À notre arrivée à Usumbura, nous fûmes immédiatement reçus par le vice-gouverneur général Jean-Paul Harroy qui nous fit rapidement le point de la situation.

Les violences que l’on craignait s’étaient donc produites à l’initiative des Hutu, semblait-il, puisque les premières victimes étaient des Tutsi, dont un sous-chef. Il ne s’agissait nullement d’un soulèvement contre l’autorité administrative, mais d’un conflit soudain et brutal entre races. Il s’agissait à l’évidence d’un soulèvement de la masse hutu contre la minorité tutsi, laquelle la tenait en un servage séculaire.

Depuis plusieurs jours, les révolutionnaires coupaient les bananeraies et mettaient le feu aux huttes des Tutsi. Ils leur signifiaient ainsi qu’ils n’étaient plus les seigneurs et maîtres et que, sauf se soumettre, ils n’avaient plus qu’à vider les lieux II n’était pas rare qu’il y ait mort d’homme dans  les où le Tutsi résistait. De toute évidence, les Hutu ne cherchaient pas à tuer mais seulement à chasser les Tutsi.

Comment cela avait-il débuté? L’étincelle qui mit le feu aux poudres surgit au Ndiza, où l’un des rares sous-chefs hutu, Dominique Mbonyumutwa avait été molesté et où le bruit avait même couru qu’il avait été tué. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase, car le milieu social et politique était mûr pour la violence. C’est l’attitude arrogante du parti UNAR (Union nationale ruandaise) qui en avait été le ferment. Ce parti se proclamait le parti du mwami. Il en imposait l’adhésion à toute la population en recourant à tous les moyens d’intimidation possibles. Il déclarait publiquement que celui qui adhérait à un autre parti était un ennemi du mwami et traître à son pays.

C’est donc de la chefferie du Ndiza, du territoire de Gitarama que la révolte était partie. C’est-à-dire du territoire où résidait l’état-major du parti Parmehutu (Parti du mouvement d’émancipation hutu) dont le chef était Grégoire Kayibanda. Cette révolte s’était ensuite étendue principalement vers le nord.

Le mwami semblait prendre le parti de sa race et préparer des représailles contre les paysans révolutions. Des atrocités étaient à craindre. Il devenait urgent de convoquer le mwami et d’obtenir de lui qu’il se conduise en souverain impartial et contribue par son autorité et son prestige à apaiser les esprits et à ramener la paix dans les cœurs, quitte à faire quelques concessions au peuple.

Ce que nous racontait M. Harroy évoquait dans mon esprit les fins de régime que nous avions connues en Europe, avec la montée des convictions démocratiques. Il était évident que, outre un problème de rétablissement de l’ordre public, un problème social et politique demanderait à être résolu. Pour l’instant, il s’agissait d’intervenir d’urgence pour mettre fin aux incendies et aux tueries. M. Harroy nous procura une voiture et nous nous quittâmes en nous promettant de nous revoir à Kigali, le chef-lieu administratif du Ruanda. Nous devions faire venir le mwami, afin de le soustraire à son entourage de Nyanza, où il avait sa résidence habituelle, et de l’amener la raison.

Le mwami, en effet, était entouré et conseillé par une députation permanente du Conseil du Pays. Cette députation était composée de cinq membres choisis par le mwami (ou à lui imposés?) parmi les Tutsi les plus influents, tous bien décidés à ne rien concéder des privilèges dont leur race jouissait depuis si longtemps. II semblait bien que malgré son engagement solennel de se conduire en souverain constitutionnel, le mwami tombait de plus en plus sous leur influence.

La ville d’Usumbura est située à la pointe nord du lac Tanganyika, long de quelque sept cents kilomètres. Il y fait nettement plus chaud qu’au Kivu ou au Ruanda, régions dont l’altitude est supérieure de plusieurs centaines de mètres. Le soir la brise du large rafraîchit heureusement la ville.

Résidence du vice-gouverneur général, Usumbura était en fait la capitale administrative à la fois du Ruanda et de l’Urundi. Cette conception unitaire de deux pays, qui furent depuis toujours des frères ennemis, suscita plus d’un problème plus tard lorsqu’arriva le moment où il fallut bien reconnaître leur individualité propre

En quittant la ville, en route vers le nord, on a l’impression de se diriger vers une muraille de montagnes infranchissables. C’est sans doute cet aspect hostile et, aussi la réputation de cruauté des guerriers ruandais qui a épargné au pays les horreurs de l’esclavagisme.

De palier en palier, la route empierrée nous hissait vers les sommets et nous passâmes la frontière du Ruanda à la tombée de la nuit. Bientôt notre itinéraire fut éclairé par des dizaines de huttes incendiées. Par-ci par-là, circulaient des ombres dont il était impossible de dire de quel bord elles étaient.

En cours de route nous préparâmes des messages d’appel à des renforts. Il s’agissait surtout du 11ème bataillon, stationné à Rumangabo, près du parc national Albert, soit à portée d’intervention immédiate, mais également du 6ème bataillon, campé à Watsa, près de la frontière soudanaise.

À Astrida (actuellement Butare), nous rencontrâmes M. Hubert Bovy, l’administrateur du territoire. Il avait en vain parcouru les collines et convoqué les chefs et les sous- chefs, afin d’obtenir le retour au calme. Dès que la nuit tombait, la tuerie reprenait et les incendies se multipliaient. Ici les, bandes d’incendiaires étaient composées de Tutsi et de nombreux Hutu restés fidèles à leurs maîtres. Ces bandes, armées de lances et d’arcs, portaient des baudriers de feuilles de bananier, comme jadis les « ingabo », les armées royales du Ruanda précolonial, lorsqu’elles partaient pour une opération militaire. L’agitation était la plus forte aux environs d’Astrida et surtout de la colline de Save où résidait Joseph Gitera Habyarimana, le plus connu des leaders hutu, lequel était entouré de plusieurs milliers de Hutu révolutionnaires. Visiblement des ordres avaient été donnés. Ils provenaient sans nul doute de Nyanza. Le mwami, s’il n’en était pas l’auteur, ne pouvait certainement pas les ignorer. S’il s’avérait qu’il en était bien ainsi, mwami se rendait coupable d’un acte de révolte contre l’autorité administrative, attendu que le maintien et le rétablissement de l’ordre public étaient du ressort exclusif de la Tutelle.

La situation se compliquait singulièrement et j’en étais à me demander quels étaient à présent les vrais fauteurs de troubles qu’il faudrait ramener à la.raison.

 L’attitude partiale du mwami semblait confirmée par le fait que sa garde de Batwa, forte de plusieurs centaines de guerriers, ceinturait sa résidence, l’ibwami, à Nyanza, en occupant les collines avoisinantes. Le fait était inquiétant, car les Twa, cette troisième race du pays, très minoritaire (1%), vouait au mwami un dévouement inconditionnelMalgré les conseils de M. Bovy, nous poursuivîmes notre route avec l’intention de rejoindre Kigali dans le courant de la nuit. Mais près de Nyanza nous fûmes arrêtés par une barrière d’arbres abattus et des flèches furent tirées dont quelques-unes vinrent frapper la voiture. II fallut bien faire demi-tour et retourner à Astrida où nous logeâmes à l’hôtel Faucon.

Bovy passa la soirée avec nous. Il m’apprit notamment que la population tutsi était répartie inégalement dans le pays. Ce fait remontait à sa lente invasion séculaire dans le milieu hutu, à partir de l’Est. Comme ce fut dans le Nord qu’elle fut le plus tardive, il était normal qu’elle y fût la plus faible.

Ceci explique que l’initiative de la révolte fut prise par les Hutu du Nord, tandis la réaction Tutsi se dessina d’abord dans la région proche de la résidence du mwami.

Cette réaction s’expliquait d’autant mieux qu’elle visait le leader hutu le plus haï des Tutsi, Gitera, le chantre courageux de la cause hutu, entouré de ses fidèles sur la colline Save. Cette colline sur laquelle le mwami Yuhi Musinga, adversaire irréductible de l’évangélisation chrétienne, avait finalement permis, du bout des lèvres, que s’établisse une mission des Pères Blancs d’Afrique. N’était-ce pas là que, sous le règne d’un autre mwami, des centaines de Hutu récalcitrants avaient été massacrés.

Le lendemain, nous nous rendîmes à Kigali par avion. À notre arrivée, nous fîmes la connaissance du résident, M. Preudhomme et de son adjoint M. Regnier. Le résident me paraissait fatigué. Il ne devait pas avoir dormi beaucoup les derniers jours. Il venait de prendre certaines mesures: couvre-feu, interdiction de porter ouvertement des armes; les meetings politiques étaient défendus de même que les rassemblements de plus de cinq personnes. La territoriale faisait l’impossible pour séparer les adversaires et faire respecter les consignes, mais elle manquait de moyens. M. Preudhomme, homme courtois et sincère, me donnait l’impression d’avoir été arraché brutalement à un monde tranquille et ordonné pour être mis en demeure de faire face à une crise brutale et imprévisible. Il se préoccupait, avec un dévouement admirable, du sort des milliers de réfugiés tutsi qui cherchaient gîte et pitance le plus souvent auprès des missions.

Tandis que je m’occupais à faire venir des renforts, j’apprenais que la situation demeurait confuse. Le mwami s’obstinait à rester à Nyanza. Poussé par son entourage, il prétendait toujours qu’il pouvait ramener le calme sur les collines, à la condition que l’administration le laissât faire à sa guise. En fait, il agissait ou tout au moins son entourage agissait comme si la puissance tutélaire n’existait plus.

Nous apprenions petit à petit ce que cela voulait dire. Plusieurs Hutu influents avaient déjà été attaqués, certains tués, d’autres n’avaient dû leur salut qu’à la fuite. Cette situation ne pouvait perdurer et il était temps d’agir. Mais comment?

Nous étions constamment en liaison radio avec M. Pochet, l’administrateur territorial attaché à la personne du Mwami en qualité de conseiller. L’arrivée de M. Harroy activa les contacts. Malgré son insistance à faire sortir le mwami de Nyanza et à le faire venir à Kigali, la réponse restait négative.

Les jours passaient en vaines conversations et j’en arrivai à envisager l’attaque en force de Nyanza avec le 11ème bataillon. J’avisai le général Janssens de cette éventualité. Mais le 9 novembre, la situation s’était quelque peu modifiée. Tout en refusant toujours de se rendre à Kigali, le mwami acceptait que nous venions à Nyanza et nous assurait que sa garde twa ne s’opposerait pas à notre entrée dans le poste. Ce revirement était très probablement dû à l’action de plus en plus efficace des forces de l’ordre. Le mwami sentait sans doute que de ce fait l’initiative lui échappait et qu’il faudrait composer avec la Tutelle. Il n’empêche qu’il était assez humiliant pour nous, les représentants de l’autorité, de devoir nous plier à ses caprices. Cela montrait à quel point nous avions perdu le respect des Tutsi.

Faute d’une solution plus acceptable, nous décidâmes de nous rendre à son invitation et nous partîmes en voiture, M. Harroy, M. Regnier et moi-même. Nous étions escortés par un camion avec une vingtaine de soldats. Je profitai du trajet pour observer le pays. Il était totalement différent de ce que j’avais coutume de voir au Congo où, tout le long des routes, de gros villages abritaient une population animée. Les collines succédaient aux collines, toutes cultivées en terrasses et parsemées de huttes éparses, entourées de haies vives qui délimitaient les «ingo», les domaines familiaux; peu d’arbres, des acacias et des eucalyptus surtout, une population dense mais éparpillée, un bétail nombreux d’aspect famélique, quelques petites plantations de caféiers, en conclus qu’un quadrillage d’unités mobiles, occupant les principaux carrefours routiers, reliés par radio et renseignées par observation aérienne pourrait rapidement rendre impossible tout rassemblement important.

Mais notre attention fut ramenée à la réalité. Les Batwa occupaient toujours les collines entourant l’ibwami et nous les frôlions au passage. Connaissant leur courage et leur mépris de la mort, nous ne respirâmes librement qu’en pénétrant dans le poste de Nyanza où nous attendaient M. de Jamblinne de Meux, administrateur du territoire et le commandant Michel, commandant la compagnie de gendarmerie du Ruanda avec un peloton de soldats de la Force publique.

Nous nous installâmes au centre administratif et le vice-gouverneur général convoqua immédiatement le mwami pour lui confirmer qu’il était exclu pour lui de prétendre restaurer l’ordre public avec ses propres forces traditionnelles. Il lui déclara en outre que l’état d’exception était proclamé et que j’étais nommé résident militaire et seul responsable du rétablissement de l’ordre.

Pendant cet entretien, j’observai le mwami. Âgé d’environ vingt-cinq ans, très grand et mince, le visage de type européen plutôt qu’africain, malgré ses lèvres épaisses, il tenait le plus souvent les yeux baissés, sous la protection de grosses lunettes. Plutôt qu’un tyran autoritaire, il donnait l’impression d’être un jeune homme timide et hésitant, disposé à suivre les conseils aussi bien des uns que des autres. Serait-il possible de l’amener à faire régner plus d’équité dans son royaume? Je n’en étais pas sûr du tout, mais j’estimais que l’essai valait d’être tenté et je décidai de rester quelques jours à Nyanza. Au mwami j’exprimai le souhait de le voir tous les jours.

Grâce aux renforts mis en place, l’ordre fut rapidement rétabli dans tout le pays. Pendant ces quelques jours, je fus frappé par la différence d’attitude des Tutsi et des Hutu à l’égard des forces de l’ordre. Contre les rassemblements tutsi il fallut, plus d’une fois, faire usage des armes. Les Hutu, par contre, se montraient beaucoup plus dociles. Certains groupes de Hutu marchaient même avec le drapeau belge en tête !

De plus, d’après ce que j’apprenais, les Hutu ne s’en prenaient qu’aux huttes des Tutsi, leur donnant même souvent le temps de partir en emportant leurs biens. Il était clair que, dans la plupart des cas, ils ne voulaient pas la mort des Tutsi, mais simplement qu’ils s’en aillent ailleurs. Ils montraient ainsi leur volonté de mettre fin à des liens de servage séculaires.

Les Tutsi, quant à eux, visaient à tuer leurs adversaires. Ils mettaient le feu à leurs huttes de manière à ce qu’ils ne puissent pas en sortir et qu’ils soient brûlés vifs. Visiblement, ils voulaient en imposer par la terreur.

Le 10 novembre, un peloton dut intervenir énergiquement dans le territoire de Nyanza. S’étant opposé à une bande de plusieurs centaines de Tutsi, renforcés par des Hutu fidèles, le chef de peloton leur avait intimé l’ordre de déposer les armes et de se rendre. Après avoir donné l’impression d’obtempérer aux injonctions, les guerriers se ruèrent à l’assaut. Reçus par un feu de salve, ils se débandèrent, laissant plusieurs dizaines de morts et de blessés sur le terrain. Ce fut la dernière réaction massive des Tutsi. Leurs chefs se rendirent compte qu’ils ne pouvaient rien contre une troupe supérieurement armée et disciplinée.

Les jours suivants, j’obtins le renfort d’une compagnie parachutistes belges. Les mesures restreignant les mouvements et les rassemblements furent renforcées. J’assignai quelques personnes à résidence, notamment l’abbé Kagame, le poète et historien des rois tutsi, ainsi que l’un ou l’autre Européen qui avait manifesté trop ouvertement ses opinions pro-tutsi, parfois pour des raisons assez sordides. On connaissait les mœurs des Tutsi et certains Blancs trouvaient avec eux des satisfactions homosexuelles. À l’époque, c’était encore choquant!

 Ayant appris que certains leaders hutu étaient particulièrement menacés, je les fis protéger par quelques soldats. Sans doute cette mesure sauva-t-elle la vie de Kayibanda, celui qui devait devenir le premier président de la République rwandaise et dont je fis la connaissance quelques jours plus tard.

Par ailleurs, au cours de mes entretiens avec le mwami, je lui expliquais l’organisation d’un pays régi par une constitution démocratique : les élections libres, la séparation des pouvoirs, le rôle d’un parlement etc… Il m’écoutait en silence, ne répondant que lorsque je lui posais une question, et s’en allait l’air maussade. J’avais l’impression de parler dans le vide.

Par contre, j’apprenais par les abbés du collège, qui étaient bien renseignés par les enfants, que des notables hutu étaient amenés de force à l’ibwami où on les forçait, sous la torture, à désavouer leurs convictions démocratiques. C’était la preuve de la duplicité du mwami. Me rendant compte que je perdais mon temps avec lui, je rentrai à Kigali.

Le général Janssens vint nous rendre visite en coup de vent et exprima sa satisfaction de la manière dont les opérations avaient été menées. Il se rendit à Nyanza à son tour et eut un long entretien avec le mwami. Satisfait, il retourna au Congo.

Ce dont il ne se doutait peut-être pas c’est que les chefs tutsi s’y entendaient à merveille à jouer un double jeu. Ne l’avaient-ils pas appris tout au long des siècles de l’histoire ruandaise? Je commençais à l’apprécier et je savais que l’effet de cet entretien serait nul.

De nombreux Tutsi et Hutu avaient été emprisonnés. Des conseils de guerre furent institués et la justice suivit son cours, jugeant impartialement les uns et les autres. Mais, par une sorte de paralysie de la Tutelle, le principal coupable, le mwami ne fut pas inquiété.

Dès le 12 novembre, on peut dire que l’ordre apparent était rétabli. Mais je me rendais compte que tout restait à faire pour que le pays puisse accéder à l’indépendance d’un état démocratique dont l’échéance nous paraissait soudainement plus proche.

Avant de retourner à Léopoldville, le général Janssens nous adressa l’ordre de troupe suivant:

Usumbura, le 14 novembre 59

Ordre de Troupe n°194

Officiers, sous-officiers, gradés et soldats des Troupes placées aux ordres du Colonel BEM LOGIEST.

Au moment de quitter Usumbura, je tiens à vous exprimer mon entière satisfaction pour votre action au Ruanda. Obéissance stricte, sang-froid et courage, mais aussi bonne humeur ont caractérisé l’attitude de la troupe.

Rapidité, décision et énergie ont marqué le rôle des chefs. Le résultat en a été une pacification en un temps record et le sauvetage de nombreuses vies humaines.

(sé) JANSSENS

Lt Gen

C en C