LA VIE DU FOYER ET SES À-CÔTÉS. SON TERME

I. La polygamie et ses causes.

  1. Nous avons décrit, jusqu’à présent, le foyer schématisé, en ce sens que nous nous sommes occupé de l’époux, de l’épouse, de leur fils et de leur fille, sans allusion au cas éventuel de la polygamie. Il le fallait bien ainsi, car nous devions envisager ce dernier cas à part, comme un à-côté de la vie conjugale. Contrairement à ce qui semble être la règle générale en d’autres zones de l’Afrique centrale, — à supposer que les informations actuelles correspondent à la réalité précoloniale, — la polygamie était, dans le vieux Rwanda, moins étendue, moins pratiquée, que la monogamie.
  2. Pour mieux nous entendre, commençons par distinguer la polygamie simultanée de la polygamie successive. Dans le premier cas, un même homme a épousé deux femmes ou plus. Tandis que dans le second cas, l’homme a épousé une première femme, puis ils se sont séparés, et, du vivant de cette dernière, il en a pris une autre.
  3. Comme nous l’avons déjà rappelé (chap. V, n° 37), la coutume du Rwanda ignorait l’indissolubilité du mariage. Le divorce était donc un incident, parfois désagréable, mais jamais irréparable. La femme répudiée était libre de se remarier et son mari également. C’était même, avons-nous vu (ibid.), le moyen dont chacun des conjoints disposait pour rompre souvent avec la personne qu’il n’aimait pas, mais qu’il n’avait pas pu repousser dès l’abord sans certains risques.
  4. a) Si nous regardons maintenant le cas de la polygarnie simultanée, nous devons reconnaître qu’elle était pratiquée d’une manière très modérée. Les polygames étaient une infime minorité dans la société. Quels étaient les motifs avoués de cette pratique ? Ces motifs peuvent se ramener aux catégories suivantes : b) 1° Dans la zone des défricheurs, la polygamie était courante ; l’homme avait besoin d’une main-d’oeuvre intéressée à faire prospérer ses affaires. Il travaillait à tour de rôle pour ses 2 ou 3 femmes, engageait, à leurs ordres, des cultivateurs-bagaragu (chap. VIII, n° 8). Puis il avait en général beaucoup d’enfants, ce qui constituait un objectif de premier ordre pour un homme voisin de la forêt.
  5. a) 2° En dehors de cette zone des défricheurs, on pouvait rencontrer des polygames, ayant deux femmes. A partir de trois femmes, cela devenait pratiquement un cas plus rare. En général, si la passion que tel homme éprouve pour telle jeune fille ou pour telle femme, peut le décider à la prendre pour deuxième ou troisième épouse, le motif le plus ordinaire doit se chercher ailleurs. b) 3° Ou bien la première femme est stérile. Si elle se montre une femme forte, experte dans l’économie domestique, son mari ne s’en séparera pas. Elle sera du reste la première à lui conseiller de prendre une autre femme qui lui donnera des enfants. Comme je le laisse ici sous-entendre, l’économie domestique entre fort en ligne de compte. C’est pourquoi une femme qui a donné des enfants à son époux, sera répudiée si elle ne sait pas gérer le ménage. Ou bien si la femme inexperte a été désignée comme une épouse-ngabwa (chap. IV, n° 14), à laquelle est liée d’une manière tout à fait spéciale, la fortune de son mari, celui-ci ne pourra pas la répudier : il prendra une autre femme qui saura bien gérer la fortune de la parentèle.
  6. 4° Il arrive également que le mari épouse une seconde femme, pour punir la première, par exemple si c’est une femme peu respectueuse = ingare. Lorsque la mauvaise humeur l’aura reprise et qu’elle voudra faire des scènes à son mari, celui-ci la laissera en paix et ira loger chez l’autre femme. Cette patience du mari se basera, évidemment, sur des points de vue d’importance, soit que la femme de mauvais caractère est une épouse-ngabwa, soit qu’elle gère merveilleusement les affaires du foyer, soit qu’elle ait des enfants dont personne ne s’occuperait si leur mère était répudiée.
  7. 5° L’autre motif de la polygamie sera l’oracle des devins, exigeant que l’intéressé prenne une autre femme, fonde un second foyer, en l’honneur de tel esprit de ses parents (chap. IV, n° 15). Son premier foyer étant déjà consacré à tel esprit, le second ancêtre, réclamant le foyer, exige donc une autre épouse en son honneur. Chez les Hamites, c’est le cas le plus ordinaire qui est à la base de la polygamie.
  8. 6° Ajoutons, pour les grands Hamites, la multiplicité de fiefs terriens distants les uns des autres. Pour les gérer convenablement, il faut d’abord une résidence ; celle-ci, pour être entretenue, exige la présence d’une femme, qui pourra du reste veiller au meilleur emploi des revenus que le propriétaire attend du fief. Ajoutons cependant que, dans ce cas, la polygamie peut être apparente. A tel fief le dignitaire assigne telle femme qu’il épouse, mais elle n’a pas nécessairement le même rang que la première femme. Ce sera souvent une fille d’un mugaragu, qui ne partagera même pas les repas avec son mari ; celui-ci sera pour elle bien plus un maître qu’un époux. Elle ne sera qu’une femme préposée aux affaires du ménage, quoique son maître ait accompli sur elle les cérémonies du mariage.
  9. a) Les Hamites, du reste, désapprouvaient en général la polygamie, à cause des conséquences funestes qui en dérivaient sur le plan politico-familial. Les enfants issus de deux femmes héritent en général des haines de leurs mères. Dès qu’ils peuvent se faire du tort, y compris l’extermination par voie de délation à la Cour (chap. IX, n° 27, a), ou par inféodation à des partis politiques farouchement ennemis, ils n’y manquaient pas. Comme chaque Rwandais redoute de mourir sans postérité ou, ce qui revient au même, de voir s’éteindre sa famille, par la malédiction attachée au sang fraternel versé, la polygamie n’était pas une solution prisée. b) Je dois cependant préciser que si tel homme pouvait épouser deux soeurs, tout changeait d’aspect. Car deux soeurs qui épousent un même mari, continuent à s’entr’aimer, et leurs enfants en font de même. C’est un fait connu et les cas que je me rappelle sont nombreux.
  10. a) Le terme polygamie n’a pas un autre mot correspondant exact en la langue du Rwanda. Amener une deuxième femme se dit guhalika ; littéralement : mettre en opposition. La jalousie propre aux femmes d’un même mari, se dit amahali (dont le singulier ihali ne s’emploie pas en ce sens). On notera que, dans les cas ordinaires, le mot jalousie se traduit ishyali, du même radical que amahali. b) Les femmes seront mukeba l’une pour l’autre, et au pluriel bakeba, sans le préfixe u au singulier (umukeba) ni le préfixe a- au pluriel (abakeba). Les enfants issus des deux lits, seront appelés abana b’amahali (enfants des jalousies conjugales). Cette dénomination n’est généralement employée que lorsque l’opposition de deux femmes se révèle en leurs enfants.
  11. Chaque femme a son propre foyer, indépendant des autres femmes, exactement comme si leur mari n’avait fondé que celui-là seul. Si l’une des femmes reçoit des cadeaux bovins ou autres, tout cela entre dans la part de son foyer. Les enfants de chaque femme ne reçoivent d’héritage que sur les biens de leur mère. Aucun enfant donc ne peut prétendre aux biens appartenant à l’autre femme de son père.

12.La femme qui est la favorite de son mari, celle à laquelle il témoigne une préférence marquée, se dit : inkundwakazi (chap. X, n° 5, b), tandis que celle que son mari n’aime pas, qu’il néglige ostensiblement, est appelée inyangwakazi. Celle qu’il a abandonnée, chez laquelle il ne passe plus la nuit, elle est intabwa = la rejetée, l’abandon née (C’est aux enfants de ces femmes abandonnées que les récits mythiques et légendes attribuent une plus grande intelligence, une plus grande perspicacité. Ils sauveront leur père dans un moment critique et domineront sur les enfants initialement gâtés ; comparez chap. X, n° 39.)

II. L’abandon du domicile et le divorce.

13.a) Une femme mécontente de son mari peut quitter le domicile et rentrer chez ses parents ou chez des amis de son mari. Cette fugue se dit kwahukana ; l’initiative a été prise par la femme elle-même. Il n’y a, en principe, rien de grave ; la femme veut peut-être attirer l’attention de son mari sur le motif du désaccord, afin qu’il s’en corrige.

b) Le mari ira gucyura = faire rentrer sa femme. Les deux pourront s’expliquer brièvement sur les motifs qui ont poussé la femme à quitter le domicile ; n’attendez cependant rien de précis, si le motif véritable de la fugue a trait à la vie conjugale. Ce sont là des affaires que les deux intéressés peuvent traiter entre eux, mais ils n’en parleront jamais à personne. Il se fait donc qu’au cours de ces explications, les deux conjoints ne s’accuseront mutuellement que de prétextes. Réintégrer son domicile, après ladite fugue, se dit gutaha = rentrer. c) Si le mari est mécontent de sa femme, il pourra la congédier = kumwirukana (la chasser). Mais ici encore, c’est souvent le pendant de ce que nous venons de voir. Après un laps de temps convenable, le mari fera les premières démarches pour ramener sa femme au foyer.

14. Le cas le plus grave, c’est la forme de répudiation appelée gusenda. Le mari renvoie sa femme définitivement. La répudiation s’accompagne de l’attitude générale du mari, qui donne le bâton de voyage à sa femme = kumuha inkoni, déclarant explicitement qu’elle ne doit plus remettre les pieds dans son ancien domicile. Pour que le mari agisse de la sorte, il faut que la femme se soit rendue coupable de graves fautes réitérées, soit au point de vue des moeurs, soit en ce qui concerne la gestion du ménage, des biens du foyer.

15. Le point culminant, en ce genre de conflit, consiste en la réclamation, par le gendre, du montant des gages jadis payés au père de sa femme répudiée = gukworanura, c’est-à-dire = reprendre les gages. Les grands Hamites ne se livrent à cette démarche que pour manifester et souligner, d’une manière spectaculaire, qu’il y a désormais entre les deux familles une attitude inamicale.

16. On ne peut cependant réclamer le montant des gages, que si la femme n’a pas donné au moins un enfant à son mari. D’autre part, on ne peut présenter cette réclamation, lorsque les parents de la femme ont déjà donné indongoranyo et remboursé, par des cadeaux en nombre égal à ceux offerts par le gendre. Les Bahutu montagnards remboursent progressivement en prévision de ces cas. (chap. V, n° 27).

17. Lorsque la femme est répudiée, elle ne reprend rien de ce qu’elle avait reçu de sa famille, en fait de gros bétail (chap. VII, n° 27), car tout cadeau qui lui vient de ses parents, est fait à son mari.

18. La répudiation pour cause d’infidélités extraconjugales suppose, chez le mari et chez la femme, des aspects particuliers en ce domaine. Certains hommes sont très jaloux, particularité exprimée par le verbe gufuha. Ils ne souffrent pas que leur femme soit accessible à quelqu’un d’autre. Ce qui ne signifie, évidemment pas, que ces hommes jaloux soient des modèles de chasteté conjugale. Dans bien des cas on constate, au contraire, que le degré de cette jalousie correspond à un désordre déchaîné en cette matière.

19. D’autres hommes, au contraire, poussent l’indifférence en cette matière jusqu’à donner leur femme à tel ami, à tel parent. De sorte que ces personnes peuvent entretenir, avec la femme, les relations extra-conjugales. Si ces amis ont donné le même droit au mari de leur amie, vis-à-vis de leurs propres épouses, on dit : bahanye ingo = ils se sont entre-donné les enclos. Il pouvait arriver que plusieurs hommes agissent ainsi en groupe, de sorte que leurs femmes respectives étaient chacune à la disposition de chacun des amis.

20. a) Chez le mari jaloux, cela va de soi, la femme était impitoyablement répudiée, si elle s’était permis de le tromper. Quant à la catégorie des moins jaloux, la femme était répudiée pour le même motif, surtout lorsqu’elle se méconduisait avec des amants d’un rang social inférieur, dans le cas des Hamites. b) Il arrivait, en effet, chez des femmes adonnées à la boisson, qu’elles se liaient d’amitié même avec leurs serviteurs. Commettre l’adultère se dit gusambana, dans les cas ordinaires. Mais commettre l’adultère avec la femme de son maître, se dit kulya ibyahi ; du verbe kulya= manger ; et du substantif ibyahi, au singulier icyahi : peau tannée de certains animaux, dont on se servait à l’instar de drap de lit. L’infidélité à ce degré ne se pouvait plus supporter et la coupable était honteusement répudiée.

III. Les malheurs inhérents à l’état de jeune fille.

  1. En ce qui concerne les enfants, deux espèces d’incidents étaient possibles, dans ce cadre de la moralité au sein du foyer. Nous avons eu, à plusieurs reprises, l’occasion de souligner combien la virginité de la jeune fille est une chose sacrée dans la famille rwandaise. Si, en ce qui regarde son éducation sexuelle, elle était pratiquement sous l’emprise de ses compagnes habitant la localité (chap. X, n° 38), ses parents veillaient sur ses moeurs, sur ses relations avec les hommes. Les dispositions de la coutume, quoique assez sévères (chap. V, n° 4-5), ne suffisaient pas pour tranquilliser la mère.
  2. Il pouvait arriver qu’une jeune fille trompe la vigilance de ses parents, se laisse aller et qu’un jour on remarque qu’elle est enceinte. Dans le cadre social que nous décrivons, elle était condamnée à mort. Des gouffres déterminés étaient destinés à engloutir les filles-mères. D’autres étaient abandonnées sur une île déserte du Kivu, où elles succombaient à la soif et à la faim.
  3. Il n’y avait qu’un moyen de leur sauver la vie : que le complice ou un autre ami de la famille accomplît sur elle les cérémonies du mariage, si même il devait la répudier ultérieurement. Il fallait cependant se hâter, avant que l’accident survenu ne fût ébruité. En toute hypothèse, si ce mariage pouvait sauver la vie à la délinquante, son enfant était fatalement condamné à disparaître. Dès sa naissance, il était étranglé, et on devait aller l’enterrer en dehors du Rwanda. C’est-à-dire que durant l’état de grossesse de la délinquante, on s’arrangeait de manière qu’elle se dirigeât vers la frontière. De cette manière, cela devenait plus facile de faire un trajet de quelques kilomètres et de débarrasser le Rwanda d’un être considéré comme un malheur public, une source de calamités sur le pays, étant donné qu’il a été conçu en dehors de l’état normal.
  4. Si la délinquante ne trouvait aucun homme compatissant pour la sauver en temps utile, elle était perdue, venons-nous de dire. C’est donc que son complice avait commis un homicide. On ne pouvait cependant le poursuivre en vendetta que s’il avait fait violence à la fille ; c’est-à-dire : si elle avait appelé au secours, et qu’il aurait ensuite refusé de l’épouser. Tandis que si la jeune fille s’était méconduite de son plein gré, elle en supportait toutes les conséquences. Il faut noter, en passant, que les délinquantes, même à cette époque où il y allait de leur vie, gardaient toujours le silence sur le nom de leur complice.
  5. a) Une épreuve d’un autre ordre, c’est le cas d’une jeune fille qui ne trouve pas de mari, soit par suite d’une réputation peu recommandable, soit parce qu’elle n’est pas belle. Cela devenait et reste un sujet de honte pour la famille. La fille en question, qui a dépassé l’âge de jeune fille au foyer paternel, se dit igishuba-ziko. Le terme iziko veut dire âtre. Quant au mot igishuba, au pluriel ibishuba, la signification étymologique ne peut être demandée au Kinyarwanda actuel. Le sens probable en serait : ce qui réintègre. D’où le mot composé : celle qui se replie sur l’âtre paternel. b) Dans un pays où la vie mortelle ne trouve son sens que dans les possibilités de se perpétuer par la postérité, et où le célibat ne possédait pas l’auréole qui lui a été conférée par le christianisme, c’était un accident pénible que d’avoir une fille qui ne se mariait pas.
  6. a) Il y avait cependant deux genres d’accidents plus graves que celui-là : lorsque certaines déficiences d’ordre physiologique aboutissaient à révéler une jeune fille dont les seins ne peuvent se développer. Elle est appelée alors impenebere, mot dont le sens général est rabougrissement. La jeune fille, victime de ce caprice de la nature, était condamnée à être noyée dans certains gouffres spéciaux, suivant un cérémonial tout à fait particulier, dont l’ensemble se dit kwohera, c’est-à-dire : noyer une personne au cours de ce cérémonial particulier. b) Le même sort était réservé à la jeune fille qui, ayant atteint l’âge requis, persiste à ne donner aucun signe de menstrues. Elle est appelée impa. A remarquer qu’il incombait à la mère de cette dernière de signaler elle-même cette anomalie. c) Que ce soit dans ce dernier cas ou dans le précédent, seule la Cour devait donner le signal de kwohera(noyer) ces malheureuses filles, étant donné que les fonctionnaires chargés d’exécuter le cérémonial, dépendaient directement de la Cour. Et puis, ces anomalies étaient considérées comme visant le pays dans son entier ; cela en conséquence intéressait la Cour d’une façon spéciale.

IV. La malédiction paternelle au jeune homme coupable.

27. Pour le garçon, les complications sont d’un ordre différent. Il doit obéir à son père, exécuter ses volontés, se montrer en tout un enfant parfait ou à peu près. Il doit s’initier à l’élevage de gros bétail, s’il est Hamite. Le fait de négliger cet art l’exposerait à ne point recevoir d’héritage, en dehors du trousseau accordé lors de son mariage. Mais si, à partir de 18 ou 20 ans, à l’âge enfin où il doit être considéré comme un jeune homme conscient de ses devoirs, et de ses droits en tant que membre de tel cercle social, il se montrait opposé à son père, enfreignant ses ordres, gaspillant les vaches ou fréquentant les ennemis de sa famille, alors il peut être frappé de la plus terrible arme que détient un père. Il s’agit de la malédiction = umuvumo. Mais le père n’a pas le droit de se prononcer en privé : s’il le fait en privé, les effets ne seraient pas les mêmes que s’il l’avait fait suivant les règles. On se rappellera que la mère ne peut pas maudire effectivement son enfant (chap. X, nos 12 et 19).

28. a) Le père du coupable devait en parler à son groupe familial et exposer à tous les griefs reprochés à son fils. Il devait ensuite en faire l’exposé à son chef d’armée ; celui-ci le conduisait à la Cour. L’intéressé en faisait l’exposé au Roi, et signifiait sa volonté de maudire = kuvuma, son fils. La formule de cette malédiction n’était pas uniforme, mais l’idée est la même : une imprécation, par laquelle le père souhaite que son fils n’ait ni progéniture, ni propriété bovine, ni habitation, mais qu’il devienne un misérable, errant par tout le pays, jusqu’à mourir abandonné de tout le monde ! Il est entendu que le Roi approuvait la malédiction fulminée. Celui qui en était l’objet n’avait plus le droit de posséder, et personne au Rwanda n’aurait eu la pensée de l’aider à s’établir et à acquérir. Encore une fois, pour que la malédiction fût radicale et portât tous ses effets, il fallait qu’elle fût formulée devant le Roi. b) On rencontre des hommes qui ont été frappés de la malédiction paternelle, mais en privé. Ils gardent le droit de s’établir et de posséder, mais la malédiction, aux yeux de ceux qui le savent, leur imprime une tache indélébile.

29. Le fait le plus spectaculaire en ce domaine, parmi les plus récents en cet ordre d’idée, se passa en 1905 ou 1906. Un grand Hamite était tombé en disgrâce à la Cour, parce qu’appartenant à un parti qui était mal vu de la Reine-Mère. Cet homme fut arrêté et fut longuement torturé, des mois entiers, à intervalles réguliers, par le supplice du lien que nous avons déjà décrit (chap. XI, n° 47). Son fils aîné, pour plaire à la Reine-Mère, qui était du reste de sa famille, se mit au service des ennemis de son père. Il leur fournit tous les renseignements dont ils avaient besoin, pour découvrir les vaches que le supplicié avait cachées (chap. XI, n° 52-53). Les plus riches récompenses étaient promises au mauvais fils, en rémunération des services rendus. Son père fut finalement remis en liberté, mais dans un état lamentable, ayant été torturé à longueur de mois. Il est superflu d’ajouter qu’il avait publiquement maudi son fils. Avant de se retirer de la Cour, il envoya dire à la Reine-Mère : «Il est vrai que j’ai été accusé auprès de vous, comme étant opposé à votre volonté ; mais cela est une chose à part. Il est vrai aussi que mon fils aîné appartient au parti qui bénéficie de vos faveurs ; cela aussi est une chose à part. Mais je suis son père : il m’a trahi ! Pendant que j’étais torturé, il prenait plaisir à indiquer les lieux où j’avais caché mes bovidés, et il attend que vous le récompensiez de ces services. Songez cependant à l’exemple que vous venez de donner au pays, en incitant un fils à agir contre son père ! Vous êtes vous-même mère ! Réfléchissez à ce que vous venez de faire, et au revoir : je vais me retirer en la localité qui fut naguère chez moi, afin de me faire soigner! »

30. Lorsque la Reine-Mère entendit ce message, elle convoqua quelques chefs d’entre ses conseillers, et le sort du mauvais fils fut immédiatement réglé. Il ne fallait pas que le pays fût scandalisé : le coupable fut immédiatement arrêté ! Il fut jeté, pieds et mains liés, dans le lac Cyohoha, aux applaudissements unanimes du public qui avait assisté au déroulement des événements.

 

  1. a) Il faudrait ajouter à cet exemple, celui d’un autre vénérable Hamite qui, sous Kigeli IV Rwabugili, voulut frapper son fils. Ce dernier était un jeune homme d’une force herculéenne, et son père était passablement âgé. La coutume veut que le fils, sans riposte, se laisse frapper par son père, s’il n’a pas pu prendre la fuite à temps. Notre jeune homme interposa son bras, pour parer la gifle que son père se préparait à lui administrer. Le résultat : en heurtant sa main contre le bras interposé de son fils, le père se fit mal. b) Il alla s’en plaindre au Roi, car il était à la Cour. Le Roi répondit : «Il aurait dû vous fuir ou se laisser frapper ! Maintenant puisqu’il a agi de la sorte et vous a occasionné une entorse au bras, vous êtes libre d’en faire tout ce qu’il vous plaira ! » Le vieillard prit congé du Roi et rentra chez lui, amenant avec lui son fils qui ne se doutait de rien. Une fois arrivé en sa résidence, le vieillard fit immédiatement arrêter son fils et le mit à la torture du lien (chap. XI, n° 47). Il prit ensuite une serpette et trancha le bras dont le fils s’était servi pour parer le coup. Il acheva ensuite son fils et ordonna d’aller l’enterrer.
  2. Ce n’est qu’une série d’exemples, mais choisis parmi les plus significatifs. Dans le Rwanda de nos grands-pères, le fils est une chose de son père. Il ne peut jamais avoir raison contre lui, lors même que le père est clairement dans le tort. Il reste toujours ce fait inéluctable : une chose ne peut avoir raison contre son propriétaire ! Un axiome des plus courants : le marteau ne devient jamais plus grand que celui qui l’a forgé = inyundo ntisumba uwayicuze.
  3. Notons que la jeune fille ne peut jamais être frappée de la malédiction paternelle. C’est une arme utilisable seulement contre les mauvais fils. La jeune fille n’étant destinée à vivre sous les ordres de son père que très provisoirement, la disposition est compréhensible. Même si elle divorce, elle est destinée, en principe, à s’intégrer dans un groupe étranger à celui de ses parents.

 

V. Les deuils dans le foyer et généralités sur les funérailles.

34. Nous ne nous arrêterons pas ici à la maladie et à toutes les démarches effectuées auprès des devins, ainsi qu’aux pratiques adressées aux esprits, en vue de sauver la vie au malade. C’est un sujet qui est en dehors de la présente monographie. Je ne vais signaler que certaines pratiques concernant la structure socio-familiale en rapport avec la mort d’un consanguin, d’un membre du foyer surtout.

35. La pratique qui était appliquée à n’importe quel mort, est le traitement auquel on soumettait sa dépouille mortelle. Immédiatement après qu’il avait rendu le dernier soupir, tandis que son corps était encore chaud, on devait gupfunya = rapetisser, le mort. C’est-à-dire que l’on redressait les deux jambes le long de la taille, de telle manière que les genoux venaient s’appliquer à la poitrine, les talons serrés aux fesses. Les deux bras étaient de même pliés et appliqués à la taille, de telle manière que les deux mains venaient se poser aux clavicules. Le cadavre était maintenu dans cette position au moyen de cordes. C’était une honte de mourir et devenir rigide en position allongée = guhwera indambya ; littéralement : expirer en longueur. C’était alors le signe que le mort était un abandonné, un isolé, qui n’a pas été assisté, à ses derniers moments, par des parents affectueux.

36. Quoique le danger ait été réel de hâter ou de donner la mort par la pratique du rapetissage, il semble qu’il y ait eu des signes par lesquels on reconnaissait que le moribond avait rendu vraiment le dernier soupir. Il existe, en effet, une série de termes qui indiquent les phases précédant la mort. Kurabirana = tomber dans le coma, ne plus communiquer avec le monde extérieur par les sens, quoique le souffrant soit encore en vie. Gusamba = agoniser. Le malade peut traverser cette phase et sembler se ressaisir ; mais il doit mourir fatalement, car le gusamba est un prélude de la mort désormais certaine. Aussi un mourant ne souffre-t-il jamais une seconde fois les spasmes de cette phase, même si une accalmie passagère l’avait suivie (Rappelons que je rapporte ici simplement les dires des Rwandais.)

37. Rendre le dernier soupir se dit : guca ; littéralement : couper, trancher. On dit également kurekana = être disjoint, être défait, parce que l’homme est déchiré en deux : le corps est séparé de l’esprit qui était son principe vital. Avant que ne soit déclaré le décès, on applique la main au coeur du moribond ; aussi longtemps que se perçoivent les battements du coeur, on dit : aracyatera inkuratima = il émet encore les faibles battementsdu cœur.

Les signes indubitables du dernier soupir sont le lâchement des misères physiologiques ibitabapfu = déchets des mourants. On procède alors à la pratique du rapetissage.

  1. Le corps est débarrassé de tout ce que le défunt portait, en fait de colliers, bracelets et vêtements. C’est ce qu’on appelle gucuza = dépouiller. Ces objets enlevés à un cadavre se disent imicuzo, au singulier umucuzo. Le cadavre est ensuite enveloppé dans une natte, et porte dès ce moment le nom de ikiliba, au pluriel ibiliba cadavre emballé. Le corps sera soulevé au moyen d’un bois solide, que deux porteurs pourront soulever et porter sur leur tête (Les deux porteurs doivent mettre le muhezayo sur la tête : c’est le rite. Lorsqu’on porte un homme vivant dans une litière, il y a d’abord quatre porteurs au lieu de deux ; ils placent les traverses sur les épaules.)

Ce bois, en raison de l’usage qui en est fait, est appelé umuhezayo, au pluriel imihezayo: substantif dérivé du verbe guhera = empêcher le retour ; et de l’adverbe de lieu yo = en cet endroit-là.Umuhezayosignifie ainsi : l’instrument des départs suprêmes, qui ne seront jamais suivis de retour à la maison.

  1. Les morts pouvaient être mis en terre, ou exposés dans certains lieux où ils étaient la proie soit des ailés voraces, soit des hyènes. Les deux modes de sépulture semblent en apparence indifférents, mais la réalité est qu’ils relèvent de cultures différentes. Dans les régions où l’élevage du bovidé est très limité, donc dans le nord montagneux du Rwanda, les Bantu mettent régulièrement les morts en terre. Tandis que dans les régions fortement hamitisées du centre et du sud, l’exposition des morts était plus répandue. Il ne s’agissait pas de morts sans famille, et donc sans possibilité de disposer d’une tombe : même les Hamites les plus considérés étaient exposés de la sorte. Il faut remarquer que ce mode d’exposer les morts était infiniment plus coûteux : des dizaines et des centaines de personnes formaient des caravanes pour aller déposer un personnage puissant dans une forêt ou en un ravin à plus même de 50 km de marche, ce qui représentait très souvent un voyage de 100 km et plus, aller et retour.
  2. Les endroits où l’on exposait les morts, étaient bien déterminés. On savait qu’en cet endroit se trouvaient des bandes innombrables d’hyènes, qui allaient dévorer le cadavre en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Parfois les morts eux-mêmes le demandaient ainsi par testament : le motif déterminant était souvent l’horreur de la corruption, à laquelle ils auraient été soumis dans le tombeau.
  3. Tandis que dans les régions où les Bahutu n’ont pas subi cette influence du centre, les morts sont mis en terre. La fosse se dit imva. On creuse jusqu’à la profondeur d’au moins deux mètres. En ce cas, il devient inutile de se servir des bois imihezayo. Le cadavre enveloppé dans la natte est porté à bras d’hommes, car la tombe est creusée dans les environs immédiats de l’habitation.

42. Dans certaines régions, le cadavre est déposé au fond de la fosse. Dans certaines autres, au contraire, on pratique une cavité latérale, dans laquelle le corps est introduit. On veut ainsi préserver le mort de tout le poids de la terre dont on comblera la fosse. Dès que la fosse imva est comblée, on l’appellera igituro, au pluriel ibituro; mot signifiant étymologiquement habitation ; il est dérivé du même radical que le verbe gutura = habiter, fixer sa demeure