Année 1956

Les Hutu auraient sans doute fini par prendre conscience de leur état d’infériorité dans l’échelle sociale : l’étude de la structure politique du Rwanda d’alors révèle la présence de facteurs qui les y auraient conduits.

Mais cet éveil de conscience aurait mis beaucoup de temps pour se manifester s’il ne s’était trouvé pour le susciter des Hutu, dont les efforts furent secondés par quelques Européens et Tutsi. C’est ce que démontrent les documents suivants.

Lettre de M. A. Maus au Vice-gouverneur Général

Cette lettre réclame la représentation des Bahutu au sein du Conseil de Gouvernement Général et réfute les objections opposées par les Bami et Mgr. Martin du Burundi.

Le 25 avril 1956.

Monsieur le Vice-Gouverneur Général,

J’ai été très péniblement impressionné par les débats du conseil de Vice-Gouvernement Général au sujet de la représentation des indigènes dans le futur Conseil réformé.

Au lieu d’un débat de bonne foi, se basant sur la véracité des faits, j’assistai à un habile étalage de contre-vérités et à une crainte générale des membres d’égratigner même légèrement le colosse mututsi.

J’avais fait la proposition de réserver une sous-catégorie, composée de quatre membres autochtones et européens, pour la représentation distincte des Bahutu.

Cette proposition rencontra l’opposition farouche du Mwami Mutara, qui publia une note tendancieuse, dont chaque alinéa mériterait sévère réfutation.

Il n’y aurait « aucun critère pour différencier les termes mututsi et muhutu ». Ahurissante affirmation que réfute toute la structure sociale du Ruanda-Urundi (voir p. ex. J. J. Maquet, Le problème de la domination Tutsi ; R. Bourgeois, Banyarwanda et Barundi ; J. Vanhove, Essai de droit coutumier du Ruanda).

Rentré chez moi dimanche soir, je réunis mon conseil, non d’entreprise, mais de famille : le clerc de l’Union Eurafricaine, mon chauffeur, mes boys, tous Batutsi.

Je leur communiquai la déclaration du Mwami. Ce fut un éclat de rire général !

Je regrette que les graves Conseillers du Vice-Gouvernement général n’aient pas eu la même réaction d’objectivité que ces gens simples.

Avant cela, j’avais déjà taquiné MM. Bwanakweri et Bihumugani, leur disant que je n’avais jamais soupçonné auparavant qu’ils eussent pu être Bahutu. Je sentis vite que je ne devais pas pousser plus loin la plaisanterie.

La vérité, c’est que la structure sociale du Ruanda-Urundi est une des plus cloisonnées du monde. C’est un régime de « castes » (Maquet). Il faudrait aller jusqu’aux Indes pour en trouver de plus fermées.

Dois-je rappeler les évidences niées par le Mwami Mutara ? Il y a d’une part environ 100.000 Batutsi purs ou à peu près, qui se hiérarchisent en rangs divers de noblesse, puis environ 500.000 assimilés Batutsi, c’est-à-dire Batutsi métissés de

Bahutu, Batutsi pauvres ou déchus, Bahutu enrichis se disant Batutsi. C’est une classe intermédiaire entre la noblesse et le peuple.

Enfin il y a ce peuple, ces 3.500.000 Bahutu purs, manants, jadis serfs imposables et corvéables à merci, aujourd’hui encore tellement empreints de servilité vis-à-vis de la race seigneuriale que la présence du Mututsi leur fait incontinent baisser les yeux et céder le passage, sinon lâcher leurs produits, au marché ou sur leurs propres collines, à des prix dérisoires.

Voilà la classe sociale, aujourd’hui encore terriblement exploitée, pour laquelle je demandais, comme première chance de libération, une représentation distincte et légalement assurée.

Le Conseil refusa à l’unanimité cette représentation, et il n’accorda que la nomination de quatre représentants des autochtones en général, sans aucune obligation pour le Gouverneur de les choisir comme représentants de la classe sociale inférieure.

Le Mwami Mutara fut évidemment dans son rôle en s’opposant à ma proposition. Il est très humain de défendre ses privilèges de caste, même s’ils sont injustes, et de les défendre à coups de faux arguments quand il n’en existe pas de vrais.

Mais où commença mon indignation, ce fut quand j’entendis Mgr Martin, représentant des indigènes, dont la croix pastorale est l’emblème de la charité, épouser la thèse du Mwami, et déclarer sans vergogne que les chefs Batutsi étaient les protecteurs naturels des Bahutu. On se demande contre qui ?

Il se contredit d’ailleurs le lendemain, en parlant lui-même des exactions des Chefs, Sous-chefs et abahamagazi (en pratique des Batutsi) sur leurs sujets Bahutu.

Mgr Martin a pour seule excuse que ce fut toujours la politique de l’Eglise, pour sauvegarder ses intérêts spirituels, de se ranger du côté des puissants du jour, dût-ce être au détriment de la justice et de la charité.

Quant à M. Goossens, qui est membre de la Commission pour la protection des indigènes et qui est l’auteur de la prédiction : « il y aura un jour une lame de fond dans ce pays », je l’avais entretenu de mon projet quelques jours auparavant. Il en avait été enthousiasmé. Après cela il eut une conversation avec le Mwami Mutara, et il fit volte-face. Il faut croire que le Mwami a de puissants moyens de persuasion.

Quant aux membres du Conseil, ils estimèrent plus prudent de se tenir cois, et je fus absolument le seul à essayer de faire reconnaître publiquement la véracité d’une situation universellement connue, et la nécessité d’un système de représentation qui n’est que l’ABC de la démocratie et de la justice sociale.

Ce système ayant été rejeté à l’unanimité, sauf ma voix, le Ruanda-Urundi offrira donc le spectacle d’une organisation politique encore plus aristocratique et rétrograde que l’Ancien Régime. Les Etats Généraux de France faisaient au moins sa place au Tiers Etat. C’est ce Tiers Etat que j’ai essayé en vain d’introduire dans le Conseil.

La classe sociale inférieure des 3.500.000 Bahutu restera donc sans aucune garantie légale de représentation étant simplement à la merci des nominations d’un Gouvernement qui pourra être, soit clairvoyant et courageux, soit (comme on l’a vu parfois) tout bonnement opportuniste.

Je ne dois pas démontrer comment les élections des Conseils indigènes n’assurent aucune audience à la voix du peuple. Tout le monde sait dans le pays que ces élections sont une grosse farce, dont les rusés Batutsi tirent toutes les ficelles.

Je ne puis admettre la phrase que vous avez vous-même répétée plusieurs fois, à savoir que les Conseils de Pays ont quatre millions d’hommes derrière eux. Un peuple opprimé ne soutient pas ses oppresseurs. Les Conseils de Pays ne représentent pas plus le peuple du Ruanda et de l’Urundi que le Soviet suprême le peuple russe. Plusieurs autochtones ont d’ailleurs déjà écrit dans ce sens dans la presse locale.

Quant à la proposition du Mwami Mutara d’introduire le suffrage universel, c’est bien là le comble de l’astuce mututsi. Il pense donner le change à ces naïfs que sont les blancs, sachant très bien, lui, que de véritable suffrage universel il n’y aura jamais que la façade.

Le jour où le suffrage universel serait véritablement introduit au Ruanda-Urundi chez un peuple conscient de ses droits, il n’y aurait en effet plus un Mututsi élu dans les Conseils indigènes, plus un Mututsi supporté comme Chef ou Sous-chef, ni plus un gros éleveur toléré sur les collines. Ce n’est évidemment pas cela que le Mwami Mutara souhaite.

Un autre argument du Mwami était qu’une représentation séparée des Bahutu constituerait une politique de ségrégation d’un peuple.

Affirmation ridicule. Le peuple belge est-II soumis à ségrégation parce qu’il y a quatre partis au Parlement, le P.S.C. parce qu’il a une aile flamande et une aile wallonne, la Société SOMUKI parce que son Directeur Général siège dans la catégorie des Associations patronales et un de ses agents dans celle des Associations professionnelles d’employés?

En réalité, par cette déclaration le Mwami Mutara a révélé sa mentalité antidémocratique. Il tient pour le parti unique, celui des Batutsi, qui doit continuer à dominer les deux autres groupes autochtones. Il a très bien senti qu’une représentation distincte des Bahutu serait la première fissure dans la domination monolithique mututsi, et c’est celle-là qu’il entend sauvegarder à tout prix.

Il est lamentable qu’il ne se soit pas trouvé au Conseil un seul homme assez sincère et courageux pour lui riposter, et que les arguments les plus pertinents que j’étais seul à avancer, tombaient tout droit dans le vide.

A un siècle de distance, la position des membres du Conseil ressemble étrangement à la position réactionnaire des patrons du XIXe siècle, essayant d’étouffer la naissance d’un parti ouvrier et des premiers syndicats.

Les grimaces épouvantées de certains membres, suite à ma proposition, sont le plus éloquent des aveux. Cela pourrait devenir un peu trop sérieux, pensaient-ils.

L’opposition d’intérêts entre les collectivités mututsi et muhutu que vous avez vous-même reconnue et appelée « le problème social le plus aigu du Territoire », et qui en est le drame humain le plus poignant, restera donc officiellement ignorée de nos institutions, et sans moyen organique de défense.

C’est là une position tellement peu sincère et tellement injuste que je ne puis en conscience m’y compromettre de quelque manière. En conséquence je me trouve au regret de vous prier d’accepter ma démission de membre du Conseil de Vice-Gouvernement Général du Ruanda-Urundi.

Veuillez agréer, Monsieur le Vice-Gouverneur Général, l’assurance de ma haute considération.

Le Président  A. Maus.

Lettre de M. A. Munyangaju

Le 7 mai 1956, M. Aloys Munyangaju, leader hutu, adresse à M. Maus une lettre de félicitation pour la position que ce dernier a prise au Conseil de Gouvernement Général en faveur de l’admission des Hutu:

Monsieur,

Au nom de mes compatriotes je suis heureux de vous envoyer ce message de félicitations pour l’attitude que vous venez de prendre à l’égard du Conseil du Vice-Gouvernement du Ruanda-Urundi.

Votre démission ouvre des horizons nouveaux et les Bahutu du Ruanda vous restent reconnaissants pour le désir que vous avez de rehausser leur prestige dans les assemblées.

Veuillez croire, Monsieur le Président, en l’assurance de notre entière sympathie. A. Muhutu.

Un Abbé rwandais parle.

Le 21 juillet 1956, l’hebdomadaire « Presse Africaine » de Bukavu publiait une interview d’un prêtre rwandais. Cette interview se prolongea dans les numéros des 28 juillet et 3 août. Nous en publions certains extraits.

L’abbé parle : « … Vous ne pouvez rien pour nous, même vous, les Européens. Vous aussi, vous êtes à la merci du Mwami. Regardez le Frère Segondien. Il a fondé Astrida. Il voulait notre bien, nous l’adorions. Mais la politique qu’il préconisait allait à l’encontre de celle du Mwami. Il a été renvoyé en Belgique. Si, si, et je pourrais vous citer encore le Père Henri, et des agents territoriaux, et même des administrateurs.

D’ailleurs il nous le dit lui-même, le Mwami, vous ne pouvez rien pour nous.

— Enfin, dis-je, je ne connais pas ce cas du Père Henri, ni celui des agents territoriaux dont vous parlez, mais il me semble que le Frère Segondien fut renvoyé en Belgique pour désaccord grave avec ses supérieurs blancs ?

— Pas du tout, c’est le Mwami qui a obligé les Pères Blancs à le chasser.

— Je n’en crois rien. Et d’abord quel Mwami ?

— Rudahigwa, naturellement. Mwambutsa, lui il vous aime bien, mais il est entouré de chefs très arrivistes, qui voient dans un retour à la féodalité celui de toutes leurs prérogatives et l’accession à une richesse rapide obtenue à bon compte sur le dos des Bahutu. Enfin, Mwambuta n’est pas encore dangereux. Il se contente de vous demander de menues faveurs et d’autres qui le sont moins, comme sa villa de Kitega, qui coûte cinq millions paraît-il. Mais enfin il vous est attaché car c’est son intérêt. Et puis, il est beaucoup plus intelligent que Rudahigwa, et se dit que le retour à la féodalité ne durerait pas longtemps, et, que s’il jouait la carte du Mwami régnant, il pourrait fort bien tourner celle du Mwami pendu par la suite.

Mais Rudahigwa, il veut vous voir dehors. Il se juge capable de diriger ce pays. Il vous accuse de tenir les Watutsi à l’écart de l’exploitation des mines pour vous réserver la seule richesse du pays et l’expédier en Belgique……Voyez encore l’histoire de Bwanakweli.

— Qui était-ce ?

— C’est un chef qui a voulu jouer votre carte. Il groupait — et groupe encore — une quarantaine de chefs derrière lui. Il cristallisait l’opposition au Mwami. C’est encore vers lui que regardent tous les évolués du Ruanda, tous ceux qui seront impitoyablement massacrés ou chassés si ce pays devient indépendant, tous ceux qui n’ont pas de titre de noblesse watutsi pour les protéger, tous ceux qui se sont élevés par leur travail ou leurs études. Il avait introduit des réformes dans sa chefferie, renvoyant à des travaux plus utiles ces grands commis venus à sa cour vivre en parasites moyennant louanges au maître. Il avait annoncé la justice, et soulevé les Bahutu d’espoir. Cherchant un appui auprès des Belges, en qui il avait vu un élément stabilisateur confirmé par quarante ans de paix sociale sous leur administration, il avait fondé un mouvement politique ma foi, demandant que tombent les barrières limitant l’immigration des colons belges au Ruanda, préconisant la création d’un état dans le sein d’une union du Ruanda soit à la Belgique – formule du dominion – soit au Congo – formule agrandie de colonie, un mot qui a bien meilleure presse chez les Ruandais qu’à l’O.N.U. Le Mwami s’est senti menacé, ses espoirs d’une féodalité retrouvée s’envolaient. Il a forgé de toutes pièces une accusation d’injures en public, contresignée par des chefs à lui, dévoués ou le craignant trop, et Bwanakweli, dont la vie privée est à elle-seule un modèle de dignité et un démenti à de telles accusations, a été déplacé, arraché à une chefferie où sa famille régnait depuis quatre siècles, et déraciné, car on ne peut dire transplanté, à Kibuye, le plus loin possible de la capitale du Mwami. Aussi il est dégoûté, il ne bouge plus. D’ailleurs lui aussi, à présent, il craint le Mwami, simplement parce qu’il le sait soutenu par votre gouvernement. Mais pourquoi est-il soutenu, Monsieur?

Les Belges ont, au Ruanda, toutes les cartes en main : une population qui craint de les voir partir, ceci est vrai surtout pour les vrais évolués, certains chefs remarquablement intelligents et dévoués à notre cause, une administration territoriale en place et qui, quoique brimée, conserve un ascendant remarquable sur les indigènes, surtout parce qu’elle représente à leurs yeux le dernier rempart contre l’arbitraire des Bami, et enfin de hauts fonctionnaires qui sont des gens remarquables.

Nous devons maintenir notre action civilisatrice en Afrique, nous devons entendre ces voix qui crient vers nous, qui supplient de ne pas nous en aller, et qui émanent des meilleurs d’entre les Ruandais.

Le dernier congrès socialiste parlait d’interlocuteurs valables. Ils existent en effet au Ruanda, mais c’est pour nous demander tout le contraire des théories fumeuses développées à Bruxelles. Ces interlocuteurs nous offrent leur attachement. Il est temps de ne plus les repousser.

Nous reparlerons de Bwanakweli, et d’autres chefs, et de leur programme. Là est l’avenir du Ruanda, dans une communauté belgo-ruandaise basée sur la confiance de l’amitié.

A ceux qui veulent abandonner ce pays, nous disons: Non! Trois millions de fois non! Au nom des trois millions de Bahutu livrés à la peur …

Me voici au nord du Ruanda, chez un autre abbé, connu pour ses idées progressistes, et grand ami de Bwanakweli.

– Il y a deux ans déjà, dans le journal indigène dont j’ai parlé, Bwanakweli exposait à nos évolués la pauvreté profonde du Ruanda. Il développait des arguments simples, mais frappants. Il est fort important en effet que nos élites prennent conscience de cette pauvreté, car elles n’y croient pas. Et la propagande du Mwami n’est évidemment pas étrangère à cette euphorie. La plupart des nôtres s’imaginent que notre pays est riche, et que seule l’exploitation des blancs et l’envoi des richesses ruandaises, sous forme de minerais, de café, etc., à l’étranger, maintient le pays dans une stagnation économique à laquelle le départ des blancs mettra fin.

Cet article a été lu par le Mwami, qui a immédiatement demandé la relégation de Bwanakweli au Congo Belge. Votre Administration l’a d’abord refusée. Elle lui a donné satisfaction partielle en déplaçant Bwanakweli à Kibuye. Il est hors de doute que le Mwami aurait finalement obtenu gain de cause sans les Bahutu.

– Que viennent-ils faire là-dedans?

– Eh bien ! le Mwami a craint une émeute. Comme vous l’avez dit dans votre article, la famille de Bwanakweli dirigeait la chefferie de Nyanza depuis de nombreuses générations. Elle s’y est toujours illustrée par une indépendance totale à l’égard des Bami. Bwanakweli a fait mieux. Des mesures, réellement démocratiques, ont soulevé ses Bahutu d’espoir. Quand ils ont appris qu’il était déplacé à Kibuye, ils sont descendus sur Nyanza pour supplier qu’il restât. Chaque colline a envoyé ses délégués, plus de mille sur les onze mille contribuables de la chefferie. Bwanakweli lui-même a dû intervenir pour les renvoyer, leur disant qu’il acceptait la sentence, et qu’ils se déplaçaient donc pour rien, puisqu’il était d’accord. Il a connu là un des moments les plus affreux de sa vie, tiraillé entre son affection et sa reconnaissance pour les Belges, qui le poussaient à se soumettre sans murmure, et son amour des Bahutu, qu’il pleurait d’abandonner. Il faut en effet réaliser l’ampleur de la crainte du Mwami chez ces populations pour mesurer leur courage en venant braver le Mwami chez lui, à Nyanza, et clamer leur attachement à leur chef. J’en parle avec colère, Monsieur, mais moi non plus, je ne comprends pas le rôle de votre Administration dans cette affaire. Elle a en face d’elle un Mwami dont le prestige jusqu’à la visite du Roi Baudouin était faible. Et elle a un autre chef aimant les Bahutu, aimé d’eux et des évolués qui sont l’avenir du Ruanda, comprenant votre œuvre ici, et conscient de la nécessité de votre aide, un chef qui estime que le régime des Bami est périmé, et qui vous offre de créer ici un gouvernement démocratique, sous votre égide, avec votre aide. A celui qui venait ainsi vers vous, la main tendue, vous avez répondu en lui enlevant son territoire, en détruisant son œuvre. Pourquoi Monsieur?

– Parce que rien n’est simple. Un ministre en fonction, chez nous, ne connaît rien des problèmes africains. Monsieur Wigny, à l’époque, s’est vu soumettre un conflit qui opposait un Mwami, chef reconnu, considéré comme l’ami des Belges, à un chef inconnu, probablement un troublion quelconque. Il a entériné la proposition de l’administration coloniale de ménager la chèvre et le chou, de donner satisfaction morale au Mwami en déplaçant son adversaire, tout en n’infligeant à ce dernier aucune sanction, puisque la chefferie qu’il a reçue à Kibuye est équivalente à celle qu’il quittait à Nyanza.

– Oui, mais ce déplacement en soi est la pire des sanctions, car il aimait les gens de sa chefferie. Il m’a encore répété dernièrement que jamais il n’oubliera les marques d’attachement qu’ils lui ont données. De plus, il a été banni du Conseil Supérieur du Pays. Il n’ira certainement jamais en Belgique, il n’aura donc jamais l’occasion de parler à vos dirigeants, et de faire entendre la voix du vrai peuple du Ruanda, celle des Bahutu. Et c’est cela qui le navre.

– Oui, je sais que le Mwami désigne les chefs qui l’accompagnent en Belgique. Mais il n’est pas exclu, grâce à la presse, peut-être, que ces contacts aient lieu. Les journaux coloniaux sont lus par le Ministre, cela je puis vous l’affirmer.

– Eh bien, je le souhaite. Je dois d’ailleurs vous dire que votre article nous redonne de l’espoir et que, sans lui, Bwanakweli aurait été faire sa soumission au Mwami, comme le Glaoui à Ben Youssef. Cela lui serait tellement plus profitable, n’est-ce pas?

Car ne vous y trompez pas, son action est désintéressée, Bwanakweli a un programme que je vous donnerai quand je serai certain que les Européens s’y intéressent, un programme qui veut sauver les Bahutu, avec votre concours, un programme qui veut sauver les réalisations européennes au Ruanda, et prouver que l’action de la Belgique, ici, a éveillé la reconnaissance de nos gens et leur attachement à une unité ruandaise qu’ils ne conçoivent pas sans vous.

L’année 1957

L’année 1957 verra se concrétiser le malaise socio-politique au Rwanda. L’opinion des observateurs, exprimée notamment dans l’article de la « Libre Belgique » du 24 janvier 1957, sera bientôt confirmée par le Manifeste des Bahutu du 23. mars 1957.

Rwanda 1957

Il y a quelques mois, le Kabaka du Buganda – ce souverain noir qui fut exilé en Angleterre, puis réinstauré- fit au Ruanda-Urundi un voyage privé. Privé au point de ne pas comporter même une visite de courtoisie aux autorités européennes.

Quelques semaines plus tard, le Mwami du Ruanda, accompagné d’un fonctionnaire européen, lui rendit la politesse, à Kampala.

Le mois dernier, le Conseil du Pays du Ruanda approuva un vœu tendant à créer au Ruanda quatre ministères: Intérieur, Finances, Instruction publique, Travaux publics.

Ce vœu était inspiré directement par le Mwami et l’idée lui en vint certainement du Buganda, dont l’autonomie politique est fort avancée.

Ainsi l’Administration belge, faute d’avoir une politique concrète et dynamique et de créer à temps les Institutions, se voit-elle ravir l’initiative.

La thèse officielle est de temporiser, de faire l’éducation de la masse en partant des organisations à l’échelon le plus bas, pour monter lentement vers le haut; de refuser aux Européens et aux évolués des responsabilités politiques jusqu’à ce que la masse indigène entière soit éduquée. On n’a pas manqué d’objecter depuis longtemps que c’est une erreur, qu’il faut commencer par l’échelon le plus élevé, la province, et permettre aux habitants blancs et noirs de créer ensemble la « cité », car la communauté belgo-congolaise doit d’abord être un dialogue entre Belges et Congolais avant de devenir une entité Belgique-Congo.

L’initiative du Conseil du Ruanda battant de vitesse l’Administration, illustre à quel point les coloniaux ont raison contre ceux qui les gouvernent.

Il est assez probable que cette proposition restera pour le moment sans suite pratique. Elle est symptomatique néanmoins des tendances politiques de ce pays.

De grand féodal qu’il était jadis, le Mwami du Ruanda, comme son collègue de !’Urundi, fut réduit au rôle de figurant.

La masse resta indifférente à cette révolution de palais. Mais il n’est pas douteux que la classe dirigeante ressentit amèrement son apparente déchéance.

Mais avec une intelligence que l’on doit admirer elle se soumit immédiatement et entreprit sans retard d’acquérir l’instruction qui lui fut d’ailleurs dispensée plus généreusement qu’au Congo même. Presque sans exception, tous les enfants recevant l’instruction qui leur était donnée par notre Administration, reconquirent ainsi indirectement la puissance et le prestige perdus, tandis que renaissait l’espoir d’une indépendance, la direction du pays revenant à la même aristocratie.

Pendant ce temps, le Mwami Rudahigwa atteignait l’âge d’homme et insensiblement tendait à reprendre en main les rênes du pouvoir, aidé d’ailleurs par les circonstances, notamment par les idéologies politiques internationales, l’attachement des gouvernements belges à celles-ci et à l’O.N.U.

Mais un fait nouveau s’était pourtant produit.

L’enseignement chrétien, la diffusion de l’instruction, l’exemple et la fréquentation des Européens, la lecture, eurent parmi la jeunesse leurs effets habituels. Un désir d’action, d’idéalisme, de progrès, de démocratie s’empara de certains qui, tout en gardant l’idéal d’un Ruanda autonome, voulaient suivre à fond la Belgique, libérer la masse, abolir les contraintes anciennes.

Bientôt ce groupe entra en conflit avec le Mwami dans la mesure où celui-ci se montrait plus réactionnaire, au sens politique du terme. Cette situation prévalait, il y a cinq ou six ans.

Il est regrettable pour le Ruanda-Urundi que depuis le départ d’Usumbura de M. Pétillon, le territoire sous mandat n’ait plus été gouverné que par des hommes honnêtes sans doute, mais dépourvus d’une forte personnalité, qui auraient su canaliser les courants progressistes au lieu de les contrarier pour apaiser le Mwami, choisissant ainsi une politique de facilité.

Celui-ci, maître des nominations de chefs, sous-chefs, notables, juges, greffiers, mit en pratique l’adage : Qui n’est pas avec moi est contre moi. Il en vint à exiger une plus grande soumission à sa personne et sa politique. Il va aujourd’hui jusqu’à proscrire la lecture de certains journaux et la fréquentation de personnalités qui ne lui sont pas dévouées!

Devant la passivité de l’autorité belge, les « évolutionnistes », petit à petit, se sont tus, puis soumis. Mais le feu de l’opposition couve toujours. Les dernières élections pour les conseils de sous-chefferie n’ont nullement été un succès pour le Mwami, et des Européens ont été élus, bien que non éligibles …

Le plus grand journal rédigé en dialecte du Ruanda, et qui s’était spécialisé dans la louange de Rudahigwa, a subi lors du renouvellement des abonnements pour 1957, une spectaculaire désaffection.

Néanmoins, force est de constater que depuis cinq ans, et surtout depuis trois ans, exactement depuis M. Buisseret, l’influence effective de Rudahigwa augmente, tandis que celle de 1 ‘Administration décroît.

II est paradoxal que la politique coloniale d’un gouvernement à direction socialiste ait consisté à renforcer la position d’un homme manifestant des tendances absolutistes et à étouffer l’éclosion de courants démocratiques. Ce n’est assurément pas le résultat d’une intention délibérée mais les faits disent combien est faillible la direction à distance.

Les véritables sentiments de Rudahigwa à l’endroit des Européens et de I’ Administration belge demeurent un mystère. Il lui est advenu en tout cas, de tenir de singuliers propos, encore qu’il ne s’agisse vraisemblablement pas d’une hostilité, d’une xénophobie, systématiques et aveugles.

Son objectif politique, tel que semblent le définir ses fidèles, serait surtout de renverser les rôles actuels; que l’on reconnaisse l’indépendance du pays, l’autorité suprême du Mwami et de son Conseil. L’Administration, les techniciens européens, ramenés à l’état de subordonnés, resteraient et seraient écoutés : les liens avec le Congo et la Belgique seraient resserrés et toutes garanties données aux personnes et biens européens, pour le présent et l’avenir.

Le Résident, aujourd’hui supérieur hiérarchique du Mwami, deviendrait son conseiller, voire même son ministre. Le vice-gouverneur général serait l’ambassadeur de Belgique très honoré et respecté.

La méfiance actuelle ferait place à la confiance.

Le Manifeste des Bahutu

Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda

24 mars 1957.

Des rumeurs seront déjà parvenues à l’autorité du Gouvernement par la presse et peut-être aussi par la parole au sujet de la situation actuelle des relations muhutu-mututsi au Ruanda. Inconscientes ou non, elles touchent un problème qui nous paraît grave, problème qui pourrait déparer ou peut-être même un jour torpiller l’œuvre si grandiose que la Belgique réalise au Ruanda. Le problème racial indigène est sans doute d’ordre intérieur mais qu’est-ce qui reste intérieur ou local à l’âge où le monde en arrive 1 Comment peut-il rester caché au moment où les complications politiques indigènes et européennes semblent s’affronter? Aux complications politiques, sociales et économiques s’ajoute l’élément race dont l’aigreur semble s’accentuer de plus en plus. En effet, par le canal de la culture, les avantages de la civilisation actuelle semblent se diriger carrément d’un côté, – le côté mututsi – préparant ainsi plus de difficultés dans l’avenir que ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui « les problèmes qui divisent ». Il ne servirait en effet à rien de durable de solutionner le problème mututsi-belge si l’on laisse le problème fondamental mututsi-muhutu.

C’est à ce problème que nous voulons contribuer à apporter quelques éclaircissements. Il nous a paru constructif d’en montrer en quelques mots les réalités angoissantes à l’Autorité Tutélaire qui est ici pour toute la population et non pour une caste qui représente à peine 14% des habitants.

La situation actuelle provient en grande partie de l’état créé par l’ancienne structure politico-sociale du Ruanda, en particulier le buhake, et de l’application à fond et généralisée de l’administration indirecte, ainsi que par la disparition de certaines institutions sociales anciennes qui ont été effacées sans qu’on ait permis à des institutions modernes, occidentales correspondantes de s’établir et de compenser. Aussi serions-nous heureux de voir s’établir rapidement le syndicalisme aidant et encourageant la formation d’une classe moyenne forte. La peur, le complexe d’infériorité et le besoin « atavique » d’un tuteur, attribués à l’essence du Muhutu, si tant est vrai qu’ils sont une réalité, sont des séquelles du système féodal. A supposer leur réalité, la civilisation qu’apportent les Belges n’aurait réalisé grand’- chose, s’il n’était fait des efforts positifs pour lever effectivement ces obstacles à l’émancipation du Ruanda intégral.