Essais et échecs dans la mission du Victoria-Nyanza

Au Buganda

Le 24 février 1878, le pape Léon XIII confiait à Mgr Lavigerie la délégation apostolique de l’Afrique équatoriale avec la charge d’y créer des missions. C’est ainsi que le jour de Pâques de cette même année, dix Pères Blancs s’embarquaient à destination de Zanzibar, d’où le 17 juin suivant, ils entamèrent la pénétration du continent. Après bien des difficultés, ils parvinrent à Tabora, le 12 septembre. Là, il fallait se séparer : les cinq missionnaires du Victoria partirent vers le nord, le 18 novembre, tandis que ceux destinés au Tanganyika se mirent en route le 4 décembre. Les deux premiers missionnaires catholiques débarquèrent au Buganda, le 21 février 1879, suivis quelques mois plus tard, le 25 juin, par les trois autres pères de la caravane. Le Buganda était alors le pays vers lequel se tournaient les yeux de la plupart des missionnaires. Tous songeaient à la fameuse lettre enthousiaste de Stanley. Les Pères Blancs, eux aussi, après quelques hésitations, avaient opté pour le Buganda, pays du kabaka. Dans toutes les lettres de l’époque, le supérieur de la mission, le P. Livinhac, parle de ce monarque, comme de l’« ami du progrès ». Ce progrès, pour les pères, c’est l’ouverture d’esprit du kabaka vis-àvis de tout ce qui est nouveau.

«Mtesa, notait le père Livinhac, voudrait que ses sujets fussent initiés à toutes les connaissances des Blancs, et avant tout qu’on leur apprit les métiers les plus utiles : tisser, forger, faire des barques, faire des fusils, du savon, de la poudre ».

Dès que l’équipe missionnaire fut sur place, elle s’efforça de répondre à cette attente du souverain. Et les pères le firent avec d’autant plus de zèle, que cela semblait correspondre, au moins en partie, aux instructions de leur fondateur. Ne leur avait-il pas recommandé de « recueillir ou de racheter de jeunes enfants pour en faire de bons chrétiens »? On pourrait facilement combiner les deux données : le désir du kabaka d’enseigner aux jeunes des métiers européens pour introduire ainsi certaines améliorations dans son pays, et la recommandation de Lavigerie de former chrétiennement les enfants. Les missionnaires commencèrent donc par procéder au rachat de jeunes esclaves. « C’est l’œuvre la plus facile, notifiait Livinhac au fondateur, et il ajoutait : « Nous devons enseigner aux enfants rachetés les arts et métiers, si nous voulons faire plaisir au roi ». Quelques semaines après leur arrivée sur le sol buganda, la jeune mission disposait ainsi d’un embryon d’orphelinat peuplé de quatre petits rachetés.

Très rapidement cependant, une meilleure connaissance des réalités du pays allait effacer cet enthousiasme du début. Le nombre des esclaves était élevé dans le pays, mais les maîtres ne tenaient pas à se défaire de ce qui constituait le signe et le gage de leur puissance. La population servile faisait partie intégrante des « familles » des grands seigneurs. Ces derniers ne consentaient à céder aux missionnaires que les moins doués. À la fin du mois d’août déjà, les pères se rendent compte de cette situation particulière. « Nous trouvons difficilement ici des enfants intelligents », remarque le père Livinhac. Dans cette même lettre, le supérieur de la Mission estime d’ailleurs qu’il faut commencer par évangéliser les populations locales. Deux raisons le poussent à cela : il y a d’abord les dépenses importantes qu’occasionnerait l’entretien d’un grand orphelinat, mais il y a surtout le fait, que dès la fin du mois de juillet, les pères avaient constaté avec joie que des jeunes gens de condition libre s’étaient présentés à eux pour se faire instruire.

Les rachats continuaient cependant à se faire, mais le nombre des orphelins n’augmenta que lentement. En septembre par exemple, les pères décidèrent même en conseil de ne pas dépasser le nombre de dix. À côté des problèmes d’ordre intellectuel, dont nous venons de parler plus haut, des difficultés d’ordre pratique venaient encore alourdir la charge de l’orphelinat. « Nous manquons de tout ce qui est nécessaire pour l’installation d’une école : tableaux, syllabaires, encriers, papiers, etc. », se plaignait le P. Livinhac dès le début de l’entreprise. Malgré ces inconvénients, on enseignait aux enfants le catéchisme et la lecture, en kiganda et en swahili. Les missionnaires suivaient ainsi à la lettre les directives de leur fondateur, qui avait interdit d’enseigner les langues européennes, pour ne pas faire perdre aux Africains leur caractère propre. Ils se posaient cependant maintenant la question de savoir s’il ne faudrait pas initier ces enfants à une langue européenne, au cas, où, comme Lavigerie l’avait expressément recommandé dans son Mémoire secret, on les enverrait étudier la médecine. Les pères se heurtaient ainsi dès le début de leur action à ce problème apparemment insoluble : comment concilier les recommandations du fondateur d’éduquer « à l’africaine », avec en même temps, l’obligation de commencer la préparation lointaine de ces jeunes à leur tâche médicale.

Si la question restait posée, les missionnaires n’en continuaient pas moins leur travail avec ardeur. Le P. Lourdel avait déjà terminé, fin novembre, la traduction en kiganda des principales prières chrétiennes, et le 20 janvier 1880, le P. Livinhac envoie avec fierté à Maison-Carrée le manuscrit d’un petit catéchisme suivi des prières du soir et du matin en kiganda, et d’un petit syllabaire pour enseigner la lecture dans cette même langue. Dans cette même lettre, le P. Livinhac raconte comment la population locale est avide d’apprendre à lire. « Ils demanderont à se faire instruire en plus grand nombre, note-t-il, si nous leur enseignons la religion dans des livres ». La preuve de cette affirmation, il la trouve dans l’activité protestante. Ceux-ci possèdent une petite imprimerie, et leurs imprimés ont attiré chez eux un grand nombre d’élèves. Il faut donc se hâter, et il est important de recevoir sans retard, le catéchisme et le syllabaire imprimé, « pour tenir tête aux protestants ».

Le travail apostolique des pères était donc double : l’œuvre des rachats et l’orphelinat d’une part, l’instruction religieuse donnée aux hommes de condition libre d’autre part. Cette dernière forme de la Mission occupait une grande partie du temps des missionnaires. Plusieurs heures par jour, étaient consacrées à faire le catéchisme à ceux que les pères appelaient déjà leurs « paroissiens ». Le 27 mars 1880, après dix-sept mois de préparation, quatre jeunes Ganda de 18 à 25 ans recevaient le baptême. Quelques mois plus tard, la même cérémonie se répétait, et c’est ainsi, qu’après un an de présence dans le pays, huit jeunes Africains étaient devenus chrétiens, dont un seul racheté. Ce rythme rapide, qui semblait recommandé par Lavigerie dans ses premières instructions, ne se poursuivit cependant pas. De nouvelles directives du fondateur arrivèrent, imposant une réglementation du catéchuménat à répartir sur quatre ans. Ce nouveau plan causa aux missionnaires une grande surprise, mais, après quelques manifestations d’opposition, tous se soumirent et s’efforcèrent de le mettre en application. « Nous suivons scrupuleusement la ligne de conduite que vous nous tracez dans le paragraphe II de vos instructions », proclame le chef de la mission. La préparation au baptême prenait ainsi une allure très scolaire : il fallait enseigner la religion pendant quatre longues années.

À côté de ce travail d’instruction religieuse auprès des catéchumènes, des besognes matérielles indispensables d’installation, et des relations à entretenir avec la Cour, les missionnaires continuaient toujours de s’occuper de leur petit orphelinat. Les pères s’inspiraient manifestement des orphelinats arabes qu’ils avaient tous connus en Afrique du Nord. La plupart d’entre eux y avaient même travaillé pendant leur temps de noviciat. Les recommandations de Lavigerie étaient, en plus, très précises sur ce point. Il fallait éduquer chrétiennement ces enfants, c’est-à-dire, les rassembler dans une sorte d’internat, leur apprendre surtout la religion chrétienne et les former intellectuellement et moralement en vue d’en faire des auxiliaires pour la mission. Les difficultés pour réaliser ce programme ne manquaient pas : le manque de matériel pour l’installation d’une école les tracassait toujours. Les principaux soucis provenaient cependant d’un autre domaine. On se souvient du peu de facilité d’obtenir de jeunes esclaves intelligents. Les pères s’étaient ensuite aperçus que ces petits rachetés se montraient assez rebelles au règlement qu’on voulait leur imposer. Les fuites furent nombreuses dès le début. On continua néanmoins, et dans une lettre au père Charbonnier, le supérieur de la mission expose le règlement de l’orphelinat. Il est intéressant d’en prendre connaissance et de voir comment les jeunes étaient formés. On leur proposait une vie toute monastique, partagée entre la prière, le travail et l’étude, très différente de celle qu’ils avaient menée jusque là. C’est ainsi qu’on peut lire :

« Après l’oraison des missionnaires, le P. Lévesque porte aux enfants le benedicamus Domino. Ils répondent d’une seule voix et en très bon latin Deo granas, puis à genoux sur la peau de chèvre qui leur sert de matelas, ils font le signe de la croix et récitent en leur langue une courte prière pour donner leur cœur au Bon Dieu et lui consacrer la journée. En deux minutes leur toilette est faite et ils se rendent devant la porte de notre chapelle pour y réciter la prière du matin. Ensuite, ils balayent les alentours de notre mission sous la surveillance du P. Lourdai (…) Le frère assigne ensuite à chaque enfant son travail de la matinée. Ce sont nos enfants qui font notre cuisine, lavent notre linge, gardent nos chèvres, cultivent nos bananiers. À dix heures et demie, la cloche sonne la fin des travaux. Nos négrots (sic) ont récréation jusqu’à onze heures. À onze heures, classe de lecture présidée par le F. Amans. Nous n’avons pour cette classe que des tableaux sur lesquels les artistes que vous savez, ont essayé d’imiter les caractères de l’imprimerie. Nos écoliers déchiffrent assez bien ce BA … BA primitif, mais nous nous demandons si, quand nous leur mettrons sous les yeux un livre imprimé, ils ne se trouveront pas en face d’un inconnu. Après la classe qui finit à onze heures trois quarts, le frère préside à la distribution du dîner des enfants ; opération importante, car les pauvres n’ont rien pris depuis la veille. La distribution terminée, nos négrillons se mettent à genoux au milieu de la cour, leur réfectoire ordinaire, et récitent le benedicite avec une sainte ardeur. Les enfants ont récréation jusqu’à une heure trois quarts. À une heure trois quarts, le P. Lévesque leur fait le catéchisme. À deux heures et demie, travaux distribués et surveillés par le Fr. Amans comme le matin. À cinq heures trois quarts, la cloche rappelle nos jeunes travailleurs qui ont récréation jusqu’à six heures et demie. Les enfants font leur prière du soir devant la porte de la chapelle. Après la prière, distribution du souper présidée par le frère. Ensuite le frère conduit nos enfants au dortoir. À genoux près de leur couchette, il récitent en commun une courte prière pour se mettre entre les mains de N.S., sous la protection de Marie et des bons anges, et puis, se roulant dans leur grossière étoffe d’écorce d’arbre, ils sont en deux minutes plongés dans ce sommeil doux et profond que procure une vie laborieuse et frugale.

Si les journées étaient très remplies, et l’effort des pères important, les résultats par contre l’étaient beaucoup moins. Livinhac restait très sceptique au sujet de l’efficacité de l’entreprise. « Pourrons-nous en faire de bons médecins? Nous ne pouvons encore le dire », écrivait-il en 1881. Il revint alors sur une idée déjà émise deux ans plus tôt, quelques mois après son arrivée au Buganda, et qui consistait dans la création d’une sorte d’école professionnelle.

« Créer des villages industriels et y réunir nos enfants pour leur apprendre les métiers utiles, notait-il, voilà, ce me semble, le meilleur moyen de mettre nos enfants dans une honnête aisance, sans imposer à la mission des dépenses extraordinaires ».

Cette proposition revient fréquemment sous sa plume dans les différentes lettres qu’il envoie à Maison-Carrée. En juillet 1881, le père revient encore à la charge, en écrivant : « Un centre industriel nous a toujours paru un des moyens les plus propres pour attirer les Noirs, et pour étendre au loin l’action des missionnaires ». Il est important maintenant de se presser car « Mtesa vient de donner aux Anglais la permission d’enseigner les arts et métiers ». Il faut donc des hommes capables d’instruire les jeunes et Livinhac supplie à cette fin Lavigerie d’envoyer des « frères connaissant les métiers utiles ; car « ils rendraient à, notre mission les plus grands services ». Il semble aux missionnaires presque indispensable de fonder ces centres pour le bien de la Mission. Si, parmi les rachetés on rencontre des garçons intelligents, on peut encore toujours les envoyer à l’école de Malte, comme Lavigerie le souhaite, mais il y a tous les autres, « ceux qui n’auront pas d’aptitude pour les sciences ». Ceux-là pourront facilement trouver leur épanouissement dans ces centres industriels. « Vous ferez de cette solution le cas que vous voudrez, conclut le supérieur de la mission, se rendant bien compte que seul « l’avenir montrera les services que pourront rendre à la mission ces jeunes orphelins ». Mais, il reste cependant assez hésitant quant à cet avenir et au projet de Lavigerie d’envoyer un grand nombre de rachetés à Malte. « Le mieux serait, je crois, d’élever les Noirs dans leur propre pays, communique-t-il à l’archevêque d’Alger, faisant des savants de ceux qui peuvent devenir savants et apprenant aux autres des métiers utiles ».

Les pères poursuivaient néanmoins l’œuvre des rachats et la formation des orphelins, tout en cherchant une solution définitive. Le nombre des jeunes gens augmentait lentement, mais progressivement. En janvier 1881, ils étaient vingt ; en décembre de la même année, vingt-neuf et en août 1882, ils atteignaient le nombre de trente-huit. À ce moment, on introduisit une première division à l’intérieur de l’école : les plus jeunes étudiant l’alphabet sous la direction du frère, les plus avancés recevant un cours plus poussé. Chaque jour, on leur enseigne le catéchisme et le chant. Le ton des lettres devient de plus en plus positif. On constate de réels progrès dans l’école, et le P. Livinhac admet maintenant que les « enfants deviendront de bons petits écoliers », dès qu’on pourra se mettre « à les instruire d’une façon sérieuse ». L’esprit des enfants est jugé satisfaisant, et les pères apprécient de plus en plus les nombreux services qu’ils rendent à la mission. Au milieu de l’année 1882, la Mission du Buganda prospérait, d’intéressantes perspectives semblaient s’ouvrir, le catéchuménat comptait de nombreux inscrits, et l’orphelinat, mieux organisé, mieux équipé, promettait, malgré toutes les hésitations et les doutes, d’heureux résultats. Or, voici qu’en quelques mois, tout, aussi bien l’œuvre des rachetés que la mission elle-même, tout allait être remis en question. Que s’était-il passé?

En juillet de cette même année, les pères constatèrent avec surprise que les enfants s’adonnaient à ce qu’ils appelaient : « des vices contre nature ». En surveillant plus rigoureusement jour et nuit leurs jeunes recrues, ils constatèrent bientôt que ces pratiques étaient généralisées et que les anciens les communiquaient à leurs camarades restés jusqu’alors indemnes. Cette constatation représentait non seulement une amère et cruelle déception pour les missionnaires, mais elle leur posait aussi, plus qu’avant, des questions sur la valeur de cette œuvre. Fallait-il continuer ou supprimer l’orphelinat? Une longue délibération entre tous les pères s’ensuivit. Finalement, tous tombèrent d’accord sur la nécessité de la poursuite de l’œuvre, mais en même temps, ils décidèrent de prendre toutes les mesures nécessaires pour déraciner entièrement ces pratiques. C’est ici que tout allait se gâter. Les missionnaires voulant obtenir la dénonciation des principaux responsables, firent pression sur les enfants, n’hésitant pas à utiliser la manière forte. Effrayés, ces derniers dénoncèrent les chrétiens et les catéchumènes ganda comme les principaux responsables. On comprend aisément que ce fut pour les pères une affreuse désillusion, et on n’est pas étonné de lire dans le diaire de la mission :

« Voilà trois ans que nous sommes dans le Buganda. Quels sont les résultats obtenus? D’après tout ce que nous venons de découvrir, non seulement nous n’avons servi qu’à faire outrager Dieu davantage. Nos néophytes, nos orphelins baptisés, ont jusqu’ici joué la plus sacrilège des comédies».

Découragés, inquiets devant un avenir qui s’annonçait menaçant, les missionnaires décident à l’unanimité de quitter le Buganda, pour aller fonder une nouvelle mission au sud du lac.

Dans l’Unyanyembe

Fin novembre 1882, tout le groupe des missionnaires quitte le pays du kabaka, emmenant avec eux trente quatre jeunes gens. On s’établit d’abord au Bukumbi, sur la rive méridionale du lac, où le père Livinhac jette les bases de la nouvelle station de Kamoga, et garde auprès de lui, trois jeunes ménages et quatre enfants. Dès le mois de février 1883, les PP. Lévesque  et Lourdel conduisent les autres rachetés à Tabora, dans ce qu’ils appellent « l’école des arts et métiers ». Les Pères Blancs avaient fondé ce poste en 1881. On avait choisi Tabora pour sa position centrale, permettant de relier les missions des Grands Lacs avec la côte. En 1879, Livinhac avait déjà suggéré cette création au Supérieur Général, en notant : « On pourrait fonder dans l’Ouyanyembe des orphelinats et une procure ». C’est ainsi que deux ans phis tard, les pères avaient acheté la maison du Docteur Van den Heuvel, membre de la deuxième caravane de l’Association Internationale Africaine, et qu’ils s’y étaient établis, le 2 septembre. Ils commencèrent immédiatement par créer un orphelinat. Fin 1882 dix-huit petits rachetés peuplaient l’institution. Le 23 février 1883, les pères du Buganda y arrivèrent. Il y avait maintenant une quarantaine d’enfants dans ce poste, et on s’y trouvait vraiment à l’étroit. La nécessité de trouver un autre emplacement s’imposa d’autant plus que l’endroit était jugé insalubre et que la proximité d’un marché fut considérée comme défavorable pour la formation des enfants. Les missionnaires décidèrent donc de quitter le village arabe pour aller se fixer quelques kilomètres plus loin, à Kipalapala, près de la résidence du mtémi ou chef de l’Unyanyembe, Sike.

L’orphelinat s’y organisa, et les pères s’efforcèrent de donner à leurs jeunes recrues une formation solide. Rendus méfiants par l’expérience malheureuse du Buganda, ils renforcèrent surtout la surveillance.

« La mission va bien, pouvait bientôt écrire un confrère chargé de l’éducation des jeunes gens, les enfants sont tous très obéissants, ils ont même une apparence extérieure de piété, malgré les petites misères intérieures au sujet desquelles on a dû vous écrire (…) Nous ne les laissons pas un instant seuls ; la nuit, le père Hauttecœur a son lit dans leur dortoir ».

La maison fonctionnait bientôt normalement. Comme on se trouvait maintenant dans une région où le swahili était la langue courante, les pères l’utilisèrent pour l’enseignement des orphelins. Il était d’ailleurs difficile d’agir autrement. Les enfants, venant de régions très diverses, devaient apprendre le swahili pour se comprendre entre eux et pour suivre les instructions des pères avec quelque fruit. Les résultats étaient jugés satisfaisants. « Je fais la classe et le catéchisme à un grand nombre, et je suis très satisfait de leur attention, écrivait le P. Faure ; ils ont même assez de facilité à apprendre ». Les plus avancés furent bientôt baptisés. Dès 1884, des baptêmes étaient administrés régulièrement.

À la fin de cette même année, quarante-trois enfants peuplaient un orphelinat qui prenait de plus en plus l’allure d’un grand bâtiment. On avait notamment construit deux grands édifices de septante mètres de long, encadrant une maison de vingt-deux mètres sur dix.

L’année 1885 se terminait sur un bilan positif pour la mission du Nyanza. Il y avait un grand orphelinat assez convenablement équipé et hébergé dans des bâtiments spacieux à Kipalapala. Soixante cinq enfants y recevaient un enseignement élémentaire : ils apprenaient à lire, certains des plus avancés commençaient à écrire. L’essentiel de l’instruction portait sur l’enseignement du catéchisme : les pères voulaient former le plus vite possible des chrétiens qui pourraient peut-être devenir un jour de bons auxiliaires de la mission. Tout semblait donc permettre d’augurer de l’avenir avec confiance. Il y avait encore une autre raison de se réjouir : à la fin de l’année 1884, le kabaka Mtesa du Buganda était décédé, et son fils Mwanga lui avait succédé. Celui-ci se montrait très favorable aux missionnaires catholiques. Ces derniers, désirant ardemment retourner dans leur première mission, profitèrent de cette occasion et revinrent dans le pays en juillet 1885. Bientôt cependant, de nouvelles et terribles épreuves allaient ébranler et mettre en péril l’ensemble de l’œuvre missionnaire dans cette vaste région.

 

Conclusions

Avant d’entamer l’étude des événements de la mission du Tanganyika, il nous semble bon de nous arrêter un instant et de tirer quelques conclusions.

  1. Il est frappant de constater tout d’abord que la mission se confond presque avec un certain enseignement. Le premier catéchisme imprimé comprend un syllabaire. Devenir chrétien inclut la nécessité d’apprendre à lire.
  2. Selon les instructions de Lavigerie, les missionnaires commencèrent immédiatement, dès leur arrivée, l’œuvre des rachats. Dès le début cependant, des questions se posent : comment former ces enfants? Faut-il les préparer pour l’école de Malte, ou faut-il en faire de bons artisans ?
  3. Ceci amena les pères à rechercher des solutions nouvelles aux multiples problèmes qui se posaient. Pour Livinhac, des écoles professionnelles et des jeunes artisans bien formés semblent plus adaptés à l’Afrique centrale que des médecins, dont la formation s’opère hors de leur milieu. Dès ce moment aussi, le supérieur de la mission considère l’école comme un moyen adéquat et normal d’apostolat. On songe déjà à un collège pour fils de chefs.
  4. Si les pères font un réel effort d’adaptation, l’orphelinat n’en reste pas moins comme un îlot étranger, implanté dans le milieu traditionnel. Les missionnaires rachètent de jeunes esclaves, étrangers à la région souvent, et les placent dans un ensemble de conditionnements nouveaux qui doivent les préserver de l’environnement païen et concourir à en faire de bons chrétiens. L’école elle-même est conçue à l’européenne. Dans ce domaine, on ne semble pas imaginer autre chose. Qu’on se rappelle les nombreuses plaintes de Livinhac au sujet du manque de matériel scolaire (‘). On ne conçoit pas une école sans livres, sans cahiers, sans tableau noir.
  5. L’orphelinat, à Rubaga, comme à Kipalapala, reste profondément étranger au milieu et n’a pratiquement pas de rayonnement. Au Buganda, l’œuvre des rachats fut concurrencée par l’apostolat direct auprès des populations locales, qui s’avéra vite beaucoup plus prometteur. Quand les pères revinrent dans le pays, ils ramenèrent avec eux quelques-uns de leurs rachetés, mais ils consacrèrent la majeure partie de leur temps à l’instruction des catéchumènes de condition libre. Dans la pensée de Lavigerie, les jeunes esclaves auraient dû fournir le premier noyau des futures chrétientés. Au Buganda, ce ne fut pas le cas ; l’action missionnaire se porta très vite vers les Ganda libres, ce qui lui imprima un tout autre cours. La situation au Tanganyika se présenta tout différemment. Ici, la méthode des rachats orienta fondamentalement l’histoire des premières années de la Mission.
  6. Diverses tentatives dans la mission du Tanganyika
  7. Les premiers postes: Rumonge et Mulweba

Le 24 janvier 1879, les quatre missionnaires destinés à la mission du Tanganyika, arrivent à Ujiji sur la rive orientale du lac. Reçus avec empressement par les Arabes qui y régnaient en maître depuis plusieurs années, les Pères jugent cependant que ce centre ne convient pas à l’établissement d’une mission. L’influence de l’Islam y était très grande et deux membres de la London Missionary Society s’y trouvaient déjà depuis plusieurs mois. La première activité des missionnaires consiste donc à recueillir des informations en vue du choix d’un emplacement plus ou moins définitif pour l’établissement d’un poste. Le 15 mai, les PP. Deniaud et Dromaux s’embarquent en direction du nord-est. « D’après les renseignements que nous avions pu recueillir, raconte un peu plus tard le supérieur de la mission, nous savions que sur la rive droite du lac, la population la plus nombreuse se trouvait au nord de la province d’Ujiji. C’est donc vers le nord que nous avons dirigé nos pas ». Les deux pères trouvent de fait un endroit qui leur semble convenable : la population, apparemment très dense, leur montre de la sympathie, et surtout, il n’y a « point d’Arabes, point de ministres protestants comme à Ujiji ». Le choix est vite fait, et le 23 juillet suivant, les quatre missionnaires abandonnent le centre arabe pour venir s’installer une centaine de kilomètres plus au nord, au Burundi, et y fonder une station. Ils y dressent un camp provisoire sur une petite colline près du lac, et de là, ils font de fréquentes excursions dans le voisinage afin de repérer un endroit où ils pourraient s’établir d’une façon stable. Les pères se fixent finalement à Rumonge et se mettent immédiatement au travail.

Avant la fin même des travaux d’installation, les missionnaires avaient commencé à racheter des enfants esclaves. Comme leurs confrères du Victoria-Nyanza, ils obéissaient ainsi aux directives de leur fondateur.

« J’ai acheté un enfant d’une dizaine d’années, originaire de l’Oubouari, presqu’île de la côte ouest du lac vis-à-vis des Bikari, écrit le père Deniaud. Cet enfant parait intelligent, est plein de bonne volonté et semble nous être très attaché. Il commence déjà à réciter le Pater et l’Ave Maria et désire beaucoup assister à la messe chaque jour. Nous allons l’instruire de notre mieux et en faire ensuite un bon chrétien».

À la fin de l’année 1879, un petit orphelinat, peuplé par une dizaine d’enfants, formait le noyau de la mission du Tanganyika. Les perspectives d’avenir étaient cependant assez différentes de celles du Buganda. Ici, on ne parle pas d’écoles d’arts et métiers ou de centres industriels. On songe plutôt à la création de villages chrétiens.

« Le terrain ne manque pas ici, note le P. Dromaux, il ne faudra pas les écritures et des disputes des achats des Ataffs ; on formerait des royaumes sans trouver des concurrents dans le terrain qu’on voudrait prendre. Les rachats coûtent peu, et la subsistance des enfants est peu chère. Ils sont exceptionnellement heureux d’avoir une natte de quatre sous pour lit, deux habits, chacun d’une quarantaine de sous et une nourriture de pas deux sous par jour. De sorte qu’il semble facile de faire beaucoup de bien, sous le rapport religieux d’abord, mais aussi sous le rapport matériel et civilisateur».

Pour les pères du Tanganyika, les enfants de l’orphelinat, les villages chrétiens plus tard, étaient appelés à former le noyau de la future chrétienté. « Nos enfants nous donnent des espérances pour l’avenir, et font l’édification des peuples qui nous entourent », écrivait le supérieur de la mission. C’était aussi le souhait de Lavigerie ; il le leur fit savoir : « J’ai appris, avec vive satisfaction, les commencements de votre maison de jeunes nègres rachetés. C’est une œuvre qu’il faut pousser activement : elle est la base et l’espérance de tout le reste ».

L’entreprise ne se développa pourtant que lentement. Les missionnaires instruisaient bien sûr leurs orphelins, mais, à côté de ce travail, ils s’occupaient aussi des inévitables travaux d’installation, et surtout de nombreux voyages d’explorations le long des rives du Tanganyika à la recherche de sites aptes à la création de nouveaux postes.

Dans leur orphelinat, les pères enseignent le catéchisme et la lecture aux jeunes rachetés. Ils le font en swahili, ne connaissant pas encore suffisamment le kirundi pour s’en servir avec fruit. Comme dans le pays du kabaka, les missionnaires se plaignent du manque de matériel scolaire : « Nous enseignons chaque jour le catéchisme et la langue kiswahili à nos enfants, mais nous n’avons point de livres. Nous sommes donc obligés de former tant bien que mal nos caractères alphabétiques sur une grande feuille de papier que nous collons à une planche. Ce moyen est bien imparfait, comme vous le voyez ».

Comment remédier à cet état de choses? Les missionnaires du Victoria avaient envoyé le manuscrit d’un catéchisme et d’un syllabaire à Maison-Carrée pour l’y faire imprimer. Au Tanganyika, on songea à ce moment à une autre solution.

« Nous désirons avoir une petite presse typographique et un certain nombre de types majuscules et italiques, ainsi que les chiffres. Il y a des presses peu volumineuses et très légères. Celle des pères de Bagamoyo est un modèle de ce genre. À l’aide de cette petite imprimerie, nous aurions ce qu’il faut pour apprendre à lire à nos enfants ».

Entretemps, une autre mission avait été fondée. Le choix des pères était tombé sur la région située au nord-ouest du Tanganyika, le Massanze, chez le chef Mulweba. C’est là que le 28 novembre 1880, ils jetèrent les bases du nouveau poste.

Après les travaux d’installation, cette station devint à son tour un centre de rachats. Des jeunes garçons rachetés y suivaient les cours des missionnaires comme ceux de Rumonge, et semblaient progresser rapidement.

« J’ai pour fonction de faire le catéchisme aux enfants et à quatre mariés, je n’y consacre que vingt minutes chaque jour, écrit le P. Dromaux. Je fais aussi la classe deux fois par jour, elle ne semble pas fatigante, les enfants sont d’une docilité parfaite. Six des plus avancés épellent assez bien et commencent à lire dans un livre, à tracer quelques lettres, et à compter jusqu’à cent ».

On aura remarqué dans cette lettre que le père parle, entre autre, de quatre mariés auxquels il enseigne. De fait, au Tanganyika, les rachats n’avaient pas porté seulement sur des enfants, mais aussi sur des adultes. Une raison toute pratique avait dicté cette façon d’agir. Pour les services divers dont elle avait besoin, la mission avait essayé d’engager des domestiques. Cela n’avait pas été une réussite. On décida alors de racheter des esclaves adultes. Les missionnaires voyaient en eux également, le premier noyau des futurs villages chrétiens, qu’ils espéraient créer et voir se développer. Ces hommes devaient former la base du royaume chrétien à ériger.

Vers le milieu de l’année 1881, cette intense activité des missionnaires, comme ces grandioses projets d’avenir furent brutalement ébranlés par des événements tragiques. Au début du mois de mai, un des jeunes élèves des pères s’enfuit de la mission de Rumonge, et se retrouva chez le chef Bikari, voisin de la station. Les pourparlers entamés pour sa restitution traînèrent. Les missionnaires décidèrent alors, en se basant sur ce qu’ils estimèrent être une coutume locale, de s’emparer d’un gage. Ainsi dit, ainsi fait. Le soir du 3 mai, l’un d’eux enleva quatre têtes de bétail au chef. La réaction se produisit plus rapide et plus violente qu’on ne l’avait prévu. Le lendemain matin, les guerriers de Bikari encerclaient la mission. L’impétueux père Deniaud, le jeune père Augier et l’auxiliaire D’Hoop sortirent, armés, accompagnés d’une dizaine de rachetés adultes, persuadés qu’il suffirait de montrer leurs fusils pour obliger les assaillants à fuir. C’est ce qui se produisit. Deniaud voulut les poursuivre pour les éloigner davantage. Les hommes de Bikari, manœuvrant alors sous le couvert des hautes herbes, contre-attaquèrent. Les rachetés prirent peur et se replièrent sur la mission. Les trois missionnaires, surpris par cette tactique des assaillants, furent tués de nombreux coups de lance. Ce désastre rendit la position des pères intenables dans le pays. On décida l’évacuation. Le 7 mai, les missionnaires s’embarquèrent pour Mulweba. La mission du Tanganyika ne comptait donc plus que ce seul poste. La vie y continua, et ce poste connut ainsi un développement de plus en plus important.

Ce déplacement géographique représentait cependant un changement considérable. Les populations de la rive occidentale du Tanganyika vivaient en petits villages plus ou moins indépendants. C’était, écrivait le P. Moinet, « un peu le régime patriarcal. Ainsi un homme a de ses quatre ou cinq femmes vingt ou trente enfants, dont les aînés sont mariés et ont aussi des enfants. Cette famille forme un petit royaume ». Ces petites unités, souvent en guerre latente entre elles, offraient une cible de choix pour les voisins plus puissants. Dans ces conditions, les missionnaires se voyaient sollicités par plusieurs chefs pour venir s’installer chez eux. Avec leurs rachetés, les pères apparaissaient comme une protection réelle. C’est dans cette perspective que Mulweba les avait invités et que d’autres stations seront fondées par la suite. Les pères se sentaient à l’aise dans la région, et pouvaient ainsi poursuivre leur travail sans craindre de voir se reproduire la catastrophe de Rumonge.

À la fin de l’année 1881, les pères du Massanze pouvaient maintenant écrire :

« Le nombre de nos enfants s’est bien accru, nous en avons maintenant plus de quarante, les plus anciens savent leur petit catéchisme, et le P. Moinet se propose de faire à Noël une petite cérémonie pour recevoir catéchumènes ceux qui ont deux ans de résidence à la maison. En général, ils montrent peu de dispositions pour l’étude, et les commencements furent assez pénibles parce que nous manquions de tout, point de livres élémentaires, point de tableaux, il fallait tout faire à la main ; mais enfin, les premières difficultés ont été surmontées par quelques-uns qui dans peu de temps pourront lire assez couramment dans les livres de kiswahili que nous avons. Parmi les derniers venus, plusieurs ont montré plus de facilité et ont appris toutes leurs lettres en moins de huit jours. Ceux que nous parviendrons à instruire de la sorte, nous seront de la plus grande utilité, soit comme catéchistes, soit comme surveillants ».

Comme on le remarque, les progrès enregistrés sont réels. On ne signale pas sur le plan moral ces difficultés, qui eurent au Buganda de si graves conséquences. Les problèmes étaient ici d’un autre ordre. Il y avait surtout la question de la langue à utiliser pour l’enseignement. « Pour le catéchisme, comme pour la classe, la diversité des langues de nos enfants venus de divers pays, offre une grande difficulté à leurs progrès », note un des pères, chargé de l’orphelinat. Les missionnaires avaient opté pour le swahili, et à la fin de cette même année, ils avaient envoyé à Maison-Carrée, le manuscrit d’un catéchisme destiné aux catéchumènes, rédigé en cette langue.

Notons également, en passant, que les pères songeaient déjà à leurs futurs collaborateurs : catéchistes et surveillants. Dès le début de leur action, l’école doit ainsi servir à former des auxiliaires. On se rappellera que Lavigerie avait insisté sur ce point, aussi bien dans son Mémoire secret que dans ses diverses instructions. Les pères obéissaient donc aux directives de leur fondateur, tout en s’efforçant de trouver sur place de l’aide pour l’accomplissement de leur travail missionnaire.

Les pères du Tanganyika se consacraient, à ce moment, entièrement à leur tâche éducative dans l’orphelinat. « Les soins que nous donnons à nos orphelins absorbent presque tout notre temps », remarque le P. Moinet à cette époque ; et le P. Dromaux de son côté, écrit :

« La crainte de provoquer les hostilités des Arabes nous a fait juger prudent de ne pas prêcher à d’autres qu’à nos enfants la Bonne Nouvelle du salut. L’influence arabe est toujours toute-puissante dans la partie nord du lac (…) Nous sommes satisfaits des progrès de nos enfants dans le catéchisme, ajoute-t-il, ainsi que dans la lecture et l’écriture, chose si nouvelle pour eux. Au commencement, ils n’en comprenaient pas l’utilité, mais, aujourd’hui, ils sont tout fiers de tracer leurs noms sur la pierre ou le papier et prévoient qu’ils pourront tirer beaucoup d’avantages de cette instruction.

Soulignons, en passant, cette remarque du père Dromaux au sujet des succès dans la lecture et l’écriture des jeunes rachetés. Le père se rend compte de l’innovation que représentait l’écriture dans ces sociétés où la parole était le principal moyen de communication. Mais, les choses sont en train de changer : la connaissance de l’écriture est perçue par les élèves de l’orphelinat comme un moyen de progresser. Il faudra cependant encore attendre de longues années, avant que cette innovation ne vienne transformer l’ensemble de la société africaine.

Le 3 mars 1882, le nouveau supérieur de la mission, le P. Alexandre Guillet, débarqua à Massanze, à la tête d’une petite caravane de renfort. Les pères décidèrent alors de restructurer et d’étendre la mission. Les rachetés, dont le nombre ne faisait que croître, seraient transportés ailleurs, « hors du Massanze, dans un lieu retiré et tranquille ». Dans ce dernier poste et dans une nouvelle fondation prévue sur la rive nord-est du lac, l’activité des missionnaires devrait être consacrée à la prédication directe auprès des populations locales. Il fallait donc déménager l’orphelinat. Après de nombreux voyages d’explorations, le choix était tombé sur « l’isthme qui relie l’Oubouari à la terre ferme, beau pays de vingt à trente kilomètres de côté, propre à toutes sortes de cultures et peu peuplé ». Au mois de juin 1883, les missionnaires, accompagnés de huit ménages et de dix grands orphelins, vinrent s’établir dans le nouveau poste de Kibanga.

 L’orphelinat de Kibanga

Le chef de l’endroit, Pore, avait concédé aux missionnaires un terrain de quatre-vingts hectares pour l’établissement de la station. On se mit au travail et à mesure que les constructions avançaient, les enfants de Mulweba arrivèrent dans le nouveau site. Dès le mois d’octobre, tout était à peu près terminé, et la totalité des jeunes rachetés ainsi que les ménages y étaient établis. « Nous avons vécu dans la plus grande tranquillité pendant les sept mois que nous avons passés ici », pouvait noter le P. Moinet à la fin de l’année. « Le changement n’a apporté aucun trouble ni aucun désordre dans la marche de notre œuvre. Tout notre petit monde se conduit aussi bien et aussi régulièrement que possible».

L’orphelinat de Kibanga prospérait. Comme dans les autres œuvres du même genre, l’emploi du temps des enfants se répartissait en catéchisme, instruction élémentaire et travaux manuels. Les appréciations des pères sur les progrès réalisés, en particulier sur le plan moral, sont très positives. Dans chaque lettre presque, on parle du bon esprit qui règne parmi les enfants, de « l’esprit de foi qui s’inculque profondément en eux » ; de « leur esprit qui s’ouvre peu à peu aux choses de la foi, et de leur conduite qui se transforme d’une manière sensible ». Le père Guillet avait même songé dès l’établissement de la station à ouvrir une petite école de catéchistes. « Nous leur donnerions une éducation plus soignée, écrivait-il. Ce serait comme un petit séminaire ». Cette idée n’eut pas de suite immédiate, mais il est intéressant de noter qu’on y songea dès ce moment.

Le progrès des élèves sur le plan scolaire est également souligné à maintes reprises. Le rassemblement en orphelinat était alors sans doute un des meilleurs moyens pour arriver à ce résultat. Les missionnaires protestants avaient essayé à maintes reprises d’ouvrir des écoles pour les enfants des environs de leurs postes, mais sans succès. Le système des Pères Blancs permettait surtout la continuité nécessaire dans l’enseignement, puisque les jeunes rachetés se trouvaient sous la dépendance constante des missionnaires. L’orphelinat de Kibanga se développa ainsi progressivement ; bientôt, plus d’une centaine de jeunes rachetés peuplaient l’institution. Pour les missionnaires du Tanganyika, cette dernière devait devenir l’assise de la mission et le noyau du futur « royaume chrétien » de la région.

Conclusions

  1. Il est frappant de noter d’abord, la grande différence dans le développement des missions du Tanganyika et du Victoria-Nyanza. Si les missionnaires arrivent dans les deux territoires avec les mêmes directives, les mêmes principes et les mêmes convictions, la mission évolue dans chaque cas d’une façon particulière. Cela peut être dû en partie à la personnalité des missionnaires et en particulier à celle des supérieurs de mission. L’impétueux Deniaud, homme d’action, impulsif et direct, entraîne les pères du Tanganyika dans des voyages multiples et dans des fondations risquées, tandis que Livinhac, plus prudent, hésite, mais, homme de devoir aussi, accomplit à la lettre les ordres de Lavigerie et propose en même temps des solutions diverses aux problèmes rencontrés. Le contexte politique également, et surtout sans doute, a considérablement influencé le cheminement des pères dans chacun des deux territoires.

Au Buganda, les missionnaires sont entrés en contact avec un État fortement organisé et hiérarchisé. Ils débarquent à la cour même du souverain du pays, chez qui se trouvent déjà une colonie arabe, ainsi qu’un groupe de missionnaires anglicans. Les premières années de l’action des pères sont fortement influencées par les agissements de la cour. Dès leur arrivée aussi, des sujets libres du kabaka se présentent chez eux et se sont instruits. Le rachat de jeunes esclaves n’y est pas aisé. Ces deux circonstances particulières font que l’orphelinat n’y acquiert pas la même importance qu’au Tanganyika. Dans ce dernier territoire, les choses se présentent autrement dès le début. Établis au Burundi d’abord, mais loin de la cour du mwami, les pères y sont considérés comme des intrus, dont on se méfie et qu’on préfère voir partir. Un malheureux concours de circonstances provoque le drame de Rumonge, ce qui oblige les missionnaires à se déplacer. Les populations du Massanze, sur l’autre rive du lac, sont très différentes. « Elles nous paraissent simples, timides, écrit le père Guillet, et n’ont point la hauteur, la fierté et l’orgueil de race qu’on trouve dans l’Ouroundi[Urundi]. Elles écouteront mieux et avec plus de confiance, les instructions du catéchisme ». La situation politique y est cependant très confuse : « elle n’est point telle que je la croyais, note le même père. Il ne s’y trouve point de chef important ; chacun des nombreux petits villages du Massanze a son mtouare [umutware] à peu près indépendant ». Cet état de choses, les départs successifs de Rumonge, de Mulweba, et d’autres postes, ainsi que la relative facilité avec laquelle on peut se procurer de jeunes esclaves, poussent finalement les pères à s’occuper surtout de l’orphelinat et de leurs rachetés. Très vite, la mission du Tanganyika s’oriente vers la constitution de villages chrétiens dépendant de la mission, tandis que les pères du Buganda s’occupent de plus en plus des hommes libres du pays.

  1. Ce qui caractérise également la mission du Tanganyika, c’est le rôle important joué par les Arabes dans la région. Ceux-ci gardent le contrôle sur une grande partie des rives du lac. Leur présence n’est cependant pas seulement politique. Leur influence culturelle et religieuse est grande. Ujiji est un véritable centre musulman. La langue, l’écriture et la religion du Coran s’y répandent. Les pères le constatent à leur arrivée.

« J’ai négligé l’arabe pour apprendre le kiswahili, note le P. Dromaux ; cependant, je désirerais avoir un dictionnaire arabe-français, une grammaire arabe et un coran. Ces livres me serviraient dans mes rapports avec les Arabes, à écrire et à lire des lettres arabes (…). Les lettres que l’on écrit sont le plus souvent en arabe mêlé de kiswahili ».

La puissance musulmane à Ujiji est telle, qu’à leur arrivée, les missionnaires n’osent même pas se montrer en public dans leurs habits. « Le costume que nous portons ici, est la gandoura dans l’intérieur de la maison, écrit le supérieur de la mission ; pour sortir ou recevoir des visites, nous prenons la douillette par dessus. Nous avons tous été d’avis que nous ne devions pas paraître en public avec la gandoura seulement, car ce costume est absolument celui d’un certain nombre d’esclaves, des Arabes eux-mêmes et des Wangwanas ou gens de la côte, qui viennent ici en grand nombre apporter leurs vices et leurs dérèglements ». Les missionnaires se sentent un peu comme des intrus, et cherchent, soit à s’établir dans un endroit où cette influence arabe n’existe pas, soit à créer des zones d’influence chrétienne plus ou moins fermées sur elles-mêmes. Ici encore, la situation se différencie de celle du Buganda. Dans ce dernier pays, il y avait de la part du kabaka lui-même et de ses sujets une demande adressée aux missionnaires. Ceux-ci se sont efforcés d’y répondre. L’influence arabe se limitait ici encore en grande partie à une action politique qui se jouait dans le milieu assez fermé de la cour. Les pères du Tanganyika ont été forcés de vivre plutôt sur la défensive, et ont été obligés, d’une certaine façon, de susciter eux-mêmes une demande auprès de la population, en isolant leurs néophytes.

  1. Signalons enfin les problèmes plus spécifiques rencontrés dans l’enseignement et l’éducation. Il faut noter d’abord que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ne semble pas avoir posé de grands problèmes aux enfants. Les élèves apprennent assez facilement à lire, malgré l’absence de matériel didactique. L’écriture pose peut-être quelques difficultés supplémentaires, mais les missionnaires en parlent peu. On insiste d’ailleurs vraisemblablement peu sur cette dernière connaissance. Ce qui est considéré comme important, c’est la lecture. Savoir lire devient une quasi-condition du baptême. Ceux qui savent écrire, sont appelés à devenir plus tard des auxiliaires de la mission. La lecture est nécessaire pour le néophyte : ainsi, il pourra lire les prières, le catéchisme, l’Écriture sainte… On l’a déjà signalé : la religion est enseignée, et la lecture doit servir cet enseignement. L’école, le livre, l’écrit, sont donc nécessaires à la conversion.

Dans le domaine de l’éducation, les pères du Tanganyika ne semblent pas avoir rencontré de problèmes majeurs avec les enfants. On ne signale nulle part les pratiques remarquées au Buganda et qui y ébranlèrent la mission. Les missionnaires insistent sur le progrès constant de leurs élèves, aussi bien dans le domaine moral et religieux que sur le plan scolaire. L’éducation dans les orphelinats se fait, bien sûr, hors du contexte local, dans un milieu forcément artificiel. Les déménagements successifs de Rumonge à Mulweba, et de ce dernier poste à Kibanga, n’ont apparemment pas posé de problèmes dans le travail d’éducation. Les petits rachetés suivent les pères ; ils font partie de leur « familia »; ce sont les « enfants de la mission », et ils semblent s’y plaire.