Au mois d’août 1956, le Mwami Mutara du Rwanda, rappelant le passé, déclarait que « des bahutu furent nommés chefs ». Il ajoutait un peu plus loin que « les serviteurs avaient l’assurance de jouir de la protection de leurs maîtres, les administrés de celle de leurs chefs ». Le Mwami oubliait d’ajouter que le muhutu qui, par exception, était nommé chef sous l’ancien régime, devait se hamitiser le plus vite possible, ce qui avait pour effet d’effacer sa basse origine et le faisait désormais considérer au milieu de ses pairs comme un vrai mututsi. C’était, bien entendu, une certaine trahison à l’égard de sa caste : accéder à une fonction de chef, c’était accéder à une caste privilégiée et renoncer à son ancienne caste. Ces nominations, de l’avis même des connaisseurs de l’histoire du Rwanda-Burundi, étaient tout à fait exceptionnelles. La question serait de savoir dans quel but ces nominations étaient faites. On peut se demander si celles-ci avaient pour but de porter remède au problème muhutu, puisque c’est sur ce terrain que le débat est aujourd’hui engagé. Il nous faut constater que ce remède n’a pas été efficace et qu’il est vain dès lors, de rappeler que le « muhutu fut nommé chef ». La raison de ces nominations ne se trouverait-elle pas plutôt dans le désir d’échapper à la nécessité de trouver des solutions, en assimilant au fur et à mesure ceux qui émergeraient de la masse et qui pouvaient être de taille à reposer le problème. Liberté au lecteur d’opter pour l’une ou l’autre thèse, car dans le domaine du possible, tout reste possible! En tout cas, s’il n’y a pas lieu de contester la réalité de ces nominations dans le passé, il reste à expliquer leur inexistence ces derniers temps.

Quant au second membre de la déclaration rapportée plus haut, il est certain que tout régime féodal comporte forcément une protection du serf par son seigneur contre tout danger pouvant survenir de l’extérieur.

Il a certainement dû en être ainsi au Rwanda-Burundi. Cela empêche-t-il de reconnaître que dans le monde d’aujourd’hui, ce régime n’a certainement plus sa raison d’être et ne peut plus répondre à nos légitimes aspirations à la liberté et à l’égalité ? On a suffisamment démontré dans les pages précédentes que la soi-disant protection du serf s’est malheureusement muée en une exploitation inhumaine, et que l’on réclamait donc son abolition.

Le 21 avril 1956, le Mwami Mutara a déclaré en plein Conseil de Vice-gouvernement général du Ruanda-Urundi qu’il est très difficile de définir actuellement les termes mututsi, ou muhutu, vu que l’on ne saurait fixer aucun critère pour les différencier. Que répondre à ceci ? Que la question ne s’est jamais posée sur le terrain de la définition des termes invoqués, que nous abandonnons volontiers aux soins des érudits, et que le problème est d’assurer la représentation équitable de chaque groupe ethnique au sein du futur Conseil général du Rwanda-Burundi. C’est pour combattre cette revendication que l’on a trouvé l’argument spécieux qu’il ne fallait pas diviser le pays. Si l’on concède « qu’il est très difficile de définir », il reste cependant possible de le faire. La fameuse devise du Rwanda, inscrite sur les façades des bâtiments publics de l’administration indigène, atteste l’existence incontestable de trois races du Rwanda-Burundi. Pourrions-nous, dès lors, savoir si celui qui a choisi cette devise a commencé par définir ce qu’il entendait par les termes « mututsi, muhutu et mutwa », ou si, au contraire, il a simplement fait confiance au sens commun en la matière ? Ce qui est certain c’est qu’avant le jour où le problème des bahutu a été posé devant l’opinion publique, la race privilégiée a toujours affirmé sa distinction nette d’avec les bahutu ! Ce revirement actuel est très significatif. Si l’on nie aujourd’hui une distinction qu’on a toujours affichée, c’est qu’on a intérêt à le faire, mais cela ne supprime pas pour autant l’incontestable réalité.

Au mois de juin 1958, clôturant à Nyanza les débats d’un mois de discussions sur le problème muhutu, entre les leaders bahutu et les membres du Conseil Supérieur du Pays du Ruanda, le Mwami Mutara III du Rwanda déclarait : « On nous a posé un problème et après un examen attentif, nous déclarons : il n’y a pas de problème ! Et que prennent garde ceux qui disent le contraire ; ils sont des diviseurs, des perturbateurs de l’ordre, et seront poursuivis comme tels ». S’indignant à juste titre d’une pareille décision qui se voulait sans appel, l’hebdomadaire « Temps Nouveaux d’Afrique » publiait le 22 juin 1958, sous le titre « La peur et le désordre seront-ils finalement plus forts que la justice et la charité ? » un article courageux qui disait entre autres :

« Le problème n’échappe même pas à ceux qui le nient, car personne n’ignore les exactions, les dénis de justice, — premier aspect du problème, — comme personne n’ignore qu’il y a une promotion de masse à réaliser, — deuxième aspect du problème. S’il serait injuste de nier que quelque chose a été fait, il serait tout aussi injuste de nier qu’une tâche urgente s’impose dans tous les domaines où l’égalité de droit n’existe pas ».

Il y a donc un problème, comme n’a pas craint de le soutenir « Temps Nouveaux ». Il y a un problème, comme l’ont courageusement déclaré dans une motion confiée à la presse au mois de juillet 1958, les étudiants Barundi et Banyaruanda en Belgique. Il y a un problème, et ce problème est bel et bien « le problème social le plus aigu du Territoire », comme l’a déclaré sans équivoque le vice-gouverneur général Harroy, au Conseil de vice-gouvernement général du Ruanda-Urundi en 1956. Il y a un problème et c’est « le problème-clef du pays », comme l’a encore répété le même Gouverneur à la Mission de visite de l’O.N.U., en octobre 1957. Quel intérêt y a-t- il, dès lors, à nier l’évidence ! La menace, la peur et la violence ne suffiront pas à faire disparaître celle-ci. Seule une reconnaissance franche et sincère du problème, faite avec une volonté tenace d’y porter remède pourrait remettre les choses en ordre.

Parlant des critères dont on s’inspire pour le choix des candidats aux fonctions publiques, le Mwami Mutara du Rwanda déclarait au pays en août 1956 : « On ne fait pas de différence entre les deux races pour le choix des candidats aux fonctions publiques : on choisit selon les capacités et les mérites ». Comme s’il suffisait d’affirmer pour être dans le vrai !

Il est curieux de constater que les critères souvent avancés de capacité et de mérite ont joué presque toujours en faveur du seul mututsi, et même assez souvent, jusqu’à ces derniers temps, du mututsi de tel clan bien déterminé Est-ce par hasard ? Dans ce cas, le muhutu pourrait quand même de temps à autre être favorisé par le même hasard, étant donné que ce hasard n’est nullement lié à une race, et encore moins à certains individus d’un clan dans cette race !… Ne serait-ce pas plutôt le résultat d’une politique délibérée, assortie sans doute d’un petit jeu d’intrigues, dont notre Rwanda- Burundi n’est pas sans connaître le secret ? Et puisqu’on parle de capacité et de mérites, pourrait-on nous expliquer la nomination assez récente d’un individu qui n’a pas réussi à achever son cycle d’études et qu’on a préféré à tant d’autres qui attendent patiemment depuis des années et qui ont achevé leurs études avec fruit ?… Si la seule capacité est la règle, comment expliquer que dans plusieurs régions du Rwanda-Burundi, l’opinion publique rende la plupart des autorités coutumières responsables du malaise actuel ?

En vérité, de quels mérites s’agit-il au juste ? Flâner à longueur de mois à la cour du Mwami ou de la Reine-Mère, courtiser sans désemparer et se livrer au jeu d’intrigues en noircissant un concurrent qu’il s’agit de renverser pour s’installer à sa place en attendant de subir à son tour le même sort ; est-ce ainsi qu’on prouve que l’on est capable d’assumer avec justice et équité une fonction publique ? Heureusement que de temps à autre une énergique intervention de l’Administration met le holà !

Suite à sa déclaration au Conseil de vice-gouvernement général, le Mwami Mutara, s’exprimant à propos de l’opportunité politique d’une réforme, s’adressa au pays en ces termes : « Une représentation des bahutu, des batutsi et des batwa constituerait une politique de ségrégation d’un peuple. Le Ruanda est l’habitat d’un peuple homogène, et non pas un champ de querelles de factions raciales ou sociales. L’intention (des défenseurs des bahutu) est de diviser le pays ». Non, le Rwanda-Burundi n’est pas encore (le sera-t-il jamais ?) l’habitat d’un peuple homogène, puisque ce peuple connaît une division profonde sur le plan social. Il est, hélas, un « champ de querelles de factions raciales » et le restera peut-être longtemps si l’on continue à fermer les yeux sur une situation où l’égalité des droits n’existe pas. Ce n’est nullement diviser le pays que de reconnaître sereinement cette triste réalité, que de dénoncer une soi-disant représentation traditionnelle qui a suffisamment prouvé son incapacité à remplir impartialement ce rôle, à l’abri des intérêts et ambitions de caste. Le pays est donc déjà divisé et personne n’a l’intention de le diviser davantage ; au contraire, une représentation de chaque groupe pourrait réduire les tensions et faire régner la confiance.

Quand on aborde le problème du menu peuple avec un de ces suzerains d’antan qui ne s’est pas encore fait à l’idée de la suppression du régime féodal, on est à peu près certain de rencontrer cette objection : « La suppression de l’Ubuhake a libéré des dizaines de milliers de clients et a appauvri des milliers de batutsi, qui en sont réduits à consommer leur capital bovin pour vivre. » Cette suppression, qui est une grande œuvre de libération et d’humanisation, a fait, bien entendu, une sérieuse brèche dans les massives murailles de la féodalité. Je ne jouerai certainement pas au prophète en disant que ça ne fait que commencer et que plus de sacrifices seront certainement requis de la plupart d’entre nous. Aucun régime n’est en soi appelé à perdurer indéfiniment, et sa plus ou moins grande permanence dépend de sa plus ou moins grande aptitude à s’adapter aux circonstances nouvelles. Si un régime, si cher soit-il à nos petits intérêts, entrave le progrès du plus grand nombre, il serait criminel de s’y accrocher à tout prix. Il est sans doute vrai que la libération des centaines de milliers de serfs a posé pas mal de petits problèmes à certains batutsi, mais il ne faudrait pas trop exagérer l’étendue de ces difficultés. Ceux qui souffrent des conséquences inévitables de cette suppression sont infiniment beaucoup moins nombreux que ceux qui souffraient sous l’ancien régime. Encore ne s’est-il agi jusqu’ici que d’une réforme partielle. Pour avoir tout son effet, la suppression de l’Ubuhake requiert que l’on trouve rapidement au problème foncier, sous son double aspect pastoral et agricole, une solution satisfaisante : sinon, on reprendrait simplement d’une main ce que l’on vient de donner de l’autre. L’actuel possesseur de têtes de bétail, suite au partage des vaches, n’a, en effet, pas de pâturages puisque ceux-ci sont restés totalement monopolisés par les anciens magnats de la vache.

Dans une allocution liminaire au Conseil de Tutelle 1957-1958, le Commissaire provincial du Ruanda-Urundi déclarait : « Les termes batutsi et bahutu sont des désignations périmées… L’administration verrait sans déplaisir cette terminologie disparaître… Elle craint que l’affichage orgueilleux du terme muhutu ne prenne facilement l’aspect d’une prise de position contre les batutsi ».

Il est curieux que l’administration tutélaire découvre le caractère périmé de ces termes, juste au moment où lui est posé le problème muhutu-mututsi ! Voudrait-on à tout prix éviter d’envisager ce problème de face ?

Si, dans une circonstance, on reconnaît que c’est « le problème-clef du pays », il ne s’agit pas de déclarer dans une autre circonstance que ce n’est en réalité qu’une question de termes. S’il y a un problème, et si ce problème est reconnu comme primordial, il incombe aux responsables de rester conséquents avec eux-mêmes. Inutile de prétendre que la simple suppression du terme va produire des effets magiques. Ce dont le muhutu se plaint, ce n’est pas qu’on l’appelle « muhutu » au lieu de l’appeler « mututsi », mais c’est la situation inadmissible qui lui est réservée dans le pays, parce qu’il est « muhutu ». Assurez-lui l’égalité de chances sans faire attention au terme sous lequel on le désigne, et vous serez étonné de voir tout rentrer dans l’ordre. Ce n’est nullement sans raison que le mututsi privilégié a été le premier à souhaiter la suppression des vocables, en avançant (quelle trouvaille !) que le Rwanda est habité par les Banyarwanda et le Burundi par les Barundi, comme si les Flamands et les Wallons n’habitaient pas la Belgique et ne cessaient d’être, les uns, Flamands, et les autres, Wallons… tout en étant cependant des Belges. Pourquoi dès lors, ceux qui habitent le Rwanda tout en étant des banyarwanda, cesseraient-ils d’être batutsi, bahutu, ou batwa ? Si c’est « sans déplaisir que l’administration verrait cette terminologie disparaître », a-t-elle le droit de la faire officiellement disparaître ? Cela aboutirait à rendre impossible toute statistique qui serait de nature à établir la triste réalité : le monopole serait masqué artificiellement, mais il demeurerait.

Un peu plus loin, le Commissaire provincial poursuivait : « Le décret sur l’organisation politique indigène (conseils partiellement élus) compte beaucoup sur la lucidité des Africains et leur finesse séculaire à percevoir la tension d’une situation politique ». Il se dégage de cette déclaration que l’administration voudrait prématurément plier bagages, en abandonnant aux Africains le soin de réformer eux-mêmes leur pays. C’est un peu trop tôt pour déserter; vous n’avez pas le droit de vous retirer avant d’avoir donné une solution à un des graves problèmes qui vous est posé. Si vous entendez partir au milieu d’une situation trouble, on vous accusera à juste titre de lâcheté et votre tutelle n’aura pas eu de sens. Soyez-en sûrs, si l’on s’est adressé à vous comme arbitres, ce n’est nullement en vue de se jouer de vous, mais c’est qu’on espère de vous beaucoup de lumières en raison de votre expérience. Ceux qui se sont adressés à vous l’ont fait parce qu’il leur avait été impossible de s’arranger à l’amiable, autrement vous n’auriez même rien su de l’affaire. Mais puisqu’en toute confiance, on a fait appel à vous, ne vous dérobez pas, il y va du sort d’un grand nombre de malheureux : vous n’ignorez pas la situation, de grâce faites justice. Ne vous y trompez pas par ailleurs. Si vous n’intervenez pas énergiquement, un peuple séculairement opprimé ne parviendra jamais à faire respecter ses droits dans l’ordre et la légalité. Et n’allez pas jusqu’à croire que dans un pays où, sous vos yeux, on considère toute revendication populaire comme une rébellion contre l’autorité et l’ordre établi, les réformes qui ne seront pas opérées en votre présence, ne le seront jamais quand vous serez déjà partis. Et votre fameux décret de 1952, qui d’ailleurs ne fait que consacrer une situation de fait en la légalisant et qui, de ce fait, est à réviser en beaucoup de ses dispositions, ne pourra non plus opérer les effets magiques que vous en escomptez. Vous l’avez publié en 1952 et en 1958 la situation n’est guère améliorée. Prenez, prenez, nous vous en conjurons, des mesures plus énergiques, optez entre vous rendre impopulaires à la majorité de la population et satisfaire le caprice d’une poignée de privilégiés. C’est ce que tout le peuple attend de vous, en tout cas avant votre départ, si tant est que vous tenez à partir. Et n’octroyez plus, de grâce, d’autres pouvoirs avant d’avoir assuré la sauvegarde des droits des faibles… G. CYIMANA.

  1. Cyimana proposait peu après une série de réformes politiques en vue de pallier la situation qu’il avait dénoncée.

Préalables à l’indépendance du Rwanda-Burundi (Extraits)

« En Afrique, il est indécent de courir, mais les hommes vont vite » (Dr. Aujoulat).

Songer à l’émancipation prochaine du Rwanda-Burundi est chose légitime et position réaliste : le contraire serait une utopie, et pour le colonisateur, et pour le colonisé.

MESURES D’ORDRE POLITIQUE

Les critiques que nous avons avancées portent sur l’ensemble de nos institutions, et il est inutile, pensons-nous, de vouloir rendre un seul secteur responsable du malaise, comme certains qui localisent l’origine du mal dans le fameux décret de 1952. Le mal existait, en effet, avant la parution du décret, et le seul reproche légitime que l’on peut faire est qu’il n’ait pas poussé la réforme à fond, à un moment propice pour le faire.

Il est temps d’abandonner cette politique de petites concessions et de semblants de réformes, et de rénover les institutions de base. Le décret du 14 juillet 1952 a eu le grand mérite d’instaurer un système électif (embryonnaire sans doute) et de substituer à l’omnipotence des autorités coutumières un système représentatif. Sans doute l’ordonnance de 1943 prévoyait déjà l’intervention du Conseil du Pays et des conseils de chefferie, mais dans un domaine fort restreint et les membres n’en étaient pas élus.

Cependant ces conseils souffrent de lourdes lacunes.

Ainsi, au sein du Conseil du Pays, la liberté de pensée et d’expression n’existe pas, ce qui empêche tout travail constructif.

Les pouvoirs limités, dont ce même Conseil a été doté, n’ont pas été toujours reconnus. Bien que ses pouvoirs ne soient que consultatifs, il aurait pu fonctionner normalement si ces pouvoirs ne lui avaient pas été contestés en maints domaines. Il faut éviter donc à tout prix de rendre stériles les séances de ces conseils en tenant compte de ses avis dans toute la mesure du possible.

Et pour éviter les heurts qui seraient provoqués par le brusque passage de la tutelle à l’émancipation totale, il faudrait nous y acheminer par étapes assez précises. Transformer pour cela nos différents conseils, et de consultatifs qu’ils sont, les rendre progressivement délibératifs, grâce à un dosage judicieux des attributions, jusqu’à l’autonomie totale.

Instaurer un suffrage universel pour l’élection des conseils, étant donné que ce système est réclamé par la majorité de la population. Eu égard cependant aux circonstances particulières du Rwanda-Burundi, un brusque passage du système actuel de collège électoral au suffrage universel pur et simple serait contre-indiqué. Car, ou il donnerait le pouvoir à une partie de la population non encore préparée à l’exercer ; ou au contraire, il pourrait être un jouet dangereux entre les mains d’intrigants sans scrupules.

Dans l’immédiat, on pourrait adopter une formule transitoire qui consisterait en conseils dont la moitié des membres seraient élus et la moitié nommée. Pour autant que le cadre des chefs et sous-chefs soit momentanément maintenu, leurs représentants seraient nommés par l’autorité responsable ; plus tard ils seraient complètement écartés.

Les membres élus des conseils de territoire et du Conseil du Pays devraient être choisis par les conseillers de chefferie élus, à l’exclusion des chefs et sous-chefs nommés.

Le système actuel fausse le sens de la cooptation, car c’est l’ensemble du conseil de territoire, dont la moitié sont des chefs nommés, qui choisit le délégué de ce conseil au Conseil Supérieur du Pays.

Il est aussi urgent de soustraire la présidence des conseils aux autorités coutumières de tout degré. Cela répondrait d’ailleurs au vœu de la majorité de la population et des conseils. Diminuer l’influence nocive de la plupart de ces autorités au sein des conseils sans leur retirer la présidence, est une pure illusion.

Une réforme durable suppose aussi que l’on accepte d’emblée la séparation des pouvoirs. Reculer davantage cette échéance ne ferait qu’empirer la situation. Il n’est pas exagéré de considérer comme la cause principale des abus de notre régime la confusion des pouvoirs en une même personne.

Enfin, pour faire échec à tous les abus qui se commettent sous le couvert de la coutume (qui, dans la plupart des cas, n’est en réalité que le simple caprice du fort), une sérieuse étude serait requise avant de la figer dans des formes écrites. Dans ce but, il s’agirait de consolider ce qui en elle est acceptable et d’éliminer tout ce qui est inadmissible dans une société démocratique digne de ce nom. Tolérer certains aspects périmés de la coutume ne devrait plus être de mise dans l’optique de la réforme, car, quand il s’agit de réformer profondément un régime, l’heure de la tolérance est dépassée. Se laisser uniquement guider par le principe, que chaque fois que la coutume blesse les droits fondamentaux de l’homme, elle est mauvaise et qu’il n’y a donc pas lieu de la maintenir, sous prétexte de respecter les institutions du pays, pareille attitude ayant jusqu’ici ouvert la voie à tous les abus. Et comme il s’agit en réalité de légiférer en matière coutumière, ce travail devrait à mon sens, entrer dans les attributions du Conseil Supérieur du Pays, mais sous le contrôle du tuteur et pour autant que le Conseil soit déjà représentatif des différentes couches de la population.

MESURES D’ORDRE ADMINISTRATIF

La double administration du Rwanda-Burundi ne peut indéfiniment perdurer. Ce n’est pas sans raison qu’elle a donné si souvent lieu à des critiques, et de la part du Conseil de Tutelle à la suite de chacune de ses Missions, et de la part des autochtones eux-mêmes, tel M. l’abbé J. Mulenzi dans sa récente « Etude sur quelques problèmes du Ruanda ».

Comme l’a dit M. P. Ryckmans, « pour faire de l’Administration indirecte, il faut être deux et deux qui collaborent ». Si la réussite de ce système exige une étroite collaboration, l’on comprend aisément pourquoi il n’a pu donner jusqu’ici que des résultats bien maigres. Car, pareille collaboration n’a pu s’établir en raison du fonctionnement hybride de notre administration indirecte.

Il s’agirait, comme l’a déclaré sans ambages le Conseil Supérieur du Ruanda dans sa « Mise au point », « de faire faire aux éléments d’élite l’apprentissage de la gérance de leurs propres affaires : car, l’habileté administrative n’étant nullement une qualité innée, l’art de gouverner ne peut s’acquérir que par la pratique. »

Le peuple du Rwanda-Burundi exige des chefs qu’ils aient le sens de la responsabilité et soient ouverts au progrès, qu’ils prennent à cœur le bien de leurs sujets et qu’ils soient efficaces. Après 40 ans, pendant lesquels les conditions de fonctionnement normal lui ont été fournies, le régime actuel a largement prouvé son inefficacité foncière et congénitale. Tout esprit réaliste devra reconnaître qu’il n’est plus question de proroger le mandat de ce régime sous sa forme actuelle. Concrètement, nous proposons les réformes suivantes :

  1. Réforme du cadre des chefs

Il s’agit de s’attaquer d’abord à l’institution coutumière du cadre des chefs qui est, à notre sens, une des principales causes d’oppression dont le peuple est souvent l’objet. Il est notoire que le rendement administratif de ce cadre est nul, alors qu’il impose au Trésor une charge financière exorbitante. L’on sait d’autre part que cette charge financière se trouve actuellement en dehors de toute proportion avec celle qu’impose la fonction d’un sous-chef, homme de rendement par excellence. Déjà sous ce rapport, il y aurait lieu de mettre le holà. Pareille situation ne doit d’ailleurs pas nous surprendre outre mesure si nous savons que c’est l’intéressé lui-même, le chef, qui fixe le plafond de son traitement, et le fait continuellement bouger à son gré, étant donné que ses pairs siègent en trop grand nombre dans nos Conseils supérieurs, lesquels sont normalement appelés à se prononcer sur cette matière.

En théorie, le chef est un intermédiaire entre l’Administration tutélaire et les sous-chefs et par ce canal, les administrés. Mais en pratique, il est loin de remplir ce rôle de façon efficace et impartiale. A cause de sa conception coutumière de l’autorité, qui est retardataire, il vise toujours à étendre sa puissance, même sur la territoriale qui ne sait plus librement réagir contre ses fautes ; celle-ci, n’étant pas toujours sûre d’être soutenue par les instances supérieures, risque de voir briser sa carrière sitôt qu’elle devient, pour une raison ou une autre, « persona non grata » du puissant chef coutumier. Il en va de même et de façon beaucoup plus douloureuse pour le sous-chef, en réalité véritable créature du chef, qui ne réussit d’ailleurs souvent à se maintenir dans ses fonctions, qu’à condition d’aller aveuglement au-devant des caprices de celui-ci.

Se trouvant rarement dans sa chefferie, le chef donne souvent l’impression de tuer le temps, car on ne fait que le rencontrer dans les lieux de distractions et de fêtes.

C’est, en plein vingtième siècle, la vie même du seigneur moyenâgeux, faite de courtisanerie, d’oisiveté et d’oppression, et à laquelle il s’agit de mettre un terme sous peine de continuer à nous engager dans une impasse dangereuse. C’est dire en termes moins voilés qu’il faut absolument supprimer le cadre des chefs. Pour ce faire, il s’agira d’appliquer le procédé que l’on jugera le meilleur pour que la transition nécessaire puisse se faire dans la justice et l’équité, en ménageant par exemple aux plus âgés une honnête pension et en permettant aux autres d’entrer dans le nouveau cadre administratif selon leurs capacités.

De cette façon, il n’y aurait plus d’intermédiaires onéreux entre le territoire et la sous-chefferie, deux circonscriptions, à notre sens, indispensables, qu’il s’agira donc de maintenir en leur accordant autant que possible, sous de nouvelles dénominations sans doute, une certaine autonomie. L’une et l’autre, en effet, dans l’optique d’une fusion dont il a déjà été question, seraient appelées à servir de cadre à une africanisation nécessaire et progressive de l’Administration.

Quant à la sous-chefferie, « cette circonscription de travail par excellence » comme le disait déjà M. P. Ryckmans en 1921, cadre naturel et donc approprié de l’administration locale et quotidienne de la circonscription nouvelle, il s’agirait de lui accorder certaines des attributions actuelles de la chefferie, sous le contrôle bien entendu de l’Administration territoriale.

  1. Nomination aux fonctions de sous-chefs

Le mode de désignation aux fonctions de sous-chef est sans conteste une des questions les plus débattues, à l’heure actuelle. Car, le peuple intéressé dans chaque nomination, désire avoir son mot à dire, exigence qui ne manque certes pas de sérieuses justifications.

Se faisant à ce sujet l’écho des desiderata du peuple, on a préconisé ces derniers temps le système d’élection directe des autorités coutumières par le peuple. Ce système a vite soulevé les objections suivantes.

On fait remarquer tout d’abord que pareil mode de désignation mettrait certaines régions du pays dans l’impossibilité de trouver, dans l’immédiat, des éléments éligibles, la plupart d’entre elles étant réellement en retard dans le domaine de l’exercice des fonctions publiques. Mais c’est là, semble-t-il, une affirmation a priori et seule l’expérience pourrait être concluante à ce sujet. On ajouterait volontiers qu’il s’agit en l’occurrence d’adopter en la matière une politique à longue échéance, tolérant les indéniables et nécessaires tâtonnements du début, mais qui ne manquera pas avec le temps de produire les bons fruits escomptés. « Fabricando fit faber », dit l’adage qui est également de saison dans l’exercice des fonctions publiques.

On avance, d’autre part, contre ce mode de désignation, l’argument que ce serait porter atteinte à l’autorité réelle des Bami. Mais c’est là mal comprendre le véritable sens de leur autorité. Et il serait temps de réviser à ce sujet la plupart des axiomes du genre que voici : « le pays est la propriété personnelle du Mwami », « le bétail et toute la richesse du pays font partie de son patrimoine personnel », etc… Dans l’état actuel des choses, pareilles affirmations sonnent absolument faux et ne font que retarder inutilement les réformes nécessaires. Il y aurait lieu de mettre un terme à cette mystification, devenue inutile dans le Rwanda-Burundi actuel. Le pays est bel et bien le patrimoine commun de tous les habitants et non la propriété personnelle d’un individu, quel qu’il soit. Dans l’ensemble de la richesse du pays, chaque habitant a une part qui lui revient et nul n’a le droit d’incorporer la part des autres, si minime soit-elle, dans sa portion.

Le véritable rôle des Bami, à notre sens, est de symboliser l’union de tous les habitants et d’édicter, d’accord avec les Conseils des Pays, émanation de la volonté du peuple, des règles générales nécessaires à la réalisation du bien commun.

Quant à l’élection par le peuple des autorités coutumières subalternes, quitte à être confirmée par le Mwami, suprême représentant de la Nation, on ne voit pas très bien en quoi elle serait incompatible avec l’autorité réelle du Mwami. Il serait plutôt nuisible à l’autorité de celui-ci si l’on voulait, coûte que coûte, persévérer dans le procédé actuel des nominations et imposer ainsi à cette population des chefs qu’elle récuse. L’on sait, en effet, que le système actuellement est continuellement mis en cause et que l’opinion publique, le rendant, non sans raison, responsable des multiples abus du régime, réclame l’élection directe des autorités coutumières subalternes.

Le système souhaité présenterait d’ailleurs les avantages suivants. D’abord, appeler aux fonctions de chef les ressortissants mêmes de la région intéressée, mieux au courant de la mentalité et des nécessités de la région et jouissant mieux que quiconque de la confiance de leurs administrés, lesquels les auront librement choisis. De plus, mettre un terme aux éternelles jérémiades à ce sujet. Le muhutu ne dirait certainement plus que le Mwami n’appelle aux fonctions de chef que les seuls batutsi. Le mututsi non plus ne prétendrait plus que dans les nominations, le Mwami ne s’intéresse qu’à la seule catégorie des Abahindiro (ressortissants de sa maison) et de quelques rares favoris. Il est donc dans l’intérêt même de l’autorité du Mwami et de la confiance nécessaire que lui doit le pays que le système d’élection puisse fonctionner à la place de celui des nominations pures et simples.

On objecte, d’autre part, que le système d’élection favoriserait les divisions en ouvrant la voie à la formation de partis politiques.

Mais, c’est là une objection peu sérieuse. Car, ou l’on veut instaurer une démocratie, ou l’on veut maintenir le statu quo du vieux régime. Nous ne retiendrons ici que la première alternative pour faire à ce sujet les remarques suivantes. Une démocratie digne de ce nom exige l’existence de partis politiques. Un parti unique n’est concevable que dans un régime dictatorial et je ne crois pas que ce soit là notre but. De plus, aucun homme ne possédant le monopole de la vérité, il est bon de pouvoir de temps à autre écouter le point de vue des autres sur la façon de gérer les affaires publiques.

Ce serait, dit-on encore, défavoriser le groupe minoritaire mututsi. Mais c’est là ignorer le fond du problème et croire assez naïvement qu’on peut maintenir artificiellement la situation actuelle en feignant de ne pas remarquer la véritable cause du malaise.

Je pense que le muhutu ne désire nullement déposer tout élément mututsi en foulant rageusement aux pieds le critère de capacité dont il réclame pour lui-même la prise en considération. Pareille attitude de sa part serait en effet inacceptable, elle aurait pour effet de reposer le problème en sens inverse par une simple substitution des rôles actuels. Son désir est de faciliter l’accès aux fonctions publiques de tout élément de valeur, sans tenir compte de son appartenance ethnique. De plus, il n’est nullement dit que le muhutu élira nécessairement le muhutu aux fonctions de chef, ou que le mututsi lui-même choisira immanquablement un individu de sa caste. Une des principales raisons invoquées en faveur de ce nouveau système n’est pas tant l’actuel problème muhutu-mututsi (dont il ne faut d’ailleurs pas non plus minimiser l’importance), mais bien le point de vue « régional » dont il faut tenir compte dans le Rwanda-Burundi actuel. Le peuple en effet veut être gouverné par des gens qu’il connaît et non plus par des étrangers, désignés directement par l’Administration centrale.

Un autre procédé de désignation préconisé est le suivant. Certains, mettant davantage en avant les critères de formation intellectuelle, d’intégrité et d’âge minimum, éventuellement différents pour l’exercice des diverses fonctions, préfèrent le procédé de nomination par voie d’autorité supérieure pour un terme renouvelable. Car, argumente-t-on, il est plus facile pour l’Administration de ne pas renouveler un terme échu que de rompre un mandat à durée indéterminée. De plus, chaque nomination ne devrait être faite qu’après consultation du conseil de l’échelon intéressé, lequel pourrait opposer son droit de veto. Il serait en effet prématuré, au dire même des tenants de cette thèse, d’élire directement les autorités coutumières.

Mais jusques à quand attendra-t-on ce temps de maturité pour satisfaire les aspirations légitimes d’un peuple ? Car, dans ces conditions-là, il sera toujours possible d’en reculer indéfiniment l’échéance et ce sous le même prétexte. Nous pensons au contraire que le moment est propice pour tenter l’expérience, ce qui pourrait d’ailleurs éviter le raidissement de certaines tendances.

Enfin un dernier procédé proposé serait que seul le conseil de chaque échelon puisse élire ses mandataires pour l’exercice des fonctions publiques à cet échelon-là.

Pareil système, tout en constituant une étape intermédiaire nécessaire entre le système actuel et l’élection directe par les administrés eux-mêmes, présenterait indirectement les avantages de ce dernier, le conseil élu étant l’émanation même de la population intéressée qui lui aura préalablement donné mandat. De plus, en respectant les critères énoncés ci-dessus, et en requérant l’investiture par l’autorité supérieure, il pourrait, à notre sens, rallier les diverses tendances en les émondant de ce qu’elles présentent d’excessif.

  1. Mesures de prudence concernant l’exercice des fonctions publiques

« La responsabilité améliore les bons, l’irresponsabilité ne rend pas les mauvais moins nocifs, il n’y a qu’un moyen de les empêcher de nuire : les éliminer »

(P. Ryckmans).

C’est dire qu’un système de surveillance de nos autorités coutumières doit fonctionner efficacement, si l’on entend que les nouvelles institutions puissent avoir toutes les chances de succès.

L’on sait qu’il existe en ce domaine un système de cotation de nos autorités coutumières. Mais l’on sait également que dans son fonctionnement actuel, il n’est pas de nature à atteindre efficacement le but visé. Il est vrai que la suppression du cadre des chefs, pourra améliorer le fonctionnement du système. Mais cette entrave une fois écartée, il y aurait également lieu de le concevoir autrement. A titre simplement indicatif, on pourrait par exemple octroyer la cote, non à l’autorité coutumière en tant que telle, mais à toute la circonscription. Ceci aurait pour effet de stimuler l’émulation entre les diverses circonscriptions et mettrait un terme aux abus auxquels ce système a pu donner lieu.

Et que faire pour faire échec au travail servile dont il a déjà été question ? Pour garantir au travailleur son droit au salaire, il y aurait lieu d’appliquer strictement l’ordonnance législative du 24 novembre 1945.

L’on sait, en effet, que cette ordonnance interdisait aux autorités coutumières de se livrer, sous n’importe quelle forme, aux exploitations agricoles, commerciales et industrielles. Pareilles activités de leur part, tout en donnant lieu aux abus que l’on sait, constituent une sorte de concurrence déloyale à ceux qui n’ont que leurs bras pour vivre, car en général les meilleurs terrains à vocation tant pastorale qu’agricole appartiennent aux autorités coutumières. Comme pour les agents sous statut, ils devraient désormais se contenter de leur traitement, lequel est amplement suffisant pour leur assurer auprès de la population active les produits de subsistance dont ils ont besoin.

Enfin, aucune autorité coutumière ne devrait plus être chargée de rémunérer les travailleurs au service de l’Etat ou de la circonscription. Seul le comptable devrait s’en occuper.

III. — MESURES D’ORDRE JUDICIAIRE

« Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, art. 10).

Sans prétendre que rien n’existe en ce domaine, il faut reconnaître qu’il reste encore beaucoup à faire. Certaines garanties élémentaires font encore défaut. A tous les degrés, l’indépendance autant que l’impartialité de nos tribunaux coutumiers laissent encore à désirer. La justice revêt une forme différente suivant qu’il s’agit d’une affaire intéressant le grand ou le petit. La coutume applicable se transforme à loisir selon l’importance sociale du plaignant et tous les abus sont devenus chez nous monnaie courante. Souvent, sous le couvert de la légalité, une autorité coutumière sans scrupules, qui est souvent juge elle-même ou qui a réussi à faire des juges ses créatures, se venge de tout individu qui a eu l’audace de lui résister ou le malheur de lui déplaire.

L’on sait déjà que ce qui caractérise nos institutions coutumières et les rend particulièrement odieuses c’est la confusion des pouvoirs dans le chef d’une seule personne. C’est l’autorité coutumière qui est juge ou qui fait nommer les juges et l’on s’imagine facilement quel genre de personnes il présentera pour exercer cette fonction.

Qui n’accepte d’avance de devenir un instrument docile entre ses mains n’y accédera jamais. Car, dans la mentalité des plus cyniques, mettre en place « son juge », c’est assurer d’avance l’éviction de ses adversaires ou de tous ceux qui ne lui plaisent plus.

Le juge doit être différent et indépendant du chef. Il n’est plus admissible qu’il soit choisi par lui. Sans aller jusqu’à préconiser, dans l’immédiat, son élection directe par le peuple, il y aurait lieu de concevoir un régime transitoire identique à celui que vient d’instituer le Conseil à l’endroit des assesseurs. C’est normal et très louable de songer à garantir leur indépendance financière, comme vient encore de le décider le Conseil. Mais il serait naïf de croire que cette mesure, à elle seule, pourra ramener sur la bonne voie celui qui s’est jusqu’ici habitué à exercer ses fonctions dans un climat de corruption. C’est dire la nécessité et l’urgence d’une rénovation complète des cadres judiciaires et l’importance d’une surveillance sérieuse de nos juges coutumiers.

Il faudrait d’autre part soustraire la compétence pénale à nos tribunaux coutumiers. Car c’est là un des dangereux instruments d’oppression du faible. Personne ne pourra jamais dire en effet l’étendue du mal auquel a donné lieu l’ordonnance législative du 5 octobre 1943, instituant cette compétence. S’il est prudent de réserver toute contestation civile en matière coutumière aux tribunaux indigènes, il n’est pas du tout urgent de leur accorder une compétence pénale, laquelle ne devrait fonctionner qu’en matière de droit écrit et non coutumier. Il est à espérer que la réforme judiciaire en cours pourra en tenir compte.

De plus, il faudrait prévoir certaines garanties d’impartialité. Une de celles-ci serait notamment de rendre mixte la composition de nos tribunaux coutumiers, car l’on entend dire souvent que le muhutu n’obtient jamais raison contre un mututsi devant un tribunal indigène. Seule la composition mixte de nos tribunaux coutumiers pourra démentir cette affirmation qui commence à passer pour un axiome.

Enfin, il s’agit de se montrer fermement décidés à protéger désormais le faible. En ce domaine, le rôle du Parquet, protecteur attitré des indigènes, devrait être désormais celui d’initiative et non de passivité dans la poursuite des injustices. Justifier son inaction en alléguant l’absence de plainte est une conception juridique totalement inadaptée au pays de crainte et de représailles qui est le nôtre.

MESURES D’ORDRE ECONOMIQUE ET SOCIAL

Nous en arrivons ici à un des problèmes d’actualité du Rwanda-Burundi, à savoir la réforme du régime foncier. Ce problème est un des plus délicats et, sans conteste, une des principales causes de la tension actuelle entre le fort et le faible. Vu sous l’angle de sa conception coutumière, il n’a pas été entamé par la fameuse abolition de l’« Ubuhake ». En conséquence, malgré la suppression officielle de ce dernier, il a réussi en fait à demeurer vivace, sous sa véritable forme de régime foncier, dont la clientèle bovine n’était en réalité qu’un des aspects.
Dès lors, l’émancipation totale, tant de l’agriculteur que du petit éleveur ne pourra se réaliser sans une sérieuse réforme agraire préalable. Il s’agit là en effet d’un régime excessivement compliqué, assez variable d’ailleurs d’une région à l’autre, ce qui rend singulièrement malaisée une solution d’ensemble.
L’on sait déjà que, pressé par les appels réitérés de la population, le Conseil Supérieur du Ruanda s’est déjà livré à l’examen de ce problème. Mais il est à noter que le règlement amical de ce régime par le Conseil est très délicat. La plupart de ses membres étant les principaux intéressés, il serait assez utopique d’en attendre une solution équitable. De toute façon, il serait toujours prudent de confier l’étude de cette question à une commission mixte, représentative des différents intérêts, sous l’arbitrage de l’autorité tutélaire.
Tout au long de cette réforme il faudrait s’inspirer du principe que le pays est
le patrimoine commun de tous les habitants et non pas de quelques privilégiés minoritaires. Il s’agirait de ne pas s’accrocher trop à la coutume. Faut-il ajouter qu’il y aurait
avantage à s’inspirer également de l’expérience des réformes agraires réalisées ailleurs ?
C’est dire, en d’autres mots, que nous devons désormais veiller à un usage plus économique de nos maigres ressources. Qu’il s’agit, dans toutes nos entreprises, d’établir préalablement une hiérarchie des valeurs, de viser d’abord à assurer l’utile avant de songer au simplement agréable. Qu’il faut tailler sans pitié dans les gros traitements de quelques privilégiés, relever progressivement les salaires les plus bas pour réduire autant que possible cette disproportion choquante entre les gros traitements de certains et les salaires de famine des autres. Qu’il ne faut pas oublier qu’une évolution harmonieuse du pays exige un développement proportionnellement égal en tous les domaines.
Dans cette optique nous souhaitons l’indépendance du Rwanda-Burundi.
G.CYIMANA.

  1. LES PRISES DE POSITION FAVORABLES AUX TUTSI
    En juin 1958, un tract d’origine Tutsi attaqua violemment l’Aprosoma et son chef Gitera.

Enfants du Rwanda, soyez prêts au combat
L’Aprosoma qui combat le Kalinga sera vaincue par le Peuple tri-partite.

L’Aprosoma qui haît le Ruanda et son Mwami sera vaincue.

L’Aprosoma qui s’oppose à l’indépendance du Ruanda sera vaincue.

L’Aprosoma qui veut nous condamner à un éternel esclavage y périra.

Gitera élu pour sa félonie envers le Ruanda,

Gitera acheté  pour s’insurger contre la Royauté au Ruanda,

Gitera acheté pour s’opposer à l’indépendance du Ruanda, sera garroté par celui-ci au moyen de ces mêmes liens qu’il a étendus pour l’enchaîner.

Pères et mères du Ruanda,

Enfants du Ruanda,

Jeunes gens du Ruanda,

Soyons tous debout comme un seul homme.

Gitera et ses mesquins et ridicules partis

Ont vendu le Ruanda.

Jurons tous à l’unisson en disant :

« O Ruanda notre mère, nous mourrons pour toi,

» Je te jure entière fidélité » (2, bankuroga).

Voici la consigne : Soyez prêts au combat.

Notre drapeau de ralliement, c’est le Ruanda.

Notre gouvernement est : triomphe !

Les Guerriers-défenseurs (3) du Ruanda.

Rapport soumis au Groupe de Travail par le Conseil Supérieur du Pays (avril 1959)

Préambule

En conclusion de la « Mise au point » faite par le C.S.P. au cours de sa 10e Session, cette assemblée a exprimé un souhait unanime de voir élaborer un plan d’émancipation pour notre Pays, vers l’Autonomie, but final de la Tutelle.

Ce vœu n’a jusqu’ici pas reçu de suite, alors qu’il s’avère urgent de déterminer les différentes étapes vers l’indépendance et d’établir un timing.

Le Conseil général du Ruanda-Urundi vient de demander qu’un Groupe de Travail vienne définir l’avenir politique de ce Pays. C’est en prévision de la prochaine rencontre avec ce Groupe que le C.S.P. a créé dans son sein une Commission dont nous sommes les membres chargés d’étudier l’avant-projet d’un rapport à soumettre à cet organisme, après examen et ratification par le C.S.P.

Les points principaux sur lesquels porte notre étude sont les suivants :

1° La réorganisation politique ;

2° Les réformes judiciaires ;

3° L’économie du Pays ;

4° L’enseignement ;

5° Les relations humaines et la politique sociale ;

6° Les relations extérieures

LA REORGANISATION POLITIQUE

La Commission envisage de grandes réformes axées sur une saine démocratie. Elles doivent tendre vers la séparation des pouvoirs.

— EXECUTIF

La forme de Gouvernement vers laquelle tend le Pays est la Monarchie Constitutionnelle. L’étape principale à franchir vers ce but est la création des Services Centraux, tels que proposés par le C.S.P. Ces Services auraient l’avantage de mettre de plus en plus le Mwami au-dessus de l’Administration courante afin qu’il règne, mais ne gouverne pas. Une participation plus étendue aux affaires du Pays serait ainsi mieux réalisée, et l’occasion serait donnée aux élites du Pays de faire un apprentissage dans l’Administration.

Circonscriptions indigènes et autorités de celles-ci : Une réorganisation des chefferies et sous-chefferies s’impose pour former des entités administratives viables :

  1. A l’échelon sous – chefferie :

Fusionner les sous-chefferies pour en faire plus tard des communes de 3 à 5.000 contribuables, suivant la situation géographique et les possibilités locales.

Les communes ayant ainsi la personnalité civile éliraient leurs dirigeants. Le Mwami nomme le Chef de la commune (umutware) parmi les candidats présentés par le Conseil communal. Les conditions d’éligibilité seront à déterminer ultérieurement.

  1. A l’échelon chefferie :

Les chefferies telles qu’elles existent actuellement, seraient résorbées dans les communes. Celles-ci composeraient les Territoires.

  1. A l’échelon territoire :

Le Territoire aurait la responsabilité civile et un grand chef (umutware w’intebe) y serait placé sous la direction de l’Administrateur de Territoire.

Ce grand chef superviserait les communes et s’occuperait de toutes les affaires indigènes. Les modalités de sa désignation sont encore à étudier.

  1. A l’échelon pays :

Le parallélisme de deux administrations ne peut se maintenir ; Administrations de Résidence et du Pays devront s’unir, suivant les modalités à définir ultérieurement.

Décentralisation plus accusée d’Usumbura à Kigali (ou Nyanza); accroissement des attributions du Résident qui prendrait le nom de « Gouverneur du Ruanda », avec toutes les conséquences politiques et administratives de cette augmentation des pouvoirs du Représentant local du Gouvernement tutélaire.

La Commission est unanime à souhaiter l’intégration des deux cadres administratifs du Gouvernement tutélaire et de l’Administration indigène.

La Commission se propose d’étudier de façon approfondie cet important problème, pour soumettre prochainement un projet de solution.

La Commission souhaite une meilleure organisation de la police du Territoire, et appuie le vœu émis par le C.S.P. tendant à voir instaurer le service militaire ou un service du travail pour la jeunesse du pays.

LEGISLATIF

  1. Conseil Communal

La Commission souhaite :

— L’instauration du suffrage universel direct, au prorata du nombre de contribuables de chaque circonscription électorale.

— La présidence du Conseil Communal par le Bourgmestre élu.

— La reconnaissance de l’éligibilité à tous les Ruandais, jouissant des droits politiques, auxquels seraient assimilés les non-ruandais réalisant certaines conditions de naturalisation à définir ultérieurement.

— Accorder au Conseil Communal des pouvoirs de plus en plus étendus, dans les questions intéressant directement la Commune.

  1. Conseil de territoire

Le Conseil Territorial serait composé des représentants des communes, à raison de deux délégués par commune. Le Président serait élu par le Conseil en son sein. Celui-ci serait compétent pour traiter de toutes les questions intéressant directement le Territoire.

  1. Conseil supérieur du pays

— Composition :

1° Un délégué de chaque commune.

2° Le président du Conseil de Territoire.

3° Un certain nombre de membres cooptés.
— Présidence : le président serait élu par le Conseil en son sein.
— La Commission exprime le vœu de voir accorder au C.S.P. ainsi constitué, un pouvoir de plus en plus étendu, dans les questions intéressant l’ensemble du Pays. Elle souhaite notamment que son pouvoir consultatif soit progressivement transformé en pouvoir délibératif.
4°. Conseil général du Ruanda-Urundi
La Commission souhaite la mise en place d’institutions démocratiques destinées à jouer les rôles des Chambres des Députés et du Sénat. A cet effet, elle propose la transformation progressive des prochains Conseils Supérieurs du Pays, en assemblées préfiguratives des futures Chambres des Députés, et le transfert des attributions actuelles du Conseil Colonial,
en ce qui concerne le Ruanda-Urundi, au Conseil Général du Ruanda- Urundi, dont il faudrait assurer une plus ample représentativité des populations autochtones par rapport aux non autochtones.
Pour le bon fonctionnement des Conseils, la Commission souhaite qu’à chaque échelon, il y ait un Président, deux Vice-Présidents et, pour chaque siège, au moins deux conseillers suppléants, élus de la même manière que le titulaire.
La Commission souhaite que, dès les prochaines élections, un certain nombre de non-autochtones réalisant des conditions à définir ultérieurement, soient admis à la coopération pour siéger aux conseils de Territoire et du Pays.
REFORMES JUDICIAIRES

Le principe de base des réformes préconisées dans ce domaine, est la séparation des pouvoirs. La Direction des Juridictions indigènes serait dorénavant assurée par le Parquet.

  1. Organisation des Tribunaux

  2. a) Il y aurait par commune plusieurs tribunaux de paix dont le nombre varierait suivant l’importance de la commune. Ainsi par exemple, on pourrait prévoir un tribunal de paix par mille contribuables.
    b) Tribunal Communal;
    c) Tribunal de Territoire;
    d) Tribunal du Pays.
  3. Personnel de ces Tribunaux

Un Inspecteur du Tribunal de Territoire et des Tribunaux communaux serait nommé par le Territoire. Il dépendrait du chef du Service Central de la Justice, mais toujours sous la supervision du Parquet.

La Commission propose de procéder à une épuration du personnel  judiciaire actuellement en service, par un examen précédé d’une préparation adéquate.

La nomination de tout le personnel des tribunaux serait réservée au Mwami, sur présentation par les Conseils intéressés.

Il y a lieu d’assurer la formation rapide des présidents, juges et greffiers appelés à assurer le fonctionnement des tribunaux dans la nouvelle organisation.

 

  1. La codification des coutumes indigènes

Elle doit être entreprise le plus rapidement possible et serait confiée à une Commission d’experts composée de juristes européens et d’indigènes choisis en raison de leurs connaissances en la matière. Le travail ainsi élaboré par cette commission serait ensuite soumis pour examen par le C. S. P.

  1. Compétence des Tribunaux et Statut du Personnel judiciaire

La Commission souhaite que la compétence d’attribution de ces Tribunaux soit augmentée en fonction de la formation des juges qui en ont la charge.

Un statut du personnel sera élaboré ultérieurement. Un avant-projet a été élaboré par le C.S.P.

 

III. — POLITIQUE ECONOMIQUE

 

 FINANCES

La Commission estime nécessaire d’adopter, dans tous les domaines, une politique de compression budgétaire, impliquant le classement des réalisations projetées par ordre d’importance.

Une priorité absolue devrait être accordée aux postes d’investissements rentables, avec le souci d’éviter un luxe démesuré dans un pays pauvre.

Dans la mesure du possible, il faudrait recourir à l’utilisation rationnelle du personnel autochtone, le moins onéreux pour les Caisses publiques. Les ressortissants africains du pays, souhaiteraient être mieux initiés à la question et au contrôle du budget du Trésor. La réorganisation politique et administrative préconisée, impliquera la révision du système de répartition des ressources qui alimentent ces différentes caisses publiques.

INDUSTRIALISATION

La Commission exprime le vœu de voir poursuivre une politique d’industrialisation de nature à assurer à la fois l’accroissement du revenu national et l’utilisation du potentiel humain dans le but de procurer l’embauche à une population en pleine expansion.

— La continuation de la prospection du sous-sol du Pays.

— L’exploitation des forces motrices que les techniciens jugeraient rentables à longue échéance.

L’augmentation de la production agricole par la mise en valeur des marais et régions inoccupées.

— La rationalisation de l’agriculture et de l’élevage.

— La rationalisation du commerce indigène, notamment par l’accession au crédit agricole et au colonat.

— La subvention des coopératives indigènes, et l’extension de celles-ci aux différentes communes, dans le but de les mettre à la portée du petit producteur-consommateur des collines.

Les capitaux nécessaires à la création de l’infrastructure souhaitée proviendraient à la fois du secteur public et du secteur privé. La Commission adresse un appel pressant à la générosité de la métropole pour couronner son œuvre humanitaire en ce Pays. Il est à souhaiter que le Gouvernement tutélaire poursuive son effort de propagande pour attirer au Territoire sous tutelle, les capitaux métropolitains, les capitaux étrangers, et assurer la participation des autochtones eux-mêmes aux différents investissements.

ENSEIGNEMENT

La Commission soumet les propositions suivantes :

1° L’élaboration d’une nouvelle politique d’enseignement comportant :

  1. a) la révision urgente de la Convention avec les Missions enseignantes;
  2. b) une plus ample participation du Pays dans l’organisation de l’enseignement, spécialement en ce qui concerne l’enseignement primaire, qui devrait relever du Pays comme le C.S.P. en a émis le vœu au cours de sa 12e Session.

2° L’adoption du programme belge dans tous les établissements d’enseignement primaire.

3° Renforcer l’enseignement secondaire et intensifier le professionnel et technique ;

4° Doter le Rwanda d’un enseignement supérieur digne de ce nom. L’Université d’Astrida devrait avoir toutes les facultés.

5° La revalorisation à plus bref délai des diplômes conquis dans les écoles secondaires et moyennes existantes ;

6° Promouvoir les bourses d’études et les missions d’études en Belgique et dans les autres pays, pour hâter la formation des élites techniquement capables d’assumer les responsabilités qui les attendent.

RELATIONS HUMAINES ET POLITIQUE SOCIALE

 

 RELATIONS HUMAINES

 

  1. Entre les Banyarwanda eux-mêmes

Le problème des relations entre les différents groupes ethniques du pays est certes de première importance. La Commission estime que le problème est plutôt social, mais qu’il a tendance à devenir racial. Ceci est dû aux interventions malheureuses de certaines gens mal intentionnées, ou mal informés qui, par la voie de la presse et des propos dissolvants, attisent la haine raciale. Ici la Commission s’étonne que le Gouvernement assiste passivement à cette scène de destruction de notre pays et, par cette attitude, semble encourager la division.

Il est du ressort du Gouvernement tutélaire et du C.S.P. de trouver des solutions à ce problème.

Ce dernier organisme a déjà fait certaines propositions pour la formation de la masse et poursuit l’étude des réformes à apporter aux institutions existantes dans le cadre d’une démocratisation du Pays ; ce qui contribuera efficacement à résoudre le problème dont il est question.

 

  1. Entre Européens et Banyarwanda

La Commission constate avec satisfaction que toutes les formes de discrimination disparaissent de plus en plus. Ceci ne veut toutefois pas dire qu’il ne faille pas rester vigilant pour éviter leur réapparition.

Il est néanmoins indéniable qu’un climat de méfiance plane surtout entre le C.S.P. et les instances gouvernementales. La principale source de cette méfiance est l’absence de dialogues, de francs échanges de vue, ainsi que l’insuffisance de la collaboration vers un objectif commun, bien défini et entrevu clairement dans les moindres détails.

Quand on constate qu’au cours d’une séance du Conseil de tutelle, le Représentant Spécial de la Belgique soutient que la « Mise au point » n’est pas un document officiel du Conseil Supérieur du Pays, ça ne peut que, pour le moins, indisposer les membres de cette dernière assemblée.

Quand pour certaines initiatives prises par le C.S.P. on voit que le Gouvernement se les attribue et passe outre les institutions établies pour en informer la masse… Ce n’est pas fait pour favoriser la confiance (cfr les tracts kinyarwanda dernièrement parus sur la suppression de l’Akazi, diffusés par le Service de l’Information).

Inutile de s’étendre dans ce domaine, il importait seulement de connaître les sources du mal, afin d’y porter remède.

POLITIQUE SOCIALE

La politique sociale doit être orientée vers un mieux-être des populations des collines, notamment par les initiatives suivantes :

1° Mise à la portée de l’indigène des fonds du crédit rural.
2° Amélioration et installation ordonnée des habitations.
3° Extension des foyers sociaux à l’échelon colline.
4° Favoriser l’artisanat par la création d’ateliers sociaux.
5° Formation des adultes par les cours du soir et les moyens d’information : la presse, la radio et le cinéma. Il faudrait au moins un poste pour le Ruanda.

Ces propositions peuvent se réaliser sans recourir au recrutement d’un personnel trop onéreux; l’essentiel est d’y affecter les fonds nécessaires, et d’assurer une meilleure utilisation du personnel en place.
RELATIONS EXTERIEURES

 

  1. Avec l’Urundi

Les relations futures du Ruanda et de l’Urundi ne seront durables que dans la mesure où elles résulteront d’une acceptation libre et délibérée des intéressés eux-mêmes. De là découle la nécessité de négociations de cet important problème entre les mandataires valables des deux pays.
Pour sa part, la Commission Politique du Ruanda préconise une fédération des deux pays, présupposant une future autonomie interne de chacun d’eux. La perspective de cette autonomie permettrait, dès maintenant, la différentiation éventuelle des structures et des institutions postulées par les aspirations légitimes de chacun des deux peuples. L’admission de ce principe entraînerait l’abandon du souci de toujours mettre en parallèle les réformes
de tout genre qui s’imposeraient ici, alors que là elles seraient prématurées
et vice-versa.
D’une manière concrète, la préparation de cette fédération requiert les réformes suivantes :
a) Transformation des Résidences actuelles en Gouvernements du Ruanda et de l’Urundi à la tête desquels seraient placés deux Gouverneurs dont les fonctions pourraient être provisoirement exercées par les fonctionnaires en place.
b) Transformation du Vice-Gouvernement actuel en un Gouvernement
Fédéral du Ruanda et de l’Urundi, qui assurerait l’Union et la coopération
nécessaires aux problèmes communs aux deux pays. Il aurait à sa tête un
Gouverneur Général dépendant directement du Département du Congo
Belge et du Ruanda-Urundi, et non du Gouvernement Général du Congo
Belge.
c) Décentralisation hardie d’Usumbura vers Kitega et Kigali (ou
Nyanza) pour ne conserver à la capitale fédérale que les services strictement
nécessaires à l’Association.

 

  1. Avec le Congo belge

 La forme de l’union possible du Ruanda-Urundi avec le Congo belge ne peut être définie pour le moment. Une étude bien menée de l’ensemble du problème devrait être entreprise dès maintenant.

 

  1. Avec la Belgique

Cette question ne pourra être résolue que lorsque le Territoire sous tutelle sera parvenu à un stade d’évolution lui permettant de décider de son indépendance. Il est en tout cas, d’ores et déjà, à prévoir que les formes de l’union éventuelle dépendront de l’harmonie des rapports respectifs de la Métropole et du Territoire sous tutelle.

  1. Avec les territoires voisins

Compte tenu du nombre considérable de Ruandais établis dans les Territoires britanniques d’Afrique, avec ou sans esprit de retour, la Commission souhaite de voir adjoindre au consul belge, un représentant ruandais destiné à l’assister dans toutes les affaires relatives à ces ressortissants du Ruanda.

LE GOUVERNEMENT BELGE SENSIBILISE AU PROBLEME POLITIQUE RWANDAIS

Conférence de M. A. De Schrijver

Le Groupe de Travail a rencontré 700 personnes en grande majorité africaines.  500 sont venues comme témoins (Hutu, Tutsi). Il a rapporté 1800 pages de notes et rapports.

Certains venaient le soir, de crainte d’être vus. Nous n’oublierons jamais ces rencontres et comment ces pauvres gens avaient, pour passer inaperçus, caché leurs cahiers sous leur chemise, ne les sortant que devant nous. Nous avons vu des laïcs en grand nombre et aussi des religieux, des fonctionnaires, des juges, des membres du Conseil Supérieur, le Mwami et aussi des Batwa oubliés par les deux autres races Hutu, Tutsi.

La réflexion qui s’impose : on sent qu’on doit absolument établir la démocratie et que ceci demande une longue campagne d’information et de formation. La revendication : démocratie, remplace au Rwanda la revendication de l’autonomie et indépendance du Congo.

Mais il faut se garder, c’est le vœu des masses et des Tutsi progressistes, d’y introduire une démocratie de façade. La tâche est bien plus exacte et difficile qu’au Congo. On pourrait établir une démocratie rapide qui ne changerait rien aux vrais problèmes.

Le Conseil Supérieur du Pays réclame la monarchie constitutionnelle et le droit écrit. Il réclame aussi l’élection des chefs et des juges.

Les chefs et les dirigeants du pays sont donc maintenant d’accord avec une certaine forme d’élections. Mais le groupe de travail a dû s’habituer à leurs astuces et à leurs manœuvres courtoises et habiles.

Pour la masse des Hutu et pour les Tutsi progressistes, la revendication priori- taire est la réforme de la justice, un droit écrit, des règles fondamentales à ce sujet et l’indépendance des juges qui ne peuvent plus faire partie de l’administration indigène et doivent être des hommes intègres. Ils souhaitent que les juges soient choisis surtout parmi les Blancs, même si tout le reste était remis entre les mains des Africains.

Ces revendications gagnent à peu près tout le pays sauf un certain nombre de familles influentes qui ne sont donc d’accord qu’avec une démocratie d’apparence, des élections dirigées par eux.

L’évolution postule à coup sûr la suppression de la coexistence de deux administrations. L’administration belge est jusqu’à présent tributaire de l’administration indigène qui peut contrecarrer toute son action quand elle le veut.

La différence entre le Rwanda et le Burundi est marquée par la différence de système. D’un côté, plus militaire, de l’autre, plus civil.

Les revendications s’y sont montrées très différentes et séparées. Au plan Enseignement, les deux pays veulent des universités séparées. Le Burundi, conquis plus tard, est moins évolué. Le pouvoir y est tenu en échec par les chefs. A propos de la visite du Groupe de travail, une manœuvre adroite a réussi à jeter le manteau sur les vrais problèmes en canalisant les revendications sur « Usumbura au Burundi ».

Au Rwanda, ou plutôt dans les deux tiers du Rwanda, la tension au contraire aux plans social et racial est devenue, depuis deux ans, extrêmement violente. Le besoin de démocratie a acquis dans les masses une force inouïe. Le Rwanda est plus centralisé, le Mwami y est très contesté et des territoires sont vivement opposés.

Quant à la position vis-à-vis du Congo, elle est chez les fonctionnaires africains la séparation. Quant aux Congolais d’Usumbura, ils déclarent : Si on est séparé nous devrons partir, car ici nous sommes « des blancs ».

Le pays a beaucoup plus besoin qu’au Congo de techniciens. Les chefferies demandent de pouvoir établir leurs écoles, sinon c’est la ruine presque certaine et certainement sous l’indépendance.

Des fonctionnaires, se rendant compte de la situation financière disent : « diminuez nos traitements » tant les charges administratives sont fortes par rapport aux possibilités du pays.

Leurs problèmes capitaux à résoudre : la justice dans les rapports sociaux Hutu- Tutsi. Les litiges au point de vue foncier sont au nombre de 70.000 et impossibles à résoudre à cause de l’injustice des juges coutumiers et des pressions exercées par l’administration indigène sur les masses des paysans.

La réforme foncière est indispensable. Elle devient tragique car à cause de la surpopulation, on se bat pour quelques centimètres de terre. Enfin la question capitale est la question raciale.

Au Rwanda, les familles dominantes continuent à nier les problèmes racial et social et au fond ne veulent pas la démocratie si ce n’est pour la forme et pensant à la détourner habilement à leur profit dans l’indépendance.

Mais le peuple la veut à tout prix.

Le dilemme est là : si on crée la démocratie par des élections au suffrage universel, les maîtres Tutsi parviendront à convaincre la masse par des moyens de pression à voter pour eux sauf, disent les hutu, si les blancs restent près de nous pour contrôler ces élections et faire appliquer la démocratie. La disparition de la Belgique la supprimerait immédiatement.

C’est pourqoui tous les hutu, leurs leaders, comme les Tutsi progressistes qui ont approché le Groupe de travail, réclament la présence des Blancs pour exiger et contrôler l’élection démocratique jusqu’à l’échelon village. Des élections organisées il y a quelques années à l’échelon sous-chef furent, bien que des hutu aient été élus, vouées à l’échec parce que maintenues en échec par les chefs supérieurs.

L’opposition des familles dominantes est grande, bien qu’apparemment acquises à la démocratie.

Un tract sous forme d’un poème dont l’auteur est anonyme vient d’être distribué par ailleurs dans tout le pays. Il a pour but d’ameuter les populations contre trois leaders Hutu nommément et contre tous ceux qui voudraient introduire la démocratie.

« Les Belges veulent nous donner l’indépendance, mais les mauvais hutu ne la veulent pas ». « Ils veulent la destruction de Kalinga, ils doivent périr. » Le Gouverneur a d’ailleurs décidé de rechercher les auteurs de ce tract et de les poursuivre.

Ces familles et clans veulent l’éloignement progressif des Blancs, et leurs conseils propres. Quand on leur demande qui paiera l’indépendance, ils disent « La Belgique, vous l’avez déjà fait depuis deux ans ». Ils tâchent d’amener l’administration à prendre des décrets qui la rendraient antipathique. En résumé : « pour que l’ordre règne, laissez-nous faire et payez ».

L’action des leaders Hutu et des Tutsi progressistes, tous très intelligents, est forte mais reste minime à cause des pressions et du climat de méfiance. C’est pourquoi ils supplient les Belges de rester et d’imposer durement leurs conditions à l’administration indigène et aux chefs indigènes. Si l’autorité Belge se retire, disent-ils, il ne faut pas 24 heures pour que ce soit le massacre et que nos têtes tombent. C’est une transformation miracle qu’ils nous demandent d’opérer : faire la démocratie chez eux, pour eux, contre leurs chefs, obliger le Mwami à devenir chef uniquement constitutionnel.