontre furent inaugurés par la suite, près de Kigali, par les Pères Jésuites (Centre Christus, Remera) et dans la paroisse de Rwaza (Foyer de Charité de Remera-Ruhondo). L’Église du Rwanda prenait de plus en plus de consistance, diversifiant ses formes de présence et d’apostolat.

En 1960, l’Église du Rwanda disposait de 117 prêtres diocésains (79 dans le diocèse de Kabgayi, 38 à Nyundo), 137 missionnaires, 17 prêtres Fidei Donum, 161 Frères (89 rwandais et 72 étrangers), 389 Sœurs (211 rwandaises et 178 étrangères), 2 486 catéchistes pour plus de 650 000 baptisés et 266 000 catéchumènes sur une population totale estimée à 2 572 000 habitants. Par la suite, la proportion des prêtres rwandais par rapport aux étrangers s’inversa : en 1988, le pays comptait 538 prêtres (278 rwandais et 260 étrangers), 233 Frères (151 et 82), 1 074 religieuses (676 et 398), 3 474 catéchistes et 23 911 bakuru b’inama ; il est vrai qu’entre-temps, la population catholique avait fortement progressé : selon les statistiques ecclésiales, il y avait 2 954 875 baptisés et 253 393 catéchumène? Entre-temps aussi, pour augmenter le nombre de prêtres rwandais, un séminaire d’aînés (pour vocations tardives) avait été ouvert à Cyanika. Un second allait suivre à Kamonyi. Ils furent intégrés aux petits séminaires de Butare et de Kabgayi après avoir rencontré des oppositions au sein du clergé local.

Les Pères Blancs n’étaient donc plus les seuls prêtres étrangers mais restèrent, pendant quelques années encore, le groupe le plus nombreux et le plus influent. Leur impact ne fut plus jamais comparable à celui qu’ils avaient eu avant l’indépendance du pays. Certains quittèrent le pays ou en furent expulsés pour ne pas avoir compris assez rapidement les changements. Pendant les premières années de l’indépendance, on assista à un autre phénomène : l’accroissement rapide de la population du pays. Grâce à de meilleurs soins médicaux, la mortalité infantile avait régressé rapidement. Les masses hutu réagirent à ce qu’elles interprétaient comme un appui de l’Eglise catholique à leur révolution, en s’inscrivant en grand nombre au catéchuménat, surtout dans les régions les plus isolées du pays où, jusqu’à présent, l’Église était peu présente ; les plus pauvres n’hésitèrent plus à suivre une formation religieuse même s’ils ne parvenaient pas à lire et à écrire. Ce fut la fin du mouvement de la Tornade auquel les Tutsi avaient répondu dans les années 1930-1940, la fin des grandes cérémonies où des centaines de personnes, adultes et jeunes, étaient acceptés dans l’Église catholique en recevant, le même jour, les sacrements de l’initiation chrétienne : baptême, confirmation et eucharistie. Les couples recevaient ensuite, au cours de la même cérémonie, le sacrement de mariage.

L’apostolat laïc se développa aussi. Une nouvelle association laïque d’aide aux missions entra en contact avec l’église rwandaise : les Fraternités africaines. Celle-ci envoyait en Afrique des équipes de jeunes s’engageant à y exercer leur profession, à titre bénévole, pour un an ou plus. En septembre 1963, une de ces équipes s’établit à Kabgayi, une autre à Butare. Quelques années plus tard, on comptait au service de l’Église catholique, plus de 80 laïcs expatriés : 24 hommes et 59 femmes. Entre 1961 et 1970, en 10 ans, on fonda 36 nouvelles missions, alors qu’il avait fallu attendre 45 ans (1900-1945) pour bâtir les 36 premières missions. Cette « implantation » de l’Eglise catholique correspond à l’époque du Concile où l’Église s’affirme de façon claire dans les médias et sur la place publique. Les décennies suivantes ne connaîtront plus ce mouvement de fondations : de 1971 à 1980, 19 nouvelles paroisses se sont établies, et de 1981 à 1990, 11.

De nouveaux diocèses furent créés avec, à leur tête, des évêques rwandais : le 28 janvier 1961, à Ruhengeri avec, comme pasteur, après le décès de Mgr Manyurane, Mgr Joseph Sibomana, originaire de la paroisse de Save ; le 11 septembre 1961, à Astrida (actuellement nommée Butare), avec, pour responsable, Mgr Jean-Baptiste Gahamanyi, originaire de Kaduha et pendant longtemps vicaire, puis curé, de la paroisse de Nyanza. Ces 2 évêques ont participé, à Rome, aux différentes sessions du Concile Vatican II, de 1962 à 1965, avec Mgr Perraudin, de Kabgayi, et Mgr Bigirumwami, de Nyundo. Ce dernier diocèse avait vu un repartage des paroisses lors de la fondation des diocèses de Ruhengeri et Butare. Le 5 septembre 1968, Mgr Sibomana est nommé évêque de Kibungo, tandis que le diocèse de Ruhengeri reçoit comme nouvel évêque, Mgr Phocas Nikwigize, originaire du Kinyaga et recteur du petit séminaire St Léon de Kabgayi depuis 1963.

Au plan civil, la réorganisation de l’administration aboutit à la création de 10 préfectures ; on ramena le nombre de communes de 229 à 141, avec chacune de 15 000 à 20 000 habitants. Ces communes devenaient dorénavant le centre des activités, la politique nationale étant d’orienter la population vers elles. Un vaste plan de développement pour la femme est attaché à cette réforme : chaque commune finit par fonder des foyers destinés à une formation plus large et plus diversifiée des femmes et des jeunes filles.

Le Rwanda connaît à l’époque une certaine ouverture vers l’extérieur. Quelques ambassades sont ouvertes. Un parti chrétien d’Allemagne, la CDU, apporta son aide politique. C’est surtout le commerce qui va se développer, ainsi que la culture du thé ; de petites industries naissent, tenues par des Juifs, des Pakistanais ou des Goanais. Les grands du régime se construisent des maisons qu’ils louent à un prix fort élevé aux étrangers ; cela leur assure de substantielles rentrées. En effet, les fonctionnaires se multipliant, mais le budget national restant assez limité, les rétributions restèrent fort modestes, ce qui ne satisfaisait pas les nouveaux maîtres du pays. Le président Kayibanda et la nouvelle classe dirigeante prirent de plus en plus de distance par rapport à l’Eglise.

Un certain nombre d’articles signés Mbwirabumva [« Je parle pour ceux qui écoutent »] parurent dans le Kinyamateka ; écrits par l’abbé Jean-Marie Vianney Rusingizandekwe, recteur du petit séminaire de Kabgayi, ils exposaient à la population les écarts des responsables du pays. Même si la corruption et le népotisme n’étaient pas, sous la première République, comparables à ce qu’ils seraient sous la seconde, ou ce qu’ils étaient déjà dans les pays voisins, des cadres chrétiens n’acceptaient pas ces déviations. Le Kinyamateka reprit sa tâche de formation chrétienne de la population et, comme auparavant, n’omit pas de critiquer les autorités en place. Il jouait le rôle de conscience morale nationale:; mais cela ne plut pas aux responsables du pays ; en 1968, un journaliste, Félicien Semusambi, fut mis en prison et le Père Miida expulsé du pays.

Comme les postes politiques étaient de plus en plus accaparés par des personnalités de la préfecture de Gitarama, région natale du président Kayibanda, certains des grands leaders du nord, principalement de la préfecture de Ruhengeri, démissionnèrent ou furent remerciés. Parmi ceux-ci, citons Balthazar Bicamumpaka et Thaddée Bagaragaza qui fut, un temps, président de l’Assemblée nationale.

Après la grande fête jubilaire de 50 ans de sacerdoce au Rwanda, le 8 décembre 1967, les prêtres rwandais avaient demandé et obtenu de leurs évêques la permission de se réunir de temps en temps pour dialoguer de leurs problèmes. C’est ce qu’on a appelé le « Cadeau du Jubilé ». Le 26 décembre, à Nyundo, lors d’une réunion de 56 prêtres (sur 150) fut instituée l’Association du clergé rwandais à l’échelle interdiocésaine, l’Union fraternelle du clergé rwandais (UFCR), avec le choix d’un comité composé des abbés Boniface Musoni, Léon Nzabamwita (Butare), Stanislas Bushayija, Wenceslas Kalibushi (Nyundo), Télesphore Kayinamura, Sylvestre Ndekezi (Kabgayi), Alphonse Ntezimana et Damien Nyirinkindi «wherigeir ». Très vite une division se fit entre le clergé tutsi (principalement des diocèses de Nyundo, Butare et Kabgayi) et le clergé hutu (du diocèse de Ruhengeri surtout). Les réunions suivantes furent très houleuses. La première, en janvier 1968, à Ruhango, dressa le programme d’action ; la seconde, en février, ne pouvant avoir lieu au même endroit, se tint dans un bois, près de Gakurazo. Le clergé de Ruhengeri était entre-temps réuni à Runaba, le 30 janvier, attaquant les 3 prêtres du diocèse qui avaient assisté à la réunion de Nyundo et élu un comité national sans en avoir le mandat, dans le diocèse de Kabgayi, un comité diocésain indépendant fut élu le 19 février.

Une réunion eut lieu entre évêques et prêtres, à Ruhengeri, le 29 février 1968, « on obligea les évêques, en face de leurs prêtres, à exprimer des avis divergents ». Les rencontres suivantes n’arrangèrent rien ; une lettre fut même envoyée au Vatican, en août 1969, accusant Mgr Perraudin. Ces réunions cessèrent : non seulement l’opposition entre prêtres tutsi et hutu était devenue évidente, mais la communication entre les évêques et leurs prêtres en avait souffert. Apparut ce qui devint évident au fil des années : une Église divisée en plusieurs sens : entre Hutu et Tutsi, d’abord ; mais aussi entre « groupes »: les évêques étaient coupés de leurs prêtres ; ceux-ci vivaient distants de la population et le peuple chrétien s’intéressait peu aux questions ecclésiales. La communication ne passait que difficilement entre les différents échelons!

Des difficultés semblables n’épargnèrent pas les congrégations religieuses locales : Frères Joséphites, Sœurs Bizeramariya et Benebikira. Les évêques demandèrent aux Sœurs Blanches de prendre la responsabilité de la formation des Bizeramariya, pieuse union fondée par l’abbé Raphel Sekamonyo en 1955. Ils intervinrent directement pour nommer la nouvelle supérieure générale des Benebikira. Après la fin du Concile, certains changements furent apportés : comme dans les autres pays, la liturgie fut célébrée dans la langue du pays, le kinyarwanda. Certaines adaptations furent faites : mise en place de conseils paroissiaux et diocésains, nouvelle réforme du catéchuménat, non quant à son organisation mais pour son contenu (le catéchisme devint plus biblique), etc. Les questions fondamentales, comme la participation du laïcat à la gestion de l’Eglise, les relations entre l’Eglise et l’Etat et d’autres ne furent cependant jamais abordées sérieusement. Les cadres de l’Église étaient tellement pris par la gestion quotidienne des paroisses et des nombreuses œuvres qu’ils assuraient, qu’ils ne prirent jamais le temps et la distance nécessaires pour une réflexion sérieuse en vue d’un aggiornamento pourtant demandé par le Concile. A Kigali, par exemple, une enquête sérieuse fut menée, en 1970-1971, par les responsables du Centre de recherches socio-religieuses de Bujumbura pour une pastorale urbaine adaptée ; après de nombreuses réunions qui, pendant des mois, ont impliqué les « forces vives» du diocèse, une synthèse fut publiée ; elle resta pratiquement lettre morte. Mgr Perraudin s’était installé à Kigali le 1er mai 1968, tout en demeurant archevêque de Kabgayi.

En 1972, alors que le Rwanda assiste à la sclérose d’un PARMEHUTU de plus en plus autoritaire et sous la tutelle des Hutu du centre, l’armée encadrée par des officiers du nord prenant de plus en plus ses distances, le Burundi connaît des remous profonds : à la suite du massacre de milliers de Tutsi dans la région de Nyanza-Lac, au sud du pays, une terrible répression entraîna l’assassinat de dizaines de milliers de Hutu (les chiffres cités varient de 100 000 à 300 000). Des milliers de paysans fuient le pays, principalement vers la Tanzanie et le Zaïre. Au Rwanda, ils se retrouvèrent au Bugesera, plus tard dans le Mutara où la coopération canadienne développa des projets agricoles dans un des nouveaux paysannats. Profitant de la situation, les militaires et politiciens tutsi massacrent ou chassent toute l’élite politique, intellectuelle et économique hutu. Celle-ci se retrouva en grande partie au Rwanda où elle reçut un relativement bon accueil : ils reçurent des places dans la fonction publique, l’enseignement notamment, et dans le privé. Voulant reconstituer l’unité des Hutu du Rwanda et du Burundi, des cadres et des étudiants lancèrent la chasse aux Tutsi à l’intérieur du Rwanda.

Au début de l’année 1973, les séminaires s’érigeaient en véritables havres de la suprématie tutsi et le réseau de l’enseignement reflétait la puissance tutsi restée intacte. En effet, pour un certain nombre de raisons, y compris des motifs d’ordre économique, les Hutu avaient quitté les séminaires pour aller travailler dans l’administration qui éprouvait un besoin crucial de fonctionnaires. Les élèves hutu, craignant

d’être frustrés des fruits de la révolution et n’en ayant pas goûté beaucoup, réagirent violemment à une menace imaginaire en expulsant leurs collègues et professeurs tutsi des établissements scolaires, des couvents, des noviciats et des séminaires. Le mouvement, organisé par des dissidents du nord mécontents du gouvernement de Kayibanda qui favorisait la préfecture de Gitarama, partit de l’Université de Butare en réaction contre les possibilités d’emploi en recul.

Il gagna un certain nombre d’écoles secondaires. Certaines, comme celles de Bukomero (Byimana), Save et Nyamasheke, avaient déjà connu des problèmes après la rentrée scolaire, à la fin de l’année 1972. L’université vit la moitié de ses étudiants fuir le campus (puis, pour certains, le pays) pendant la nuit du 15 au 16 février 1973. Le mouvement se répandit ensuite dans la fonction publique et dans le secteur privé : à la mi-février, à Kigali, le mouvement d’expulsion des Tutsi touchait la Banque commerciale du Rwanda et la Banque de Kigali, puis les jours suivants, des commerces (Rajans, Diethelm, Sirwa, etc.) et des services parastataux (douanes, OCIR-Café, Regideso, etc.). L’épuration se transforma, au sein de l’Église catholique, en une petite révolution qui, aux yeux des jeunes Rwandais, incarnait l’obstination de leurs anciens seigneurs qui ne voulaient pas fâcher le pouvoir, cette fois-ci sous le déguisement des soutanes. La jacquerie de 1959-1961 qui s’était arrêtée au seuil de l’Eglise, la secouait maintenant jusque dans la sacristie ; le temps était venu pour l’Eglise rwandaise de subir les conséquences de la longue hégémonie tutsi dans ses rangs. Les abbés hutu n’acceptaient plus d’être marginalisés dans leur Eglise. Les évêques du Rwanda se réunirent en session extraordinaire les 22 et 23 février 1973 pour étudier le problème de la violence sociale qui avait entraîné l’expulsion des Tutsi de presque toutes les écoles secondaires. Ils parlèrent clairement de racisme :
« Ces troubles visaient à éliminer les élèves d’une ethnie. On alla même jusqu’aux blessures et au pillage. Ces jours-ci, les menaces et voies de fait s’étendent aux employés et ouvriers dans les sociétés privées. Des faux bruits sont colportés contre des prêtres et même des prélats… La loi de Dieu, ainsi que la Déclaration des droits de l’homme à laquelle le Rwanda a souscrit, ainsi que le texte de la Constitution rwandaise s’opposent radicalement à ces procédés d’élimination et de persécution à base raciale… S’il y a des problèmes sociaux à résoudre, et ils ne manquent pas, que les vrais responsables, et non pas des particuliers ou des groupes anonymes, le fassent par le moyen du dialogue et de la négociation »

Au lendemain de la réélection de Grégoire Kayibanda à la tête du parti, le 25 février, les élèves du séminaire Saint Pie X de Nyundo se scindèrent en groupes ethniques et, le soir du même jour, les Tutsi s’enfuirent vers leurs collines respectives. Deux jours plus tard, les élèves de l’Ecole d’Art, à côté du séminaire, firent circuler une liste de ceux qui devaient partir. Dans la nuit du 27 au 28, les professeurs tutsi et douze grands séminaristes traversèrent la frontière zaïroise à Goma. Dans les préfectures de Gisenyi et Kibuye, plusieurs centaines de Tutsi furent l’objet d’agressions diverses. Il en fut de même dans d’autres régions du pays ; ainsi, en préfecture de Gitarama, le centre religieux de Kabgayi fut particulièrement touché. Les évêques, réunis une nouvelle fois, à Kigali, du 19 au 24 mars, adressèrent un message qui ne cache pas la réalité des faits :

« Nous tenons à exprimer notre plus fraternelle sympathie aux Frères joséphites qui, dans ces émeutes scolaires, ont perdu deux Frères et quatre juvénistes… Nous ne pouvons passer sous silence les événements tragiques qui ont bouleversé et même ensanglanté certaines régions du pays. Celles qui ont été les plus touchées sont les préfectures de Gitarama et de Kibuye. Selon une estimation approximative, il y a eu de 400 à 500 morts, et plus d’un millier de huttes ou de maisons brûlées ou saccagées… ».

Au cours du mois de mars, la tension n’avait pas baissé autour de Nyundo. Des affiches anonymes posées sur les portes de l’église réclamaient le départ de Mgr Bigirumwami et de son clergé tutsi. Le 26 mars, le major Alexis Kanyarengwe remplaçait Mgr Mathieu Ntahoruburiye, à son poste de directeur du séminaire ; quatre jours plus tard, la même sécularisation frappait le Juvénat Mater Eccksiae de Muramba qui devenait un collège de filles sous la direction de Sœur Euphrasie Twagiramariya. Après la diffusion de son appel à l’ordre, le 22 mars, le président, le Dr Grégoire Kayibanda, convoqua pour le 4 avril une réunion du Conseil du gouvernement qui condamna la violence dans les mêmes termes que les évêques. Le 12 avril, des élèves attaquèrent la paroisse de Nyamasheke et blessèrent les abbés Robert Matajyabo, Modeste Kajyibwami et Mathias Kambali. Le 27 du même mois, l’abbé Jean Kashyengo de la paroisse de Gisenyi s’enfuit vers le Zaïre ; c’était le 16e abbé à quitter le pays depuis le début des événements, le 12e du diocèse de Nyundo. Le fait que l’Église devança d’un mois le gouvernement dans sa condamnation de la violence raciale n’échappa pas aux étudiants rwandais en Belgique. Ils s’indignèrent vigoureusement contre cette ingérence dans les affaires de l’État. Ils accusèrent l’Église de contrôler l’enseignement, d’ignorer les problèmes sociaux et de faire de la politique. Ils décrivirent l’attitude de Mgr Perraudin comme « un frein à toute tentative de développement et d’épanouissement du peuple rwandais ».

La rotation était complète : l’archevêque aurait pu, s’il l’avait voulu, écouter Radio Bujumbura qui l’accusait d’être un agent pro-hutu du syndicalisme belge ou lire un manifeste d’étudiants hutu dénonçant son attitude réactionnaire pro-tutsi. -De l’avis de beaucoup d’observateurs, la hiérarchie catholique était allée trop loin dans sa lettre pastorale de février en qualifiant les désordres de « raciaux » au lieu d’insister sur leur dimension sociale. D’un autre côté, il aurait été difficile de trouver un terme pour désigner une situation dans laquelle des étudiants hutu « purs » examinaient le nez et les doigts de leurs collègues pour vérifier leur origine ethnique. Le gouvernement lui-même parla d’attaques contre des personnes « en raison de leur appartenance raciale ». Ce recours non camouflé aux caractères physiques était nécessaire dans ces écoles à population mixte où, contrairement à ce qui se passe sur les collines, les lignages ne sont pas bien connus.

Les troubles des écoles étaient en quelque sorte une avant-première de la prise de pouvoir par l’armée en juillet. Des étudiants du nord étaient mêlés à plusieurs incidents violents et l’armée prouva sa discipline et son efficacité dans le pays en maitrisant rapidement la situation. En effet, peu de prêtres trouvèrent à redire à la façon dont le major Kanyarengwe dirigeait le petit séminaire de Nyundo. Quand le général-major Juvénal Habyarimana déploya ses autos blindés dans les rues de Kigali, le 5 juillet 1973, il ne se heurta à aucune résistance. C’était un coup d’État militaire.

Dans plusieurs endroits du pays, les gens manifestèrent leur joie, notamment en préfecture de Gikongoro où deux clans politiques différents, celui d’Anastase Makuza, d’un côté, celui d’André Nkeramugaba, de l’autre, s’opposaient entre eux au sein du même parti, à la veille des élections. Ils accueillirent en général favorablement l’armée qui avait mis fin à une période de troubles, sans se douter, à l’époque, qu’elle allait s’imposer et déterminer pour longtemps l’avenir du pays. Le nouveau président avait rétabli une certaine entente entre Hutu et Tutsi, et devenait l’homme clé pour plus de 20 ans.

Le Rwanda, jusqu’alors relativement fermé sur lui-même et isolé du reste du monde, commença à s’ouvrir au monde extérieur. Au début, les responsables de la Deuxième République concentrèrent leurs efforts sur le développement rural et profitèrent largement de l’aide étrangère ; pendant de nombreuses années, les coopérations nationales et les ONG, se multipliant dans le pays, diversifièrent les projets et les réalisations. Les devises « fortes » permirent au pays d’avoir un budget en équilibre ; des emprunts modestes furent faits avec des effets immédiats bénéfiques ; les effets négatifs de l’endettement ne se sont fait sentir qu’a la fin des années 1980.

Au sein de l’Église, un courant alla dans le même sens. En avril 1976, eut lieu, au Centre Christus de Remera-Kigali, une importante session de pastorale pour le monde rural, inaugurée par le président de la République, à laquelle participèrent de nombreux prêtres, religieux et religieuses. C’est dans l’enceinte de ce Centre que s’installèrent aussi les animateurs et les bureaux de la section rwandaise de l’Institut africain de développement économique et social d’Abidjan (INADES). Outre un cours par correspondance pour des cadres supérieurs, cet Institut eut un profond impact dans le pays par ses cours d’initiation à une agriculture moderne auxquels de nombreux paysans, seuls ou organisés en groupes, vont participer, les animateurs sillonnant sans cesse le pays, et fondant des succursales à Gisenyi et à Butare. Mais, malgré certains efforts, comme le notait un rapport paru en 1982, « l’animation rurale — sans doute la clef du développement du Rwanda — n’intéresse pas assez le personnel des paroisses ».

Des infrastructures nouvelles, ou renouvelées, transformèrent l’aspect du pays : grands axes routiers asphaltés, eau potable disponible pour la population à une distance relativement modeste, centres de santé en chaque commune, écoles primaires, puis post-primaires, dans chaque secteur communal, électrification des centres urbains, puis des petites agglomérations, téléphones aux sièges des préfectures, puis ailleurs. Les pays étrangers étaient fiers de voir le résultat de leur aide ; le pays des 1 000 collines devenait, a-t-on écrit, le pays des 1 000 coopérants.

En 1973, Mgr Bigirumwami démissionna de son poste. Il fut remplacé par Mgr Vincent Nsengiyumva, originaire de la paroisse de Rwaza dans le diocèse de Ruhengeri. Celui-ci, après avoir suivi le cycle de philosophie à Nyakibanda, avait fait ses études de théologie au Grand Séminaire de Sion, en Suisse. Ordonné prêtre le 18 juin 1966, il avait étudié le Droit canon à l’Université grégorienne de Rome. Curé de Ruhengeri pendant 7 mois, il devint professeur au grand séminaire de Nyakibanda, avant d’être nommé évêque de Nyundo, le 12 janvier 1974. Les deux grands séminaires de Nyakibanda et Nyundo furent réunifiés en octobre 1974.

Le 5 juillet 1975, Habyarimana fonda le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) dont tous les Rwandais faisaient partie dès leur naissance, les étrangers pouvant en être des « sympathisants ». Comme dans de nombreux autres pays d’Afrique, à l’époque, il s’agissait d’un parti unique qui allait se révéler de plus en plus dictatorial. Au départ, le mouvement avait un côté « bon enfant » : le président a visité chaque préfecture invitant la population à s’exprimer librement sur tous les sujets désirés. Il écoutait pendant des heures les intervenants et invitait les ministres à prendre note des doléances, à répondre quand ils étaient interpellés ; ceux qui se montraient incompétents furent remplacés… Il parlait à l’époque de « démocratie responsable ». Au début 1976, des chrétiens rassemblés en un groupe de réflexion, révélaient déjà certains faits inquiétants :

« La mise en place des responsables du mouvement a été hâtive… Les citoyens ne se sont pas sentis impliqués… Certains élus, profitant de leur situation, ont exploité un peuple rendu muet par la peur. La précipitation dans le choix des candidats n’a pas toujours permis de révéler les plus dignes… Le travail communautaire — umuganda — n’est pas toujours conçu ni programmé pour l’utilité de la population qui, partant, s’en décourage… On a si peu consulté la population pour élaborer le plan de travail qu’elle a ressenti ce travail comme une corvée; juste le contraire de ce que veut être le travail communautaire ».

Au sein de l’Église, tous n’appréciaient pas de la même façon l’implication obligatoire de prêtres ou de religieux dans les organes du MRND. Dans une note, le clergé du diocèse de Ruhengeri affirmait :
« Il semble que, dans l’état actuel des débats, les prêtres rwandais sont très réticents au fait que les curés de paroisse soient automatiquement membres des conseils techniques des communes, et par là membres du comité communal du MRND (article 51 des statuts) »

La plupart ne participaient d’ailleurs pas aux réunions. Le 3 mai 1976, Mgr Vincent Nsengiyumva fut nommé archevêque de Kigali ; Kabgayi redevenant simple diocèse, Mgr Perraudin en devint le premier titulaire ; il gardait cependant le titre d’archevêque à titre personnel; Mgr Wenceslas Kalibushi devint le troisième évêque de Nyundo en mars 1977. Mgr Vincent Nsengiyumva continuait la tradition de lien entre le responsable de l’Église catholique et celui du peuple rwandais, mais avec une grande différence. Comme Mgr Classe, il voulait pour l’Église pouvoir, prestige et privilèges, oubliant qu’entretemps, dans le monde et dans l’Eglise, les mentalités avaient changé. Mgr Classe avait précédé le mwami et gardé un ascendant sur lui; Mgr Perraudin avait eu Grégoire Kayibanda comme employé et a gardé ses distances par la suite ; cette fois-ci, le président Habyarimana nommait Mgr Vincent dans une instance politique et celui-ci lui a toujours gardé une amitié et « suivi » son maitre. L’Eglise catholique, du moins dans certains de ses responsables, redevenait, comme du temps de Mutant, « servante » de l’État.

Cette question de la participation de Mgr Nsengiyumva au Comité Central du MRND, en tant que responsable de la Commission sociale, cristallisa l’attention. Dès sa nomination à ce poste, des critiques se sont fait entendre aussi bien au sein du clergé que de la part des fidèles. Des lettres ouvertes ont circulé. Le 8 novembre 1977, la question fut abordée clairement au cours d’une réunion décanale à la paroisse St Michel de Kigali, un participant déclara – « D’après les renseignements obtenus, le clergé de Ruhengeri se serait prononcé pour une grande réserve quant à la participation directe dans le MRND. De plus, il ne serait pas favorable à ce que l’archevêque fasse partie du Comité central du MRND, car d’après les statuts, l’article 23 dit “Le Comité central du MRND conçoit et dirige la politique du Mouvement”. “Faire de la politique” ne relève ni des prêtres, encore moins de l’évêque.

Peut-être y a-t-il eu une certaine confusion… » ? La participation de l’archevêque aux réunions du Comité central du MRND fut pour l’Église, pendant longtemps, une épine dans le pied. Certains critiquaient des éléments extérieurs, par exemple, le fait que Vincent Nsengiyumva utilisait, pour ses déplacements, une voiture reçue du Président, avec plaque minéralogique gouvernementale ; les autres voyaient davantage les enjeux profonds d’une telle collusion avec le pouvoir politique.

L’archevêque a plusieurs fois défendu sa position publiquement, sans aborder la question politique centrale ; ainsi vis-à-vis du clergé rwandais, lors d’une réunion de la CECIR (Commission épiscopale du clergé incardiné au Rwanda), à Remera, les 27 et 28 décembre 1977, ou, face à l’opinion publique, par une interview publiée, le 1er février 1978, dans le Kinyamateka. Sept ans plus tard, la perspective d’un voyage du Pape Jean-Paul II au Rwanda entraîna la démission de l’archevêque du Comité central. Dans une lettre Mgr Ruzindana, évêque de Byumba et, à l’époque, président de la Conférence épiscopale du Rwanda, lettre datée du 20 avril 1985, le Pape avait écrit : « Vous savez déjà que, à mon grand regret, je ne pourrai accomplir une telle visite l’été prochain. Et vous en comprenez sûrement les raisons… ». L’archevêque a démissionné le 23 décembre 1985. Le président de la République l’a annoncé lui-même à l’issue du 5ème congrès du MRND, tenu à Kigali du 20 au 23 décembre. Entre-temps, dès 1979, on avait commencé à parler de « malaise social ». De Paris, Aloys Rukebesha fit des suggestions intéressantes: constituer un groupe de travail interdisciplinaire chargé d’écouter les gens, de diagnostiquer le « malaise social total » et de proposer aux Rwandais des solutions concrètes, objectives, honnêtes et réalistes ; après une année de travail, un rapport global serait remis au MRND et au gouvernement pour qu’on en informe la population qui serait invitée à choisir, par voie de référendum, parmi les solutions proposées. De cette proposition, comme d’autres, les responsables du MRND ne tinrent aucun compte. Au contraire, comme tout parti politique mis en cause, il réagit par l’intimidation et la force.

Peu de temps après sa prise de pouvoir, Habyarimana avait fait procéder à l’exécution publique de malfaiteurs à Kigali et à Butare, voulant montrer par là qu’il s’agissait, dans le pays, de respecter les lois et les institutions en place… De fait, une insécurité régnait dans le pays: des voleurs opéraient en bande, utilisant de grosses pierres, appelées « gatarina », pour enfoncer les portes des maisons et s’y introduire. Ces exécutions publiques eurent un effet immédiat : la sécurité revint dans le pays.

Leprésident et/ou ses principaux collaborateurs employèrent des procédés radicaux assez semblables pour éliminer les leaders de la première République pourtant mis au secret, sans aucun contact avec l’extérieur, à la prison de Ruhengeri. Le président Kayibanda, lui, avait été mis en résidence surveillée, à Rwerere d’abord, dans sa maison, à Kabgayi, par la suite. Il y est mort à la fin de l’année 1976. Le chanoine Eugène Ernotte fut un des premiers à poser publiquement, en 1979, la question de l’exécution de ces prisonniers politiques :
« Parmi et malgré les beaux efforts tentés chez nous, au Rwanda, dans de multiples domaines, il existe des failles qu’il faut, je crois, découvrir pour qu’au plus vite des Responsables s’en préoccupent. Une de ces failles, grave dans ses conséquences, est l’ignorance dans laquelle sont laissés des enfants, des épouses, des veuves peut-être, sur le sort actuel des pères et époux condamnés en 1974 ».

Un autre prêtre à attirer l’attention des évêques et à alerter l’opinion publique sur des questions d’injustice, fut le Père Maurice Belloy. Il interpella plusieurs fois l’archevêque ; comme il ne reçut pas de réponse, il publia plusieurs textes dans la revue Dialogue. Un de ceux-ci « Je suis un prévenu » concerne la prison de Kigali :
A la prison de Kigali faite pour recevoir 600 prisonniers, nous sommes 1 300 prévenus sur un total de 2 300 prisonniers… Au mois d’août 1979, je déclare avoir visité et aidé une trentaine de prisonniers fortement atteints de malnutrition… Je constate que sur 30 présences, plus d’un tiers ont dépassé un an de prévention. Le reste s’étage de 4 à 11 mois. Deux seulement ont été jugés. Trois sont décédés en ce mois ».

En 1979-1980, le malaise s’exprima de plusieurs façons : lette ouverte au président par Jean-Berchmans Birara, gouverneur de la Banque nationale, tracts anonymes, par exemple. Le chef de l’État réagit avec force à une tentative de coup d’Etat en 1980, faisant emprisonner le responsable du Service de Sécurité, le major Lizinde. Celui-ci fut accusé par la suite du meurtre des leaders de la première République ; son procès fut suivi par tant de personnes que des haut-parleurs furent installés, à Kigali, pour permettre à la foule massée à l’extérieur de suivre les différentes interventions. Il fut lui aussi envoyé à la prison politique de Ruhengeri.
Le second personnage de l’État, membre du Comité de Salut public responsable du Coup d’État de 1973, et à l’époque, ministre de l’Intérieur, le colonel Alexis Kanyarengwe, s’exila en Tanzanie [il a rejoint le Front patriotique rwandais (FPR) plus tard]. Le système judiciaire était toujours soumis à l’exécutif. A part quelques exceptions, l’impunité des responsables politiques s’installait plus que jamais…

La situation économique fut pour une part facteur de la « réussite » des premières années de la Deuxième République. Non seulement l’aide étrangère permettait à l’État d’avoir un budget pour le développement assez conséquent, mais la conjoncture internationale lui était aussi favorable. Le Rwanda a gardé un taux de progression du PIB supérieur au taux d’accroissement de sa population (3,2%) jusque dans les années 1980-1985; les ressources provenaient de 3 produits principaux : la cassitérite, minerais d’étain [une fonderie avait été construite près de Kabuye, en préfecture de Kigali; elle n’a fonctionné que quelques années], le café et le thé. Le climat, clément à cette époque, permit au pays d’assurer pratiquement son autosuffisance alimentaire.

Cette conjoncture favorable fut accompagnée de campagnes utiles à la population : remplacer nyakatsi, les toits des maisons en chaume, par des tuiles ou des tôles; planter des arbres pour lutter contre l’érosion et assurer l’approvisionnement en bois de construction, de menuiserie et de chauffage, construire de nombreux bâtiments d’utilité publique grâce aussi à l’apport de l’umuganda : écoles, dispensaires, centres de développement rural et artisanal, foyers sociaux, bureaux communaux et de secteur. Chaque année était baptisée d’un titre particulier donnant la priorité à suivre : année de l’habitation, année de l’arbre, année de la population ; parfois le thème mondial était retenu : année de la femme (1975), année de l’enfant (1979), etc. Le président n’hésitait pas à prendre la houe en main, participant à l’umuganda, plantant des arbres, pour lutter contre le « mythe » intellectuel dévalorisant le travail manuel.

Avec l’arrêt de la cotation de l’étain sur les marchés internationaux, en 1985, et la chute continue des prix du café, puis du thé, les années suivantes, étant donné aussi la part grandissante du service de la dette publique dans le budget national, les « années d’or » se sont terminées. Le climat fut moins favorable et, dès 1985, le pays dut faire face à des pénuries alimentaires puis, plus tard, à une disette qui toucha principalement les préfectures de Gikongoro et Kibuye, ainsi que certaines parties des préfectures de Butare et Gitarama. En 1989, on parla de « famine », les premiers morts étant enregistrés en préfecture de Gikongoro. Le nord, grenier du Rwanda, connut aussi un exode de population, principalement vers la Tanzanie, mais pour d’autres raisons : manque de terre dû au taux de densité de population trop élevé, ce taux atteignait, dépassait même, 500 personnes au km2 dans certaines communes de la préfecture de Ruhengeri.

Où en était l’Eglise catholique face à ces développements ? Suite au Concile Vatican II, au lendemain des événements tragiques du Burundi et du coup d’Etat au Rwanda, les responsables de l’Eglise catholique prenaient conscience de la nécessité d’un renouvellement en profondeur. La pratique religieuse avait fortement baissé au cours des dernières années ; le mouvement d’« authenticité » lancé par Mobutu au Zaïre avait ses répercussions à l’est, l’élite montrait de plus en plus de désaffection vis-à-vis d’une Eglise restée occidentale et cléricale et où les questions importantes, comme celle des relations Église-État, n’étaient jamais publiquement abordées.
Dans les premières années de la Deuxième République, pendant les années 1973-1977, suite sans doute à ce mouvement d’authenticité lancé au Zaïre, une question revint souvent, celle de l’inculturation. Déjà en 1969, le thème prévu pour le recyclage des prêtres, à Nyundo, pour les deux sessions du 14 au 24 juillet et du 4 au 14 août avait été « Culture traditionnelle et christianisme ».

Le 15 août 1975, lors de la fête du 75ème anniversaire de l’Église catholique au Rwanda, on signale que parmi « les interpellations adressées aujourd’hui à l’Église du Rwanda » figure en premier lieu « les apports respectifs de la religion traditionnelle et du christianisme ». Dans ce courant, se place le succès que connurent les publications de Mgr Bigimmwami sur la culture religieuse rwandaise et les 3 tomes du livre du Père Dominicain Bernardin Muzungu « Le Dieu de nos pères ». Ce thème important pour les théologiens ne semble cependant pas avoir dépassé un cercle de prêtres et d’érudits chrétiens. Parmi eux, M. Paulin Muswahili, professeur à l’UNR et au grand séminaire de Nyakibanda qui développa l’idée et, pour lui, la pratique d’un guterekera (culte traditionnel des défunts de la famille) chrétien.

Une autre conséquence du Concile fut le changement d’attitude envers les autres Églises chrétiennes. Les relations tendues d’autrefois firent place, progressivement, à davantage de coopération. Des rencontres œcuméniques eurent lieu, à Gihindamuyaga, entre représentants des différentes Eglises. Dans le domaine médical, un Bureau des formations médicales agrées du Rwanda (BUFMAR) fut mis en place : non seulement il assurait une formation permanente aux médecins et infirmières engagées dans les services de santé des Églises, mais il apporta une aide appréciable par la fourniture de médicaments à prix modique. Une belle collaboration exista pour la traduction œcuménique de la Bible. Celle-ci démarra en 1978, grâce à l’Alliance biblique universelle ; elle réunissait l’Eglise catholique, les Églises participant au Conseil protestant du Rwanda (CIPR) et l’Église adventiste du Septième jour. Un moment important fut la célébration, le 11 février 1990, de la parution du Nouveau Testament interconfessionnel. Malgré tout, de nombreuses difficultés entre les chrétiens des diverses dénominations existaient toujours, surtout au niveau local. On peut en dire autant des relations avec les musulmans surtout présents dans les centres urbains du Rwanda : ceux-ci qui ne forment même pas 1 % de la population (0,8 % de la population en 1978), sont divisés en de nombreuses communautés religieuses rivales et vivent en marge des autres citoyens.

Le Concile œcuménique Vatican Il eut d’autres répercussions au Rwanda. La plus importante concernait l’évolution de la formation donnée au catéchuménat et dans la catéchèse scolaire : il ne s’agissait plus maintenant d’apprendre par cœur un catéchisme de questions réponses donnant les éléments essentiels du dogme chrétien ; la Bible, ou plus exactement l’histoire sainte était devenue le fondement de l’initiation religieuse. Des écoles de catéchistes avaient été mises en place à Nyumba (Butare), Rutongo (Kigali) et Ruhengeri ; elles formaient de jeunes catéchistes à une méthodologie nouvelle. Le Centre catéchétique de Butare fournissait des nouveaux livres et manuels aux paroisses et aux écoles. L’ICA (Institut catéchétique africain) permettait aux religieux(ses) et à des laïcs formés de se spécialiser en pastorale, surtout en catéchèse scolaire.

Cela ne suffisait pas à réaliser un aggiornamento en profondeur. L’idée d’un Synode est née d’une rencontre de la Conférence épiscopale du Rwanda-Burundi au mois de décembre 1973. Sa mise en place fut lente, personne n’en ayant défini clairement le but, la durée ni la méthodologie. Au Rwanda, les différents diocèses ont mis en route une réflexion à ce sujet à des dates différentes et selon des modalités diverses ; aucun n’a abouti à un résultat palpable : l’idée d’une phase terminale commune à tous les diocèses a été émise, une préparation en ce sens s’est effectuée, mais elle aussi a avorté… En mai 1976, le groupe Nathanaêl donnait son avis :
« Se pose le problème du synode : une occasion pour l’Église de réfléchir à ce qu’elle est pour les hommes, au service qu’on attend d’elle… Le synode pourrait aussi manquer son but : dans la mesure où il n’explore pas vraiment toutes les possibilités de l’Église, il ne ferait «- confirmer ce qui se fait déjà : il ne donnerait que des ajustements pour soigner les formes de l’édifice, et non les fondations ».

Les diocèses sont entrés dans ce mouvement de synode en ordre dispersé : Butare en juillet 1977, Kabgayi en janvier 1978, Nyundo en avril 1978 (effectivement en janvier 1979), Kibungo en juillet 1978, Ruhengeri en janvier 1979, Kigali en mars 1980. Tous ont commencé par une phase de sensibilisation ; certains n’ont pas été plus loins. Les centres d’intérêt aussi étaient différents : le diocèse de Nyundo s’est intéressé à « la confrontation ou la rencontre entre christianisme et religion traditionnelle », celui de Kibungo à « l’Église, communauté de fidèles qui croient en Jésus-Christ », celui de Kabgayi à divers sujets principaux : le Christ, la famille chrétienne, la jeunesse, celui de Ruhengeri aux ministères dans l’Eglise, aux conseils de colline et aux bakuru b’inama, à « foi chrétienne et culture rwandaise », aux sacrements de baptême et de mariage.

Sauf en quelques endroits, le synode ne concernait pratiquement que le clergé qui manifestait peu de volonté d’écouter les laïcs ou de se remettre en question. Il eut peu d’impact même si, pendant des années; beaucoup de questions furent débattues. Un courant majeur s’en est dégagé: la volonté de réformer les communautés chrétiennes des collines ou des quartiers des villes ; l’idée pastorale des CEB (Communautés ecclésiales de base) ou, comme au Zaïre, des CEV (Communautés ecclésiales vivantes) orientait les échanges. Parfois, des pastorales renouvelées furent mises en action, en ordre dispersé. Les Pères Blancs décidèrent, à ce moment, de placer leur priorité dans la formation des lifts. Le Père Dominique Mallet, régional des Missionnaires d’Afrique, encouragea les paroisses à développer des centres de formation pour assurer cette formation par des sessions pour les responsables des CEB et les responsables des autres ministères. .

Le principal handicap dont souffrait l’Église devenait de plus en plus clair: aucune ligne directrice n’était donnée par les évêques et le clergé restait divisé : quelques uns désiraient un renouveau de l’institution ; les autres trouvaient que tout allait bien, qu’il ne fallait rien changer : bien installé dans leur rôle de fonctionnaires, ne jouissaient-il pas des privilèges attachés à leur rang? Etaient-ils d’ailleurs prêts à des transformations substantielles ? Non, semble-t-il, si l’on se réfère à un cas concret posé par des chrétiens engagés : celui du denier du culte (l’obligation pour chaque chrétien de payer annuellement une « cime » à son Eglise). Plusieurs trouvaient impensable et impossible de remettre en question cette institution qui permettait, en partie, à l’Église de vivre : en fait, il suffisait juste de dédommager, très modestement, certains cadres de l’Eglise, les catéchistes par exemple, pour leur travail. Cela répondait à une demande de plus en plus insistante d’organismes d’Occident : viser à l’autofinancement de l’Église. Le clergé, lui, continuait à bien vivre, mais dépendait en cela de l’apport monétaire de l’Occident.

Le Père Musy, dominicain, écrivait en 1982: «En général, un diocèse rwandais ne peut découvrir sur place que les 5 à 10 % de son budget ; un subside romain y pourvoit pour les 28,78 % et les industries du diocèse (garages, ateliers, magasins, etc.) pour 5,95 %. Tout le reste est constitué par des dons venant de l’extérieur… Combien de temps sera-t-elle [l’Église catholique au Rwanda] encore soumise à ce régime de mendicité extérieure ? Certains disent carrément qu’elle vit au-dessus de ses moyens ».

Ce qui caractérise l’Église catholique pendant la Deuxième République, ce fut l’importance de ses « œuvres ». Avec l’augmentation du nombre de paroisses et d’implantations religieuses, se multiplièrent les institutions chrétiennes. Parmi celles-ci, en premier lieu, les écoles. Face à la détérioration des infrastructures scolaires, face aux difficultés (encadrement du personnel, problème budgétaire surtout), l’État demanda aux Églises de reprendre en charge la plus grande part du réseau scolaire, les écoles primaires surtout pour lesquelles, pendant des années, les Eglises ne s’étaient plus investies, sinon strictement pour l’enseignement religieux. En fait, n’ayant plus la main sur ces écoles, les paroisses avaient, entre-temps, de plus en plus soutenu la catéchèse parascolaire, maintenant ce qu’elles pouvaient pour l’animation scolaire proprement dite : inspecteur diocésain de l’enseignement religieux, célébrations eucharistiques le mercredi, réunions ou sessions pour les enseignants de la religion.

En 1978, à l’occasion d’une rencontre des Sœurs Supérieures des diverses congrégations féminines, Sœur Marie Bakarere, Sœur auxiliatrice, avait posé la question de la formation chrétienne : « Ce qu’on peut regretter — moi je le regrette en tout cas — c’est la quasi-absence de religieuses dans les écoles au niveau primaire et catéchuménat. Sur les 27 paroisses des deux diocèses de Kigali et Kabgayi (que je connais mieux), il y a des religieuses dans 18 paroisses et seulement dans 6 d’entre elles, on en trouve qui travaillent dans la catéchèse en primaire et au catéchuménat. Cela me parait très insuffisant…». Ce fut le rôle du SNEC (Secrétariat national de l’enseignement catholique), de Mgr Kalibushi surtout, de préparer une convention scolaire entre l’Église et l’État pour délimiter les rôles respectifs des uns et des autres dans ce domaine scolaire. Suite à la signature de cette convention, les paroisses durent s’investir de plus en plus dans la rénovation des bâtiments, les constructions scolaires, la direction des écoles, l’encadrement et la nomination des enseignants, les réunions de parents et autres réunions. Mais elle restait liée par les options principales du régime en place : admission des élèves et étudiants (avec respect du quota ethnique — exception faite pour les écoles privées, comme les petits séminaires et les nouvelles écoles créées par des comités de parents dans plusieurs paroisses), et, notamment, obligation de cellules du MRND dans tous les établissements scolaires. Cette dernière mesure maintenait l’emprise du parti unique sur toutes les institutions de la société civile, ce qui, à la longue, se révéla être un handicap majeur pour l’indépendance de l’Église comme de la société civile.

L’Église continuait à veiller à la formation chrétienne des moniteurs et des professeurs. Les Equipes enseignantes, fondées au Rwanda par l’abbé Hyacinthe Vulliez, avaient toujours permis à un certain nombre d’entre eux de réfléchir à leur mission chrétienne à l’intérieur et à l’extérieur des établissements scolaires ; l’Église reprenant en partie la responsabilité des écoles, davantage devait être fait. Au départ, des sessions pendant les vacances scolaires donnèrent l’opportunité aux directeurs d’école et aux professeurs de se recycler. L’État avait, de son côté, mis en route un Centre national de recyclage des enseignants ; une imprimerie scolaire imprimait les ouvrages et fournissait le matériel indispensable.

Dés 1978, on notait l’importance de la création d’une école normale supérieure catholique pour la formation des professeurs du secondaire, issus pour la plupart des écoles normales ou de l’Institut pédagogique national (IPN) d’abord indépendant, puis intégré à l’UNR. Ce n’est qu’après des années de réflexion et de tractations avec les autorités nationales et des organismes étrangers, puis la construction des bâtiments, que s’ouvrit, en 1988, avec le soutien de l’Université catholique de Louvain, l’Institut supérieur catholique de pédagogie appliquée (ISCPA), à Nkumba, dans le diocèse de Ruhengeri. Le Père Léopold Greindl, frère de l’abbé Réginald Greindl qui avait fondé le collège Saint André, à Kigali, en était le directeur. Entre-temps, après de longues discussions, une réforme scolaire avait eut lieu entraînant d’importants changements : l’enseignement primaire était passé de 6 à 8 années, les élèves commençant à l’âge de 7 ans et terminant leur cycle avec l’apprentissage de l’agriculture, de l’élevage et d’un minimum de techniques, ceci pour permettre à la plupart de se lancer au sortir de l’école dans le travail à la campagne ; un enseignement post-primaire était mis sur pied dans le but d’approfondir cet enseignement rural et artisanal ; l’enseignement secondaire était réformé, lui aussi, dans un sens professionnel pour permettre à la majorité des étudiants de sortir avec un diplôme leur permettant d’exercer un métier directement. Seuls quelques uns étaient destinés – à continuer leurs études à l’université.

Comme l’admission dans les écoles secondaires était toujours contrôlée par l’État qui suivait une politique de quota (autant de % de Hutu, autant de % de Tutsi ; de même pour l’équilibre régional) se produisit alors un phénomène nouveau : la multiplication des écoles secondaires privées. Bon nombre de paroisses et de congrégations religieuses se lancèrent dans la construction et la gestion de ces écoles qui, elles, ne suivaient pas ces normes étatiques. Il serait fastidieux de passer en revue toutes les nouvelles institutions d’Église, fondées à cette époque, dans le secteur de la santé ou dans d’autres secteurs. Très nombreuses, il suffit de donner quelques exemples : ainsi, le CARAES, un centre de traitement psychiatrique mis sur pied par les Frères de la Charité, à Ndera, prés de Kigali. Auparavant, nombre d’aliénés mentaux étaient simplement mis en prison quand ils troublaient l’ordre public ; dorénavant, ils étaient pris en charge et soignés par des gens formés à cet effet. Deuxième exemple : l’abbé Télesphore Kayinamura commença dans la paroisse qu’il avait fondée, en 1965, à Bare (diocèse de Kibungo) un centre de médecine traditionnelle où plusieurs guérisseurs accueillaient et traitaient les malades, l’abbé ayant veillé à ce que ces spécialistes soient complémentaires et distinguent médecine et religion traditionnelles. Autre exemple : l’abbé Sylvain Bourguet s’était spécialisé dans les adductions d’eau et avait mis en place un groupe de travailleurs prêts à aller partout dans le pays pour aider dans ce domaine. Dernier exemple : à Butamwa, près de Kigali, l’abbé Guido Schrey, puis les Pères Serge Desouter et Irénée Jacob, ont développé un centre formant des groupes de jeunes en agriculture et en élevage par des sessions de plusieurs mois. Ce centre ayant du succès et grandissant sans cesse, les Frères de l’Instruction chrétienne l’ont repris et en ont fait l’une de leurs activités principales dans le pays. Le directeur, le Frère canadien François Cardinal, fut tué le 29 novembre 1992.

Un grand danger guettait les Églises : celui de s’investir dans beaucoup d’action de développement, sans grande réflexion ni stratégie. Une des recommandations faites par les participants de la session « Pour une pastorale du monde rural » (Remera, 30 avril 1976) disait déjà :

« Nous souhaitons un BED (Bureau épiscopal de développement) qui soit, tant au plan national que diocésain, non seulement un service financier, mais aussi un lieu de recherche pour l’élaboration d’une “stratégie” valable de l’Eglise dans le développement ».

A la demande du BED, le Père Eric de Rosny mena une mission d’évaluation du 18 janvier au 20 février 1982. Un document fut publié après qu’il ait rencontré une centaine de personnes engagées dans des actions de développement de l’Église et visité une soixantaine de réalisations dans six diocèses sur huit. Il écrivait :
«Etant donné la confiance que les Rwandais, peuple et gouvernement, accordent aujourd’hui à l’Église, celle-ci se trouve dans de bonnes conditions pour porter son effort sur la “formation”… L’Église doit être signe. Qui dit “signe” montre forcément sa préférence pour les œuvres remarquables par leur qualité, plutôt que par leur nombre. Un signe trop grand et trop fréquent aveugle au lieu de signifier, force au lieu d’éveiller ».

Remarque judicieuse qui ne fut malheureusement pas suivie. Pourtant il était devenu évident que le personnel d’Église qui avait encore augmenté au début de la Deuxième République était sure. De nouvelles congrégations, polonaises entre autres, étaient venues s’installer dans le pays : Pères Pilotins (1973), Pères Rogationnistes (1976), Petits Frères de Jésus (1976), Pères Barnabites (1977), Franciscains (1983) Pères Carmes Déchaux (1984), Pères Mercédaires (1985), Pères Marianes. En 1988, on comptait au Rwanda, 80 congrégations, 57 féminines et 23 masculines. Mais le nombre de membres de ces congrégations était parfois très faible et plusieurs se consacraient à la formation de candidat(e)s rwandais(es). Deux nouveaux diocèses avaient été créés en novembre 1981 – : celui de Byumba, par division du diocèse de Ruhengeri, avec à sa tête Mgr joseph Ruzindana, originaire de la paroisse de Rambura, et celui de Cyangugu, détaché du diocèse de Nyundo, avec comme premier évêque, Mgr Thaddée Ntihinyurwa, originaire de la paroisse de Kibeho. II y avait, en 1988, 116 paroisses, mais certaines ne comptaient qu’un seul prêtre alors que les institutions se multipliaient : écoles primaires et post-primaires (parfois écoles secondaires), catéchuménat, œuvres sociales diverses : centre nutritionnel, foyer social, dispensaire ou centre de santé, atelier, coopérative, silo ou grenier pour les récoltes, banque de vaches ou de chèvres, centre de petit élevage, etc.

L’État avait développé les cultures industrielles, parfois au mépris des cultures vivrières, et multiplié les usines à thé. Il avait mis en valeur les marais et autres terres non encore exploitées, mais il n’y avait plus de possibilités d’extension. Il avait mis en route, ou aidé à mettre en route, de petites industries : usine de couverture, de peinture, de fabrication d’outils agricoles, d’allumettes, de matelas, de matériel en plastic, etc. Les communes avaient mis en place des centres de formation en développement communautaire (CCFDC). Les commerçants et industriels se multipliaient, mais cela ne suffisait pas à résorber la trop nombreuse main-d’œuvre sans travail.

Plus que jamais, les problèmes de la surpopulation et des jeunes sans travail se posaient. En 1975, à l’occasion des 75 ans de l’évangélisation du Rwanda, on notait déjà comme troisième interpellation, celle de la jeunesse :

« Une jeunesse qui constitue la partie la plus nombreuse de la population et à qui, très souvent, l’Église ne dit plus rien… Obsédée par le souci du progrès matériel, privée d’une superficie de terre suffisante pour lui assurer un travail continu, bloquée devant le mariage par la dot et le manque de propriété, cette jeunesse ne doit pas être trop fortement calomniée ».

Après la session « Pour une pastorale du monde rural », en 1976, un rapport le signalait aussi : « Le Rwanda dispose d’une vingtaine d’années pour, à la fois, faire face à ses difficultés, faire vivre une population de plus en plus nombreuse sur son territoire, préparer l’avenir en créant des industries qui dégageraient les campagnes de leur surplus de population.

L’abbé Joan Casas, aumônier de mouvements de jeunes, lança un cri d’alarme lors du presbyterium de Kigali, le mardi 29 novembre 1977: « La majorité de nos chrétiens sont des jeunes et des jeunes sans perspective d’avenir. Je parle des jeunes non scolarisés… Nous faisons quelque chose pour faire taire la conscience, mais nous ne leur donnons pas la priorité ». Pourtant, il faut le souligner, lui et quelques autres, se sont lancés dans la lutte. Avec la JOC de la ville de Kigali, il a mis au travail des centaines de jeunes désœuvrés : « karani-ngufu » (jeunes transportant les biens des marchés sur des brouettes de leur confection), artisans du fer et du bois, laveurs de voiture, etc. De même, dans le cadre d’autres mouvements de jeunesse (Xaveri, Jeunesse agricole catholique…) ou de jeunes adultes (AGI, mouvement d’action catholique de couples), une réflexion et des actions sur l’emploi de l’argent, sur l’épargne (les « tontines » ou petites banques), sur l’investissement dans le matériel agricole et la gestion de ceux-ci, par exemple, ont été menées à bien. Malheureusement, elles ne touchaient que des milieux peu nombreux.

Le problème fondamental restait bien celui de la surpopulation et dans ce domaine, le langage de l’Eglise n’était pas clair. L’Etat, poussé par la Banque mondiale et des coopérations étrangères, avait mis en place un Office national pour la population (ONAPO). Celui-ci avait lancé une campagne pour la limitation des naissances et disposait de moyens assez substantiels. Mais il ne réussissait que dans les milieux urbains, auprès d’une partie de l’élite. La mentalité rwandaise était et restait nataliste : pour les couples, avoir un nombre élevé d’enfants était chose normale (les chiffres « sacrés » sont 7, 8 et 9 ; en font foi les noms rwandais : Nyandwi, Minani, Nyabyenda). Dans le passé, cela se comprenait : la majorité des enfants mourraient en bas âge : sur 9 ou 10 enfants, 2 ou 3 survivaient. Suite à l’introduction des médicaments après la deuxième guerre mondiale, des antibiotiques surtout, c’est le contraire qui se passait : sur 9 ou 10 enfants, seul 1 (ou 2) mourrait encore en bas âge… D’où la rapide augmentation de la population : 1950: plus de 2 millions d’habitants ; 1970: 3 millions et demi ; 1991 : plus de 7 400 000.

L’Église était consciente du problème. La revue Dialogue fondée par l’abbé Massion en mars 1967, revenait très régulièrement sur le sujet, publiant des dossiers substantiels sur la question. La position de l’Eglise resta cependant toujours ambiguë. D’une part, il y avait, de la part de la hiérarchie, d’un grand nombre d’abbés rwandais, de certains étrangers, la reprise du langage officiel de l’Église sur les méthodes naturelles. Le Père Hoser, médecin et prêtre, lança à partir du Centre médical de Gikondo dont il avait la charge, une Action familiale dont le but principal était d’enseigner et de répandre dans tout le pays la méthode Billings. D’autre part, dans les dispensaires et les Centres de santé dont elles avaient la charge, de nombreuses infirmières, religieuses ou volontaires, soutenaient la politique nationale, enseignant les divers moyens de limitation de naissance, laissant les parents responsables du choix des moyens, n’hésitant pas à donner les pilules nécessaires. Elles aussi constataient l’opposition culturelle très forte à toute contraception véritable.

L’Église catholique était, en tout cas, toujours préoccupée de son image de marque. Bien installée dans le pays, elle cherchait à s’affirmer de plus en plus. Le 22 mars 1979, un télégramme de Rome informait que le cycle de théologie du grand séminaire de Nyakibanda était reconnu comme Faculté de théologie affiliée à l’Université urbanienne de Rome ; une cérémonie le célébra officiellement le 4 novembre de la même année. L’épiscopat rwandais se sépara de celui du Burundi. Le 6 juin 1980, le Vatican érigea la Conférence épiscopale du Rwanda (C.EP.R) ; celle-ci tint sa première assemblée, du 5 au 8 août ; à Kigali, son secrétariat s’étoffa de personnel. L’Eglise, en cette période, connaissait de nombreuses fêtes : Mgr Bigirumwami, vieillissant, célébrait chaque année un jubilé important ; le diocèse de Kabgayi fêta, le 16 août 1981, ses 75 ans de vie chrétienne et les 25 ans d’épiscopat de Mgr Perraudin. Tous n’acceptaient pas cet étalage de fêtes de gaieté de cœur. 1981 fut l’année au cours de laquelle de nombreuses statues de la Vierge furent détruites à travers le pays ; des rumeurs circulaient comme quoi à l’intérieur de celles-ci se trouvait de l’or.

Le 28 novembre 1981 eut lieu la première « apparition » de la Vierge, au sud du pays, à Kibeho (diocèse de Butare) ; au début, une jeune fille, plus tard, trois, Alphonsine Mumureke, Anatalie Mukamazimpaka et Marie-Claire Mukangango, prétendirent voir la Vierge Marie et recevoir d’elle, indépendamment l’une de l’autre, des messages d’appel à la conversion. Le nombre de voyants se multiplia ; en mai 1982, on en comptait plus de 10, dont un jeune homme non chrétien, Segatashya, qui prétendait, lui, voir Jésus-Christ et recevoir des messages terrifiants de sa part. Ces « apparitions » de Kibeho dureront des années. Mgr Gahamanyi, l’évêque du lieu, mit en place deux commissions, l’une médicale, l’autre théologique, pour examiner les faits ; la première termina rapidement ses travaux mettant en valeur la bonne foi des « voyants »; la seconde tint de nombreuses réunions mais ne publia aucune conclusion. L’évêque de Butare publia une première lettre pastorale sur les « événements » de Kibeho, le 30 juillet 1983, une seconde, le 30 juillet 1986, avant de permettre qu’un culte soit célébré sur place en 1988.

Ces « apparitions » eurent un impact profond pour l’Eglise catholique et pour le pays. Il faut dire qu’elles eurent lieu en même temps que d’autres phénomènes religieux, comme la croissance rapide, et parfois désordonnée, du mouvement charismatique (du Renouveau) et de nombreux groupes de prière. Mais la présence sur les lieux des apparitions de membres de famille du président de la République y ajoutaient une coloration politique que plusieurs regrettèrent. Une question bien concrète vint troubler cette période de « quiétude » : celle des réfugiés. En 1979 déjà, un communiqué de la Conférence des évêques du Rwanda y fit allusion :
« Mgr Phoças Nikwigize donne des informations sur la situation des réfugiés venus d’Uganda et regroupés dans le Mutara. Les plus nombreux sont en fait des Rwandais passés en Uganda voici quelques années. Ces derniers ne sont pas considérés comme tels par le Haut Commissariat, mais ont cependant besoin d’être aidés ».

En octobre 1982, Museveni ayant commencé en Uganda sa guérilla contre le pouvoir d’Obote, un afflux d’environ 40000 nouveaux réfugiés venus du même pays reposait le problème. Des camps pour les accueillir furent installés à Mahega (environ 5000), Kibondo (environ 29 000) et Nasho (environ 6 000). Des prêtres ont travaillé à leur service, comme le Père Joaquim Vallmajo qui affirmait d’ailleurs que cette question aurait de graves répercussions un jour ou l’autre. Le 20 novembre 1984 commençait la réinstallation dans leurs communes d’origine de ceux des réfugiés que le Rwanda avait identifiés comme ses ressortissants, environ 4 000. Les autres devaient encore attendre, la troisième réunion mixte rwando-ougandaise, tenue à Gabiro du 5 au 7 décembre 1984 n’ayant permis aucun progrès dans les négociations entreprises depuis 1982. Finalement, le nouveau gouvernement ougandais présidé par Tito Okelo permit aux réfugiés de retourner chez eux en septembre 1985, mais dans des conditions peu favorables ; certains, chassés du Rwanda, restèrent stationnés dans le no man’s land entre les deux pays. De nombreux jeunes choisirent alors de rejoindre l’armée de « libération » de Museveni.

Une déclaration officielle du Comité central du MRND fut donnée le 26 juillet 1986:

« Le problème des réfugiés rwandais a toujours préoccupé les autorités de la République… Le gouvernement de la Deuxième République accordera toujours à ceux des réfugiés établis, naturalisés ou non, les facilités de venir visiter leurs familles et compatriotes du moment que leur entrée et leur séjour au Rwanda se passent selon les conventions internationales, les lois et règlements de la République et qu’ils ne soient pas germes d’insécurité… Quant au retour forcé des réfugiés, les armes à la main, qui menaceraient la paix, la sécurité, l’unité et la concorde nationales, le peuple rwandais ne tolérerait pas que soient compromises des valeurs si chèrement acquises… Il n’y a pas eu exode d’une ethnie. Il y a eu des réfugiés.

Le président Habyarimana déclara que le pays étant surpeuplé, il n’était pas question d’y accueillir plusieurs dizaines de milliers de réfugiés rwandais vivant à l’extérieur. Sous la pression étrangère, des pourparlers continuèrent entre l’Ouganda et le Rwanda, mais ils n’aboutirent jamais à des solutions concrètes. On rapporte qu’un accord était en vue quand, le 1er octobre 1990, des militaires du FPR (Front patriotique rwandais) envahirent le Rwanda.

L’Eglise catholique est restée fort silencieuse sur cette importante question des réfugiés. Seul le Pape Jean-Paul II en a parlé, explicitement, à sa descente d’avion à Kigali, le 7 septembre 1990, lors du discours aux membres du Corps diplomatique et consulaire. En fait, ce sont les questions politiques qui ont entraîné le Rwanda vers la catastrophe. La chute du mur de Berlin, en Europe, avait causé dans le continent africain un changement de mentalité vis-à-vis des partis uniques que la population instruite supportait de plus en plus mal d’être écartée des décisions politiques la concernant. Un vent de démocratisation soufflait. Le discours du président Mitterrand au sommet franco-africain de La Baule, en juin 1990, stipulait que désormais l’aide de la France était conditionnée aux progrès de la démocratie à l’intérieur des pays. Dans son discours du 5 juillet, le président Habyarimana y fit écho, invitant tous les Rwandais et Rwandaises à exprimer leurs observations et leurs opinions sur les réformes politiques à réaliser : on parlait de multipartisme.

Il faut dire qu’au Rwanda, les résultats des dernières élections présidentielles avaient été mal acceptés. Auparavant, en plus del’umuganda, avait été imposée une deuxième demi-journée aux habitants pour une « animation » qui était en fait une forme de culte de la personnalité du président avec chants à sa louange… La campagne présidentielle où il était le seul candidat à sa succession avait pour thème «:100 % pour le président ». La publication des résultats étonna. On savait que dans certaines préfectures, comme celle de Gikongoro, une majorité s’était abstenue ou prononcée contre lui ; même si les résultats y étaient les moins « bons », on déclara que plus de 93 % s’étaient prononcés en sa faveur…

En fait, depuis 1985, la situation politique s’était dégradée dans le pays, suivant en cela la situation économique. Un exemple : l’enquête concernant l’assassinat, le 28 décembre 1985, de Dian Fossey, cette américaine qui consacrait sa vie à l’étude des gorilles et dont le film « Les gorilles dans la brume » retrace la vie. Le beau-frère du Président, Zigiranyirazo, à l’époque préfet de Ruhengeri, n’était-il pas mêlé au trafic de ces animaux ? Le procès qui eut lieu établit la culpabilité d’un américain. Mais tout a-t-il été dit à ce propos? D’autres assassinats restèrent inexpliqués. Ainsi, dans des accidents de voiture, celui d’une députée, Melle Felicula Nyiramutarambirwa, ou celui de l’abbé Silvio Sindambiwe, le 7 novembre 1989. L’abbé avait été responsable du Kinyamateka dans les années 1980-1986. Avec une bonne équipe de journalistes, dont Philibert Ransoni recruté par celle qui l’avait précédé à la direction du bimensuel catholique, Sr Marie Louise Moulait, ils avaient enquêté dans plusieurs domaines et avaient montré les compromissions d’un certain nombre de responsables de la chose publique et mis en exergue les maux du moment: : détournements, corruption, népotisme, régionalisme, etc. L’abbé avait lui-même été agressé dans son bureau, le 10 octobre 1985, sur l’ordre d’un ministre de l’époque, le colonel Nsekarije ; il avait dû quitter la direction du journal. Après une courte période où Mgr Gasabwoya assura la direction du journal, un autre abbé, bon journaliste, André Sibomana, reprit le flambeau en 1988 et rendit au bimensuel toute sa crédibilité. Dans la ligne de plusieurs de ses prédécesseurs, il n’eut pas peur d’enquêter dans les domaines les plus délicats et de publier les résultats de ses enquêtes. Entre juin et décembre 1989, il publia une série d’articles dénonçant les détournements de biens publics opérés à grande échelle par des responsables du régime. Il fut mis en accusation par le pouvoir avec plusieurs de ses journalistes et, au lendemain de la visite du Pape Jean Paul II au Rwanda, après un procès au tribunal de Première instance de Nyamirambo, fut acquitté, fait exceptionnel dans l’histoire du pays.

Une étrange affaire avait aussi causé des remous dans l’Église et montré l’immixtion de milieux politiques en son sein : la nomination puis la démission de l’abbé Félicien Muvara comme évêque auxiliaire du diocèse de Butare. Nommé le 30 décembre 1988, tout était préparé pour son ordination à Butare, quand une accusation à son sujet, vraie pour les uns, fausse pour les autres, fut lancée [il aurait eu un enfant d’une dame bien connue] et qu’il fut emmené à Rome par l’archevêque de Kigali et le nonce apostolique où il fut quasiment « obligé » de signer sa renonciation volontaire à ce poste, le 2 avril 1989.

Comme nous venons de le souligner pour les problèmes politiques, économiques, sociaux, tout concourrait à donner au Rwanda, comme l’écrivait Marie-France Cros dans La Libre Belgique une atmosphère de « fin de règne ». A l’intérieur du pays, la division était de plus en plus forte : certains soutenaient le régime du président Habyarimana, souvent parce qu’ils en profitaient ; d’autres voulaient à tout prix un changement.

Au sein de l’Église catholique aussi, des préoccupations se faisaient jour de plus en plus clairement et la division s’exprimait aussi. Certains désiraient que l’Eglise s’engage de façon beaucoup plus claire sur les questions de justice et dans le domaine politique. Le signe le plus clair fut la préparation et la publication, en vue de la venue du Pape Jean Paul II au Rwanda en septembre 1990, d’une lettre des évêques sur les questions de justice. Non seulement, beaucoup de personnes furent impliqués dans sa préparation ; mais elle connut un tel impact que l’imprimerie dut en faire un nouveau tirage si bien que le document se répandit dans tout le pays et même à l’étranger. Des prêtres et des chrétiens cependant trouvaient que ce n’était pas le rôle de l’Église de se mêler de ce genre de question. De même, la perspective pour l’Église de disposer d’une radio propre divisait l’Église évêques et chrétiens. Etait-ce opportun ou non’ ? La visite du Pape Jean-Paul II au Rwanda, du 7 au 9 septembre 1990, fut suivie, trois semaines plus tard, par le commencement de la campagne militaire du FPR qui aboutit, 4 ans plus tard, à la prise du pouvoir. Le Rwanda commençait son chemin de croix. Celui-ci fit du Rwanda, petit Etat d’Afrique centrale très mal connu, un pays universellement associé au mot « génocide ».