Persécutions et guerres civiles au Buganda : 1885-1895

On se souvient que les missionnaires étaient revenus au Buganda en juillet 1885. Ils avaient ramené avec eux quelques-uns de leurs rachetés pour y poursuivre leur formation. La situation du pays semblait calme, et le kabaka toujours bien disposé à l’égard de la mission et de ses oeuvres. Le premier octobre, le père Lourdel put faire part à Maison-Carrée du succès du travail missionnaire :

«Le nombre de nos catéchumènes atteint cinq cents (…), notre orphelinat est déjà organisé, et compte plus de vingt enfants ».

Le deuxième démarrage de l’oeuvre missionnaire semblait donc prometteur, quand, assez brusquement, le climat propice pour la mission, se détériora. Une sanglante persécution anti-chrétienne éclata. L’ensemble de la jeune chrétienté ganda fut frappé : du 15 novembre 1885 au 3 juin 1886, trente-huit catholiques et vingt-sept protestants furent mis à mort, mutilés ou torturés.

Les missionnaires n’en continuaient pas moins leur oeuvre. La situation se calma peu à peu, et quelques mois plus tard, les pères recommençaient les instructions catéchétiques quotidiennes, tout en observant encore une grande prudence. « Le père Denoit fait tous les jours le catéchisme, note le père Lourdel. Le dimanche, notre petite chapelle est à moitié remplie. Mais, toutes ces réunions se font toujours le plus secrètement possible ». Dans la même lettre, le père signale encore que l’orphelinat compte une cinquantaine de rachetés. En deux ans, le nombre des enfants avait donc plus que doublé et cela au moment même où l’oeuvre missionnaire traversait de si grandes difficultés.

Bientôt la mission du Buganda allait subir de nouvelles épreuves. De 1880 à 1890, plusieurs guerres civiles troublèrent l’ordre du pays. Le kabaka Mwanga dut s’enfuir devant son demi-frère Kiwewa. Ce dernier fut déposé à son tour par un autre membre de la famille royale, Karema, aidé par les Arabes. En 1890 enfin, Mwanga revint en triomphateur dans son pays.

Entretemps, de nouveaux éléments vinrent encore augmenter la confusion qui régnait dans la région. Une compagnie à charte britannique, l’imperial British East Africa Company, ayant des visées sur le pays, vint s’immiscer dans les affaires internes du Buganda. « Depuis plusieurs mois, rapporte Mgr Livinhac, une caravane anglaise, venue de Mombas (sic), sous les ordres de Jakson, se trouve au nord-est du lac, dans le Busoga, M. Jakson a proposé par lettre à Mwanga un traité en vertu duquel le monopole du commerce serait concédé à la compagnie anglaise de l’East-African. Mwanga, espérant recevoir poudre et fusils de cette caravane, qu’on disait très riche et très forte a accepté le drapeau et les propositions de M. Jakson, qui ne lui a envoyé aucun secours. Ce retard pourrait coûter cher à l’Angleterre, car les Allemands, qui doivent eux aussi avoir des vues sur le Bouganda, viennent de s’annoncer ».

De fait, deux semaines après la victoire de Mwanga, les Allemands Karl Peters et von Tiedemann étaient solennellement reçus à la capitale du Buganda par le kabaka, auquel ils proposèrent un traité de commerce avec leur pays. Mwanga, appuyé par les chefs catholiques y consentit. Les chefs protestants, au contraire, n’acceptèrent l’accord qu’à contrecœur. Au mois de mars, le représentant britannique revint à la charge et força les Allemands à partir. De nouveau, il proposa à Mwanga le protectorat et le drapeau de la compagnie. Les protestants insistèrent dans ce sens, tandis que Mwanga et les catholiques s’efforcèrent de s’y opposer. Le pays tout entier entra, une nouvelle fois, en effervescence. Catholiques et protestants formaient maintenant deux partis violemment opposés, prêts à recourir aux armes à la moindre occasion. Sur ces entrefaites, Mgr Livinhac, après avoir sacré son successeur, Mgr Hirth, prenait le chemin de Maison-Carrée où on venait de l’élire supérieur général de la Société des Pères Blancs. Peu après, le premier juillet 1890, une convention conclue entre l’Angleterre et l’Allemagne délimitait les zones d’influence respectives en Afrique orientale, attribuant le pays du kabaka à l’Angleterre. Cet accord ne réussit cependant pas à pacifier le pays, et la guerre entre les deux partis resta latente.

Au milieu de cette effervescence ininterrompue, le travail proprement missionnaire n’en continua pas moins, et l’affluence des Ganda libres vers le catéchuménat restait très importante.

La rivalité entre catholiques et protestants, déjà sensible dès l’origine de la mission, s’amplifiait continuellement. Elle se remarque entre autres dans l’esprit de concurrence qu’on retrouve chez les missionnaires. Dès qu’un groupe lance une nouvelle initiative, le bloc adverse s’efforce de l’imiter ou de le dépasser. On a déjà signalé comment en 1881, les pères de Rubaga désirent fonder un centre industriel, « parce que Mtesa vient de donner aux Anglais la permission d’enseigner les arts et métiers». Cet esprit de compétition ne fait que croître ; il s’observe dans divers domaines. En 1890 par exemple, Mgr Livinhac, qui vient de fonder une station missionnaire à Bugoma dans l’île Sese, remarque que les protestants distribuent des syllabaires. Aussitôt, il écrit à Maison-Carrée : « Nous devons avoir des syllabaires à distribuer pour empêcher un grand nombre de païens qui désirent se faire instruire, de se laisser séduire par les ministres de l’erreur ». Et dans le diaire de Rubaga, on peut lire un peu plus tard :

« M. Baskerville, ministre protestant, vient nous faire une visite. Il nous dit entre autres choses qu’ils ont vendu pour 80.000 cauris d’évangiles kiswahili, depuis deux mois, ce qui ne fait que 80 exemplaires, puisqu’un livre coûte 1.000 cauris. Nous, nous avons distribué, depuis le même temps, plus de trois ou quatre cents livres divers ».

Soulignons, en passant, ce désir d’obtenir un livre qu’on retrouve chez l’ensemble de la population, L’écrit, l’imprimé est pour ce peuple, un objet convoité. Au Buganda surtout, dès cette époque, les néophytes veulent ardemment apprendre à lire et à écrire. Mgr Hirth, dans une lettre adressée à Maison-Carrée pour obtenir du personnel plus nombreux, écrit : Nous ne suffisons même pas au ministère auprès des chrétiens de la capitale: en effet, ceux-ci nous demandent plus de catéchismes ; ils voudraient plus d’écoles, afin de pouvoir tous arriver à lire et à écrire.

Ce désir de connaissance est caractéristique des Ganda, et favorisa énormément la mission, puisque celle-ci liait l’instruction à la conversion. Lorsque Mgr Livinhac se prépare à rentrer, en 1890, il annonce au Cardinal Lavigerie qu’une dizaine de Ganda libres ont désiré lui servir d’escorte armée, jusqu’à la côte :

«  Ils sont tous bien disposés, note-t-il, et assez jeunes pour pouvoir être instruits et devenir les aides des missionnaires, soit comme maîtres d’école, soit comme catéchistes, soit comme médecins. Ils me demandent de les amener en Ulaja, où ils espèrent recevoir une instruction qu’ils ne trouvent pas dans leur pays si troublé ».

La forte et continuelle poussée des Ganda vers les catéchuménats, ainsi que leur désir d’apprendre, forçaient les missionnaires à rechercher rapidement des auxiliaires nombreux et variés : maîtres d’école, catéchistes et médecins. Comme la situation locale restait peu propice à l’étude, Livinhac opte maintenant pour une formation européenne de ces futurs collaborateurs.

Entretemps, la tension demeurait vive au Buganda. Catholiques et protestants formaient maintenant deux partis nettement distincts et violemment opposés. Après de nombreux heurts de part et d’autre, une véritable guerre se déclenchait le 24 janvier 1892. Elle fut terrible et ravagea l’ensemble du pays. Le 5 avril suivant, un accord provisoire mit fin aux hostilités. Une commission d’enquête vint bientôt étudier la situation sur place, afin d’examiner entre autres, la part de responsabilité des dirigeants de l’East Africa Company dans le conflit. À la suite des investigations de la commission, le gouvernement britannique prenait la responsabilité des événements survenus au Buganda ; la Compagnie à charte devait quitter le pays, et dorénavant, l’Angleterre serait représentée par un commissaire royal auprès de Mwanga. Sir Gerald Portal, premier représentant de sa Majesté en Uganda, arriva à Rubaga le 17 mars 1893. Un nouveau traité de pacification religieuse fut signé, le 22 avril suivant.

Le travail missionnaire redémarra maintenant avec beaucoup de vigueur. Plusieurs nouvelles stations furent fondées, et le nombre des néophytes ne fit que croître.

Mgr Hirth, le nouveau vicaire apostolique, prit à ce moment-là deux mesures qui sont importantes. Une première décision concerne les orphelinats. Dès la fin de l’année 1892, le vicaire apostolique écrivait à Maison-Carrée qu’il jugeait que « l’oeuvre coûteuse et ingrate des orphelins » n’avait plus de raison d’être, puisque s’ouvraient de si brillantes perspectives missionnaires. Il décida donc de l’interrompre en suspendant tout recrutement.

Une deuxième initiative de Mgr Hirth visait l’oeuvre scolaire. Le 10 avril 1894, l’évêque envoya à ses missionnaires une circulaire au sujet des catéchistes et des écoles. C’est la première lettre de ce genre, elle mérite une analyse. « Le Saint-Siège, écrit le vicaire apostolique, semble nous demander clés maintenant des écoles supérieures; or, celles-ci supposent nécessairement toute une série d’écoles inférieures ou primaires ». Pour Mgr Hirth, cet argument d’autorité semble suffisant pour convaincre les missionnaires de la nécessité d’un système scolaire catholique. Ceci dit, le vicaire apostolique prescrit d’une façon très claire et détaillée le travail à accomplir. Dans chaque station d’abord, il faut exiger que tous les enfants présentés au catéchuménat connaissent l’alphabet. Pendant la première période de ce temps de préparation au baptême, ils devront apprendre à lire passablement un texte quelconque.

Pourquoi cela ? Parce que, « les enfants, s’ils persistent par paresse à ne pas apprendre à lire, prouvent qu’ils n’ont pas non plus assez de courage pour pratiquer plus tard leur religion ». L’école doit donc apporter à l’enfant non seulement une connaissance nouvelle, mais elle doit aussi le former au travail et à la discipline. Il lui faudra « du courage pour pratiquer la religion ». L’école doit donc selon Mgr Hirth, changer le style de vie de l’élève. Après ce premier stade, l’enfant pourra être admis à la classe suivante du catéchuménat. Il devra maintenant connaître « le mot-à-mot du catéchisme tout entier ; et le vicaire apostolique ajoute : « il serait souhaitable qu’on pût leur faire gagner ce livre dans les mois précédents par un petit travail ». Le jeune candidat peut ensuite être baptisé, mais sa formation n’est pas terminée. « Après le baptême, on les retiendra toute une année pour leur faire apprendre par cœur et leur expliquer l’Histoire Sainte ». Il y aura donc dans chaque mission une petite école, comprenant trois classes. Où prendre les maîtres? « On tâchera de les trouver parmi les « chrétiens les mieux formés », mais « dans chaque mission, le père Supérieur désignera un père qui sera spécialement chargé de la haute surveillance des enfants et des maîtres ». Le jeune ganda arrivera ainsi au baptême sachant lire et possédant deux livres : un catéchisme et une Histoire Sainte. Le catholique se distinguera donc nettement des autres : vis-à-vis du païen, il brillera par sa science, vis-à-vis du protestant, qui tient en main sa Bible, il pourra brandir son catéchisme et son Histoire Sainte. « Notre situation au milieu de tant d’hérétiques et d’infidèles à amener à la vérité, note Mgr Hirth, nous impose de ne reculer devant aucun sacrifice afin d’assurer l’avenir de la Sainte Église catholique en ces régions ». Dans le but de former une élite chrétienne et des auxiliaires indispensables au travail missionnaire, une école centrale fonctionne à Rubaga. Chaque station doit y envoyer un nombre d’enfants proportionné à celui des baptisés de l’endroit. Ces recrues sont sélectionnées dans la « classe des baptisés é. Le père, chargé des écoles, est obligé de chercher « à découvrir les enfants qui marquent des dispositions pour des études et une vocation plus relevée ». Dès qu’on les a repérés, on pourra leur procurer « de quoi écrire et leur enseigner à copier assez proprement un texte ». Pour entrer dans l’école de Rubaga, il faut savoir lire et écrire, et « offrir des bonnes dispositions pour l’étude et la piété ». Comme on peut le constater, dès 1894, les bases d’un vaste réseau d’écoles confessionnelles sont établies. Toutes ces écoles sont centrées sur la conversion et la formation religieuse. L’enseignement profane est réduit au minimum. Lecture et écriture doivent concourir à renforcer l’éducation chrétienne.

Cette circulaire que nous venons d’analyser, fut une des dernières mesures du vicaire apostolique. Le 13 juillet 1894, un décret de la Propagande partageait la mission du Victoria-Nyanza n trois vicariats. Le Nyanza-méridional, qui comprenait les territoires situés au sud et sud-est du lac passés en zone d’influence allemande, restait confié au vicaire apostolique en charge, Mgr Hirth, qui quittait ainsi le Buganda. Le Haut-Nil, qui englobait tous les pays à l’est du Nil, était attribué aux missionnaires anglais de Mill-Hill. Le Nyanza-septentrional enfin, comprenant tout le reste de l’ancien vicariat, reçut comme vicaire apostolique, Mgr Guillermain. À la fin de l’année 1894, cinq stations missionnaires desservaient ce dernier vicariat, et, dans les écoles, plus de sept cents enfants recevaient l’instruction.

Avant d’entamer l’étude des événements qui se déroulèrent au même moment dans l’Unyanyembe, il est intéressant de s’arrêter un instant et d’établir quelques constatations.

  1. Le Buganda vient de vivre dix années profondément troublées. Après les persécutions anti-chrétiennes, une guerre civile et religieuse a ravagé le pays. Il est frappant de noter comment le pays se fractionne en partis : musulman, catholique, protestant, auxquels à un certain moment, le kabaka Mwanga oppose encore son propre parti. Se convertir devient très vite une adhésion à un parti, et constitue ainsi une option politique. Les Ganda se tournent en masse vers les religions nouvelles, qui se combattent avec acharnement. Il est clair que pendant cette période, les missionnaires sont trop pris par les problèmes journaliers de la guerre, pour pouvoir s’occuper beaucoup de problèmes scolaires.
  2. Pendant cette période, on signale quand même, à plusieurs reprises, la rivalité entre catholiques et protestants et qui a comme objet le livre. Dès leur arrivée au Buganda, les missionnaires ont fait imprimer un catéchisme, suivi par d’autres écrits. Les protestants distribuent des Bibles, des syllabaires ; les catholiques font de même, mais chez ces derniers, le catéchisme remplace la Bible. Savoir lire, posséder un livre, signifie pour les néophytes, qu’ils appartiennent à un monde nouveau. Es se différencient nettement des autres.
  3. Dès que le calme revient, les missionnaires songent à administrer plus fermement leur chrétienté qui n’a cessé de croître. Les orphelinats sont appelés à disparaître et des « écoles » naissent dans chaque mission. Celles-ci reçoivent un début d’organisation qui doit les rendre plus efficaces. Un missionnaire dirige l’école, qui comprend trois classes. L’alphabétisation, la lecture du catéchisme et de l’Histoire Sainte doivent surtout approfondir la connaissance de la Foi chrétienne chez l’enfant. Lorsque celui-ci quitte l’école, il sera muni de deux livres. Il peut ainsi entretenir sa connaissance, et la possession de ces écrits lui confère aussi bien un prestige important auprès des non-baptisés qu’une source d’arguments dans la confrontation avec les protestants. Ces écoles de mission permettent enfin de préparer à la base la formation d’une élite. Les jeunes formés dans l’école de Rubaga pourront un jour seconder les missionnaires et contribuer ainsi au développement de la mission.