Les Pères Blancs Et Leur Education En Afrique (I)
L’Église missionnaire enseignante
Durant plusieurs siècles, le christianisme s’est répandu à travers le monde sans recourir à ce moyen de promotion qu’est l’école. Évangélisation et scolarisation n’étaient pas nécessairement liées l’une à l’autre.
La Congrégation de la Propagande, fondée par le pape Grégoire XV en 1622, recommande cependant très vite l’érection d’écoles à la fois pour l’enseignement religieux et comme moyen de propagande. Cette Congrégation écrit ainsi en 1659 déjà, aux vicaires apostoliques de la Société des Missions Étrangères de Paris : « Établissez les écoles partout, avec le plus grand soin et la plus grande diligence ; enseignez gratuitement à la jeunesse de ces pays le latin, et, dans leur langue à eux, la doctrine chrétienne ; tâchez aussi qu’aucun catholique ne confie l’éducation de ses enfants à des infidèles, mais à vous et à vos gens ».
Dans ces recommandations très précises, l’école est donc déjà, non seulement perçue comme une institution où on enseigne la religion, mais aussi comme un lieu de protection et de préservation pour le jeune néophyte, contre les influences du milieu païen. Dix ans plus tard, en 1669, on trouve une deuxième intervention qui va dans le même sens. En cette année, le pape Clément IX promulgua une Constitution dans laquelle il insista sur l’importance de la création d’établissements scolaires où l’on enseignerait « outre les rudiments de la foi chrétienne, la science de la grammaire et les autres arts libéraux ». Ce souverain pontife prit ainsi position d’une façon très nette, contre la tendance de certains missionnaires qui prônaient que « pour sauver les âmes, la connaissance des seules vérités de la foi suffisaient ».
Ce n’est cependant qu’à partir du XIXe siècle, et tous les auteurs sont d’accord sur ce point, que les protestants d’abord, les responsables de la Congrégation de la Propagande, comme les dirigeants des sociétés missionnaires catholiques ensuite, ont accordé une si grande importance à l’œuvre scolaire. Il faut se rappeler que durant ce siècle une sorte de mystique de l’enseignement se répandit progressivement en Europe occidentale. Une véritable faim d’instruction gagna toutes les couches de la population. Les écoles se multipliaient, des cours pour adultes connurent un essor spectaculaire, de nouvelles méthodes et techniques d’enseignement enfin firent leur apparition.
Ce mouvement vers la généralisation de l’enseignement eut encore une autre conséquence : de rudes luttes d’influence dont l’école était l’instrument ou l’enjeu, allaient souvent opposer l’Église à l’État. En France surtout, la lutte fut vive. A. Prost écrit par exemple qu’après la défaite française de 1870, les républicains estimaient que la guerre avait été perdue à cause de « l’insuffisante instruction du peuple ». Le redressement national devait donc passer par l’école obligatoire et gratuite. Pour les catholiques au contraire, la France avait été battue parce que déchristianisée : l’école confessionnelle était donc plus que jamais nécessaire. En Belgique également, la fin du siècle voit se développer une opposition violente entre catholiques et libéraux. L’école se trouvait ainsi au centre de nombreux débats, et un climat de concurrence entourait les questions scolaires.
On comprend mieux maintenant que les directives officielles de l’Église concernant l’enseignement dans les territoires de mission furent nombreuses tout au long de ce XIXe siècle. Ainsi, l’importante instruction sur le clergé indigène Neminem profecto, adressée par la Congrégation de la Propagande, le 2 novembre 1845, à tous les chefs de missions, rappelle, parmi les huit principes qui doivent guider l’action missionnaire, que « sans négliger les œuvres de piété et de bienfaisance », il est nécessaire de « se consacrer avant tout à l’éducation des garçons et des filles par l’enseignement primaire et secondaire ». La Propagande continua à insister sur ce point. Le père A. Seumois relève quatre interventions de cette Congrégation entre 1861 et 1895, qui toutes insistent sur la nécessité de fonder et de développer les écoles en pays de mission. Cet auteur indique en outre, que les motifs ordinairement mis en évidence : la préservation des enfants chrétiens et le prosélytisme auprès des jeunes noncatholiques, s’expliquent d’une part par la généralisation d’un enseignement officiel assez poussé qui paraissait dangereux pour les jeunes baptisés insuffisamment soutenus, et d’autre part par la méthode inaugurée par les missions protestantes d’ordonner l’école au prosélytisme. Nous venons de signaler qu’à la fin du XIXe siècle un engouement extraordinaire s’était développé dans la plupart des pays d’Europe en faveur de l’instruction et que de violents conflits ayant pour objet l’éducation opposèrent maintes fois l’Église catholique à divers États. Il est donc assez normal de constater que les milieux missionnaires subirent l’influence de ce climat de méfiance mutuelle.
Au premier concile du Vatican, dans le programme des travaux, on avait prévu la constitution de quatre commissions spéciales dont l’une traiterait des affaires des Églises de rite oriental. Cette commission, présidée par le cardinal Barnabô, préfet de la Propagande, devait s’intéresser également aux missions, et eut à préparer un schéma ou projet d’une constitution sur les missions «apostoliques » proposé à l’examen des Pères du Concile.
Dans la documentation dont disposaient les rédacteurs des schémas, il y avait les postulats, ou vœux présentés par les évêques à l’une des commissions préparatoires du concile, et parmi les postulats nombreux qu’avaient à examiner les consulteurs de la commission Barnabô, se distinguait un mémoire des évêques français. Ce document suggère diverses initiatives comme la création dans les nations chrétiennes de séminaires de missionnaires séculiers, et la fondation en pays de mission d’écoles, de séminaires et de monastères. Nous retiendrons surtout cette dernière suggestion : la fondation d’écoles et de séminaires dans les territoires de mission, parce qu’elle montre encore une fois cette constante préoccupation des plus hautes autorités religieuses à pousser le développement de l’enseignement. Brusquement interrompu au cours de l’été 1870, le concile ne put ni discuter ni voter la constitution sur les missions. Mais, les idées émises et les rencontres à leur sujet entre les responsables missionnaires eurent certainement de l’effet. Retenons enfin encore le fait que la Congrégation de la Propagande profita de ce rassemblement pour remettre à tous les chefs de mission un exemplaire de son instruction de 1845 dont nous avons parlé plus haut et qui rappelait l’importance de l’éducation des jeunes néophytes par l’enseignement.
Qu’en était-il maintenant des principales congrégations missionnaires? Chez ces dernières, on rencontre cette même conviction de considérer l’école comme indispensable dans l’œuvre de conversion. Les supérieurs de ces familles religieuses y insistent même tellement qu’on croirait qu’à leurs yeux, éduquer et gagner les jeunes à la foi, constitue l’apostolat missionnaire, sans plus. Divers « plans pour la conversion de l’Afrique » furent élaborés tout au long du XIXe siècle, pour favoriser la pénétration du christianisme dans ce continent. Tous attachent une importance capitale aux centres de formation, pour la conversion et l’éducation d’auxiliaires.
Le fameux projet missionnaire de Mgr Comboni se base intégralement sur cette manière de faire la mission. Il suggère la création d’instituts, dans des endroits salubres, où les missionnaires blancs formeraient des auxiliaires noirs qui entreprendraient la pénétration et la conversion du continent. Comboni voulait créer un véritable réseau de centres éducatifs d’où sortiraient aussi bien des catéchistes, des instituteurs et des prêtres que des artisans.
Conclusions :
Ce rapide aperçu des directives des autorités religieuses concernant l’œuvre scolaire, nous permet d’affirmer d’abord que l’école, en ce XIXe siècle finissant, est considérée par celles-ci comme une œuvre nécessaire sinon indispensable. On peut en même temps dégager déjà quelques grands principes fondamentaux, souvent théoriques peut-être mais réels quand même, à partir desquels le système scolaire sera organisé par les missionnaires. L’école confessionnelle apparaît ainsi avec des buts bien précis :
- Elle permet d’amorcer l’évangélisation par l’emprise exercée sur la jeunesse et peut contribuer par là à l’œuvre de civilisation chrétienne en orientant celle-ci dans un sens conforme aux vues de l’Église.
- L’école aide donc non seulement à enseigner la religion, mais aussi à la propager. Elle devient un instrument important de prosélytisme.
- Elle exerce en plus un rôle de protection et de préservation de la jeunesse, parce qu’elle offre aux enfants chrétiens le seul lieu qui puisse leur convenir.
- On y enseigne aussi un minimum de sciences profanes, ce qui permet d’éduquer les enfants et de les amener à la possibilité d’occuper une place importante dans leur milieu.
- L’école permet encore de former des auxiliaires. L’instruction Neminem profecto insistait longuement sur la nécessité de former des catéchistes et surtout des prêtres. La plupart des « plans » pour la conversion de l’Afrique insistaient sur cette même nécessité.
- Dans le contexte de compétitivité religieuse de l’époque, le centre scolaire donne aux missionnaires catholiques une arme pour lutter efficacement contre la concurrence protestante.
- Signalons enfin que la situation conflictuelle entre l’Église et divers États, ayant pour enjeu l’école, influença l’attitude des missionnaires. Ces derniers se montrent en général méfiants sinon hostiles vis-à-vis des établissements scolaires officiels. Seules les écoles catholiques sont, selon eux, aptes à donner une éducation complète et adaptée aux jeunes Africains.
L’école est donc appelée à ce moment à jouer un rôle important dans l’action missionnaire. Aussi est-ce sans étonnement qu’on peut lire sous la plume du grand missiologue catholique J. Schmidlin:
« Les catholiques voient avant tout dans les écoles un moyen pour atteindre leur objectif religieux, qui est la conversion de la population au catholicisme. C’est à travers l’école qu’ils espèrent gagner les générations présentes et futures à leur cause ».
Le fondateur des Pères Blancs, le futur cardinal Lavigerie, homme de son temps, a été nécessairement influencé par cet état d’esprit. Lui aussi attachera une importance considérable à l’œuvre éducative.
- Les initiatives de Mgr Charles Lavigerie
Le futur archevêque d’Alger et fondateur des Pères Blancs ne manquait pas de préparation pour la réalisation de son immense tâche. Né à Bayonne, en 1825, élève au petit séminaire parisien de Saint Nicolas-du-Chardonnet, dirigé par l’abbé Dupanloup, il y fut un élève brillant qui « recueillit de cette éducation le meilleur de ce qu’elle pouvait lui apporter ». L’abbé Lavigerie poursuivit son éducation sacerdotale au Séminaire Saint-Sulpice à Paris où il reçut l’ordination en 1849. Étudiant à l’École des Hautes Études Ecclésiastiques de Paris, dite « École des Carmes», l’abbé Lavigerie obtint son doctorat ès lettres en Sorbonne l’année suivante. Son sujet de thèse est un essai sur l’École chrétienne d’Édesse. L’abbé présenta avec talent son ouvrage principal ainsi qu’une thèse secondaire sur Hégésippe, écrivain ecclésiastique du IIème siècle, et obtint l’unanimité des suffrages du jury. Il était le premier docteur ès lettres sorti de l’École des Carmes.
Cette étape franchie, le jeune docteur devint maître de conférences à l’École des Carmes, mettant en chantier quelques nouveaux ouvrages relatifs à l’histoire de l’Église. Il entreprit par exemple à cette époque une étude sur les écoles catéchuménales et théologiques des premiers siècles de l’Église. L’abbé Lavigerie s’intéresse énormément, comme on peut le constater par les sujets de ses travaux, à l’histoire de la primitive Eglise et en particulier à l’éducation et à la formation chrétienne dans cette Église. Ceci est important à retenir, car, comme l’écrit X. de Montclos, « il n’est pas une de ses nombreuses créations de l’âge mûr qui ne soit chez Lavigerie marquée d’une invocation au passé de l’Église, à ce passé dont, jeune prêtre, il fit l’objet de ses études ».
Le jeune abbé, tout en enseignant à l’École des Carmes, entreprit un nouveau cycle d’études universitaires. Il rencontra notamment l’abbé Maret, qui le poussa à préparer un doctorat en théologie à la Sorbonne. Il suivit le conseil, s’inscrivit à la section théologique de l’École des Carmes et obtint en 1853 ce nouveau diplôme. L’abbé Lavigerie, par ses études historiques et théologiques fut ainsi l’un des premiers bénéficiaires de cette réussite institutionnelle que représenta, pour le renouveau intellectuel du clergé français au XIXe siècle, l’École des Carmes.
Ce nouveau grade introduisit Lavigerie à la Sorbonne, non plus comme étudiant cette fois-ci, mais comme professeur. Pendant huit ans, il enseignera l’Histoire de l’Église à la faculté de Théologie. Il aborda devant ses auditeurs l’étude de deux époques : celle des origines du christianisme et celle du XVIe et XVIIe siècles français. C’est surtout la première période qui retint son attention. Il est intéressant de rappeler ici que, plus tard, au moment des premières conversions dans les nouvelles missions d’Afrique centrale, Lavigerie s’inspira directement de l’organisation du catéchuménat dans les premiers siècles de l’Église.
Lavigerie, esprit brillant, a ainsi vraiment bénéficié de presque toutes les entreprises favorables au développement intellectuel du clergé de France du milieu du XIXe siècle. Ami de Mgr Maret, conscient comme lui de la nécessité de réformer l’Église, de la rendre vivante, de la rajeunir, il aura toujours conscience de la nécessité d’une formation solide pour le clergé et les fidèles.
À sa fonction de professeur, le jeune abbé ajouta en 1867 celle de directeur de l’Oeuvre des Écoles d’Orient, dont le but était de soutenir la cause du catholicisme dans les pays d’obédience ottomane. En cette qualité, il se rendit en Syrie au moment de l’intervention française qui suivit le massacre de chrétiens en 1860. Ce bref séjour en Orient le marqua profondément. II y avait pris contact avec le monde musulman et y avait rencontré des chrétiens de rites divers s’inspirant de traditions anciennes et vénérables. On ne saurait exagérer l’importance de ce bref épisode syrien pour son orientation future.
Devenu évêque de Nancy en 1863, après un séjour de deux ans à Rome comme auditeur de Rote, il réalisera dans son diocèse dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, tant du clergé que de la jeunesse, une œuvre importante. « J’ai pensé, écrit-il en 1867, que le premier objet de la sollicitude d’un évêque devait être d’abord, l’éducation chrétienne de la jeunesse. (…) Je me suis donc sérieusement préoccupé de ce soin que j’ai toujours considéré comme mon premier devoir ». En 1866 déjà, il avait établi dans son diocèse une École Ecclésiastique des Hautes Études plus ou moins semblable à l’École des Carmes de Paris. Il en définit lui-même le but en écrivant : « il est établi à Nancy une École destinée à la formation des professeurs de nos établissements diocésains, et, en particulier, à la préparation des grades dans les facultés des sciences et des lettres ». Pour Mgr Lavigerie, il n’y avait que « deux moyens de ramener le monde à la religion : la charité et la vraie science ». Il constatait non seulement dans son diocèse, mais dans toute la France une grave lacune dans ce domaine. «L’outrecuidance et l’exagération dans les affirmations ne remplacent malheureusement pas le savoir profond et solide et, sous ce rapport, nous restons bien loin de nos pères et même de plusieurs autres clergés des nations étrangères ». Voilà sa conviction et la raison de ses mesures énergiques à Nancy. Il remania les cours de son grand séminaire en vue de mieux former son clergé. Il s’occupa de mettre sur pied un corps professoral solidement formé pour ses collèges. Il créa à Nancy une maison des étudiants pour ceux qui fréquentaient l’université.
Également préoccupé de l’enseignement primaire, il imposa à toutes les novices des congrégations féminines diocésaines vouées à l’instruction, l’obligation de subir, devant une commission épiscopale, un examen approfondi portant sur des matières déterminées. À la suite de cette épreuve, elles recevraient des diplômes épiscopaux, lesquels leur seraient indispensables pour diriger dans le diocèse n’importe quelle école primaire.
Le 8 avril 1867, Mgr Lavigerie quitte Nancy pour se rendre à son nouveau siège épiscopal : Alger. « A quelle impulsion profonde céda tout à coup l’évêque de Nancy? Accepter Alger, mais n’était-ce pas pour lui la fin de la grande œuvre de la réforme catholique et libérale, naguère entreprise avec passion? ». Il est certain que ce changement de siège va amener dans la vie de Mgr Lavigerie un grand bouleversement. Homme d’action, le nouvel archevêque d’Alger n’était pas et ne semble jamais avoir été un penseur, philosophe ou intellectuel « en chambre ». « Homme d’une foi profonde, écrit E. Martin, d’une ardente charité et d’un zèle dévorant, ayant la plus haute idée de sa mission et de ses devoirs de pasteur, Mgr Lavigerie avait reçu de Dieu, pour l’administration d’un diocèse, une intelligence vive, pénétrante, intuitive, qui, du premier coup, se rendait un compte exact des besoins et des ressources, des abus et des lacunes et qui, dans la complexité du présent, savait deviner les exigences du lendemain. (…) Sa décision prompte, soudaine et souvent audacieuse ne reculait devant aucune entreprise jugée nécessaire ou simplement utile, et sa volonté ferme et tenace poursuivait son but en dépit des obstacles et des difficultés ».
Arrivé à Alger, Lavigerie agit en fonction de la situation qu’il y trouve. Avec « ce sens du réel humain qui le caractérise », le nouvel archevêque-missionnaire est fermement décidé à obtenir la liberté de l’apostolat en Algérie. Mais il y a plus. Dans une lettre, qu’on peut qualifier de « charte de son existence missionnaire » et adressée à plusieurs évêques de ses amis au moment de son transfert à Alger, il écrit :
« L’Algérie n’est qu’une porte ouverte, par la Providence, sur un continent barbare de deux cent millions d’âmes. C’est là surtout qu’il faut porter l’œuvre de l’apostolat catholique. On n’a à y craindre ni la politique des Bureaux arabes, ni l’opposition de la libre-pensée. Tout dépend de la grâce de Dieu et du zèle des missionnaires».
Ces projets d’apostolat, l’archevêque n’en fait pas mystère. Il les annonce à ses nouveaux diocésains, dans une lettre pastorale écrite de Paris, le 5 mai 1867. Il sollicite leur concours afin de pouvoir, non seulement répandre autour de lui « les vraies lumières dont l’Évangile est la source et la loi » mais encore « les porter au-delà du désert, jusqu’au centre de cet immense continent et relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale à la vie des peuples chrétiens ».
Ce désir de « conquête religieuse » se traduit d’abord par des démarches auprès du Saint-Siège. Durant l’été de 1867, on retrouve Mgr Lavigerie à Rome, où il s’entretint de ses projets missionnaires avec le cardinal Barnabo, préfet de la Congrégation de la Propagation de la Foi. Il espérait obtenir les pouvoirs nécessaires pour porter son apostolat vers le sud de son diocèse, vers le centre de l’Afrique. Rome cependant s’en tint aux encouragements qui n’engageaient à rien, tout en admettant le principe de la délégation apostolique pour le Sahara et le Soudan, demandée par Lavigerie. Comment l’ardent archevêque comptait-il réaliser ses desseins? Son clergé suffisait à peine aux besoins ordinaires de la pastorale auprès des colons français d’Algérie. Quant aux ressources, il ne fallait pas songer à les trouver dans ce diocèse en formation. En plus, jusqu’à cette date, le gouvernement impérial s’était toujours énergiquement opposé à toute forme de prosélytisme. Or, voici qu’un enchaînement d’événements graves allait venir l’aider à réaliser ses desseins. A la fin de l’année 1867, une effroyable famine sévissait en Algérie suite de deux années de sécheresse. L’archevêque se met au travail, il recueille les orphelins, alerte la presse, organise dans toute la France des collectes en faveur de ses protégés. Son clergé, stimulé par son zèle, se montre d’un dévouement admirable. Trois séminaristes s’offrent même à lui pour constituer le noyau d’une congrégation nouvelle destinée à évangéliser les peuples de l’Afrique. Lavigerie pense que le moment est venu de réaliser ses grands rêves d’apostolat. Le 2 août 1868, il est nommé délégué apostolique du Sahara-Soudan. Le prélat ne perd pas son temps. Il lui faut, maintenant surtout, des hommes et de l’argent. Il en trouvera. Le premier noviciat de ses Missionnaires s’ouvrira à l’automne 1868. L’argent? Il s’adresse à l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Ses espoirs ne sont pas déçus. Les Annales de l’œuvre publient dans leur numéro de janvier 1879, une longue lettre de l’archevêque où l’on sent vibrer un enthousiasme profond. Il y décrit la préfecture du « Sahara occidental et du Soudan, ou pays des nègres », dont il a reçu la charge.
« Je ne puis m’empêcher, proclame-t-il, de considérer nos colonies de l’Algérie et du Sénégal comme les deux grandes portes que la miséricorde divine a ouvertes, pour tant de peuples, à la charité et à la vérité catholiques, qui seules peuvent, peu à peu, en faire des hommes en faisant des chrétiens. Quoiqu’il en soit de l’époque où se réaliseront ces espérances, le vicaire de Jésus-Christ a daigné me choisir, pour préparer, dans la faible mesure de mes forces, la réalisation ».
En guise de conclusion, Lavigerie rappelle à la générosité des uns et au courage des autres, les perspectives nouvelles que cet événement ouvre à leur dévouement :
« La pensée de fonder dans le Sahara une mission catholique, d’y établir de proche en proche des stations qui s’avanceront à la fois vers le Sénégal et vers le Soudan ; d’y porter ainsi les lumières de l’Évangile et celle de la civilisation jusqu’au centre de l’Afrique ; cette pensée je ne doute pas qu’elle ne trouve un écho puissant dans une foule d’âmes généreuses ; je ne doute pas que les difficultés mêmes d’une telle entreprise et les immenses résultats qui suivraient son succès ne suscitent dans l’avenir, pour ces régions désolées, de nombreux apôtres ».
Ch. Lavigerie, archevêque d’Alger et fondateur de la Société des Missionnaires d’Afrique, est certainement un homme qui a reçu, pour son époque, une formation très poussée. Il est en même temps un homme d’action, prêt à réaliser n’importe quelle œuvre d’Église et à vaincre n’importe quel obstacle. Avec cet endiablé d’archevêque, s’il y a certaines choses à craindre, il y a beaucoup à espérer. Cet homme-là est destiné à étonner le monde », écrivait en 1868 Mgr Foulon.
Dès son arrivée en Afrique du Nord, il fonde en cette terre musulmane une famille religieuse qui commence par s’occuper des orphelinats, érigés rapidement dès l’automne 1867. Il s’agit de pouvoir disposer d’hommes, prêts à n’importe quel travail pour réaliser son but : évangéliser l’Afrique le plus rapidement possible et le plus profondément. Mgr Lavigerie ne développe pas de grandes théories sur la mission ou sur les méthodes missionnaires. S’il s’inspire dans les grandes lignes de certains modèles anciens, s’il rêve de ressusciter l’antique Église d’Afrique, il agit, décide et élabore néanmoins ses projets en partie en fonction des événements. Homme d’action, il se soucie davantage de donner des directives immédiatement applicables que d’élaborer des théories générales. Il ne faut donc pas s’étonner de ne pas trouver chez lui à ce moment des idées bien précises concernant la mission.
Le travail missionnaire des Pères Blancs commence dans les orphelinats arabes. Il est important de nous attarder un instant à cette première entreprise missionnaire de Mgr Lavigerie. Les premiers orphelins ayant été recueillis par les Sœurs du Bon Secours d’Alger, il fallait songer très vite à séparer les garçons des filles. Tandis que ces dernières restèrent chez les Sœurs, les garçons furent regroupés à Ben-Aknoun, où les Frères des Écoles chrétiennes, invités par Mgr Lavigerie, vinrent s’en occuper dès le mois d’avril 1868. Les frères dirigèrent l’orphelinat jusqu’à la fin de l’année 1870. À ce moment pour des raisons d’économie, mais également parce que Lavigerie entendait garder l’orphelinat sous sa direction immédiate, ce dernier remplaça les frères par ses propres missionnaires, qui avaient collaboré à l’œuvre dès leur propre fondation.
L’influence des Frères des Écoles chrétiennes sur cette première entreprise éducative de Lavigerie en Afrique fut minime. Ceux-ci ne restèrent d’abord qu’un peu plus de deux ans à l’orphelinat et, pendant ce temps relativement court, l’établissement avait déménagé de Ben-Akrioun à Maison-Carrée. De janvier à mai 1870, les frères conduisirent par groupes successifs les orphelins dans leur nouveau refuge. Là, il fallait s’occuper avant tout des travaux d’installation. Mgr Lavigerie ne laissait d’autre part que peu de liberté d’action aux éducateurs. C’est lui qui réglait tout et intervenait dans les moindres détails. L’archevêque agit de la sorte en grande partie parce qu’il fondait à ce moment, de grandes espérances sur les jeunes gens qu’il avait recueillis. Dès 1868, il avait acheté plusieurs milliers d’hectares de terre dans la plaine du Chélif en vue d’y établir des villages chrétiens. En 1872, il estimait qu’il était temps de mettre ce projet en pratique. Le 2 juillet de cette année, il bénit les mariages des premiers orphelins arabes devenus chrétiens et les installa dans le village de Saint-Cyprien-des-Attafs, qu’il venait de fonder dans le Chélif.
D’autres orphelins avaient été orientés très tôt vers des voies différentes. En septembre 1869, Mgr Lavigerie avait créé un petit séminaire arabe. Les premiers Pères Blancs, qui venaient de terminer leur noviciat, devaient s’en occuper. Mais, vu le petit nombre de ses propres missionnaires, et les travaux nombreux qu’il leur confia, l’archevêque fit appel aux Lazaristes pour venir les aider dans cette tâche. Comme ceux-ci ne satisfaisaient pas Lavigerie, il s’adressa aux pères des Missions africaines de Lyon. Ce ne fut point pour longtemps. Après quelques mois, Lavigerie les renvoya tous, et confia l’œuvre aux seuls Pères Blancs. Ce séminaire arabe connut ainsi dès la fondation, une existence assez mouvementée. En novembre, l’institut fut transféré en France, à Saint-Laurent d’Olt, où il resta jusqu’à sa suppression en 1882.
Lavigerie avait encore d’autres visées. Au mois de septembre 1873, il avait choisi parmi les élèves du petit séminaire arabe, une quinzaine d’enfants des plus âgés et des plus avancés dans leurs études, avec l’intention de former avec ceux-ci ce qu’il appelait « un petit noviciat, préparatoire au grand noviciat ». On retrouve dans cette dernière initiative surtout, une des idées fondamentales de Lavigerie : transformer l’Afrique par les Africains. Le petit noviciat n’eut cependant qu’une existence éphémère. Au mois d’octobre 1877, les meilleurs candidats furent admis au grand noviciat, les autres furent envoyés à Saint-Laurent-d’Olt. Signalons qu’à partir de cette date, Lavigerie s’intéressa davantage à l’Afrique centrale et aux nouvelles possibilités qui s’offraient à lui dans ces régions. Son enthousiasme pour la cause des orphelins arabes et ses plans grandioses pour la transformation de l’Algérie en terre chrétienne s’en ressentirent.
L’activité des premiers Pères Blancs débuta parmi ces enfants recueillis par Lavigerie. Les pères devaient s’occuper d’éducation et d’enseignement en vue de former de bons chrétiens arabes. Mgr Lavigerie insiste sur ce point, mais n’élabore pas pour autant une méthode pédagogique particulière. Il s’était pourtant beaucoup occupé de l’enseignement à Nancy. Mais là aussi son action était inspirée, semble-t-il, par les nécessités du moment, plus que par des considérations théoriques. Certaines idées fondamentales reviendront souvent dans ses directives, mais jamais on ne rencontre une véritable doctrine de l’éducation. Ses missionnaires travailleront toujours d’après les recommandations de leur fondateur. L’expérience, la pratique quotidienne de l’éducation dans le milieu des orphelins arabes amèneront cependant des changements continuels dans les directives de Lavigerie.