NYIRAMACIBIRI Dite Dian Fossey Et Les Gorilles XVII
Les négociations entre Dian et Harcourt échouèrent. Il lui écrivit le 9 juin pour lui dire que lui et Kelly ne pourraient pas venir au Rwanda avant décembre et qu’ils n’y viendraient que s’ils avaient reçu les titres et les pouvoirs de « directeurs associés du Centre de Recherches de Karisoke ». De plus, Harcourt demandait que Dian s’engage par un contrat légal : « à être prête à nous permettre de gérer le Centre de Recherches pour une année au moins et peut-être au-delà.
« Enfin, nous aimerions pouvoir dire qu’entre nous (vous, Kelly et moi, la National Geographic Society et l’ORTPN) nous devrions être capables de faire du Centre de Recherches un endroit considéré avec respect bien au-delà du Rwanda. »
L’insinuation gratuite, selon laquelle Karisoke n’était pas déjà largement respecté, fit bondir Dian presque autant que le sous-entendu que sa parole n’était pas suffisante et devrait être renforcée par un contrat en bonne et due forme.
Néanmoins, elle ravala son ressentiment et accepta les conditions telles qu’elle les comprenait.
Sandy dirigera la recherche et supervisera les étudiants, ce qui me laissera plus libre, lorsque je reviendrai des États-Unis, de me concentrer sur le travail anti-braconnage et sur mes travaux écrits.
Peu de temps après, Harcourt annonça : « Kelly et moi avons décidé que je serai en mesure de venir au Rwanda vers la fin septembre si vous êtes prête à cette date à partir pour l’Amérique. »
Dian était d’accord et commença ses préparatifs en vue d’une absence de sept à huit mois. Cela lui donnerait le temps suffisant, croyait-elle, pour s’occuper du traitement médical dont elle avait besoin, corriger définitivement son livre avec l’aide d’Anita McClellan, et répondre aux demandes de la National Geographic et de laLeakey Foundation qu’elle «recopie », sous une forme plus académique, les notes de terrain prises sur les gorilles.
Ses bagages étaient déjà bien entamés quand elle eut vent de nouvelles inquiétantes. Après avoir quitté Karisoke, Bill Weber avait été recruté par le Projet Gorille de Montagne, tandis qu’Amy Vedder retournait aux États-Unis pour préparer son doctorat. Maintenant, le couple V.W faisait savoir qu’il retournerait bientôt à Karisoke sur l’invitation de Sandy Harcourt. Dian fut mécontente.
Ce qu’Harcourt a fait, c’est utiliser l’argent du FPS Digit pour installer Weber au quartier général « pour habituer des groupes de gorilles aux touristes ». Weber n’aime pas la forêt et les gorilles le rendent nerveux. Selon mon opinion — mais, d’après l’avis général, ma conception est partiale le prix du sang de Digit — le FPS Mountain Gorilla Project — sert à lui faire jouer un rôle pour lequel il n’est pas plus compétent que ma grand-mère. Mes porteurs le surveillent de près, de beaucoup plus près qu’il n ‘en a conscience, et disent qu’il va à Ruhengeri au moins tous les deux jours chez des Européens, pendant que son pisteur africain et son assistant sont dans la forêt. Weber parle un excellent français et l’écrit aussi bien. Sa femme, une fille belle, jeune et très séduisante, le mène par le bout du nez et elle me déteste. Elle sera de retour en janvier. Mais si je peux l’éviter ni l’un ni l’autre ne reviendront au camp.
Dian écrivit à Harcourt pour lui expliquer poliment mais fermement qu’en aucun cas elle ne permettrait à Weber ou à Vedder de revenir à Karisoke. Elle lui dit aussi qu’elle-même avait l’intention de revenir au camp pendant que lui et Kelly le dirigeraient, tout en précisant qu’ils continueraient de garder les commandes en qualité de directeurs scientifiques.
La réponse de Harcourt fut très peu conciliante. Ayant affirmé catégoriquement que lui et Kelly ne pourraient continuer d’être directeurs si Dian était au camp, il annonça clairement qu’il allait demander un arrangement entre eux qui limiterait le laps de temps que Dian pourrait passer à Karisoke.
Sur le problème V.W, il était inébranlable, ayant d’abord repoussé, la demande de Dian pour qu’ils soient exclus de Karisoke. « Nous ne pouvons pas être directeurs scientifiques d’un, endroit que nous essaierons de transformer en un centre de recherche bien géré et refouler des gens que nous apprécions, simplement parce que vous ne les aimez pas. » Il demanda de disposer du dernier mot quant au choix de ceux qui pourraient venir ou ne pas venir au camp tant que Kelly et lui en auraient la charge.
Au cas où Dian n’aurait pas encore compris qui occupait le siège du conducteur, il l’informa qu’il ne pouvait plus garantir son arrivée en septembre. Bref, il suggérait qu’elle envisage de pouvoir rester jusqu’au début de janvier car cela ne l’arrangeait pas d’être à Karisoke en décembre.
C’était excessif, surtout de la part de quelqu’un qui prétendait connaître Dian parfaitement. Mais Sandy Harcourt était persuadé qu’il trouverait le moyen de réaliser ses projets. La patience de Dian touchait à sa fin. Ses plans de départ en septembre et de séjour aux États-Unis étaient démolis. Elle avait été si bonne, disait-on, que, sous sa responsabilité, Karisoke était devenu un gâchis ; elle ne pourrait même plus rendre visite au camp sans la permission de Harcourt et le couple V.W revenait en triomphe. C’était plus qu’elle ne pouvait en supporter.
Elle se confia au Dr Snider qu’elle continuait de considérer comme un ami et un allié.
« Je peux vous assurer que ce n’est pas un simple entêtement ou de la mesquinerie qui me fait interdire le retour du couple V.W. Les histoires que j’ai entendues à Kigali, en juin, de la part d’Africains et d’Européens, sont absolument incroyables. J’ai certainement le droit de ne pas les laisser revenir au camp et auprès des gorilles pour lesquels j’ai investi tant de ma propre vie de mon amour et de mon travail. »
Il est probable que quelqu’un avertit Harcourt qu’il avait dépassé les limites. Le 10 septembre, il informa Dian que, puisque les Weber devaient être payés par le FPS pour poursuivre un programme de conservation pour le parc, il pouvait « modifier les conditions antérieures et accepter sa demande de ne pas laisser les Weber poursuivre de nouveaux travaux à Karisoke pendant son absence ».
Cette lettre aurait pu être reçue comme un geste de conciliation s’il n’y avait pas été annexé une condition toute nouvelle.
« Nous ne pouvons venir à Karisoke sans avoir droit d’accès aux Principaux groupes d’étude et s’il n’y a qu’une étude du comportement social des gorilles à côté de celle que nous effectuerons pendant que nous serons là. » –
Conservant une humeur égale que ses détracteurs auraient à peine crue possible, Dian répliqua :
6 octobre 1979
Cher Sandy,
Je pense qu’il vaut mieux pour tous que je continue et que j’accepte une offre de nouveaux étudiants qui peuvent arriver immédiatement plutôt qu’en janvier. Ce n’est pas ainsi que j’avais envisagé l’évolution de la situation, mais je dois sauver ce que je peux de mes plans initiaux.
Je ne peux pas accepter vos conditions concernant mon impossibilité de revenir pendant un an, ni les autres restrictions que vous souhaitez appliquer.
Il n’est pas possible de vous garantir une « priorité » sur les principaux groupes d’étude car il faudrait arrêter le travail de Peter Veit. Ce serait contraire à l’éthique de lui retirer le Groupe 5 pour satisfaire à vos conditions.
Par le même courrier, elle déclara au Dr Snider qu’elle rompait avec Harcourt et prenait d’autres dispositions.
Ce que je ne savais pas alors, c’est que la National Geographic avait déjà accordé à Sandy et Kelly une subvention de 16000 dollars pour leur permettre de prendre en charge Karisoke. Je suppose que lorsque le Dr Snider reçut ma lettre disant que je rejetais Sandy, il dut prendre immédiatement contact avec lui.
Très alarmé, Harcourt s’envola pour Kigali. Le 3 novembre, il apparut à Karisoke.
J’étais clouée au lit par un de mes accès de pneumonie. Il arriva d’abord en trombe dans la cabane de Peter et le bombarda de questions avant d’en ressortir. Puis il heurta brutalement ma porte et fit irruption chez moi. Il refusa de discuter ses raisons d’avoir changé ses plans sans me le dire ; en fait, il s’assit, le visage dédaigneux, et il refusa de parler. Crois-moi, je n’ai pas crié, ni hurlé. S’il avait seulement accepté de descendre de son piédestal, il eût été possible de communiquer avec lui, mais ce fut impossible. Ce n’est pas dénier son intelligence ni le fait qu’il est travailleur, mais il a besoin d’acquérir des manières.
Quand nous discutions en avril dernier, ses propos étaient glacés, mais il semble que le pouvoir lui a monté à la tête. Il est reparti et a descendu la montagne.
Il est probable qu’Harcourt se rendit compte qu’il n’avait pas servi sa cause ; aussi remonta-t-il à Karisoke le lendemain matin. Il était alors presque raisonnable. Mais il était trop tard.
« J’ai déjà pris accord avec trois nouveaux étudiants, lui dit Dian. J’en prendrai un comme directeur jusqu’à ce que je revienne. Je regrette, Sandy, mais c’est ainsi que cela se fera. »
Harcourt repartit en Angleterre et, le 15 novembre, lui et Kelly écrivirent séparément à Dian pour essayer de la circonvenir. Harcourt expliquait qu’il venait d’apprendre que sa demande de subvention à la National Geographic était accordée, et qu’il espérait sincèrement qu’ils pourraient parvenir à un accord pour qu’il revienne au camp. « Ce serait très dommage d’écrire à la National Geographicque nous ne pouvons plus utiliser ces fonds après les avoir obtenus. »
La lettre de Kelly était la première que Dian recevait de la jeune femme depuis les négociations d’avril. Elle était presque méprisable. Kelly écrivait qu’elle avait trop espéré que les différends entre Dian et Sandy seraient aplanis au cours de leur rencontre, mais elle reconnaissait qu’elle n’était pas extraordinairement surprise par l’issue négative. « Peut-être, écrivait-elle, que si Sandy avait été plus amical et poli, tout aurait évolué sans à-coups. Je vous demande de nous reconsidérer comme directeurs remplaçants de Karisoke pendant votre absence. » Dian resta inébranlable.
Quantité d’incidents agitèrent la seconde moitié de 1979. Au début de juillet, Dian surveilla l’exhumation d’un certain nombre de gorilles morts dans les Virungas au cours des années précédentes. Il ne s’agissait pas de ses gorilles, mais d’étrangers infortunés qu’elle avait enterrés dans une sorte de cimetière des pauvres. La Smithsonian Institution de Washington avait besoin de leurs os et la National Geographic Society avait pressé Dian de leur rendre ce service. Elle le fit à contrecoeur et une lourde odeur de pourriture flotta pendant près de deux semaines sur Karisoke.
Ma cabane a l’air d’un ossuaire de bric-à-brac, sur tout le plancher, car nous essayons de les assortir. Je me demande vraiment pourquoi des gens passent leur vie à regarder les os, alors qu’ils pourraient regarder les animaux en vie. Il y a certaines branches de la science que je ne comprendrai jamais.
Karisoke était plein d’animaux vivants. Une horde de buffles, peut-être ceux parmi lesquels Dian avait rampé au début de l’année, étaient devenus les résidents permanents de la prairie en dessous de sa cabane. Ils étaient si indifférents à la présence humaine que Dian dut une fois enjamber une bufflonne qui se reposait sur le pas de sa porte.
Guibs, hyrax, écureuils dorés et céphalophes abondaient, mais il y avait aussi des visites d’animaux rares, dont une hyène, qui tenta de piller le magasin de vivres, et un léopard, qui faillit faire du chien Cindy son souper de minuit.
Handicapée par sa douleur à la hanche — Si personne ne me voyait, je prendrais bien des béquilles. Je suis vraiment trop atteinte pour croire à la vie—, Dian ne pouvait que rarement rendre visite à ses gorilles, sauf s’ils s’approchaient du camp. Comme toujours, Kima était à la fois un réconfort et une cause inépuisable d’exaspération. Quand elle perdit un koala, jouet qui lui avait été donné des années plus tôt, elle bouda, refusa de manger, mordit tous ceux qui l’approchaient et saccagea la cabane de la patrouille anti-braconnage. Dian mobilisa tout le personnel du camp pour chercher ce jouet et, au bout de trois jours, quand on eut vraiment tout retourné, elle en commanda un nouveau en télégraphiant à San Francisco. Comme le dit un ami : « Elle traitait ce singe comme un enfant frustré et l’aimait tendrement ; cet attachement était difficile à comprendre pour ceux qui avaient subi ses colères ».
Vers la fin juillet, Vatiri apporta au camp un petit guib dont un membre avait été abîmé car il avait été pris dans un lacet de braconnier. Selon un processus classique de transfert maternel, la jeune antilope adopta Dian pour mère et refusa obstinément d’être séparée d’elle. Dian la prit donc dans sa cabane, déjà fort encombrée, et la soigna pendant un mois avant de pouvoir la relâcher. L’antilope persistait à dormir avec Dian et devenait folle quand elle la perdait de vue. Elle avait adopté Dian mais Cindy, qui décida de l’adopter, vint, elle aussi, partager le lit.
De nouveau une insomnie la nuit dernière ; sciatique et ce fichu chien et le bébé guib en plus. Et Kima, jalouse, par-dessus le marché.
Mis à part le duel avec Harcourt, la vie à Karisoke coulait paisiblement. Les relations entre Dian et les étudiants n’avaient jamais été meilleures. Peter Veit était en train de devenir un vrai défenseur des gorilles, dans le genre de Ian Redmond. Libéré de l’influence du couple V.W, Craig Sholley avait repris le pli. David Watts continuait à être un chercheur efficace et dévoué.
Ce fut avec un regret sincère qu’à la mi-juillet, Dian dit au revoir à Watts. Ils n’étaient pas devenus amis intimes, mais ils se respectaient mutuellement, bien que Dian nourrît un soupçon secret à l’égard de quiconque s’intéressait au socialisme. Elle écrivit au directeur du Parc zoologique national à Washington : « J’ai travaillé quinze mois à Karisoke avec David. Pendant tout son séjour, il a fait preuve de bon caractère et il était aussi très motivé. Il a témoigné d’un haut niveau intellectuel. » Elle fut moins triste lorsque, début août, Sholley repartit pour les États-Unis.
Je pense que je n’ai jamais pu accepter ce que j’appelle l’approche « Coeur de Pêche », qui tend l’autre joue aux braconniers.
Bien loin d’offrir sa joue, Dian avait enfin organisé si efficacement son système de patrouilles que les braconniers avaient complètement déserté la région centrale du trio sud des volcans : Visoke, Karisimbi et Mikeno. Vatiri menait maintenant ses hommes loin dans le Zaïre et au nord-est, vers le mont Sabyinyo, détruisant des pièges partout où ils en trouvaient. Ce travail n’allait pas sans incidents.
Une fois, la patrouille rencontra un groupe de braconniers zaïrois, armés d’un fusil de guerre, et les hommes de Vatiri durent battre en retraite rapidement sous les balles qui sifflaient par-dessus leurs têtes. Le jour suivant, ils repartirent à l’offensive.
Ils m’ont demandé un deuxième pistolet, que je leur ai donné aujourd’hui mais je ne suis pas sûre d’avoir bien fait. Je me suis sentie sur des charbons ardents jusqu’à leur retour cette nuit.
Dans les autres parties du parc des Volcans, les braconniers faisaient ce qu’ils voulaient. Ni les employés du Projet Gorille de Montagne, ni ceux de l’AWLF n’avaient organisé un système de patrouilles et les gardes du parc demeuraient aussi inefficaces. Pour preuve le 3 septembre, Dian fut avertie par le Dr Vimont à Ruhengeri que deux bébés gorilles étaient mis en vente à Gisenyi. Elle commença immédiatement une enquête.
De l’avis général, ils viennent du Zaïre, d’un territoire autre que ceux que nous surveillons. Deux bébés, cela signifie qu’un groupe au moins a été détruit, lis sont mis en vente pour 400 000 FRW ! il semble que le Français les veut pour les emmener en Europe. Les Rwandais aussi sont au courant et je veux les récupérer pour essayer de les relâcher dans la nature. Malgré tous ses efforts, Dian ne put localiser les orphelins. Elle conclut qu’ils avaient été sortis en contrebande vers la France, peut-être via un commerçant réputé pour les animaux sauvages, avec la complicité de fonctionnaires du Rwanda ou du Zaïre.
Les touristes continuaient d’affluer. Un jour, le camp fut envahi par un groupe de Chicago qui demanda que Dian elle-même les conduise jusqu’aux gorilles. Elle répondit en simulant un accès de folie et en tirant au pistolet au-dessus de leurs têtes.
Je devrais me haïr pour un tel refus, mais je ne pouvais pas résister. Ils étaient si prétentieux, si sûrs qu’ils pouvaient tout obtenir parce qu’ils venaient des Etats-Unis ! Je crois les avoir mis hors d’eux. Ils ont redescendu le sentier au galop, comme un troupeau de buffles tombé sur un essaim d’abeilles.
Plus tard, ils déposèrent une plainte contre Dian pour tentative de meurtre mais, au Rwanda, personne ne prit la chose au sérieux, excepté certains de ses éternels détracteurs.
Le camp reçut cet Eté-là beaucoup de visiteurs bienvenus, parmi lesquels nombre de nationaux du Rwanda, y compris le directeur de la banque de Dian qu’elle appelait cérémonieusement « Monsieur Joseph ». Il monta plusieurs fois au camp avec sa famille et Dian fut ravie et touchée lorsqu’il donna son nom à sa dernière-née. Le 12 octobre, un professeur de Cornell University, Ithaca (New York), arriva à Karisoke.
Le Dr Glenn Hausfater ne connaissait pas Dian personnellement, mais il lui avait écrit pour lui demander l’autorisation de lui rendre visite au cours de son voyage africain, destiné à parfaire ses études en primatologie. Dian avait accepté un peu à contrecoeur car elle n’aimait pas plus « les touristes scientifiques » que le commun des mortels. Quand le professeur apparut, Dian fut sidérée.
Il a environ 15 centimètres de plus que moi et six ans de moins. Il est véritablement charmant. Nous avons pris café, sandwiches, bière et cognac dans ma cabane et nous avons eu un entretien clair et long.
Hausfater avait l’intention de rester deux jours avant de poursuivre son voyage par une visite à A’Kagera Park, mais Dian et lui s’entendirent si bien qu’il décida de rester à Karisoke. Malgré une semaine de pluie et de brouillard, ou peut-être grâce à cela, leur amitié fleurit.
Je l’apprécie réellement. Glenn et moi parlons bien ensemble et ressentons les mêmes choses sur bien des points. Il me dit tout sur sa vie et je lui raconte la mienne. Il a été récemment très malheureux mais garde son sens de l’humour.
Sous la pluie, le couple parcourut la forêt pour visiter le Groupe 5 et Dian se réjouit de la façon dont les gorilles semblèrent accepter la présence de Hausfater. Il logeait dans une cabane destinée aux hôtes, mais Dian faisait la cuisine pour eux dans sa cabane et ils parlaient tard dans la nuit. Elle se déchargea sur lui de sa triste histoire des tentatives d’éviction de Karisoke et il l’écouta avec sympathie.
Une des choses qui la troublaient était de ne pas savoir où aller aux États-Unis. Snider et McIlvaine avaient proposé une affiliation à l’une des universités et centres de recherche, mais rien ne se fit. De plus, peu de ces institutions offraient un salaire ou une subvention, et Dian n’avait pas les moyens financiers de subvenir à ses besoins. Glenn Hausfater pensait qu’il pourrait résoudre ce problème.
« Je crois que l’on pourrait vous trouver une niche à Cornell, comme professeur invité, Dian. Je sais qu’Ithaca est un peu hors des routes, mais il est admirable d’y vivre. Il y a beaucoup de lieux déserts et d’animaux sauvages tout proches. J’ai un petit avion et je pourrais vous conduire dans quelques endroits vraiment perdus. La population du collège est réduite et amicale, et ils seraient amoureux de vous. »
Hausfater partit le 18 août pour terminer son périple africain, mais il resta en liaison télégraphique avec Dian et elle lui envoya une longue lettre qui l’attendrait à son retour à Ithaca.
Elle concluait : « Glenn, votre visite a beaucoup compté pour moi. Je vous suis très reconnaissante, même si ce mot vous fait sursauter, pour tout ce que vous m’avez donné. Non, ce n’est pas de la sensiblerie. Vous n’avez pas idée du cadeau exceptionnel que fut pour moi la rencontre avec une personne ayant votre profondeur et votre intégrité. Ne soyez surtout pas déçu s’ils ne m’accordent pas une subvention de professeur invité. Vous avez déjà tellement fait. Très sincèrement, c’est la première fois que je trouve parfaitement raisonnable de quitter Karisoke… Vous m’avez présenté Cornell comme un lieu vivable et sympathique plutôt que comme une usine à concurrence. Je m’y suis identifiée depuis que vous êtes parti et je n’ai besoin que d’organiser le camp avant de pouvoir venir. Merci beaucoup pour la première manifestation positive que j’ai eue depuis longtemps.
P.S. : Le terrible braconnier dont je vous ai parlé, Munyarukiko, responsable de tous les massacres de gorilles pendant les onze dernières années est mort la semaine dernière pour des raisons « mystérieuses ». Il est réellement mort cette fois-ci. Vous vous rendez compte ! » Dans sa réponse, Glenn décrivait son assaut énergique contre les notables de Cornwell pour y trouver une place à Dian.
« Il y a deux ou trois possibilités. La première est pour des savants anciens, des » dos blancs ‘ », avec de longs relevés de publications et des » ego » importants. Malgré tout, Cornell est soucieuse de n’avoir pas assez de professeurs femmes. Le doyen a un fonds secret spécialement destiné aux savants féminins… Vous seriez parfaite pour cela. Je travaille sur un laps de temps qui irait de mars 1980 à septembre 1980 et pour un professeur invité. Mais, soyez prévenue, je n’ai rencontré aucun succès dans ma recherche de
beaux hommes de 50 ans qui pourraient être pour vous des partenaires à la discothèque locale. Ces matières ne pourront être traitées que lorsque vous serez là.
« J’aime la partie sentimentale de votre lettre. La visite à Karisoke me fut une aide, personnelle et affective, comme cela semble l’avoir été pour vous. Vous avez tant à offrir, vous avez tant fait pour la conservation des gorilles et méritez que je souhaite vous introduire dans une position confortable et ne voir que de bonnes choses sur votre route. Avec un peu de patience, nous pouvons écraser les salauds. »
Dian se mit alors à douter de ses capacités professorales. A la fin d’octobre, elle écrivit à Glenn : « Si vous pouvez, comme vous le précisez, m’obtenir mes frais de voyage pour Ithaca, un peu de fonds de recherche, un bureau, une aide en secrétariat (vous me faites marcher !) et de la papeterie, je crois qu’il serait plus sage queje vienne à Cornell d’abord comme professeur invité sans salaire. De cette façon, je pourrais tester mes capacités à faire face une fois de plus à la civilisation. Si tout va bien, lorsque la période d’adaptation sera passée, je pourrai faire mes preuves. Je voudrais aussi être libre de terminer mon livre et de faire quelques conférences.
« J’attends avec impatience le dîner de gala et je me le suis déjà représenté. J’espère que vous pouvez leur apprendre comment frire des côtes de porc panées sans sauce tomate étalée par-dessus parce qu’elle dégoulinerait sur la purée de pomme de terre et créerait une scène d’accident d’autobus. Je radote. Une autre de mes mauvaises habitudes : les moules ! j’en demande. J’admets qu’il y a là quelque chose de freudien. Les seules moules que j’aie trouvées à Kigali sont préparées en Espagne et ont de la « merde » d’algues dans les entrailles.
« J’ai maintenant un chien de braconnier dans la salle de séjour ; il a une patte avant blessée car il a été pris dans un piège. Je ne peux me résoudre à le tuer tant il est gentil. Je vais le nourrir, car il est maigre, essayer de guérir sa blessure et lui trouver un domicile. En plus du chien, la dernière patrouille a rapporté quatre-vingt-huit pièges. »
Dian ne se contenta pas de guérir le chien ; elle décida Earl Haldiman, directeur d’une équipe de la télévision ABC qui rendit visite à Karisoke en décembre, à adopter cette pauvre créature et à la faire passer aux États-Unis ; Braconnier, ainsi l’appela Haldiman, s’habitua si bien à la Californie qu’il devint une star de télévision à part entière.
Le jour où Dian livra Braconnier à sa nouvelle existence, elle reçut une lettre du président de la section de Neurologie et de Comportement de Cornell :
« Votre affectation ira de mi-mars 1980 à mi-décembre 1980.
Vous recevrez un salaire de 13 500 dollars. Vos obligations professionnelles seront de donner une série de cours publics au printemps, et de conduire en automne un séminaire sur les grands singes. Nous croyons que ce plan vous permettra de vous consacrer à la rédaction dont Glenn nous a parlé et que vous désirez terminer. » Dian était en extase.
Noël est évidemment arrivé tôt cette année ! Dates, lieu et tout le reste me conviennent tout à fait. Glenn fait des miracles. Vers la fin de l’année, la santé de Dian s’améliora. Le 2 octobre, elle était allée à l’hôpital de Ruhengeri pour faire examiner sa hanche. Les rayons X révélèrent qu’elle n’avait ni sciatique, ni cancer. La douleur provenait de la compression de ses quatrième et cinquième vertèbres lombaires. Ses amis, les Drs Vimont et Lolly Prescado, lui prescrivirent des remèdes et une thérapie qui atténuèrent la douleur en attendant un traitement définitif lorsqu’elle irait aux États-Unis.
Depuis le départ de Sholley au début d’août, le seul autre Blanc du camp était Peter Veit. Les absences n’avaient pas été comblées en raison de l’arrivée de Harcourt, mais lorsque Dian l’élimina, elle se dépêcha de trouver des solutions de remplacement, à l’aide du Dr Ramon Rhine de l’université de Californie. Rhine présenta trois étudiants en recherche, prêts à travailler à Karisoke. Dian espérait que l’un d’eux au moins serait capable de prendre la relève en son absence. Cependant, aucun ne pouvait arriver avant le début de la nouvelle année et elle continua à lutter, seule avec Peter. Ce n’était pas une épreuve.
Peter travaille de mieux en mieux. Je l’encourage à préparer sa thèse de doctorat et il passe tout son temps avec les groupes. La vie est vraiment paisible dans le camp ;je ne vocifère même plus contre les Africains. Je crois que Fossil Fossey est en train de s’amollir.
Seule ombre au tableau, Jean-Pierre von der Becke, que Dian avait recommandé pour diriger le consortium du projet gorille de l’AWLF. Après son arrivée au Rwanda en septembre, il avait inondé Dian de notes et de lettres, l’assurant avec emphase de la gratitude qu’il lui portait pour lui avoir trouvé son nouveau travail, et l’avait assurée de sa loyauté fidèle à son égard et à la cause de la conservation des gorilles. Mais bientôt, son centre de gravité émotionnel changea. A la fin d’octobre, il était devenu partie intégrante de ce que Dian nommait avec mépris le « Gang du parc de stationnement », ainsi appelé parce que ses membres passaient la plus grande partie de leur temps autour du parking destiné aux touristes, au pied de la montagne.
Le « gang » comprenait maintenant Monfort, von der Becke, Bill Weber et différents autres employés du Projet Gorille de Montagne combiné avec l’AWLF/FPS/WWF. Selon les comptes rendus du réseau de renseignement de Dian, leur contribution au contrôle des braconniers et à la protection des gorilles était pratiquement nulle, leur temps et leur énergie étant presque exclusivement consacrés au « tourisme » des gorilles. Pour être aidés dans cette entreprise, ils essayèrent d’engager des pisteurs entraînés à Karisoke mais, à l’exception d’un seul pisteur chassé de Karisoke pour vol, ces tentatives n’aboutirent pas.
Bien que l’ORTPN ait garanti que les gorilles de Karisoke ne seraient pas importunés par les touristes, le Groupe 5 enduraitconstamment le choc de ces visites., A la mi-septembre, la tolérance du groupe fut à bout. Il abandonna son ancien territoire sur les pentes sud-est du Visoke et migra si loin à l’ouest, au Zaïre, que même Peter Veit eut du mal à le suivre.
Cet abandon laissa le gang du parc de stationnement presque sans gorilles accoutumés à se montrer à des visiteurs payants. Aussi, avec beaucoup d’agitation, ils entreprirent d’habituer « à la Fossey » une famille sur le mont Sabyinyo qu’ils appelèrent Groupe 13.
Un nom de mauvaise augure. Le 1erdécembre, l’un des deux dos argentés du groupe fut trouvé mort. L’autopsie révéla qu’il avait reçu une balle dans l’épaule, qu’il avait souffert d’un bras brisé et qu’il était finalement mort d’infection. Quand Dian apprit ces nouvelles, elle fut doublement indignée : elles étaient la preuve que les braconniers continuaient leur activité meurtrière dans les parties du parc qu’elle ne faisait pas patrouiller ; la preuve aussi de la stupidité du gang du parc de stationnement, dont les membres n’avaient même pas remarqué pendant des semaines que le dos argenté avait été blessé. Son commentaire fut lapidaire.
Ils ne remarquèrent pas qu’il était blessé, malade, mourant ! Mais la plupart d’entre eux ne remarqueraient pas un éléphant en train de leur déverser une tonne de merde sur la tête.
Elle écrivit à Bill Weber : « II y a deux mois, Sebahutu, l’un des meurtriers d’Oncle Bert, de Macho, etc., fut relâché après dix mois de prison, alors qu’il avait été condamné à dix ans. Seregera aussi a été relâché au bout de dix-huit mois. Je suis informée des activités de ces deux hommes qui ont des fusils de guerre. Ils sont en permanence dans le parc, et Musido-Sabyinyo est leur zone principale de travail à cause des éléphants. Sebahutu a tiré sur l’un d’eux près de Ngezi, il y a un mois environ, mais l’animal, un jeune, s’est enfui pour aller mourir près du sommet du Visoke.
Vous pouvez prendre l’incident pour ce qu’il vaut mais, à mon avis, l’un des deux ou les deux hommes sont responsables de la mort de votre dos argenté. Si vous le voulez — et je ne m’en occuperai pas sans votre accord et celui de von der Becke —, j’organiserai un raid légal sur leurs huttes avec le substitut et l’armée, sans le conservateur du parc (…). Je ne le ferai sûrement pas si vous pensez que j’interfère. »
Ils firent juste ce à quoi il fallait s’attendre, et Dian n’agit pas. Cependant, Bill Weber lui envoya un mot personnel révélateur.
« J’ai vu mourir neuf gorilles depuis que je suis ici et chacun a payé individuellement sa note. Au milieu de ces morts et des autres choses qui se passent au Rwanda, je pense que je peux vous comprendre un peu mieux, un petit peu mieux. »
Malheureusement, il ne comprit pas un peu mieux les gorilles. A peine une semaine après lui avoir envoyé ce mot, il se retrouva à l’hôpital de Ruhengeri, méchamment battu et avec quelques côtes brisées. Il adressa à Dian un mot d’excuse et d’explication de ce qui était arrivé. Le jeudi précédent, onze touristes avaient payé pour voir des gorilles et Weber, mal inspiré, avait accepté de les guider. Quand le groupe, marchant en désordre, trouva finalement les gorilles, les animaux étaient presque invisibles dans l’épaisse végétation. Fatigués ou déçus, trois touristes commencèrent à errer hors du groupe en se plaignant entre eux à voix haute, ce qui effraya et chassa les gorilles. Avec obstination, Weber, suivi des touristes, se lança à leur poursuite. Suivant un tunnel dans la végétation, il décida d’y progresser pour voir où étaient les animaux. « A l’intérieur, je vis un dos argenté d’apparence jeune, à peu près à huit mètres de moi. Nous nous sommes regardés environ huit secondes avant qu’il ne se rue sur moi. Tout ce dont je me rappelle est un choc d’une force énorme, la sensation de ses dents dans mon cou et un déboulé sur la pente pendant environ dix mètres avant qu’il n’abandonne et ne parte au galop (…). »
Quelles qu’aient été ses erreurs, Weber en savait assez pour être contrit. Il pria Dian de lui dire en quoi il avait fait erreur.
Avec sympathie et amabilité, elle lui adressa de bons conseils :
« Vous étiez complètement désavantagé par tout ce monde qui vous accompagnait, sans même parler des trois agités. On ne peut pas attendre des gorilles qu’ils supportent de telles hordes d’étrangers et, pour leur propre avenir — sensation de sécurité pour pouvoir s’accoupler et poursuivre leur vie avec leur comportement naturel —, il semble que seuls de petits groupes de visiteurs pourraient être autorisés à aller vers eux.
« Comme vous le savez, je suis très permissive et même excessivement respectueuse des animaux avec lesquels je travaille. Je déteste rester debout près d’eux, parler ou fumer à proximité en les montrant du doigt, disperser des groupes autour d’eux, etc. J’ai simplement toujours tenu compte en premier lieu, avant toute autre chose, de leur humeur, mais c’est ma nature… Je ne crois pas non plus qu’il faille suivre un groupe lorsqu’il part. Il faut toujours penser au jour suivant : allez-vous les quitter en respectant la confiance qu’ils ont en vous ? Ou allez-vous les poursuivre au risque de détruire cette confiance ? Je crois qu’il faut laisser les animaux satisfaits, même si, la plupart du temps, j’étais mécontente d’une journée de contact pendant laquelle je n’avais aperçu que des groupes en fuite. »
En même temps que cette lettre, elle envoya à Weber quelques romans faciles pour l’aider à passer le temps. Cependant, Dian n’était pas assez naïve pour croire que tout irait bien désormais entre eux. Elle écrivit à Rosamond Carr : « Je suppose que vous avez entendu les nouvelles au sujet de Weber qui a été mordu et a deux côtes brisées. Je suis sincèrement désolée pour lui car il a toujours été terrifié par les gorilles et maintenant, ce lui sera encore plus difficile. J’ai échangé des lettres avec lui, toutes très polies et convenables. Cela changera quand sa femme sera là. »
Trois jours avant Noël, Dian reçut une longue lettre de sa directrice littéraire de Boston, Anita MeClellan. Ce n’était pas vraiment un cadeau de Noel. Anita écrivait :
« Durant les quatre ou cinq dernières semaines, j’ai eu nombre de conversations instructives avec des spécialistes des primates, y compris le Dr Hall Coolidge (…). Tous m’ont conduit à croire qu’on veut vous remplacer par une personne » plus scientifique » qui travaillerait à développer le sanctuaire des gorilles en tant que ressource économique. Alan Goodall manoeuvre énergiquement pour vous remplacer lorsque vous partirez (…). Barbara Holecek a confirmé le point de vue de Coolidge et de la Geographic qui est assez répandu : » Fossey est considérée comme trop proche des gorilles pour les étudier scientifiquement « . »
Étrange coïncidence, le porteur qui remit cette lettre à Dian lui donna aussi une note d’un bazunga [mzungu en swahili, ndlr]qui se trouvait en bas, sur le parc de stationnement : Alan Goodall lui-même demandait l’autorisation de visiter le camp. Dian venait de terminer le livre qu’il avait récemment publié et dont certains passages l’avaient agacée ; elle n’en accorda pas moins l’autorisation demandée.
Le jour suivant, Goodall et Peter Viet, conduits par Rwerekana, se rendirent à Kabara, au Zaïre pour voir la prairie où Dian avait fait ses débuts avec les gorilles, commencé ses travaux, et où Carl Akeley était mort et avait été enterré tant d’années plus tôt. Ils trouvèrent sa tombe vide. Ses ossements avaient été volés quelques jours auparavant, peut-être pour préparer un sumu [poison, ndlr].
Puis, ce fut Noel et, pour une fois, sans réception avec des étrangers ; Dian et Peter Viet le fêtèrent en tête à tête. Peter arriva à six heures trente et je n’étais pas prête car j’avais fait la cuisine toute la journée. Tarte aux pêches, poulet frit, poulet rôti, purée de pommes de terre et sauce. J’avais fait aussi un gâteau au chocolat, de la crème glacée, des coeurs d’artichauts en boîte, des aubergines panées et du pain à l’ail. Il a trop mangé. Puis nous avons échangé les cadeaux. Il m’a donné un carnet de notes vide, une machine à étiqueter, une copie de Brave New World et un mottrès gentil. Il m’a dit qu’en dehors de sa famille j’avais fait plus que ‘importe qui pour changer sa vie et il m’a souhaité du bonheur. Quand Dian se réveilla le matin du nouvel an 1980, elle avait la merveilleuse conviction que le pire des tumultes et des tensions qu’elle avait connus pendant un an et demi était bien passé. Elle pouvait maintenant envisager l’avenir avec impatience comme de « longues vacances ». Karisoke semblait en sécurité. Son livre était pratiquement au point. Et ce qui rendait encore plus séduisante la perspective de plusieurs mois en Amérique, était sa certitude qu’un nouveau grand amour l’attendait là-bas.
Dian détacha Cindy et Kima pour qu’ils puissent gambader, visita son poulailler où elle ramassa trois oeufs frais, attisa le feu que Mukera avait allumé pour elle, prépara et mangea son petit déjeuner puis s’installa dehors avec une tasse de_café. Des nuages satinés flottaient au-dessus du sommet du Karisimbi.
Bien qu’une pile de l’inépuisable paperasse l’attendît, elle l’ignora et enleva son jean pour exposer au soleil ses jambes et sa hanche pendant qu’elle regardait son monde s’activer en ce début de journée. Un vol de perroquets multicolores jaillit de la forêt pour se poser sur le grand hagenia derrière sa cabane. Une biche franchit la pente de la prairie pour descendre vers le ruisseau. Un panache bleuté de fumée de bois s’éleva lentement de la clairière du bas et des pentes lointaines du Visoke, parvint le profond battement d’un des dos argentés qui se frappait la poitrine pour annoncer que tout allait bien pour lui et les siens.
Le soleil était déjà haut lorsque Dian éteignit sa troisième cigarette matinale et entra à regret dans la cabane. Elle avait des tas de lettres à écrire et avait activement travaillé pendant des heures lorsqu’un coup timide fut frappé à sa porte.
Elle ouvrit à l’un des porteurs qui transportait sur la tête un sac de pommes de terre bien rempli. Elle fut agacée d’être interrompue.
—Que faites-vous ici, Mutari ! Je n’ai pas demandé d’autres pommes de terre!
—Pas pommes de terre, mademoiselle ! Iko ngagi. C’est un gorille !
Le coeur de Dian s’arrêta. Mutari posa le sac et, à la demande de Dian, l’apporta dans la salle de séjour. Doucement, avec appréhension, Dian défit la ficelle et retourna le sac. Un petit gorille très faible en sortit en rampant.
Très tôt, ce matin-là, à Ruhengeri, le Dr Vimont avait reçu chez lui la visite de deux Africains craintifs qui, après beaucoup d’hésitation, lui demandèrent s’il voulait acheter un gorille.
Lorsqu’il se rendit compte qu’ils parlaient d’un animal déjà capturé, il accepta de l’acheter pour environ mille dollars. Puis il se rendit en voiture avec les deux hommes à quelque cinquante kilomètres jusqu’au hangar à pommes de terre où l’on gardait le bébé.
Avant de partir, le Dr Vimont avait demandé à sa femme d’alerter les autorités. Quand les trois hommes revinrent avec le bébé, le docteur s’arrangea pour enivrer les deux vendeurs pendant que les soldats cernaient sa maison puis les arrêtaient. Il prit les dispositions nécessaires pour envoyer au camp le bébé et celui-ci y arriva sans préavis.
Actuellement, je ne sais encore presque rien sur les détails de la capture, excepté qu’il a été pris par les braconniers il y a au moins deux semaines et qu’il vient très probablement de la région éloignée du mont Mikeno. Il est à craindre que sa mère et le dos argenté de son groupe aient été tués pendant la capture.
Il est en bien meilleure santé que Coco ou Pucker parce qu’il n’a pas été blessé pendant la capture et qu’il est passé d’aliments artificiels aux aliments naturels — céleri, chardon, feuilles de gaillet, champignons, mûres — en peu de temps. Mais il est toujours extrêmement léthargique, il a peut-être contracté une pneumonie et soufre d’une terrible diarrhée. Pendant la première semaine, il a dormi avec moi, mais la diarrhée et les mares de pipi nous ont empêchés l’un et l’autre de dormir. J’ai maintenant une boîte à dormir que l’on a construite dans ma chambre, qui devient peu à peu une «jungle » artificielle ; j’ai enfin pu dormir. Mais Charlie sera difficile à soigner car il a constamment besoin de compagnie.
Cela n’aurait pu arriver à un pire moment puisque je dois partir pour Cornell à la mi-février. Si reconnaissante que je sois de l’avoir ici où l’on peut s’occuper de lui avec compétence, je suis quand même inquiète de son avenir. Je n’ai toujours rien reçu des fonctionnaires rwandais, dont je suppose qu’ils voudront l’envoyer dans un zoo, et je ne pense pas pouvoir laisser aux étudiants qui vont arriver la lourde responsabilité de le relâcher dans la nature. Bien entendu, il ne sera pas possible de prendre une décision au cours de la troisième semaine de février. Je suis vraiment embarrassée, par mes obligations à l’égard de Cornell.
Le paisible interlude était clos. Trois jours après l’arrivée du gorille orphelin — une femelle de trois ans qui fut d’abord appelée Charlie —, le premier des trois étudiants en recherche arriva. Il s’appelait Stuart Perlmeter. Licencié en anthropologie de l’université de l’Oregon, il avait vingt-six ans et une voix très douce. Dian révalua sur-le-champ :
Je l’aime réellement car il semble mûr et intègre. Je crois sincèrement que c’est lui qui prendra les responsabilités quand je serai partie.
En attendant, elle lui montra comment le camp fonctionnait et le présenta aux gorilles. Le 12 janvier, les autres étudiants arrivèrent : âgé de vingt-quatre ans, John Fowler était licencié en zoologie de l’université de Géorgie; Carolyn Phillips, une séduisante jeune femme de trente-quatre ans, avait une maîtrise d’anglais et s’intéressait au comportement animal. Avec Peter, l’actuel vétéran, le quatuor formait, selon l’expression d’un visiteur, « un aimable méli-mélo ».
Le séjour de Carolyn Phillips fut très court ; elle repartit le 1erfévrier pour les États-Unis. Après son départ, les trois jeunes gens remodelèrent leurs relations, tout comme l’avait fait le Groupe 4 après qu’il eut été privé de femelles.
Dian était plus occupée que jamais entre les soins à donner à Charlie, ses bagages à faire, l’initiation des nouveaux étudiants et la supervision des patrouilles anti-braconnage. Comme elle n’avait pas grande confiance en la capacité de Perlmeter d’exercer une pression suffisante sur les braconniers, elle décida de tirer un coup de semonce préventif avant son départ. Elle engagea trois hommes supplémentaires et, tout au long de janvier et de février, ses patrouilles battirent si bien les bois environnants que le braconnage cessa pratiquement dans un rayon de 4 à 5 kilomètres autour du camp. Dian obtint de surcroît (par quels moyens, on l’ignore !) l’arrestation et l’emprisonnement du tristement célèbre Sebahutu.
J’ai fait enfermer l’homme que je tiens pour responsable des coups tirés en décembre sur Brutus, le dos argenté du Groupe 13; cet homme a également tué Oncle Bert et Macho.
Les organismes de conservation continuaient à regarder de travers ses activités anti-braconnage, mais Dian avait des soutiens. Ainsi un dirigeant de la Nippenose Equipment Company à Williamsport, Pennsylvanie, ayant entendu la triste histoire des démêlés de Mutarutwa avec les bottes, lui en fit confectionner une paire exactement à sa pointure.
« Je ne sais qui étaient les plus surpris : les Africains, moi-même ou Mutarutwa (…). Nous sommes allés tous le voir pour lui montrer quelle botte convenait à quel pied ; puis nous avons lacé ses bottes sans cesser de nous émerveiller de ce que des pieds si énormes soient à présent chaussés.
Mutarutwa est demeuré assis un moment, avec un sourire ébloui, puis il s’est levé lentement du banc accolé à ma cabane, a fait quelques pas, allongé son allure et piqué un sprint du côté de la cabane où il pensait que nul ne pourrait le voir. Alors il s’est arrêté, a regardé amoureusement ses pieds et s’est mis à bondir comme une antilope dans la grande prairie, jusqu’à ce qu’il tombe dans un fossé de drainage. Il s’est hissé hors du fossé, le visage chagriné mais, heureusement, sans os brisés.
Il est parti en patrouille quelques minutes plus tard, les yeux toujours rivés à ses pieds et s’il s’était cogné contre un éléphant, je crois qu’il ne s’en serait même pas aperçu.
Il y a des gens qui croient que la conservation requiert l’emploi d’avions, de jeeps, de routes macadamisées et de constructions extraordinaires. Qu’ils apprennent plutôt l’importance d’une paire de bottes !
Fin janvier, Dian reçut le nouvel ambassadeur des États-Unis ainsi que l’ambassadeur de France au Rwanda. Elle fut contrainte d’endurer une nouvelle semonce à propos de ses activités « illégales » et reçut l’avertissement que le département d’État ne serait pas en mesure de la protéger au cas où les Rwandais se retourneraient contre elle. Dian éprouva la forte impression qu’une pareille action pourrait même recevoir l’appui de l’Etat ; mais elle était plus amusée qu’irritée. Elle savait que sa cote n’avait jamais été aussi haute auprès du président du Rwanda qui venait de donner l’ordre que le petit gorille, Charlie, reste sous sa garde jusqu’à ce qu’il aille bien, et qu’elle pourrait alors le relâcher dans la nature si elle le désirait.
Cinq jours plus tard, elle reçut la visite inattendue de Robinson McIlvaine. Le 10 février, il écrivit du bureau de PAWLF à Nairobi, un rapport à plusieurs membres du nouveau Projet Gorille de Montagne, pour décrire sa visite.
A l’aéroport de Kigali, McIlvaine rencontra le chef de projet, Jean-Pierre von der Becke, et Melone, l’ambassadeur des États-Unis. Il habita chez Melone sauf lorsqu’il était sur le terrain. Le jour qui suivit son arrivée, von der Becke le conduisit en voiture au pied de la piste de Karisoke, mais ne l’accompagna pas lorsqu’il poursuivit son escalade sous une pluie battante. Selon Mcllvaine, Dian ne parlait plus à von der Becke, ni aux Weber qui campaient au pied de la montagne.
McIlvaine raconta que Dian souffrait d’une sciatique aiguë, d’une hanche malade et d’emphysème, et qu’elle était très traumatisée par son départ imminent et son affectation à Cornell University. Il estimait qu’il serait tout à fait possible qu’à la dernière minute elle ne trouve pas le courage nécessaire pour quitter Karisoke. « Aux moments où elle est la plus rationnelle, elle pense créer un comité de surveillance, composé des plus éminents savants américains, pour diriger le centre de recherches », écrivait-il. Néanmoins, ayant refusé « l’offre publique d’achat de Sandy Harcourt », elle se préparait à laisser le camp sous la responsabilité d’un des deux nouveaux étudiants. McIlvaine soupçonnait que, sitôt Dian partie, Benda-Lema inviterait Harcourt à prendre le pouvoir.
Le rapport concernait aussi les progrès du Projet Gorille de Montagne, vieux de presque deux ans déjà. Ayant observé que le gouvernement rwandais n’avait toujours pas signé l’accord qu’il avait proposé, McIlvaine décrivit le quartier général du parc des Volcans comme un « foutoir ». Selon lui, le conservateur était rarement là, il était souvent ivre et il avait roulé 20 000 kilomètres dans une Land Cruiser, donnée par le WWF, avant de l’envoyer dans un fossé. « Manifestement, les gardes du parc n’ont pas de morale et cinq d’entre eux sont en prison. »
McIlvaine conclut son rapport par ce bon mot : « Bien que la situation puisse difficilement être pire (…), nous avons décidé d’aller de l’avant. »
Là réaction de Dian quand elle prit connaissance de ce rapport — un de ses amis à Nairobi le lui avait envoyé — n’a pas été enregistrée. Peut-être est-ce mieux ainsi…
Pour compliquer encore ses dernières semaines à Karisoke, une équipe de trois cinéastes japonais arriva le 3 février dans l’intention de la filmer pendant un mois, elle et les gorilles. Elle était déjà bien connue au Japon, mais ce film lui apporterait là-bas la célébrité.
Les cinéastes furent charmés par Charlie. Revenu à la santé, le jeune gorille était en passe de gouverner Karisoke.
Elle est devenue une gamine gâtée qui fait tout ce qu’elle veut. Mais maintenant, nous devons la préparer à revenir dans la forêt. Heureusement, John Fowler s’est révélé être un excellent baby-sitter etil est en train de la ramener à son état de gorille. Elle devait être privée de tous les fruits et du pain qu’elle quémandait et devait aussi s’habituer aux températures extérieures la nuit, plutôt que de dormir au-dessus de la cheminée de ma chambre à coucher, dans sa boîte à coucher qu’elle a mise en pièces des douzaines de fois. Heureusement, Fowler veut bien coucher dehors avec elle.
Dian devait trouver, avant la fin de février, la solution d’un problème difficile. Allait-elle essayer de faire admettre Charlie dans un des groupes d’étude avant son propre départ qui aurait lieu le 1ermars ? Ou devait-elle laisser ce soin à Perlmeter ? Pour finir, bien qu’elle sentît que Charlie n’était pas assez préparée à un retour à la vie en liberté, elle décida de faire elle-même l’essai.
Nous commençâmes nos travaux d’intégration à la mi-février. Je choisis le Groupe 4 parce qu’il ne s’y trouvait pas d’enfants, pas de femelles en chaleur et pas de naissance prochaine, aucun membre du groupe qui pût être jaloux de l’apparition d’un nouveau bébé tombé du ciel. J’éliminai le Groupe 5 en partie pour ces raisons, et aussi parce qu’il était maintenant trop éloigné et, de ce fait, un proie facile pour les braconniers.
Une semaine avant mon départ, j’envoyai Fowler et Nemeye installer un bivouac sur le territoire du Groupe 4. Ils n’avaient ni feu, ni nourriture, simplement des sacs de couchage. L’idée était de garder le bébé loin du camp pour l’habituer de nouveau à vivre dans la forêt.
Nous choisîmes la date du 29 pour faire notre essai. Comment deviner que ce serait le jour où le Groupe 4 aurait une interaction avec l’un des groupes périphériques ? La pluie tombait et les pistes des gorilles étaient plus qu’horribles, pleines de fientes et d’odeurs, entrecroisées comme un plat de nouilles. Dans la pluie et la confusion, nous avons perdu le Groupe 4 et sommes tombés sur le groupe périphérique dont les dos argentés ont chargé John, qui était en tête avec Rwerekana, tandis que je suivais avec Charlie et les cinéastes.
Nous revînmes au bivouac et je réfléchis à ce que nous allions faire. Il ne me restait plus que deux jours et les étudiants ne voulaient pas prendre la responsabilité de réintégrer Charlie sans moi. Malgré bien des réticences, je décidai le matin suivant d’essayer de réintroduire Charlie dans le Groupe 5. J’étais préoccupée car Tuck, une des jeunes femelles, était en chaleur et que l’autre, un peu plus âgée, Effie, allait avoir ou venait d’avoir son bébé.
Soyons brefs. Nous partîmes tôt le lendemain, Charlie perchée sur les épaules de John. Et nous faillîmes tous être tués.
Quand nous atteignîmes le Groupe 5, John et moi grimpâmes dans un arbre avec Charlie pour lui laisser le choix : rester avec nous, descendre pour rejoindre les animaux sauvages ou revenir vers nous. Je pensais aussi que nous aurions quelque avantage si le groupe nous agressait.
Beethoven, le leader du Groupe 5, nous vit le premier ; ensuite, les autres nous aperçurent. Tuck et Effie reniflaient et regardaient, puis toutes deux s’avancèrent au bas de notre arbre et Charlie se démena si bien qu’elle échappa aux bras de John et dégringola droit sur les deux femelles. Pendant un instant, tout alla bien. Tuck embrassait le bébé et, soudain, tout devint sauvage ! Tuck et Fille commencèrent à tirer le bébé comme une poupée de chiffon. Icarus, le jeune à dos argenté, vint s’en mêler et commença à battre le bébé. Il fut malmené et traîné, mordu et battu, jeté et tiré. Les cris et les
grondements puissants des gorilles vous glaçaient le sang. Beethoven lui-même chargea la base de l’arbre.
J’arrachai une première fois le bébé à Tuck et à Effie en criant et en jurant comme seule Fossey peut le faire, mais Charlie redescendit vers elles de sa propre volonté et les mauvais traitements reprirent. Après une heure de remue-ménage, une forte pluie s’abattit et la plupart des membres du Groupe 5 s’abritèrent sous des buissons tout proches, Pablo emportant ma caméra que j’avais laissée tomber. Pour finir, le bébé clopina vers notre arbre et je le repris à nouveau avant de le passer à John qui le mit à l’abri sous son manteau de pluie. Cela faisait maintenant trop d’horreur et nous allions la ramener chez nous.
Nous avons dû attendre une heure de plus avant de pouvoir partir. Icarus et Tuck montaient une garde menaçante à quatre pieds de la base de notre arbre. Toutes les fois que nous ébauchions un mouvement, ils grognaient comme des porcs, grondaient, et Icarus se frappait la poitrine. Les poils de sa tête se dressaient tout raides et il dégageait la mauvaise odeur qui accompagne l’agressivité. Ils savaient que nous avions le bébé, même s’ils ne pouvaient le voir et, à coup sûr, ils l’auraient bien voulu.
Cette deuxième heure fut l’une des deux occasions (l’autre fois ayant été l’heure précédente) où j’ai eu peur des gorilles. Pour finir, la pluie cessa et Beethoven fit lentement reculer le groupe, excepté Tuck et Icarus qui essayèrent de grimper à l’arbre et que je dus frapper du pied. Pour finir, tous s’en allèrent et nous partîmes furtivement vers le camp.
Je dois partir demain pour les États-Unis et le bébé dort dans ma chambre. Rien n’est résolu.
Trois semaines plus tard, Stuart Perlmeter et l’équipe africaine de Karisoke réussit l’intégration de Charlie, rebaptisée Bonne Année, dans le Groupe 4 où elle fut adoptée par la famille de Peanuts.