Rien n’est plus vrai : pour comprendre un peuple, il faut d’abord se pénétrer de l’ambiance particulière de la terre qu’il habite, de cette terre dont il vit et dont il tire les traits dominants de sa mentalité, peut-être de sa culture. Et quand on veut atteindre le fond de la psychologie d’un peuple ou le sens intime de son évolution, le facteur géographique apparaît comme un moyen de connaissance non moins important que le facteur racial, les deux –ensemble-formant l’élément HÉRÉDITÉ.
Aussi nous a-t-il semblé utile, avant d’aborder notre rétrospective historique, de rappeler les caractéristiques – d’abord géographiques, ensuite démographiques – du Gisaka ; non point du Royaume du Gisaka, dont les frontières varièrent sans cesse, mais de la région naturelle du même nom qui constitua, en quelque sorte, l’enceinte intérieure du Royaume et qui lui survécut, comme entité distincte, tant sur le plan coutumier que sur le plan économique.
Cette région se compose de trois provinces, plus ou moins homogènes : le Migongo à l’Est, le Mirenge à l’Ouest et le Gihunya au Centre.

Le Migongo : – contrée ayant pour axe la rivière Kagogo qui, coulant vers l’Ouest, partage en deux un amphithéâtre allongé de collines pierreuses, puis oblique vers le Sud(sous le nom de « Kabirizi »), pour se perdre finalement dans la vallée de la Kibaya, affluent de la Kagera.

Les sommets du massif central du Migongo atteignent 1.800 et 1.900 mètres (Remera : 1919 m), mais aux abords des marais de la périphérie l’altitude décroît jusqu’à près de 1.300 mètres.

Au Nord, le Migongo se termine par des lacs salins, entourés de brousse marécageuse. Au delà du plus grand d’entre eux, le lac Ihema, s’étend le Mubari (Le Mubari est un pays essentiellement peuplé de «banyambo», émigrants du Karagwe qui gardent un contact permanent avec les populations de l’autre rive de la Kagera. — Ce pays, qui fut autrefois dominé par les Bazigaba, puis par les Bagesera du Gisaka, resta à ceux-ci jusqu’à l’annexion du Migongo au Ruanda en 1853).

Au Sud, où il est limitrophe du Bugufi et à l’Est, où il est limitrophe du Karagwe, le Migongo est contourné par la Kagera, important cours d’eau, annonciateur du Nil qui, prolongement de la Nyabarongo (source en territoire de Nyanza), draîne, entre autres, les eaux de l’Akanyaru (source en territoire d’Astrida) et de la Ruvubu (source en territoire de Ngozi).

Enfin, à l’Ouest, le Migongo ne possède point de frontière naturelle, à moins qu’on ne veuille considérer comme telle la vallée (à direction Nord-Sud) formée par le cours supérieur de la Kibaya.
On voit donc que la limite Est du Migongo constitue, en même temps, la limite Est du Gisaka ; que ses limites Nord et Sud séparent, non moins nettement, le Gisaka des contrées étrangères ; mais qu’à l’Ouest, par contre le Migongo se prolonge imperceptiblement par le Gihunya.

Cette constatation aura son importance pour la compréhension de l’esprit propre de chacune de ces deux provinces et du caractère de leurs rapports : le Gihunya, tout à la fois couvrant le Migongo et lui bouchant la vue du côté du Ruanda.
Remarquons de plus que le centre politique du Migongo se déplaça, au gré de ses princes, se situant successivement à Nyarutunga, à Ntaruka, à Murama et à Remera.

Le Mirenge :avec son pendant Sud, le Bwiriri, constitue le prolongement Ouest du Gihunya, plus complètement encore que le Gihunya n’est celui du Migongo.

Le Mirenge proprement dit, englobe l’ensemble des collines très fertiles et relativement peu élevées (de 1.450 à 1.550 mètres), placées à l’intérieur du demi-cercle dentelé que forment les méandres du lac Mugesera, bouclier naturel Nord-Ouest du Gisaka tout entier.
Au-delà du lac, ce sont le Buganza, le Rukaryi, le Bwiriri et le Bugesera.

Au Sud et à l’Est, le Mirenge se confond géographiquement avec le Gihunya, mais il en a été historiquement séparé par une ligne de démarcation passant, du Nord au Sud, par les marais de la Gisaya et de la Rwarutene ; puis, d’Est à Ouest, par la rivière Gisuma et par les vallées adjacentes.
Ajoutons que le Mirenge a eu pour centre traditionnel Cyizihira, à un kilomètre à peine, de l’emplacement de la Mission catholique de Zaza.

Quant au Gihunya,il présente l’aspect d’un enchaînement de collines de bonne altitude (1.600 à 1.700 mètres en moyenne) ; pour la plupart étirées en plateaux étroits et séparées par des vallées encaissées, dont certaines se trouvent valorisées par un mince cours d’eau.
« Pays d’entre deux)) – faisant le joint entre le Migongo à l’Est et le Mirenge à l’Ouest, bloqué au Sud par les marais de la Kagera – le Gihunya ne pouvait s’étendre que vers le Nord, au détriment des riches pâturages du Buganza. Et c’est ce qu’il fit.

Il y a un siècle déjà, le Gihunya possédait, à lui seul (ses dépendances du Bwiriri et du Butama comprises), une population nettement plus importante que tout le reste du Gisaka. Cependant, des trois provinces, c’est lui qui occupait la position la plus vulnérable, n’ayant pas l’avantage de l’isolement dont bénéficiait le Migongo et étant dépourvu des défenses naturelles que fournissaient au Mirenge ses lacs périphériques.

Il en résulta qu’après avoir longtemps servi de ligne de départ aux expéditions de conquête des Banyagisaka, le Gihunya se transformait, à certain moment, en objectif de tête des invasions ennemies et finissait par être le premier, annexé au Ruanda.

Pour être complet, signalons que le centre traditionnel du Gihunya fut Birenga – colline située au Sud du chef-lieu du territoire actuel, Kibungu – et que c’est sur cette colline qu’eut sa principale résidence Ntamwete, le dernier chef indépendant du Gihunya et l’auteur de la branche aînée des descendants des rois du Gisaka.

Le Gisaka que nous connaissons historiquement a toujours été peuplé de batutsi (de 5 à 10 %) et de bahutu (de 90 à 95%), dont les caractéristiques raciales sont identiques à celles des groupes ethniques correspondants du Ruanda proprement dit.

On admet que les contrées actuellement comprises dans les limites des Territoires du Ruanda-Urundi étaient occupées, dans les temps les plus reculés, par des négrilles-pygmées (batwa), auxquels succédèrent, il y a quelques milliers d’années, des nègres-bantous (bahutu), à leur tour recouverts par des vagues successives de pasteurs hamites (batutsi) (Suivant l’abbé Kagame, « Muhutu » signifierait « celui qui ne possède rien » ; « bahutu » « pauvres ». « Mututsi » signifierait « celui qui vient du dehors » ; batutsi : « émigrants ». Les bantous étaient des « pauvres » pour les hamites, parce qu’ils ne possédaient pas de gros bétail. Inversement, les hamites étaient pour les bantous ruandais, des gens venus du dehors, c’est-à-dire des « émigrants ». Cependant l’appellation « Mututsi »- même ainsi comprise – ne comportera jamais la nuance péjorative du terme muzungu, « l’étranger usurpateur).
, dont la supériorité culturelle et l’habileté politique suppléèrent largement à l’infériorité numérique.

Le Gisaka connut donc, successivement, trois races maîtresses, dont la première n’y a pratiquement pas laissé de traces (les «Bayovu », chasseurs d’éléphants ou potiers, émigrés jadis du Karagwe, dont on retrouve encore quelques centaines de spécimens à Ntaga au Mirenge et dans le Butama, n’étant point des batwa, encore qu’ils aient emprunté à ceux-ci pas mal de leurs habitudes) ; dont la deuxième y domina d’une manière incontestée jusqu’aux environs du Xème siècle de notre ère et dont la troisième s’imposa en deux temps : Abazigaba d’abord, Abagesera ensuite.

Notons encore, à ce sujet, que depuis l’annexion des restes du Royaume du Gisaka des Bagesera au Royaume du Ruanda, il y a de cela près d’un siècle, le Gisaka bénéficia d’un important apport démographique purement ruandais : batutsi gratifiés de commandements territoriaux, pastoraux ou militaires ; leurs familles, leurs serviteurs et leurs gens d’armes. Ces divers éléments ont fait souche dans le pays et ils s’y sont confondus progressivement avec la population autochtone.

Enfin, il y a lieu de signaler, aux confins Est et Sud-Est du Gisaka (Migongo) une assez importante pénétration d’éléments banyambo (indigènes du Karagwe) et dans le Sud (Gihunya) une légère infiltration d’éléments barundi.

A socialement parler, on peut reconnaître dans le Gisaka actuel (tout comme au Ruanda central), trois classes : les batutsi possesseurs de charges officielles (chefs, sous-chefs, juges, secrétaires et moniteurs) et propriétaires plus ou moins importants de gros bétail ; les batutsi appauvris, ne possédant que peu ou prou de gros bétail et condamnés à adopter le mode de vie muhutu à brève échéance (quand ce n’est pas déjà chose faite) ; enfin – les bahutu, plus ou moins aisés (dont certains ont réussi à acquérir quelques têtes de gros bétail), mais qui n’en restent pas moins- et avant tout – des cultivateurs.