.Les projets scolaires des Missionnaires d’Afrique

Fondée en 1868, une année à peine après l’arrivée en Afrique de Mgr. Lavigerie, la Société des Missionnaires d’Afrique devait lui fournir des auxiliaires indispensables pour son œuvre d’évangélisation en Afrique du Nord d’abord, dans le reste du continent ensuite. Né dans l’action même de l’archevêque d’Alger, le jeune institut a connu, au début surtout, des variations multiples. Nulle part mieux qu’ici ne se vérifie le côté pragmatique du tempérament du futur cardinal. Les premières années sont des années de recherches et de transformations. On constate cependant dans le domaine des oeuvres confiées aux missionnaires une certaine constante : il faut s’occuper avant tout des orphelinats et des écoles indigènes. Ce sont les orphelinats arabes créés par Lavigerie à l’occasion de la famine de 1867 qui ont d’une certaine façon fait naître la Société des Missionnaires. En plus, il ne faut jamais oublier que cet institut est né en terre d’Islam, où l’apostolat direct s’avérait difficile et où l’autorité coloniale française interdisait tout prosélytisme auprès des musulmans, et ceci jusqu’en 1870 environ. C’est ainsi qu’on peut lire dans les premières constitutions provisoires de la Société naissante :

« Les oeuvres de la mission sont donc les suivantes : les séminaires, orphelinats et écoles indigènes. Nous les plaçons en tête parce qu’ils sont, sans contredit, l’œuvre la plus importante. De la bonne éducation d’un certain nombre d’enfants indigènes, surtout d’enfants qui se destineraient au sacerdoce, dépend tout le succès futur de la mission. C’est aussi le plus souvent tout ce qu’il est possible et opportun de faire ».

On retrouve le même texte dans les constitutions de 1874 et 1876. Recueillir les enfants abandonnés, les former chrétiennement, voilà ce qu’on peut réaliser en. Algérie. On s’occupera « surtout des enfants qui se destineraient au sacerdoce », écrit Lavigerie en 1872. Il espère à ce moment conduire certains de ces orphelins à la prêtrise pour les transformer en apôtres de leur propre peuple, qui pourront seconder et bientôt remplacer les missionnaires. On se trouve ici en face d’une des idées maîtresses de Lavigerie concernant la mission. Elle évoluera certes, mais, fondamentalement, elle restera la même, et on la retrouve à maintes reprises dans ses diverses instructions : la transformation de l’Afrique par les Africains. De là l’insistance sur les orphelinats et les écoles : former des Africains qui, à leur tour, deviendront apôtres.

Il a développé cette conviction dans son fameux Mémoire secret de 1878 à la Propagande. Dans les constitutions de la même année, on retrouve -toujours la même priorité accordée aux « séminaires, orphelinats et écoles indigènes », mais avec une nuance légère. On lit maintenant : « parmi les états auxquels on formera les enfants indigènes, on choisira surtout les états qui pourront rendre leur action plus efficace ». Mgr Lavigerie ne parle plus explicitement des e enfants qui se destineraient au sacerdoce ». Devant les échecs de ses tentatives pour amener à la prêtrise des orphelins algériens recueillis après la famine de 1867, il s’orientera progressivement vers d’autres tâches, « qui pourront rendre leur action plus efficace ». Dans les constitutions de l’année suivante, ces « états auxquels on formera les enfants indigènes » se précisent : « on choisira particulièrement celui de médecin » .

La pensée de Lavigerie a donc évolué au gré des circonstances et des événements. Il considère toujours comme capitale et absolument nécessaire l’éducation chrétienne des enfants, si on veut aboutir à des résultats concrets et durables dans l’évangélisation de l’Afrique. C’étaient les idées alors en honneur dans l’Église missionnaire. C’étaient aussi les méthodes pratiquées par les principales congrégations chargées de mission en Afrique: orphelinats, où l’on enseignait, en même temps que la doctrine religieuse, des métiers manuels ; villages chrétiens pour les enfants devenus adultes et mariés, pour les esclaves libérés et pour les suivants des missionnaires qui s’y adjoignaient librement.

Dès 1875, Mgr Lavigerie mit très nettement l’accent sur cette profession qui lui paraissait apte à procurer les avantages les plus considérables : la profession médicale. Alors que jusqu’à cette date, il ne pensait, outre la formation religieuse, qu’à éduquer les enfants « dans les arts manuels » pour que, retournés dans leur pays, ils y prêchent « la foi et la civilisation par leurs exemples et par leurs paroles », il lui parait maintenant plus avantageux pour atteindre ce but d’en faire des médecins. Il s’en explique, par l’intermédiaire du supérieur de la Société, dans un rapport aux directeurs de la Sainte-Enfance :

« L’œuvre pour laquelle la congrégation des missionnaires d’Afrique d’Alger sollicite une allocation est principalement celle du rachat d’enfants infidèles de l’Afrique, de leur éducation qui fera de tous ceux qui ne seront ni frères catéchistes ni prêtres, des médecins africains ».

Lavigerie revient sur cette idée avec une insistance particulière dans son Mémoire secret à la Propagande. Parmi les moyens qu’il suggère en vue d’une évangélisation méthodique du centre africain, il propose la formation de médecins-catéchistes.

Lavigerie se distingue ici par l’insistance qu’il met à souligner l’importance de ces médecins-cathéchistes et la nécessité de les élever en respectant en eux toutes les valeurs africaines, de telle sorte qu’ils restent en pleine communion avec leur peuple. Il pousse son souci de l’adaptation jusqu’à demander qu’on ne modifie pas les habitudes extérieures de ces adolescents quant à la nourriture, au costume, à l’habitation. Ce n’est pas chez lui parti-pris : il constate seulement que trop souvent on européanise les jeunes Africains au point de ne plus pouvoir les renvoyer à l’intérieur du continent. On anéantit ainsi le meilleur fruit qu’on pouvait en attendre.

Il est à noter également que l’archevêque parle non de « civilisation européenne», mais bien de « civilisation chrétienne» à répandre en Afrique. S’efforcer au maximum de maintenir les coutumes des populations africaines, éviter de détruire leur mode de vie, éviter de former « des déclassés », voilà son grand souci. Faut-il des écoles? Quelles sortes d’écoles? Quelles langues faut-il enseigner? Ce ne sont là que quelques-unes des questions que les missionnaires se poseront.

Décrire Lavigerie comme un protecteur des cultures africaines, ce serait sombrer dans l’anachronisme. Si le fondateur des Pères Blancs élabore des directives, c’est parce qu’il estime que ce sera la seule façon valable de répandre le christianisme et de créer en Afrique centrale une Église durable. Il restera, durant toute sa vie, partisan d’une adaptation aussi complète que possible du missionnaire à son nouveau milieu. Il rêve d’un christianisme vraiment africain. A ses missionnaires, il interdira plus d’une fois formellement d’utiliser une autre langue que celle du pays où ils se trouvent.

«  Je désire que, dès que la chose sera possible et au plus tard six mois après l’arrivée dans la mission tous les missionnaires ne parlent plus entre eux que la langue des tribus au milieu desquelles ils résident ».

Son plan d’éducation est donc inspiré par ce principe fondamental : adapter le message évangélique et s’adapter soi-même pour mieux établir l’Église dans ces contrées nouvelles. Lavigerie veut créer également une élite laïque africaine, utile au pays pour les services qu’elle lui rend, et surtout utile à l’Église par le rayonnement de son action, son exemple et son zèle. A ce moment, il écarte totalement l’idée de former des artisans. Les informations concernant l’Afrique centrale dont il disposait à ce moment, semblaient rendre inutile ce genre de formation.

« A quoi peuvent servir des maçons et des charpentiers, écrit-il, là où l’on ne fait pas de maisons et où l’on se contente de simples huttes? A quoi emploiera-t-on tailleurs ou couturiers là où l’on ne porte pas d’habits ? ».

Pour lui, à ce moment-là, il n’y avait rien de meilleur à offrir à l’Afrique et à l’Église que des médecins-catéchistes noirs. Dans ses premières instructions aux missionnaires de l’Afrique équatoriale, Lavigerie revient sur cette même idée :

« Les missionnaires devront bien se pénétrer de la pensée que j’ai émise dans mon « Mémoire secret à la S. C. de la Propagande, relativement à la transformation de l’Afrique équatoriale par le moyen de jeunes indigènes que l’on élèverait de façon à en faire de bons chrétiens et à les former à l’art de la médecine. Il faut saisir les occasions favorables de recueillir ou de racheter de jeunes enfants en observant ces conditions : d’abord qu’ils aient environ une douzaine d’années afin que leur double éducation, morale et scientifique, ne soit pas trop difficile. On se contentera d’abord de garder ces jeunes gens dans les postes pour les éprouver. Un peu plus tard on les réunira dans un institut spécial dont les bases seront arrêtées d’un commun accord entre les supérieurs des Missions et le Conseil de la Société».

Cet institut fonctionnait déjà, à Alger d’abord, à Carthage depuis 1878, groupant quelques élèves originaires de l’Afrique occidentale et rachetés de l’esclavage par les missionnaires. A l’automne 1881, l’établissement fut transporté à Malte. Le climat de cette île, son caractère africain, la présence d’une université catholique, l’esprit chrétien de la population justifiaient ce choix aux yeux de Mgr Lavigerie. Dans une lettre qu’il adresse au gouverneur de l’île, il énumère ces raisons, tout en rappelant son idée fondamentale de transformer l’Afrique par les Africains. Comme toujours, l’archevêque d’Alger voyait grand et prévoyait l’avenir. Son plan est audacieux.

« L’institut de Malte, écrit-il dans le règlement de la maison, n’est pas le grand établissement ou l’ensemble des établissements définitifs dont il est question dans le mémoire au Saint-Siège. C’est une pépinière d’où doivent partir non seulement des médecins ordinaires, mais encore des professeurs qui, retournés dans leur pays, devront y enseigner la médecine à leur tour et donner ainsi à la pensée première des supérieurs de la société son plein développement ».

Comme c’est souvent le cas chez Lavigerie, ici aussi, il s’avance beaucoup, il devance les réalités et présente ses propres idées comme celles des supérieurs de la Société. Sa vision est en tout cas grandiose, sa foi en l’avenir est extraordinaire. Sa pensée évoluera progressivement. Si en 1878, il songe à un institut pour donner aux jeunes Africains une formation médicale, scientifique, aussi complète que possible, en 1879 déjà, il n’est plus question que d’une initiation élémentaire à la médecine. En 1881, quand l’institut se transporte à Malte, Lavigerie insiste de nouveau sur la nécessité d’un institut central pour former les jeunes Noirs à la médecine. Pourquoi à Malte, si éloigné du pays d’origine de la plupart des élèves, et où ceux-ci risquent de s’européaniser? De toutes les raisons qui déterminèrent le choix de cette île, « je mets en tête, écrivait Lavigerie, l’avantage inappréciable de faire élever nos jeunes nègres dans un milieu complètement et admirablement catholique ». L’archevêque reste convaincu qu’il faut transformer l’Afrique par les Africains, mais qu’avant tout ils soient profondément chrétiens. Ces préoccupations apparemment et en partie réellement contradictoires ont été en quelque sorte à la base de l’œuvre des missionnaires en Afrique centrale, et expliquent le tiraillement constant entre d’une part le souci d’adaptation, et d’autre part la volonté de formation et d’évangélisation. C’est ainsi par exemple qu’en 1885 déjà, le P. Livinhac, alors supérieur de la mission de Nyanza écrivait :

« Je crois que le mieux serait de transporter dans l’intérieur (de l’Afrique) l’institut de Malte, les jeunes nègres conserveraient mieux leur santé et leur genre de vie africaine. A Malte, comme partout dans le monde civilisé, ils seront exposés, malgré toutes les précautions, à devenir des Européens à peau noire ».

L’institut de Malte, ne rencontra pas l’adhésion totale de ses missionnaires. De fait, beaucoup d’entre eux semblent avoir été quelque, peu effrayés par l’ampleur du plan de Lavigerie. Les vicaires généraux de la Société, le P. Deguerry d’abord, Mgr Livinhac ensuite, ne seront jamais enthousiasmés par cette entreprise. En 1887, le P. Deguerry jugeait e toujours problématique » le succès d’une telle œuvre par suite des difficultés de recrutement et du trop haut niveau intellectuel nécessaire. Mgr Livinhac qui était par nature déjà voué au pessimisme, émet des doutes sur la réussite de l’entreprise dès la fondation de l’institut. En 1881, il écrit :

« Je crois que nos rachetés devenus bons médecins rendront des services à la mission. Mais il faut qu’ils soient bons médecins…. Pourrons-nous en faire de bons médecins ? Nous ne pouvons encore le dire » Dans la même lettre, il note que sa préférence va vers ci des frères sachant les métiers utiles ».

Le P. F. Renault remarque très justement que le fond de cette attitude sceptique avait sans doute son origine dans la méfiance de la plupart des missionnaires vis-à-vis de tout « élément laïque qui pouvait venir de l’extérieur s’associer à la mission et exercer son activité dans une certaine indépendance ». Devenu vicaire général de la Société en 1889, Livinhac se rend à Malte en 1891 pour effectuer la visite canonique de la maison. Dans la « carte de visite » qu’il laisse après son passage, on peut lire : « Il sera difficile de faire des médecins habiles de la plupart de nos jeunes nègres ». Une année à peine après la mort de Lavigerie, en 1893, on envisage d’abandonner l’institut. La maison fut définitivement fermée en 1896.

Cette œuvre de Lavigerie a été, parmi ses nombreuses réalisations, peut-être la plus remarquable. « Constituer une élite africaine, former des personnalités qui, sans rien perdre des caractères de leur race, seraient animées de profondes convictions chrétiennes et exerceraient dans une certaine indépendance, à la fois leurs capacités professionnelles et une véritable vocation apostolique : c’était à la fin du XIXe siècle une conception originale » écrit F. Renault. De fait, l’importance de cette expérience est extraordinaire. Mais, a-t-elle une influence immédiate et déterminante sur l’action éducative des missionnaires? On peut en douter. Les responsables de la Société ne l’ont jamais entièrement approuvée.

Après le départ du P. Deguerry et la mort du cardinal Lavigerie, Mgr Livinhac fera très vite supprimer l’institut. Pourquoi? Dans un rapport général, préparatoire au chapitre général des Pères Blancs de 1900, on peut lire les raisons de cette décision : 1° difficulté pour les Noirs de suivre les cours qui se donnaient en anglais, 2° dépenses considérables de voyages, 3° quasi-impossibilité d’éliminer à temps ceux qui ne possédaient pas les qualités requises. Ces raisons ne semblent pas très convaincantes : n’existaient-elles pas dès le début de l’œuvre? Le fond de la question consistait certainement dans le degré de valeur attribué à cette institution. Pour Lavigerie, elle était sinon essentielle, du moins de la plus haute importance et justifiait donc de gros sacrifices. Pour les supérieurs qui lui succédèrent, et en particulier pour Livinhac qui restera plus de trente ans à la tête de la Société, l’institut de Malte n’était qu’une œuvre parmi d’autres, de valeur très relative et peu rentable. Mgr Livinhac n’avait pas l’intelligence vive et pénétrante de Lavigerie, ni ce goût du risque et du nouveau, ce souci des solutions aussi osées qu’originales. Il n’avait pas la même vue globale des situations, et préférait continuer la mission d’une façon plus traditionnelle et moins voyante. Le P. F. Renault estime que Livinhac était opposé, par principe, à la formule des médecins-catéchistes. Il semble que ce ne soit pas tellement contre cette institution en tant que telle que le futur supérieur général de la Société soit monté. En 1889, encore missionnaire au Lac Victoria, il écrit par exemple :

« On a prétendu que je ne tenais pas aux médecins nègres et on les a tous dirigés vers le Tanganyka. Je n’avais cependant jamais rien dit à ce sujet. Il est vrai que dans le temps, quand il avait été question des médecins arabes, j’avais, en voyant qu’ils ne tenaient nullement à nous suivre, dit à Mgr Bridoux, alors supérieur général, que venant sans goût, ils ne seraient pour nous qu’embarras. (…) Je crois au contraire, que les noirs mieux formés et venant avec plaisir pourront si on sait les prendre, rendre de véritables services. C’est pourquoi, je vous prie de nous envoyer dès qu’ils seront instruits les jeunes nègres qui sont originaires de ce vicariat ».

Il semble que ce soit plutôt son caractère pessimiste comme sa formation assez sommaire qui sont en grande partie la cause de son opposition. Il désire faire la mission le mieux possible, mais en restant dans les formes habituelles sans s’écarter des sentiers battus. En plus, il faut bien le reconnaître, lui, comme le P. Deguerry, et les autres missionnaires de l’époque, manquaient surtout de formation. Le biographe du P. Deguerry note que « ses études théologiques furent nécessairement superficielles et tronquées. Pas de philosophie scolastique et seulement trois années de théologie, y compris le noviciat ». Et il conclut : « On en prenait alors à son aise pour la formation intellectuelle du jeune clergé ». Mgr Livinhac, qui était lui-même un peu plus soigneusement formé au séminaire diocésain de Rodez, avait été nommé, immédiatement après son ordination, professeur au scolasticat des Pères Blancs pour y enseigner la théologie dogmatique. Les élèves n’y étaient que dix en 1873. Leur nombre varia très fréquemment, tantôt augmentant par l’arrivée de novices, tantôt diminuant par le départ de ceux qui étaient envoyés en missions. Il lui était impossible de faire suivre les cours d’une manière régulière. Les œuvres de la jeune Société naissante demandaient des sujets et on les prenait où il y en avait, c’est-à-dire au scolasticat. On comprend aisément que dans ces conditions, la formation ne pouvait être que hâtive et incomplète. Notons en passant qu’on rencontre dans cette façon de faire, une fois de plus, l’aspect contradictoire de l’action du cardinal Lavigerie, qui, d’une part souligne l’importance de la formation intellectuelle des prêtres, mais qui d’autre part, prive ses propres missionnaires de leur formation ecclésiastique élémentaire.

Ce manque de formation intellectuelle chez les premiers pères de la Société, a certainement influencé leur comportement concret et l’exercice de leur action apostolique. On peut le regretter, mais il faut se rappeler que pour Lavigerie l’occupation rapide de l’Afrique tout entière par ses missionnaires, était primordiale à cette époque.

Conclusion :

Ce rapide aperçu de la naissance de la Société des Pères Blancs et des premières directives émises à cette occasion, a permis de se rendre compte de quelques constantes qui influenceront sans doute profondément l’action missionnaire et plus spécialement l’activité éducative des premiers membres de la jeune Société.

  1. Ce qui frappe en premier lieu, c’est qu’il ne semble pas y avoir de doctrine de l’enseignement propre à la Société. On rencontre bien plusieurs idées fondamentales, qui auront sans doute une influence sur le travail des pères en Afrique, mais on peut difficilement parler d’une conception originale de l’éducation et de l’enseignement élaborée par la Société. On l’a souvent fait remarquer : Lavigerie d’abord, les missionnaires Pères Blancs ensuite, étaient avant tout orientés vers une action immédiate et rapide. Lavigerie était certainement un homme intelligent, bien formé, et débordant de multiples idées neuves. Mais, dès le moment où il occupe le siège d’Alger, il sera pris par une telle multitude d’oeuvres et de soucis de toute espèce, qu’il n’aura matériellement pas le temps, même s’il l’avait voulu, d’élaborer une doctrine éducative particulière. Ce n’était pas un penseur non plus, mais un homme d’action, tourné vers l’immédiat, le réel, le concret. Ce qu’il voulait était simple : envoyer le plus vite possible le plus grand nombre possible de pères et de frères pour occuper l’ensemble du continent africain et pour devancer ainsi tous les autres : missionnaires catholiques ou protestants, explorateurs, ou colonisateurs. La Société des Pères Blancs a été créée pour cela uniquement : « pour arracher les pauvres âmes à l’enfer et au mal, pour les éclairer, pour les rendre chrétiennes». C’était la raison d’être des missionnaires, c’était là leur grand et unique souci. Lavigerie leur a simplement proposé quelques idées qu’ils s’efforcèrent d’appliquer le mieux possible.
  2. La première idée importante, sur laquelle Lavigerie lui-même, les supérieurs de la Société, et les premières constitutions insistent, c’est que l’enseignement et l’éducation sont essentiellement des moyens d’évangélisation et rien d’autre. Ceci explique peut-être aussi en partie l’absence de doctrine pédagogique propre. Les écoles n’ont pas tellement d’importance. Elles ne sont pas le but, mais bien le moyen par lequel l’Évangile passera. Qu’on se rappelle les premières instructions de Lavigerie : en 1869 déjà, dans l’instruction sur les principaux ministères de la Société, il écrit : a la fondation des orphelinats et catéchuménats est l’une des œuvres principales de la Société », et il y ajoute la raison de cette importance:

« les principaux obstacles à l’établissement du christianisme dans l’intérieur de l’Afrique, ont été l’inconstance naturelle aux peuplades indigènes et la différence extrême de ce climat qui n’a pas permis de multiplier les missionnaires. A ces deux difficultés, il ne parait y avoir humainement qu’un seul remède, c’est l’éducation chrétienne du plus grand nombre possible d’enfants infidèles».

Il faut donc, selon lui, s’adresser aux jeunes et les éduquer chrétiennement. On ne peut réaliser cela que si on les sépare de leur propre environnement pour les placer dans un milieu très chrétien où on peut leur enseigner les vérités de la Foi et les préserver de toute mauvaise influence extérieure. Dans les instructions pour les missionnaires de la première caravane, en 1878, il revient sur la même idée, mais il insiste davantage sur l’idée de former des auxiliaires pour la mission. Cette même préoccupation revient dans ses instructions pour la deuxième caravane en 1879 : a il faudra prendre dans chaque station le plus grand nombre possible d’enfants et commencer à les élever ». On se rappelle que c’est aussi la recommandation répétée des premières constitutions de la Société.

  1. Très liée à l’idée précédente, on voit constamment réapparaître cette autre préoccupation : il faut s’adjoindre des auxiliaires. Quels auxiliaires ? La pensée de Lavigerie évolue constamment : à l’origine, il pense surtout à former des prêtres. Dans les constitutions de 1872, on peut lire, à propos de séminaires, orphelinats et écoles indigènes :

« Nous les plaçons en tête, parce qu’ils sont, sans contredit, l’œuvre la plus importante. De la bonne éducation d’un certain nombre d’enfants indigènes, surtout d’enfants qui se destineraient au sacerdoce, dépend tout le succès futur de la mission ».

Deux ans plus tard, Mgr. Lavigerie revient sur la même idée d’une façon plus explicite encore :

« Les séminaires et les maisons d’éducation, où sont élevés les futurs auxiliaires de la mission, ont pour celle-ci une importance capitale. Elle ne peut, en effet, prendre, sans ces enfants, un développement suffisant et certain. (…) Les missionnaires devront donc être surtout des initiateurs, mais l’œuvre durable doit être accomplie par les Africains eux-mêmes devenus chrétiens et apôtres ».

Cette idée sera développée très longuement dans le Mémoire secret de 1876 « il faut transformer par les Africains eux-mêmes l’Afrique équatoriale ». Dans ce dernier document, le fondateur des Pères Blancs propose à la Propagande de former, comme auxiliaire de la mission, des médecins-catéchistes. Les constitutions de la Société continuent à mentionner, au chapitre des oeuvres, les séminaires, mais ne parlent plus explicitement d’un clergé autochtone.

« Parmi les états auxquels on formera les enfants indigènes, se contentent d’indiquer celles de 1878, on choisira surtout les états qui pourront rendre leur action plus efficace », « et particulièrement celui de médecin s, ajoutent celles de 1879.

On a besoin d’auxiliaires, car pour Lavigerie, l’Afrique ne sera convertie que par les Africains eux-mêmes. L’obligation du célibat ecclésiastique lui fait à ce moment écarter la perspective du sacerdoce pour les jeunes Africains qui étudient à Malte. Mais dix ans plus tard, en 1890, il se rend compte que le développement considérable des missions de l’Afrique équatoriale exige un personnel ecclésiastique de plus en plus nombreux et mieux adapté. Lavigerie ne craint pas de proposer au Pape la création d’un clergé africain de prêtres mariés ainsi que cela se faisait dans les chrétientés du Proche-Orient. Au nom du Saint-Père et de la Congrégation du Saint-Office, le cardinal Monaco répondit que cette solution allait contre la tradition séculaire de l’Église et ne pouvait donc être retenue sans un grand dommage pour l’Église. Il invitait son correspondant à rechercher d’autres moyens de pourvoir aux besoins spirituels de l’Afrique. Mgr Lavigerie n’insista point. Cette même année cependant sur la demande expresse de Léon XIII, sept jeunes Ganda que Mgr Livinhac avait ramenés de l’Afrique équatoriale furent envoyés au petit séminaire d’Alger. L’archevêque d’Alger était donc décidé à former et à envoyer en Afrique, des auxiliaires pour ses missionnaires : des catéchistes, des médecins et des prêtres africains.

  1. L’école, en Afrique, doit servir à annoncer l’Évangile, à former des auxiliaires pour la mission, mais aussi — et ici on rencontre une troisième constante — créer une élite africaine chrétienne. Cela ressort très clairement déjà de tout ce qui précède. Qu’on se souvienne surtout de L’institut de Malte et des médecins-catéchistes. Pour Lavigerie, il était nécessaire de constituer en Afrique centrale un groupe d’Africains influents animés de profondes convictions chrétiennes.

L’archevêque d’Alger a toujours insisté auprès de ses missionnaires sur la nécessité de convertir d’abord les chefs et les hommes influents des pays à évangéliser. « Ce qui importe surtout, c’est de gagner l’esprit des chefs », écrit-il dans ses instructions de 1878. « On s’y attachera donc d’une manière spéciale, sachant qu’en gagnant un seul chef on fera plus pour l’avancement de la mission qu’en gagnant isolément des centaines de pauvres noirs ». Les instructions données l’année suivante aux missionnaires comportent tout un chapitre intitulé « De l’établissement ultérieur d’un royaume chrétien », dans lequel il préconise la formation d’un État chrétien, ayant à sa tête un prince africain. Comment former ces hommes influents? Dans les écoles et catéchuménats. Lavigerie élabora tout un plan d’une ampleur et d’une netteté remarquable en vue de rétablir les catéchuménats, tels qu’ils existaient dans la primitive Église. On aura l’occasion d’en reparler plus loin. Retenons ici simplement ce désir sans cesse répété de voir se constituer en Afrique centrale une élite chrétienne, influente.

  1. Une autre constante frappante dans les instructions et ordonnances de Lavigerie, comme dans son Mémoire secret à la Propagande, c’est le souci d’« élever les Africains dans des conditions qui les laissent vraiment africains ».

Dans son Ordonnance de 1874, au sujet de la direction des séminaires indigènes, il décrit la nécessité de former des Africains pour en faire des chrétiens et apôtres ; et, il ajoute : « nous disons chrétiens et apôtres et non pas Français et Européens. Ce serait un contre-sens d’en faire des Européens et des Français… il faut travailler leur âme, leur intelligence, l’intérieur, en un mot, pour le rendre sincèrement chrétien, et leur conserver, au contraire, tout l’extérieur indigène, le vêtement, le coucher, la nourriture et surtout la langue ». Il prescrira même dans le règlement de l’Institut de Malte l’obligation de maintenir les jeunes élèves africains dans leurs habitudes de vie. Le mode de vie quotidien devait être « le plus africain possible »: pour se coucher, jamais de lits, mais de simples nattes ; pour le repas, nourriture de type africain autant que possible ». Ce désir de respecter les formes de vie différentes des peuples de l’Afrique, revient vraiment d’une façon constante dans les directives du fondateur des Pères Blancs, et vise particulièrement les institutions d’enseignement. Il faut éduquer « à l’africaine », respecter le plus possible les aspects extérieurs de cette culture étrangère pour éviter de faire des jeunes néophytes des déclassés ou des marginaux dans leur propre société.

Cette position théorique est évidemment grevée d’ambigüités fondamentales. Plusieurs auteurs l’ont fait remarquer. Lavigerie et beaucoup d’autres de son époque, se proposent de préserver les valeurs propres aux cultures africaines, mais en combattant ce qui n’est pas compatible avec l’éthique chrétienne et en introduisant, par le truchement de l’école, des éléments étrangers, ils travaillent déjà, et inévitablement, à leur désintégration. P. Serufuri Hakiza écrit à ce sujet : « Peut-on s’imaginer des missionnaires européens apportant le levain de l’Évangile (…) changer uniquement le cœur des gens et laisser intacte leur condition de vie matérielle? « Et, il ajoute en guise d’explication: « il faut voir dans cette conception un relent de la vieille spiritualité chrétienne qui dissociait facilement le spirituel et le corporel ».

  1. Dans la même perspective, on peut noter l’insistance constante de Lavigerie sur la nécessité de l’adaptation pour les missionnaires eux-mêmes. Dès l’origine de la Société, l’archevêque d’Alger insista sur ce point. En 1869, dans l’instruction sur les principaux ministères de la Société qu’il venait de fonder, il écrit :

« Les missionnaires suivront autant que possible, à l’extérieur, pour le vêtement, la nourriture, le genre de vie des indigènes ». On se souvient de son insistance sur la nécessité de connaître les langues locales. Aux missionnaires de Kabylie, il écrit en 1873:

« Je vous ordonne (…) sub gravi de parler entre vous le kabyle et l’arabe et jamais le français et de même de ne pas vous servir d’interprètes avec les indigènes ».

Dans ses Premières instructions aux missionnaires de l’Afrique équatoriale, de 1878, on peut lire :

« la connaissance de la langue indigène est indispensable pour la prédication; il est donc nécessaire que les missionnaires s’y forment le mieux et le plus promptement possible ».

Cette insistance sur la nécessité d’apprendre le plus tôt possible la langue locale aura son influence sur l’enseignement en Afrique équatoriale. Les missionnaires arriveront sur place avec le souci de respecter et d’utiliser les idiomes locaux.

Les Pères Blancs sont donc venus en Afrique avant tout et exclusivement, comme le leur recommandait leur fondateur, « pour arracher les pauvres âmes à l’enfer et au mal ; pour les éclairer, pour les rendre chrétiennes. Un des moyens à utiliser était les écoles. Ces établissements avaient pour tâche d’aider à former des chrétiens solides, qui pourraient à leur tour, devenir apôtres, auxiliaires des missionnaires pour convertir leurs frères. Les meilleurs seraient acheminés vers le sacerdoce. Ces écoles devaient respecter le plus possible le cadre africain, d’où l’obligation pour les missionnaires eux-mêmes de s’adapter le plus et le mieux possible au milieu africain.