LES PEUPLES DE L’AFRIQUE CENTRALE

  1. Le cadre géographique

L’immense territoire dans lequel les Pères Blancs exerceront leur apostolat se situe dans ce que les géographes appellent « l’Afrique de l’Est ». C’est une section assez particulière et caractéristique du continent africain. La Pénéplaine ancienne s’est brisée ici en grandes cassures qui constituent les lignes importantes du relief. Ce sont de véritables balafres qui courent du nord au sud, sous l’aspect de failles délimitant face à face des fossés d’effondrement. C’est à ceux-ci que les auteurs anglais donnent le nom de Rift valleys. Des rivières et des lacs y sont logés : au sud, c’est le fossé, encadré de failles, du lac Malawi, appelé autrefois Nyassa, qui se termine dans la vallée du Shire, exutoire du lac et affluent du Zambèze. Vers le nord, le fossé se ramifie en deux branches qui enserrent, en s’écartant l’une de l’autre, la vaste région du lac Victoria.

La branche occidentale se termine rapidement en bassin fermé où stagne le lac Rukwa. Elle est relayée au sud-ouest par le fossé du Tanganyika, vers lequel convergent de l’ouest deux fossés en coulisse : celui du lac Mercy et celui de la Lukuga qui réunit le lac Tanganyika au Lualaba. Au nord le fossé se ferme en cul-de-sac, et il ne reprendra qu’au-delà d’un bouchon montagneux que traverse la Rusizi. Le nouvel élargissement contient le lac Kivu. Il est interrompu par le gigantesque empilement de laves et de cendres des chaînes volcaniques Virunga et Mifumbiro. Le fossé qui s’ouvre de nouveau au nord de l’obstacle contient le lac Edouard. La Semliki qui contourne le Ruwenzori à l’ouest apporte les eaux de ce dernier au lac Albert (Mobutu).

La branche orientale des Rift valleys commence au nord du lac Malawi par un fossé sud-ouest nord-est peu important, jusqu’aux lacs Manyara et Eyasi. Ici, le fossé se heurte au massif volcanique dont le Ngorongoro est le plus célèbre. Au nord de ce pâté montagneux, le fossé reprend, encadré de parois élevées dont les plus hautes et les plus connues sont le Mont-Kenya et le Kilimandjaro. Plus au nord, le fossé tectonique comprend le lac Rodolphe à la frontière éthiopienne.

Les deux branches principales des Rift valleys enserrent le socle ancien dans lesquels se logent les lacs Kyoga, et surtout Victoria. Ces reliefs présentent ainsi un assez vaste ensemble conférant à cette portion du continent une altitude moyenne assez élevée. Ce sont à peu près partout de hautes terres coupées de fossés, dont les rebords à l’altitude plus importante offrent un aspect plus mouvementé. La structure de ces hautes terres comporte une série de conséquences importantes. Dans l’ordre de la géographie humaine d’abord, la population est particulièrement dense au nord du lac Victoria, au Buganda, et sur les hauts plateaux bordant le lac Kivu, particulièrement au Rwanda et au Burundi, ainsi qu’au sud du lac Malawi. Le père L. Burlaton décrit, en 1917, la densité de la population dans le territoire confié aux Pères Blancs, de la façon suivante :

« On peut évaluer approximativement à dix millions les habitants de la région des grands lacs, de l’Albert-Nyanza au sud du Nyassa et du cours du Congo aux Lacs Natron et Eyassi. Mais leur répartition est très inégale. Il y a des contrées où la population est très dense, ainsi le Ruanda et l’Urundi qui comptent le premier 2.500.000 habitants et le second près de 2.000.000; dans l’Unyamwezi, au contraire, et dans les contrées qui avoisinent le Tanganyika au sud-est et au sud-ouest, ou ne trouve qu’une population très clairsemée, les villages sont peu considérables et éloignés les uns des autres, et parfois le voyageur parcourt de grands espaces sans rencontrer âme qui vive ».

Une autre conséquence de ce relief particulier, serait, d’après G. Sautter, la présence de groupes importants de pasteurs sur ces hauts plateaux. Moins en raison des agréments climatiques, constate-t-il, que de la salubrité des régions hautes, au regard de la trypanosomiase bovine. Si le climat n’a peut-être pas joué en premier lieu dans le fait de la présence des pasteurs, celui-ci est quand même en général, salubre et agréable. Cela a frappé les premiers missionnaires. Le Buganda est appelé «le séjour de l’éternel printemps ». Lors de sa première traversée du Rwanda, fin 1899 et début 1900, Mgr Hirth est heureux d’y avoir trouvé un climat sain. « Pendant tout ce voyage, pourtant pénible, aucun de nous quatre n’a eu de fièvre, sauf le frère pendant deux ou trois jours ». Plus au nord, dans la région de l’Ituri, bordant le lac Albert (Mobutu), les missionnaires notent dans leur diaire : « Il est admis que nous habitons ici un pays réputé l’un des plus salubres du Congo ». On envisagea même plus tard de construire un sanatorium à Fataki, où pourraient se reposer les Européens éprouvés par le climat de la colonie.

On peut conclure de ces quelques considérations que le « territoire Père-Blanc » forme un tout assez homogène. Leur travail se déroulera sur les hauts plateaux de l’Afrique orientale, dans des régions au climat relativement sain, parmi une population particulièrement dense autour des lacs Victoria, Kivu et Malawi, plus clairsemée autour du Tanganyika, dans les plaines tanzaniennes et dans le Nord-Est zambien. Ces circonstances géographiques peuvent donc être qualifiées, avec toutes les réserves nécessaires, comme favorables pour le travail apostolique et scolaire des Pères Blancs.

  1. Le contexte politique et social

Les hommes qui peuplaient ces régions à l’arrivée des missionnaires s’étaient forgé une organisation politique et sociale particulière dont nous tracerons ici les grands traits. Au nord d’abord, dans la région interlacustre, se rencontrent les royaumes des Grands Lacs que J. Maquet classe dans la « civilisation de la lance ». C’étaient des États puissants, remarquablement organisés, s’étendant sur un assez vaste territoire, dans des régions à peuplement dense. Au-dessus de tous se trouvait le souverain, véritable potentat, dont le pouvoir était absolu et à qui tout était soumis, personnes et choses. Ce roi a sa cour, son conseil, son armée, ses fonctionnaires qui gouvernent les provinces, commandent les troupes, rendent la justice, administrent les biens. Tels sont, pour ne citer que les plus importants, les royaumes du Buganda, du Bunyoro, de l’Ankole, du Rwanda et du Burundi.

On connaît l’enthousiasme de Stanley, lorsqu’il fut accueilli par le souverain du Buganda. De fait, ce pays, peuplé surtout d’agriculteurs, était dirigé par le Kabaka, personnage sacré, intouchable et absolu. Une aristocratie puissante, composée de chefs héréditaires et de fonctionnaires, était associée au gouvernement du territoire. Parmi eux, le Kattikkiro, sorte de premier ministre, était le personnage le plus influent après le souverain. Une assemblée ou conseil royal, le Lukiko, où siégeait toute l’aristocratie, traitait les affaires de l’État et tranchait en dernier ressort les procès les plus compliqués. Deux autres personnages encore partageaient les honneurs royaux : la Namasole ou reine-mère, et la Lubuo ou reine-sœur. Toutes deux résidaient hors de la capitale, au milieu de vastes propriétés et étaient, tout comme le Kabaka, l’objet d’une vénération profonde. Les cultivateurs ou bakopi formaient la masse de la population.

Le XIXe siècle vit les Ganda arracher des provinces aux Nyoro et soumettre une partie des Soga. Le P. Brard, missionnaire au Busoga décrit cette situation à son supérieur :

« Plus de quarante chefs indépendants les uns des autres gouvernent le Busoga (…) Cette multitude de roitelets a fait le malheur du pays, car leurs dissensions en ont facilité la conquête aux Baganda. Voilà près de quarante ans, sous le règne de Suna, les Baganda firent leurs premières apparitions dans le Busoga ; quelques années plus tard, tous les rois payaient le tribut ».

De fait, sous le Kabaka Suna, les Ganda entreprirent une politique d’expansion souvent victorieuse. Le Busoga, le Bunyoro, le Karagwe, le Kiziba et l’Usui furent tour à tour ravagés par les armées de Suna.

En 1852, le premier Arabe, Snay ben Amir, fait son apparition à la cour. Sous le règne du successeur de Suna, Mtesa, les Arabes deviennent nombreux au Buganda et l’Islam s’y répand lentement. Désireux de se procurer des fusils contre l’ivoire et les esclaves, prisonniers de guerres, Mtesa était assez puissant à ce moment encore pour dicter ses conditions aux Arabes, en s’assurant le monopole de l’achat des armes et en leur interdisant de trafiquer avec le Bunyoro. Le Buganda disposait ainsi d’une armée redoutable et d’une puissance navale très importante. Ses grandes pirogues fréquentaient régulièrement les rives du lac Victoria. La force militaire des Ganda était une des plus importantes de la région.

Les royaumes voisins dont nous venons de traiter épisodiquement, avaient une organisation étatique en grandes lignes similaire à celle du Buganda. Au Bunyoro, un monarque absolu et divin, entouré d’une cour, dirigeait le pays. Antérieur au Buganda, qui en était issu, le Bunyoro devait, au XIXe siècle se défendre contre ce descendant belliqueux.

Dans l’Ankole, situé dans la région montagneuse comprise entre les lacs Edouard et Victoria, les pasteurs Nkole avaient créé une structure politique aristocratique et monarchique. La stratification en castes fermées y était plus marquée que dans les autres États de la région. A l’intérieur du groupe dominant, des relations de clientèles unissaient d’une part le souverain et d’autre part les pasteurs. C’étaient des relations personnelles de protection et d’assistance qui consolidaient l’unité de la caste gouvernante.

Dans le Rwanda voisin, un État du même type s’était créé. Vers la fin du XIXe siècle il était à l’apogée de sa puissance. Le souverain ou mwami Kigeri Rwabugiri surtout, fut non seulement un grand conquérant, mais aussi un admirable organisateur. Il renforça le contrôle central sur une grande partie du territoire et exerça une autorité réelle sur l’ensemble du pays. Comme en Ankole, la société rwandaise était assez fermement stratifiée : une noblesse guerrière tutsi s’appropriait le surplus agricole des paysans hutu par des contrats de clientèle. Un Tutsi accordait sa protection à un paysan en lui remettant la possession d’une vache dont il gardait la nue-propriété ; en contrepartie, le paysan devenu son dépendant, présentait régulièrement à son seigneur des redevances agricoles et lui fournissait des prestations de travail. Le pays présentait ainsi plus ou moins l’image d’une pyramide à base très large, fortement hiérarchisée et structurée.

Le voisin du sud, le Burundi présentait lui aussi un type de société semblable. La stratification y était un peu plus complexe. Au dessus de la noblesse tutsi, se trouvaient les princes de sang royal, les Ganwa. Ici également, la masse populaire était constituée par des cultivateurs hutu. L’organisation monarchique centralisée ne s’y était affirmée que tardivement et avec moins de puissance qu’au Rwanda. En 1891 par exemple, les missionnaires qui tentèrent de s’établir au Burundi, dans l’Uzige, remarquèrent que « le gouvernement du pays est monarchique », mais que « leur roi est un personnage mystérieux qui demeure au-delà des montagnes et que les habitants nomment Mwezi ; mais qui est représenté sur les rives du lac par des gouverneurs qui semblent à peu près indépendants ». Au Rwanda, il était à ce moment impossible de s’établir dans le pays sans l’accord du mwami ; aucun chef d’ailleurs n’aurait osé recevoir chez lui des étrangers sans l’approbation de la cour. Avant même d’y pénétrer, les premiers missionnaires avaient pris la précaution de faire saluer le mwami à plusieurs reprises.

On pourrait ainsi continuer la description de toute une série de royaumes puissants établis dans cette région des Grands Lacs. Mais ceci déborderait le cadre de notre étude. Nous nous sommes attardés aux plus importants. C’est dans ceux-ci que le christianisme connaîtra d’ailleurs sa plus large expansion et son plus grand succès. Notons ici en passant que les missionnaires ont ressenti le lien entre cette structure étatique et les mouvements de conversion. Ainsi, le père Léonard, dans son rapport général sur la mission du Nyanza méridional, note que « dans le district de Mwanza les progrès sont lents. Les gens, relativement libres et indépendants de leurs chefs, ne sont pas habitués au joug, comme ceux qu’on trouve à l’ouest du lac ». « II est difficile, ajoute le père, de les décider à se soumettre au joug de la religion ». Dans les districts de Bukoba et du Rwanda au contraire, remarque le même missionnaire, « nous trouvons des peuplades habituées au régime autocrate de leurs roitelets. Beaucoup ne voient tout d’abord dans la religion qu’un moyen de se débarrasser des corvées ».

Les vastes étendues de l’Unyamwezi au sud du lac Victoria, comme les pays situés autour du Tanganyika, au sud-est et à l’ouest, offrent un tout autre aspect. Les territoires y étaient fractionnés et morcelés en de micro-États. «Beaucoup de ces petits États ne sont pas plus grands qu’un de nos cantons, note le père Burlaton ; en certains endroits les villages comptent vingt, trente cases à peine, et chacun a son indépendance ; point de cohésion entre eux, excepté celle que le plus fort impose au faible. Cette multiplicité de royaumes indépendants, la pauvreté et la faiblesse de chacun d’entre eux (…) avaient pour résultat de créer partout un état d’anarchie presque permanent ». Et J. Becker, ayant parcouru ces régions, remarque à peu près la même chose en notant ironiquement: « L’almanach de Gotha devrait doubler son format s’il s’avisait de donner la liste des noirs principicules qui se partagent arbitrairement le centre de l’Afrique. La plupart de ces sultanats n’ont que quelques lieues de tour, et leurs monarques titulaires vivent littéralement au compte des caravanes rançonnées par eux ».

Un des groupes humains les plus importants de cette région était constitué par les Nyamwezi. Fractionnés en une multitude de sous-groupes, ils furent périodiquement et partiellement unifiés par des grands chefs Sike, par exemple, régnait sur l’Unyanyembe, la région entourant la ville de Tabora. « Le nom d’Ou-nyaniembe, écrit J. Becker, est celui de l’empire du Mtemi Sike qui habite le Kouikourou, situé à une lieue de Tabora. Autour de la résidence royale se groupent les villages de Kasoe, de Mganga (…) et nombre d’autres moins importants, commandés par des moinangous, ou grands vassaux feudataires, appartenant à la famille même du suzerain ». Sike réussit à se maintenir contre ses rivaux avec l’appui des Arabes qui s’étaient établis dans la région dès 1830. Plus tard, ayant sauvegardé son autorité, il devint un personnage important, dictant ses conditions à tous les visiteurs étrangers.

Son principal rival, nyamwezi lui aussi, était Mirambo, surnommé par les voyageurs européens de l’époque, le « Bonaparte noir », à cause de ses incessantes guerres et nombreuses conquêtes. Comme Sike, il réunit une grande partie des Nyamwezi sous son autorité, mais son « empire » ne survécut bas à sa mort en 1884.

Les Nyamwezi vivaient surtout du commerce des caravanes. C’est eux qui avaient ouvert les routes commerciales entre Bagamoyo sur l’océan indien en face de Zanzibar et Ujiji sur le lac Tanganyika. Ces voies de pénétration continuaient vers l’ouest à travers le lac jusqu’au Zaïre, vers le nord jusqu’au Buganda par le Karagwe, vers le sud-ouest jusqu’au nord et à l’ouest du lac Nyassa. Les négociants nyamwezi conservèrent pendant longtemps un rôle important dans le trafic commercial, même lorsqu’ils en eurent cédé le contrôle aux Arabes. Installés à Zanzibar depuis 1817, les commerçants arabes pénétrèrent rapidement à l’intérieur du continent. Les divisions et les querelles entre les nombreuses principautés nyamwezi permirent aux Arabes de s’installer solidement le long des routes des caravanes et à prendre en main une grande partie du commerce. Ce trafic était constitué par le commerce de l’ivoire et par la traite des esclaves, qui, amenés de l’intérieur du continent, étaient vendus sur les marchés de la côte.

La puissance des Arabes grandissait sans cesse. Dès 1872 par exemple, la localité d’Ujiji sur le lac Tanganyika était dirigée par un Arabe de la côte, Munie ou Mwenye Heri. Celui-ci exerçait son autorité sur une grande partie de la rive orientale du lac jusqu’à sa pointe la plus septentrionale, l’Uzige. « Mon intention était d’aller sans retard faire une visite à Moinie Heri, le gouverneur d’Ujiji. L’influence qu’exerce cet Arabe sur les rives du Tanganyika est très grande, écrit le P. Deniaud en 1879, nous aurons tout intérêt à gagner son amitié».

Établis solidement le long des routes des caravanes, de la côte jusqu’aux lacs Tanganyika et Victoria, les négociants arabes jouèrent en maints endroits un rôle politique important. Vers 1850, ils avaient tenté également de pénétrer au Rwanda et au Burundi ; mais, s’ils furent admis aux frontières du second, dans l’Uzige par exemple, seules leurs marchandises pénétrèrent au Rwanda. En fait, les deux pays restèrent en dehors des grandes routes commerciales.

L’arrivée et l’installation des commerçants arabes, qui allait ainsi bouleverser profondément la situation de l’Afrique orientale et modifier sensiblement le rapport des forces dans cette partie du Continent, ne fut pas la seule perturbation de cette contrée. Vers la même époque, toute cette vaste région était complètement bouleversée par d’innombrables guerres qui semaient partout la dévastation et la mort. Ces ruines étaient surtout le fait des Ngoni. Ce peuple, originaire du Natal, qui sous le commandement de Zwangendaba franchit le Zambèze vers 1830, fuyait la domination zoulou et entamait une longue migration vers le nord. Pour se frayer un chemin, les Ngoni durent s’organiser militairement. Ils semèrent la terreur partout où ils passèrent ; les populations qu’ils abordaient étaient exterminées, dispersées ou réduites en esclavage. Ces redoutables guerriers arrivèrent ainsi jusqu’en Ufipa, au sud-est du lac Tanganyika, où Zwangendaba mourut vers 1845. Ils se morcelèrent alors en plusieurs fractions : les Tata, remontèrent jusqu’au lac Victoria et harcelèrent la route de Tabora à Ujiji ; un autre groupe alla s’établir au nord-est du lac Nyassa ; une troisième partie se fixa à l’ouest du même lac ; d’autres groupes moins nombreux descendirent plus au sud jusqu’au Shire. « Pendant ces incessantes pérégrinations, note le P. Guillemé, les Angoni perdirent leurs troupeaux, leur langue et même leurs coutumes. De sorte que maintenant, le zoulou est à peine connu de quelques anciens, qui d’ailleurs ne parlent plus cette langue. Ainsi le conquérant a été assimilé par le peuple conquis dans l’espace d’un siècle ». Et c’est ainsi que J. Maquet classe les Ngoni dans la civilisation des greniers. « Actuellement, écrit-il, les Ngoni sont agriculteurs autant qu’éleveurs de gros et menu bétail. Cependant leurs traditions les rattachent aux peuples pasteurs de l’Afrique de l’Est ; ainsi ils lient comme eux prestige social et bétail ».

Dans les contrées plus méridionales, vers le lac Bangweolo, la situation était assez semblable à celle de la région dont nous venons de parler. Un des peuples les plus importants de l’endroit était les Bemba. Ceux-ci se répartissaient en chefferies dont le titulaire avait une autorité assez étroite sur les villages dépendant de lui ; il n’avait vis-à-vis de l’autorité centrale que des liens de dépendance assez lâches. En 1840, un chef Kileshye s’empara du pouvoir suprême et établit une cohésion d’ensemble beaucoup plus étroite. Les principales chefferies furent attribuées aux membres de son clan, il se réserva le commandement supérieur de l’armée et l’appel final en matière de justice. Il réquisitionna également à son profit le monopole du commerce d’ivoire pour concentrer entre ses mains la principale source de richesse grâce à laquelle il pouvait se procurer des fusils nécessaires à de plus larges entreprises. Ainsi organisés et équipés, les Bemba développèrent avec efficacité leur esprit guerrier, et jusqu’à la fin du XIXe siècle, ils deviendront la terreur des régions situées entre les lacs Tanganyika et Bangweolo

Autour du lac Nyassa, ce n’étaient pas seulement les Ngoni qui vinrent se fixer au milieu des populations locales. Un autre peuple, les Yao, originaire de la côte, où il avait subi une forte influence musulmane, se mit en mouvement vers 1850 et vint à son tour s’établir sur les rives du Nyassa. Ce fut d’abord une infiltration pacifique qui se mua quelques années plus tard en une véritable conquête. Les Yao avaient une organisation politique beaucoup moins centralisée que les Bemba ou les envahisseurs Ngoni. Les chefs de village restaient beaucoup plus autonomes. Leur force venait surtout de leurs longues relations avec la côte, et de leurs liens avec les négociants arabes. Cette brève description du contexte politique et social de l’Afrique orientale vers la fin du XIXe siècle montre clairement la situation confuse et perturbée de la plus grande partie des régions au moment où les premiers missionnaires s’y aventurèrent. Ils furent témoins de ces bouleversements nombreux et y trouvèrent un motif supplémentaire à leur action.

  1. Éducation et enseignement en milieu traditionnel

Avant d’entamer l’étude de l’effort scolaire missionnaire, il est important de connaître au moins dans les grandes lignes, ce que furent l’éducation et l’enseignement dans cette Afrique orientale dont nous venons de décrire le contexte géographique, politique et social. La plupart des auteurs insistent sur le fait que l’éducation négro-africaine traditionnelle consiste avant tout dans une intégration. Ceci n’est certes pas particulier à l’Afrique. Partout l’éducation vise à intégrer l’enfant dans le cadre social dans lequel il vient de paraître. Ce qui faisait l’originalité de l’éducation africaine, c’est qu’elle se situait, plus peut-être que dans les autres cultures, dans une ambiance communautaire. Il s’agit d’introduire et d’intégrer l’enfant dans les cadres de vie de la communauté à laquelle il appartient par sa naissance, de lui en faire saisir les valeurs, de lui en communiquer l’ensemble des connaissances et de lui apprendre à agir en conformité avec le groupe. Le but des systèmes éducatifs africains est donc, d’après L. V. Thomas et R. Luneau « d’unifier puis de renforcer le moi tout en l’aidant à se situer dans l’univers cosmique et le monde social ». L’accent y est ainsi mis sur les relations interpersonnelles. Il importe que chacun sache comment se conduire envers les autres. C’est une éducation d’ordre relationnel: il faut que l’enfant occupe sa place dans la vie de la communauté.

Les premières années de sa vie, l’enfant les vit avec sa mère ; il ne la quitte pas. « Les deux constituent presque une unité biologique. La mère nourrit son enfant et le réchauffe ; celui-ci repose sur sa mère, de jour sur son dos, de nuit contre ses seins ». Vers six-sept ans environ un changement important marque la vie de l’enfant. Les petits garçons et les fillettes se séparent. Si ces dernières aident leur mère dans les divers travaux domestiques, les premiers vont davantage suivre leur père. Dans les régions d’élevage, comme au Rwanda par exemple, les garçons devaient remplir le rôle de berger dès l’âge de sept ans. Ailleurs, à l’époque des moissons, beaucoup d’enfants passent la journée dans les champs pour empêcher les singes de détruire les récoltes. Les petits des deux sexes sont intimement liés aux travaux, occupations et soucis quotidiens de leurs aînés. Ils participent ainsi activement à la vie économique et sociale du groupe. Les jeunes se plient volontiers aux conditions de leur existence et cela d’autant plus facilement que celles-ci s’imposent à tous et que s’en écarter signifierait être exclu de la communauté.

Cette période de l’enfance, fort libre, mais intimement liée au milieu, était finalement très brève. Comme l’exemple de leur entourage leur enseignait beaucoup dès le début de leur vie, les enfants de dix à douze ans se conduisaient presque comme des adultes. Cela a même souvent fait croire aux premiers missionnaires que les parents exerçaient peu d’autorité sur leur progéniture et n’avaient même que peu d’intérêt pour celle-ci.

« Voilà une preuve que les parents ne s’occupent pas de leurs enfants, écrit un missionnaire. Un jour je dis à un père de famille : « Depuis quelque temps tes enfants manquent la classe, il faut nous les envoyer», « Oh, Bwana, c’est leur affaire, je ne m’occupe pas de cela ». Malgré nos avis réitérés, écrit un autre père, travaillant au Buganda, bien des parents négligent l’éducation et l’instruction de leurs enfants ».

De fait, entre dix et quinze ans, l’enfant passe progressivement d’une responsabilité surveillée à la responsabilité totale. Il n’est plus contrôlé par les plus âgés, ni par les parents, mais il assume à part entière les responsabilités proprement adultes tout en vivant sous le toit paternel.

Dans la région des Grands Lacs, où l’organisation familiale était très solide et puissante, surtout dans les milieux de la classe dominante, l’éducation présentait un aspect plus sévère et plus fermé. La famille s’efforçait de développer chez les plus jeunes des habitudes de soumission et de courtoisie ; elle attachait une importance très grande aussi au respect et à l’observation des traditions ancestrales, des us et coutumes du pays et du dévouement au groupe. Les enfants sortaient peu et séjournaient dans le milieu plus restreint de la famille.

L’éducation traditionnelle en Afrique se présente donc comme une préoccupation constante d’un groupe déterminé pour se perpétuer. Cette éducation s’occupait ainsi de former tout l’homme. Elle embrassait aussi bien la formation du caractère que le développement des aptitudes physiques. Elle mettait davantage l’accent sur la formation de l’homme social que sur celle de l’homme individuel.

On ne peut cependant pas restreindre la préoccupation des parents africains pour leurs enfants à cet aspect purement éducatif. Il existait aussi des formes diverses d’enseignement, c’est-à-dire des modes d’apprentissage systématique et gradué, donné soit au sein de la famille, soit dans des établissements destinés à cette fin. Souvent cet apprentissage était imbriqué dans l’éducation, mais il pouvait aussi en être séparé. Le premier mode d’enseignement pour l’Afrique noire, auquel on songe, c’est l’initiation. « L’initiation joue un rôle important dans toute l’Afrique noire, écrit J. Maquet, (…) elle ne se réduit pas à un rituel, elle est enseignement». Pendant la période de préparation aux cérémonies, qui peut varier d’après les peuples, les enfants vivent séparés du milieu familial habituel. On leur donne un enseignement réel : des consignes de comportement, les traditions du groupe, les techniques agricoles, etc. « L’enseignement prodigué par les initiateurs, notent L. V. Thomas et R. Lumeau, porte plus spécialement sur le corps de l’homme (ou de la femme), la structure du monde, l’organisation du groupe (ses mythes, ses lois) sans oublier mille et une recettes pratiques indispensables pour et dans la vie courante ». Nous nous trouvons donc ici en face d’une forme réelle d’enseignement : le jeune homme aussi bien que la jeune fille doivent apprendre d’une façon systématique des notions multiples pour permettre de trouver leur place dans l’ensemble du groupe. Dans les territoires de l’Afrique centrale, confiés aux Pères Blancs, cette forme d’apprentissage était cependant à peu près inexistante. Au Buganda, Rwanda, Burundi et Buha par exemple, il y avait bien une forme d’initiation nécessaire pour devenir membres de certaines confréries religieuses, mais on n’y rencontre aucune trace d’une initiation collective de la jeunesse. Fr. BÖSCH décrit une sorte d’initiation pratiquée par les Nyamwezi, où la future mariée est éduquée par ses beaux-parents et préparée par ceux-ci à son rôle futur d’épouse et de mère ; il traite également de l’initiation religieuse dans des sociétés secrètes, de la circoncision et de l’excision chez certains peuples apparentés aux Nyamwezi, tels les Gogo, les Sungu et les Turu, mais nulle part il ne signale une initiation collective de la jeunesse telle qu’elle a été décrite plus haut. Mgr V. Roelens, vicaire apostolique du Haut-Congo ne parle dans ses Instructions que de quelques peuples qui pratiquent la circoncision, mais ne mentionne même pas l’initiation.

A côté de cette première forme d’enseignement, on en rencontrait d’autres. Dans les royaumes des Grands Lacs où l’organisation militaire jouait un rôle important, chaque souverain, comme chaque grand chef disposait d’un groupe de guerriers. Au Rwanda par exemple, au début de chaque règne, une nouvelle armée était constituée. A cet effet, le mwami ordonnait à ses clients tutsi de lui amener leurs fils qui n’étaient pas encore membres d’une armée existante. Ces jeunes recrues, appelées «Intore» recevaient un enseignement particulier qui consistait aussi bien en un entraînement sportif et militaire qu’en des cours de danse, de conversation subtile, de controverse, de déclamation et de composition littéraire. Ils étaient tenus par exemple de composer une ode guerrière, icyivugo, destinée à exalter, à l’initiative de leurs aînés, leur bravoure réelle ou fictive. Un instructeur les assistait. On peut ainsi parler de véritables centres scolaires où, en plus des exercices guerriers, les jeunes gens s’initiaient à divers aspects de la culture nationale. Ces mêmes « écoles » se rencontraient dans les divers pays des Grands Lacs. Au Buganda, les pages du Kabaka recevaient à la cour royale une éducation assez semblable à celle des intore.

Un autre enseignement est celui qui prépare aux divers métiers : forgerons, menuisiers, potiers, etc. Cet apprentissage se faisait en général clans les familles, puisque ces professions étaient souvent héréditaires. Quelquefois cependant, le futur artisan devait s’initier dans des corporations professionnelles ou des centres de formation.

Dans les pays où les traditions orales étaient nombreuses et estimées, les détenteurs de ces traditions étaient formés avec soin. J. Vansina signale par exemple qu’au Rwanda existaient des centres où était organisé un enseignement systématique des traditions classiques. Les enfants des familles des poètes participaient à des rencontres de déclamation où, plusieurs fois par mois, des exercices leur étaient prodigués. Les futurs aèdes apprenaient ainsi à proclamer les poèmes dynastiques sans omission, sans transformation ni hésitation.

Toutes ces formes d’enseignement que nous venons de décrire rapidement, intégraient le jeune africain dans son milieu d’une façon globale ou pour une fonction plus spécifique. Même là où la valeur guerrière était exaltée hautement, l’éducation comme l’enseignement ne visaient pas à développer des personnalités fortes et originales, mais à former des hommes parfaitement adaptés à leurs différents rôles sociaux. Éducation, enseignement, formation professionnelle, tout devait concourir à créer un ensemble harmonieux et permettre ainsi au groupe de se consolider et de se perpétuer d’une façon plus ou moins identique. La tradition orale, transmise de génération en génération, jouait un rôle important dans l’éducation. Le contenu de l’enseignement était formé par les acquis du passé, augmenté progressivement par les nouvelles expériences du groupe. Cet aspect d’oralité et de formation à caractère social est primordial pour comprendre l’éducation traditionnelle africaine.

Le premier grand bouleversement dans cet ensemble homogène provient de l’Islam. En pénétrant à l’intérieur du continent, les Arabes de la côte organisèrent un peu partout des écoles coraniques. C’était la première instruction scolaire livresque en Afrique centrale. On enseignait dans ces centres d’un type nouveau, l’écriture arabe et la doctrine du Coran. Ces écoles apportaient donc deux grandes innovations : l’écriture, le livre, d’une part, et un enseignement religieux révélé et étranger, d’autre part. C’était là une grande et double nouveauté, qui transforma progressivement et profondément le genre de vie des populations touchées par l’Islam. Dans les centres commerciaux de la zone côtière et le long des routes des caravanes, un nouveau type de civilisation était en train de se créer au moment même où les premiers missionnaires entamèrent à leur tour la pénétration du continent.