Dans les « ténèbres » de l’Afrique

Toutes les directives traitées devaient s’appliquer à des personnes bien concrètes, dans un milieu géographique et culturel précis et déterminé. Il faut les mettre en pratique en Afrique. Or, la connaissance de ce continent et de ses habitants, est, à ce moment, inévitablement vague et superficielle. Les premiers explorateurs viennent à peine de dévoiler à l’Europe quelques aspects des réalités africaines. Ces révélations sont en plus forcément sommaires, vu leur caractère particulier et leur limitation dans le temps et l’espace.

Lavigerie a rédigé son Mémoire secret durant l’été de 1877, et ses Premières instructions aux missionnaires de l’Afrique équatoriale, au mois de mars de l’année suivante. Que connait-il à ce moment des Africains qui peuplent l’intérieur du continent? Très peu de choses. Il avait pris connaissance d’une certaine réalité africaine à travers les directives données par les différents supérieurs des congrégations missionnaires, en particulier le fameux « plan » de Mgr Comboni, et il avait étudié rapidement les oeuvres de quelques explorateurs. L’idée que Lavigerie se fait des Noirs est donc inévitablement sommaire. On peut relever dans ses différents écrits une série d’expressions décrivant l’Afrique et les Africains sous des traits très négatifs. Mais, il nous semble que ces descriptions ont finalement très peu d’importance pour connaître l’image que se fait le fondateur des Pères Blancs du Noir en général. L’archevêque d’Alger ne veut pas décrire les Africains, il ne les connaît pas personnellement et ses renseignements sont à peu près nuls. Il ne veut finalement qu’esquisser une image type du païen. Ce qui est frappant, par exemple, c’est qu’il compare presque chaque fois le païen actuel de l’Afrique au païen de l’Europe antique et il leur donne les mêmes épithètes. Ils sont tous barbares et sauvages et vivent dans l’immoralité. Ainsi dans ses Premières instructions, Lavigerie note que convertir les chefs en Afrique semble difficile parce que tous ou à peu près tous sont polygames. « On se rappellera, poursuit-il, que dans les premiers temps de l’Église, les païens offraient aussi par leurs mœurs des obstacles à leur admission dans l’Église ». Plus loin, il met ses missionnaires en garde contre le danger du découragement devant les défaillances morales de leurs néophytes, et il ajoute : « On se rappellera qu’il n’en était pas autrement en réalité dans l’Église primitive ». Dans ses Nouvelles instructions aux missionnaires de l’Afrique équatoriale, il revient à la charge contre le découragement, l’amertume et le pessimisme des premiers pères, et il écrit :

« Que penserions-nous des premiers apôtres de ces peuplades sauvages (les barbares des Gaules) dont nous descendons, si nous ne trouvions dans leurs écrits, pour leurs néophytes, que des sentiments d’aversion, des outrages ou des injures ? ».

Même plus tard encore, dans la préface qu’il écrivait pour la publication du Journal de la première caravane, il remarque que « l’Église qui a triomphé de la corruption grecque et romaine, tout aussi profonde que celle des Noirs, ne doit pas désespérer de la vaincre». Pour Lavigerie, il semble bien qu’il s’agisse avant tout d’une description du païen de toujours, que le missionnaire doit amener au baptême, afin de le transformer en un homme nouveau. Il ne faut donc pas chercher dans les écrits du fondateur des Pères Blancs des données ethnographiques, mais bien plutôt théologiques. La vision de l’Afrique, telle que Lavigerie la présente, est une vision de théologien : les Africains forment ce peuple sur qui « la malédiction de Dieu a plané durant de longs siècles », et vers lequel les missionnaires sont envoyés pour l’amener « de l’erreur à la vérité, du vice et de la barbarie à la civilisation et à la vertu ».

Les missionnaires de la première caravane pénétrèrent dans l’intérieur du continent avec les mêmes idées que celles de leur fondateur, s’inspirant des mêmes sources. « Nous employons le peu de loisirs qui nous reste, écrit le P. Livinhac à Lavigerie, à lire les ouvrages des voyageurs qui ont parcouru ces contrées… ». Mais, ajoute-t-il, « cette lecture n’est pas aussi utile que je le croyais autrefois: quelques jours d’expérience en apprennent bien plus long que tous leurs récits plus ou moins véridiques ». Le peu d’utilité à retirer des informations des explorateurs, qui s’avèrent souvent même peu crédibles, a souvent frappé les premiers pères. Lavigerie lui même ne craint pas d’écrire en 1881 : « Stanley a menti effrontément. Vous avez été dupés ». Les missionnaires doivent donc s’informer par eux-mêmes. Leur expérience variera beaucoup d’après les circonstances heureuses ou malheureuses, d’après les succès ou les échecs, d’après leur humeur et leur santé aussi. Il est intéressant, par exemple, de noter la variation dans l’appréciation du Noir chez le P. Livinhac, supérieur de la mission de Nyanza, durant le voyage qui le mena à travers toute l’Afrique orientale, de Bagamoyo, sur la côte, à Rubaga en Uganda. Les soucis et les tracas de la marche en caravane lui font écrire : « Je ne vous parle pas (…) de toutes les misères que nous avons à souffrir de la part de nos soldats et de nos pagazis ( porteurs ).Ces Nyamwezi, agneaux à Bagamoyo, sont ici de vrais loups qu’on ne peut jamais contenter ». Arrivé à Tabora, où le repos et le calme de la halte viennent apporter quelque repos aux voyageurs, il décrit ses futures ouailles sous des traits beaucoup plus positifs : « Les nègres sont loin d’être aussi dépourvus d’esprit qu’on le croit généralement, il me semble qu’ils sont très susceptibles d’être instruits ». L’installation des pères à Rubaga amène une nouvelle modification de ton. —Ils sont entrés en contact avec le roi ganda Mtésa et ont été vivement impressionnés par l’apparat de la cour.

« Formez vos novices à la tenue, à la propreté, note cette fois-ci le Père. (…) J’avais pensé que parmi les nègres, on n’aurait pas besoin de cela… J’étais dans l’erreur. Ici, en particulier, on se pique de politesse, de propreté. Ce serait un outrage fait au roi que de se présenter à la Cour avec un habit sale ».

Quelques semaines plus tard, il écrit dans le même sens au supérieur général de la Société :

« Vous pouvez croire, Mon Révérend Père, que pour la mission au milieu des nègres, il n’y aura pas à se préoccuper des qualités intellectuelles et extérieures des missionnaires. Je l’ai cru moi-même avant de venir, mais je vois depuis le commencement du voyage qu’il faut ici des hommes intelligents et qui en imposent par l’extérieur. Les Nègres, loin de regarder le Blanc comme un être supérieur, se croient beaucoup plus rusés que lui, et s’ils le voient timide, embarrassé, ils le tournent en ridicule et se moquent de lui ».

À partir du milieu du mois d’août de la même année, le ton change et retourne vers le pessimisme. Que s’était-il passé? Notons simplement que les pères étaient déçus par l’attitude du roi. Les missionnaires se rendaient compte que le souverain se jouait d’eux et n’avait aucune envie de se faire chrétien.

« Ici comme partout, soupire le P. Livinhac, il faut préparer le terrain avant de jeter la semence et je crains bien que cette préparation ne soit longue et difficile. Ce n’est pas sans raison que les pauvres nègres sont appelés la race maudite ».

D’autres difficultés surgirent bientôt : le travail auprès des enfants de l’orphelinat naissant se révéla ardu et peu prometteur. Livinhac en fait part à Lavigerie en écrivant :

« Nous trouvons difficilement ici, des enfants intelligents. Actuellement, nous en avons six qui (…) ont toute la peine du monde à apprendre les choses les plus simples ».

Cela amène le supérieur de la mission à généraliser sa constatation et à noter que « parmi les nègres les qualités intellectuelles et morales sont une très rare exception ». A partir de ce moment, les observations du P. Livinhac sont presque toutes empreintes de pessimisme. On pourrait ainsi continuer les citations de son abondante correspondance. Ce qui frappe, c’est d’abord le caractère très limité de ces observations, ainsi que leur grande variabilité. Le Noir devient semble-t-il plus ou moins intelligent d’après le succès plus ou moins grand du missionnaire dans son travail de conversion.

On arrive ainsi ici aussi à la même constatation que celle que nous avons faite à propos des écrits de Lavigerie. Les premiers missionnaires, comme leur fondateur, regardaient l’Africain, non pas tellement tel qu’il se présentait à eux, mais bien plutôt comme tel païen qu’il fallait convertir. Il est certain qu’au fur et à mesure que la mission se développera, la connaissance ethnographique des pères augmentera également. Mais, nous avons l’impression que la vision fondamentale du monde, dans lequel travaillait le missionnaire, ne se transformera que très lentement.

Les « ténèbres dissipées »: la théologie de la mission

Lavigerie a envoyé ses missionnaires en Afrique centrale dès 1878 parce que les circonstances du moment lui paraissaient si favorables qu’il y voyait un signe évident de la Providence. N’oublions pas, qu’influencé par la vision historique de Bossuet, l’archevêque d’Alger s’était déjà, comme professeur à la Sorbonne, attaché à révéler à son auditoire, l’action de Dieu sur la marche des événements. Pour lui, la main divine conduit l’Église et la forme par le développement même de l’histoire. Cette Église jouissait maintenant de l’occasion providentielle de pénétrer en Afrique centrale. Elle devait le faire le plus rapidement possible. Les missions d’Afrique équatoriale sont nées, écrivait Lavigerie en 1884, il y a quatre ans à peine, du mouvement providentiel qui dirige, surtout depuis la seconde moitié de ce siècle, vers le continent africain les efforts du monde civilisé ». L’occasion de cet événement avait été, toujours selon Lavigerie, la création, à Bruxelles en 1876, d’une Association internationale pour l’exploration du centre africain. Voilà donc le premier fondement de la pensée missionnaire de l’archevêque : la Providence avait montré clairement que le moment était venu pour l’Église, d’évangéliser le centre africain, si longtemps fermé aux missionnaires et qui venait de s’ouvrir maintenant. Il fallait s’y rendre le plus vite possible.

Ces régions vers lesquelles les missionnaires devaient se hâter, étaient, comme on l’a fait remarquer dans le paragraphe précédent, peuplées de païens, « d’infortunées créatures qui (…) continuent à tomber en enfer, au mépris des mérites de Jésus-Christ » .Si Lavigerie a élaboré des méthodes missionnaires originales, s’il est à citer parmi les grands apôtres de l’Afrique, il reste l’homme de son temps, et entreprend la mission telle qu’elle était conçue à l’époque. La théologie sur laquelle repose l’évangélisation à ce moment se réduit à peu de chose : il s’agit avant tout de sauver des âmes, le plus possible d’âmes et d’arracher les pauvres païens aux mains du démon. De fait, pour l’ensemble des missionnaires de ce XIXe siècle finissant, les « Noirs (…) sont dès leur bas âge imbus de préjugés et de superstitions qui ont pour auteur le Père du mensonge » ; « leur intelligence est obscurcie par l’erreur, l’ignorance, les préjugés et le vice ». Et un père travaillant en Uganda affirme carrément que si un Noir ordinaire est déjà sous l’emprise du démon, un Noir hérétique — lisez protestant — est doublement prisonnier du Malin, « c’est, écrit-il, la somme de tous les diables ensembles ». L’Africain que les missionnaires veulent convertir, est donc pour eux, avant tout, un païen malheureux.

Cette défiance vis-à-vis de l’homme non-européen vient avant tout d’une optique théologique. Pour les pères, il semble n’y avoir qu’une civilisation : la civilisation chrétienne, comme il n’y a qu’une seule Église : l’Église catholique, en dehors de laquelle il n’y a point de salut. Cette dernière idée, renforcée par des actes du Saint-Siège, comme l’encyclique Mirari vos de 1832, dans laquelle le pape Grégoire XVI repousse l’idée que le salut puisse être obtenu dans n’importe quelle profession de foi, accentue l’opinion que l’homme, en dehors du christianisme, ne peut être véritablement homme et mener une vie pleinement humaine. Si cette accentuation de la situation précaire des païens est attribuable, en partie aussi sans doute à leur sentiment de supériorité envers tout ce qui n’était pas d’Occident, dans les milieux catholiques et missionnaires ce sentiment de supériorité était encore renforcé en plus, par les courants traditionnaliste et fidéiste en théologie. Ces deux tendances contribuèrent à forger la conviction chez de nombreux catholiques du XIXe siècle que, en dehors de la Foi et de la Révélation, la raison ne pouvait rien. Les païens n’étaient donc pas capables par eux-mêmes de connaître Dieu ou de concevoir une règle de morale. Chez eux, ni théodicée, ni morale.

«Si rien n’indique que Mgr. Lavigerie ait appartenu au camp traditionnaliste, note le P. F. Lambert, on ne peut dire qu’il n’ait pas subi dans une certaine mesure l’influence de ces idées en vogue ».

Si l’Africain est païen et vit sous l’influence du démon, si le missionnaire le décrit sous les traits les moins flatteurs, il reste cependant, pour ce même missionnaire, enfant de Dieu et peut donc être sauvé. Cette foi en l’équivalence des races humaines est une des idées fondamentales des missionnaires, que beaucoup d’auteurs ont très justement soulignée. Comme pour les descriptions du « païen de toujours », on peut également ici citer de nombreux exemples. Ainsi, en 1878, le jésuite Van Baesten publie dans la revue missionnaire de son ordre une série d’articles traitant de l’Afrique et de la civilisation chrétienne.

« Prise dans son ensemble, écrit-il et dans ses infinies variétés, la race noire, malgré ses caractères propres, ses vices et ses infirmités spéciales, appartient essentiellement à la même espèce, à la famille originaire, au même premier ancêtre que toutes les autres familles humaines ».

Lavigerie ne propose rien d’autre quand il écrivait en 1879 que « derrière ces misères, ces ignorances, ces infamies », il faudra « voir uniquement des âmes rachetées par Notre Seigneur et marquées de son sceau divin. Alors, on pourra les aimer véritablement, malgré tout ; on pourra les respecter, ce qui est nécessaire, car, pour les relever à leurs propres yeux, il faut les traiter avec amour et respect »

Au contact des populations africaines, les missionnaires développèrent des sentiments pareils. Ainsi, en 1899, dans la revue des Pères Blancs, on peut lire :

« Les Noirs, aussi bien que les Arabes et les Européens, sont intelligents, perfectibles et capables de progrès », et, un peu plus loin le même auteur ajoute : « Ceux qui jugent les Noirs inintelligents parce qu’ils n’ont pas notre organisation, nos procédés, nos lois, notre littérature (…) se placent à un mauvais point de vue. Chaque race, en effet, a l’intelligence conforme au genre de civilisation qu’elle possède ».

Dans le même sens, un missionnaire du Nyanza méridional écrit à un confrère :

« Faites pénétrer peu à peu et à petite dose la lumière de la vérité, alors vous verrez apparaître une intelligence aussi belle que celle du civilisé, et qui, pour peu que vous la cultiviez, portera des fruits étonnants ».

L’Africain tel qu’il est perçu par les missionnaires de l’époque, est donc perfectible : de païen, il est appelé à devenir civilisé, c’est-à-dire chrétien. Cette véritable métamorphose doit s’opérer essentiellement par la religion. « La religion les transformera comme elle a transformé les autres peuples », estimait le P. Livinhac, avant même d’avoir commencé son œuvre de conversion. « Il faut, proclamait Lavigerie, vers la même époque, faire entrer la lumière de l’Évangile dans des esprits si pleins de ténèbres » ; « Que les missionnaires le sachent bien, insistait-il, ils ne sont envoyés là que pour arracher ces pauvres âmes à l’enfer et au mal, pour les éclairer, pour les rendre chrétiennes ». Mgr Roelens explicitait le même idéal en écrivant que « c’est exclusivement pour leur venir en aide (aux Noirs) que le missionnaire est là, et l’unique but de sa vie est de relever, intellectuellement et moralement, de manière à en faire des hommes conscients de tous leurs devoirs, envers Dieu d’abord et comme conséquence, envers la société et envers le prochain et de tâcher de les conduire dans la voie de la justice, de l’honnêteté et de la charité jusqu’au port de leur salut éternel ».

Voilà comment le missionnaire voyait sa tâche : aller vers les païens, les convertir, les sauver. C’était sa fonction première et exclusive. Il s’approchait ainsi de la réalité africaine avec ce a priori théologique : il ne rencontrait en Afrique centrale que l’œuvre de Satan qu’il fallait combattre, qu’il fallait détruire, pour y édifier la civilisation chrétienne.

Cette théologie de la mission reste, comme on l’a déjà fait remarquer, bien pauvre. Elle est typique de l’époque. Une époque, qui paradoxalement voit se développer une activité missionnaire nouvelle et pleine de dynamisme, mais qui manque en même temps de missiologues compétents qui, comme le fait remarquer l’abbé M. Cheza, « partiraient d’une saine théologie de l’Église et de l’apostolat ». S’il s’agit pour les pères avant tout de sauver des âmes et de transformer des hommes par la religion, les moyens pour obtenir ce but sont multiples. Il faut former des auxiliaires pour la Mission, car pour Lavigerie, l’Afrique ne se convertira que par les Africains. Il est nécessaire aussi d’enseigner longuement la religion avant de baptiser, d’où les directives de l’archevêque d’Alger concernant le catéchuménat. Il est important enfin de s’occuper de la jeunesse et donc d’ouvrir des orphelinats et des écoles. Si les orphelinats et les écoles pour les petits Arabes sont nés en Afrique du Nord de la famine de 1867, ces créations rejoignent les directives de la Propagande et le « courant scolaire » répandu à travers toute l’Église en cette deuxième moitié du XIXe siècle.