Les Imandwa

A côté de la vénération due à Imana et aux défunts, le Rwanda a importé et fortement acclimaté un culte mystérique de possession, celui de Ryangombe et des imandwa, une religion de salut à caractère initiatique étrangère à l’ancienne culture nationale que caractérisait sa pauvreté en spéculations mythologiques, cosmogoniques et eschatologiques. Plusieurs de mes étudiants m’ont affirmé avoir assisté à ses rites même en plein centre de Kigali. Il s’adressait à. tout le monde, sans distinction de sexe ou d’ethnie”, et cet universalisme était une des rares voies par lesquelles les barrières sociales pouvaient être transcendées. En fait, il était ancré plutôt dans le bas de la société, le monde hutu et celui des petits Tutsi. Il contestait l’ordre socio-politique et pouvait être perçu comme un contrepoids à la royauté. L’emblème du pouvoir n’y était pas le tambour, mais une queue de lièvre, symbole de la ruse.

En proposant un culte très développé et des perspectives de salut, il différait aussi fondamentalement de la religiosité centrée sur Imana. On y adhérait sur conseil de devin : celui-ci déterminait qui devait être le parrain et à quelle époque l’initiation devait avoir lieu. “Culte mouvementé, touchant, grandiose et répugnant tour à tour”, il projetait l’initié par un mariage mystique dans une nouvelle famille et un espace sacré où l’on était à l’abri des sorciers, des mauvais bazimu et autres ancêtres grincheux.

Selon le récit de base, le héros mythique Ryangombe fut encorné au cours d’une chasse par une femme changée en buffle et il disparut dans l’ombre d’une érythrine rouge ; en mourant il a instauré son propre culte et invité les trois “ethnies” à solliciter son intervention. Il a promu des conceptions eschatologiques tout à fait nouvelles : alors que selon la croyance ancienne les bazimu végétaient dans le monde inférieur, il conviait ses adeptes dans un paradis situé au sommet du Karisimbi, un volcan éteint de 4507 mètres (ou du Muhabura voisin selon d’autres), à mi-chemin donc entre ciel et terre, où on passe son temps à chasser, boire et fumer. Quant à ceux qui dédaignaient son offre, il promettait de les précipiter clans le cratère du Nyiragongo, un volcan voisin en pleine activité. En ce sens, note D. Nothomb, Ryangombe “semble avoir ouvert des portes plus lumineuses sur l’au-delà” . Mais concrètement, ce sont surtout des bienfaits en ce monde ci qu’on attendait de lui.

Quant aux imandwa, il s’agit d’ancêtres héroïsés, de bazimu particulièrement puissants, familiers, amicaux, rendus proches par la possession, spécialisés dans l’aide qu’ils peuvent apporter, qui se situent hors du contexte clanique et dont la protection dépasse donc les liens du sang. Chacun a une manière de s’exprimer et de se comporter qui lui est propre, et porte des signes distinctifs. C’était souvent un défunt qui demandait à ses descendants d’honorer tel mamdwa précis comme lui-même l’avait fait de son vivant.

Le culte de Ryangombe était solidement organisé dans le cadre des patrilignages dont il renforçait la solidarité. Le “drame liturgique” se déroulait dans des enclos familiaux autour d’une érythrine, arbre protecteur aux magnifiques fleurs rouges. Ceux en qui s’incarnaient les imandwa portaient une couronne de momordique à l’instar des nouveaux mariés. L’initiateur était choisi dans le groupe de parenté étendu. Pourtant l’initiation représentait une rupture de la structure familiale. Le rituel reposait sur une négation mystique de l’ordre établi, non dans le sens d’un processus révolutionnaire, mais d’une fuite de la réalité, comme si l’aliénation socio-économique dont souffrait la majorité de la population cessait d’exister. Ryangombe promettait un bonheur individuel ici-bas et dans la vie future, la fécondité, une longue vie, beaucoup de vaches et des moissons abondantes. Ce culte n’était jamais public et ne connaissait ni clergé, ni institutions ; tout le monde s’y retrouvait à égalité, sauf que les uns étaient des anciens et les autres des nouveaux initiés.

Selon le schéma des rites d’initiation, on peut y discerner deux phases. La première consiste en une mise à mort du candidat : on le met à nu, on l’asperge d’eau lustrale, on mime son dépeçage, on le fait se coucher seul sous un tas d’ordures, etc. La deuxième représente une nouvelle naissance et un mariage mystérique symbolisant le détachement de toute autorité familiale. Un vocabulaire secret est communiqué. Si possession il y a, elle est très atténuée, caractérisée non par la transe, mais par une sorte d’absence. On apprend ce qu’il faut faire en imitant l’initiateur. Il est demandé au candidat de transgresser les règles de la morale familiale courante et de la pudeur (se mettre à nu publiquement, prononcer des paroles “qui causent la honte” comme évoquer sa vie sexuelle ou celle de ses parents, pour une femme prononcer le nom de son beau-père, faire la promesse de commettre un inceste, etc.), tout cela pour bien marquer qu’on entre dans une nouvelle lignée, une nouvelle société, une nouvelle vie.

Kashamura a insisté sur le caractère érotique, voire orgiaque de ce culte : chansons obscènes, joutes amoureuses, nourritures et boissons aphrodisiaques (telle la sève blanche d’érythrine symbolisant le sperme et le lait), copulations même incestueuses, le tout visant à provoquer une excitation maximale et à placer les initiés au-dessus des tabous et des règles de la société. L’initié entrait dans une nouvelle condition d’existence, recevait un nouveau nom et buvait un liquide rougeâtre qui symbolisait le pacte de sang avec Ryangombe. Si celui-ci était un “dieu” contestataire, il était aussi un libérateur et l’instaurateur d’un ordre nouveau.

Comme l’a souligné synthétiquement L. de Heusch, “le succès du culte est à la mesure-de la grande angoisse à laquelle la rigidité de la structure sociale tout entière et le pessimisme de la pensée religieuse traditionnelle (lié à celle-ci) vouaient l’ensemble des Hutu et beaucoup de Tutsi. Il est significatif que le message du kubandwa soit destiné à toutes les castes. Il instaure une religion démocratique niant les divisions de la société réelle fondées sur la propriété du bétail, bien que dans l’exercice du culte les castes demeurent rigoureusement séparées… Imana est l’image même du roi sacré, bon et magnifique, mais inaccessible, maître insondable et irréprochable d’un univers de justice, livré en réalité aux félonies et aux exactions : monde de violence et de ruse où la protection d’un supérieur est toujours aléatoire, et parfois même un calcul de dupe… L’initiation met à portée de main un monde privilégié, dans lequel Ryangombe et ses imandwa s’interposent entre les vivants et les morts redoutables, comblent le vide que le système traditionnel avait creusé entre les uns et les autres, protègent les premiers des maléfices des seconds”.

Comme c’est la société elle-même qui était source d’angoisse, le salut ne pouvait venir que d’esprits extérieurs au système. A une société trop dure on substituait une société-fantôme onirique, en opposition avec la religion officielle. L’initiation permettait la participation à un autre ordre royal, à une autre famille, solidaire et puissante. L. de Heusch a encore parlé d’une “entreprise désespérée de récupération de la personnalité humaine aliénée” cherchant à combler le vide religieux laissé par un imana distant et des défunts inquiétants. D. de Lame a vu dans ce culte “un espace subversif où pouvait se donner libre cours un rire libérateur’ qui désamorçait la violence”.

Comme le culte de Ryangombe comprend une initiation, on peut parler à son propos d’une pédagogie, avec ses instructions, ses gestes symboliques, ses formules, ses récits et ses mythes, ses secrets, ses menaces de mort en cas de divulgation, sa doctrine et l’ambiance très particulière dans laquelle les rites baignent. Les enfants pouvaient assister à une partie des cérémonies, et on rapporte qu’ils prenaient peur au moment où Binego, un des imandwa, chassait les profanes avec sa lance. Quand le devin affirmait que tel petit ne pouvait guérir que s’il était initié, on lui permettait aussi d’assister à la partie à dominante orgiaque.

D’autres cultes pourraient être mentionnés, tel celui de Nyabingi, que des légendes présentent comme une femme de roi répudiée et divinisée, qu’on invoquait pour obtenir santé et succès. Elle pouvait provoquer des possessions et certains devins spirites recueillaient des filles pour les lui consacrer. Ce culte ne connaissait pas d’initiation semblable à celle des Imandwa et reposait sur un puissant corps de prêtres et de prêtresses. Comme il prit une tournure politique anti-Tutsi dans le Nord du pays, il fut combattu par la royauté.

 Actions sorcières, magie, divination

On s’abstient de lancer les noms de certains animaux ou oiseaux. Si un aigle pousse un cri, on dit qu’il annonce la mort d’un homme ou d’une vache sur la colline. Lorsqu’une grue couronnée se pose tout naturellement sur une hutte, c’est un signe manifestement porte-malheur, et le malheureux propriétaire doit déménager au plus vite. Lorsque la nuit une chauve-souris traverse accidentellement la maison de part en part, on sait qu’un enfant chéri dans cette maison va bientôt mourir”.

On attribuait à de nombreuses personnes des pouvoirs exceptionnels, soit pour le bien dans le cas des devins ou des exorcistes, soit pour le mal dans celui des sorciers, des envoûteurs, des empoisonneurs et de certains magiciens. La sorcellerie constituait l’activité individualiste et antisociale par excellence. Comme tous les Africains, les Rwandais étaient hantés par la crainte qu’inspiraient ceux qui au plan occulte agissaient par jalousie ou avidité. On leur attribuait la plupart des malheurs, des maladies et des décès.

Les sorts étaient souvent lancés en utilisant un objet ou une substance ayant appartenu à la victime visée, tels des cheveux, de la salive, du sable qu’elle a marqué de l’empreinte de son pied. Des “pièges magiques” étaient posés accompagnés de paroles imprécatoires. Mais on pouvait aussi jeter un maléfice sans support matériel, uniquement par une pensée, un geste, un regard, une parole de malédiction, etc. On était très attentif aux événements annonciateurs de malheurs afin de pouvoir les conjurer le plus vite possible : il fallait être sur ses gardes quand un vautour immobilisait son vol au-dessus de la hutte, quand le chien s’installait sur le siège du maître de maison, quand le lait versait dans le feu, quand on voyait son mari tomber dans l’enclos, quand un arc se brisait ou quand on entendait le cri d’un oiseau “de malheur”. Cet ensemble de croyances est à l’origine d’un climat de peur, de méfiance et de soupçon très caractéristique de la mentalité rwandaise. Cela se traduisait jusque dans les règles élémentaires de savoir-vivre : il aurait été d’une grande impolitesse, par exemple, d’offrir une boisson à quelqu’un sans y avoir goûté soi-même : poison oblige !

L’enfant prenait très vite conscience que l’univers dans lequel il entrait était un champ de bataille entre forces du bien et du mal où tout ce qui arrive peut- être l’objet d’une intention calculée et perverse. Il connaissait les gestes qu’il fallait éviter s’il ne voulait pas se faire accuser lui-même de sorcellerie. Ainsi, s’il voyait sur le sol une couronne de paille dont un porteur s’était servi pour protéger son crâne sous la charge, il savait qu’à la lancer en direction d’autrui, même par simple jeu, il se serait immédiatement vu accusé de jeter un sort.

Autre facteur d’ambiance révélateur d’une angoisse latente : la pratique de la divination, extrêmement répandue du haut en bas de l’échelle sociale. Quand survenaient des adversités, on les attribuait habituellement à la transgression d’interdits, au mécontentement des défunts ou à des mauvais sorts jetés par des vivants : c’était au devin, à qui Imana donnait une intelligence et une clairvoyance particulières, qu’on demandait alors de tirer les situations au clair et d’indiquer ce qu’il convenait de faire de même, avant un voyage, un procès, un mariage ou tout autre acte important, le recours à la divination s’imposait.

Tout le monde pouvait être appelé à devenir devin, mais il s’agissait le plus souvent de personnes âgées. Il en est qui suivaient une inspiration et rendaient des oracles par simple intuition. Mais le plus souvent on se soumettait à un véritable apprentissage, soit auprès d’un maître, soit dans le cadre familial, le fils recevant la charge de son père et la fille de sa mère, et on procédait alors à l’aide de supports matériels. Il y en avait enfin qui prétendaient avoir été choisis et instruits par les esprits d’anciens devins. Il existait de ce fait de nombreuses spécialisations individuelles et régionales. Quant aux devins de la cour royale, ils formaient un corps officiel dans lequel on entrait par cooptation au sein d’un lignage précis et après avoir été soumis à des épreuves. Comme le savoir lié à la divination, à la magie, voire au métier de guérisseur était en général secret, on peut en ce cas parler d’initiation.

Le R. P. Pauwels a décrit une trentaine de techniques divinatoires différentes, les unes plus masculines, les autres plus féminines, mettant en oeuvre autant de langages énigmatiques. Ainsi procédait-on avec de la graisse animale brûlée ou du beurre fondu, des osselets qu’on jetait (une technique accessible à tout le monde), des sauterelles, des entrailles d’animaux immolés (poussins, taurillons, moutons), des maxillaires divinatoires, etc. Les oracles pouvaient aussi être délivrés par des médiums en transe. Pour exercer la divination au moyen du poussin il fallait posséder des notions précises d’anatomie du corps de la poule et connaître les maladies dont les gallinacés peuvent souffrir. La divination par l’agneau était réservée aux gros éleveurs, car elle nécessitait une bête d’une blancheur immaculée, parfaitement conformée et non encore sevrée. Quant à la divination avec un taurillon, elle était réservée au mwami. Des fragments d’animaux immolés entraient dans la composition des charmes protecteurs dont l’efficacité était liée en plus à des paroles rituelles et à l’observance d’obligations particulières.

Même les enfants pratiquaient la divination à leur manière en interrogeant le comportement des oiseaux ou des insectes. A. Lestrade a décrit plusieurs procédés employés par eux en répétant des formules d’incantation entendues à la maison. Par exemple : apercevant un aigle huppard perché solitaire sur une branche, l’enfant l’interroge sur sa destinée : “vais-je mourir ? serai-je en bonne santé ?” Selon que l’aigle relève ou abaisse la tête en secouant sa huppe, la réponse est favorable ou non. La même question peut être posée à un taupin qu’on place sur le dos au creux de la main : si l’insecte arrive à se remettre sur ses pattes, la réponse est favorable.

Sans forcément recourir à un spécialiste, on cherchait par auto-divination à connaître les dispositions des ancêtres avant une action importante : on jetait pour cela des graines d’éleusine dans le foyer et un crépitement était jugé de bon augure.

Une consultation auprès d’un spécialiste passait par plusieurs phases : enter en contact avec les esprits, identifier par élimination progressive l’entité se trouvant à l’origine du problème, déterminer le remède qui consistait souvent en une offrande à un défunt ou dans le port d’une amulette protectrice. Le contact “magique” était habituellement établi à l’aide de la salive du client. Dans son autobiographie, P. Tabara raconte qu’avant d’entrer au catéchisme sa mère lui demanda de fournir le nécessaire pour assurer la continuité des rapports avec les mânes des défunts, à savoir imbuto, “la semence”. Cela consistait à se rincer la bouche avec de l’eau qu’on crachait ensuite dans un tout petit pot soigneusement conservé et d’où selon les besoins on prélevait quelques gouttelettes lors des séances de divination .

Le R. P. Arnoux ajoute les précisions suivantes :”De toute nécessité, le vrai bénéficiaire de la consultation doit entrer en communication avec les instruments divinatoires au moyen de sa propre salive qu’il a déposée directement ou qu’il fait remettre au devin, dans une feuille d’arbre, mélangée à du lait, à du vin indigène, par un porteur absolument sûr, tant on redoute la substitution en cours de route. C’est cette salive, agent de liaison, que l’on nomme imbuto, la semence” .

Le matériel de divination devait toujours être imbibé de celle du consultant. “La salive et le sperme sont l’homme”, disait-on. Il appartenait à la mère d’initier sa fille aux pratiques divinatoires élémentaires et de lui montrer quels moyens de petite magie employer pour protéger la santé des membres du foyer et s’attirer l’amour de l’époux. Les interdits jouaient dans la morale traditionnelle un rôle capital, et toute conduite prohibée était censée recevoir automatiquement sa sanction. L’intense sociabilité qu’on pouvait observer en certaines occasions n’excluait pas une méfiance mutuelle non moins invétérée qui reposait sur la crainte généralisée de la sorcellerie, des envoûtements et de l’empoisonnement. En ce sens, on recommandait aux enfants de ne rien accepter à manger dans les autres enclos. La plus grande prudence était de mise quand on construisait une nouvelle maison : on prélevait en secret de la terre en différents endroits pour déterminer par divination quel lieu était le plus favorable, et on ne révélait l’emplacement choisi qu’au moment de commencer les travaux pour déjouer toute manigance occulte.

En plus du devin, on connaissait d’autres spécialistes de l’invisible: guérisseurs, fabricants de charmes, faiseurs de pluie, exorcistes et purificateurs rituels des personnes, des habitations et du bétail, par exemple après une transgression d’interdit, un meurtre, un décès, un foudroiement, etc.

Ces quelques données très succinctes montrent le rôle que joue la référence à l’Invisible dans l’émergence et le développement d’une mentalité, et par le fait même dans l’orientation imprimée aux processus de socialisation et dans le façonnage des personnalités. Ces données se retrouvent certes dans toute l’Afrique et au-delà. Au Rwanda on peut cependant noter quelques spécificités :

– Le foisonnement de techniques divinatoires est sans doute l’indice que ce pays a reçu des influences très diverses au cours de son histoire. Cela apparaît également dans le succès qu’a connu le culte de Ryangombe dont on sait qu’il est venu à un moment donné de l’extérieur en opposition avec la religion du terroir. La culture rwandaise a donc connu un double mouvement, et de fermeture, et d’ouverture. Ce qui la caractérise, c’est la force avec laquelle elle est parvenue à intégrer, en un système cohérent et fortement structuré, des composantes qui restent antithétiques, voire conflictuelles.

– Les attitudes face au monde invisible traduisaient elles aussi deux mouvements en sens contraire : l’un de confiance, voire d’abandon entre les mains d’Imana, des imandwa et des morts les plus proches, l’autre, semble-t-il dominant, de méfiance envers les autres défunts. Ce dernier sentiment est sans doute l’exact reflet de la méfiance qui existait aussi entre vivants et il peut être lié à la composante individualiste de la mentalité rwandaise dont témoigne la dispersion de petites fermes de montagne protégées par d’impénétrables enclos. Il est lié aussi à une structure socio-politique particulièrement contraignante et source d’insécurité qui pousse à se protéger par la dissimulation, le culte du secret, l’hypocrisie et une obséquiosité de façade qui dissimule mal les sentiments négatifs.

-La manière cavalière dont on traite parfois les défunts en les leurrant, sachant qu’ils ne voient pas clair, traduit un trait capital qui marque les relations interindividuelles : l’ubgenge, l’intelligence pratique, la ruse, la roublardise, voire la fourberie. On y reviendra longuement par la suite.

-L’univers invisible est tellement proche du visible, la cloison qui les sépare est si ténue que par- delà l’inévitale coupure qu’est la mort on perçoit une continuité non moins significative. Les hiérarchies et les mentalités d’ici-bas se prolongent et se projettent dans l’au-delà : ne voit-on pas les Invisibles animés de passions très humaines ? Par contre la métamorphose post mortem qu’on imagine au niveau des structures mêmes de la personne avec l’émergence d’un élément résolument nouveau, le muzimu, abonde dans le sens de la discontinuité. Il y a là, me semble-t-il, une donnée anthropologique inhabituelle en Afrique subsaharienne. Une étude extensive et comparative serait évidemment la bienvenue, et le dernier mot n’a peut-être pas encore été dit à ce sujet.

– Cette donnée n’est sans doute pas étrangère au fait qu’on ne conçoit pas que la conduite morale sur terre puisse avoir une répercussion sur l’état outre-tombe (si l’on met à part le cas des âmes errantes à qui le passage est interdit) : car là aussi la discontinuité semble prédominer. L’idée même d’une récompense ou d’un châtiment par rapport à la manière dont on se comporte au plan des valeurs et des règles venues des ancêtres n’a que des assises précaires. La régulation morale devait donc s’opérer essentiellement au plan social, ce qui exigeait une forte structuration du tissu communautaire et politique si l’on voulait échapper à l’anomie