Le Gisaka n’est, certes, point inconnu des historiens du Ruanda (le R. P. Pagès, le chanoine de Lacger, l’abbé Kagame), mais ceux-ci ne se sont occupés de lui qu’en fonction du royaume ruandais, royaume dans lequel il finit par se fondre, voici bientôt cent ans.

L’ouvrage, devenu classique, du R. P. Albert Pagès — « Un Royaume hamite au Centre de l’Afrique» (1933) — ne traite du Gisaka que d’une façon occasionnelle et épisodique. A propos de ce pays, on y chercherait en vain autre chose que de pittoresques anecdotes, dont le Père Pagès lui-même, dans son constant souci de vérité, se garde bien de garantir la valeur historique.

La brillante fresque ethnologique que le chanoine Louis de Lacger présenta à son tour, sous le titre « Ruanda» (1940), reprend d’une manière très concentrée (p. 102 et 103 du vol. I) les données fragmentaires déjà recueillies et publiées par le R. P. Pagès.

Quant aux précisions nouvelles que donne l’abbé Alexis Kagame dans l’« Inganji Karinga » (Karinga » est le nom du tambour-palladium de la dynastie des Banyiginya (inauguré sous le Mwami Ruganzu II Ndori, probablement vers la fin du XVIe siècle). « Inganji» signifie « victorieux ». L’ensemble du titre pourrait donc se traduire : « Les victoires du Karinga ». Le tome I de cet ouvrage date de 1943 et le tome II de 1947. A noter le sens du vocable «Mwami» (au pluriel « Bami») qui signifie en Kinyaruanda « roi », en s’appliquant aux princes souverains hamites), –tant sur les alliances que sur les conflits intervenus au cours des siècles entre le Royaume du Gisaka et celui du Ruanda- elles restent inaccessibles pour la plupart des lecteurs, cet ouvrage n’ayant été traduit dans aucune langue européenne.

De plus, il existe sur place deux sources historiques écrites, non imprimées : le diaire de la Mission Catholique de Zaza (Mission fondée par les Pères Blancs d’Afrique au Mirenge, province du Gisaka, en l’an 1900), dont, malheureusement, le premier cahier a disparu et les archives politiques du Territoire de Kibungu (Territoire créé en 1932), dans les limites duquel se trouvent incluses (avec trois chefferies Buganza et celle du Mubari) les trois chefferies du Gisaka proprement dit : Migongo, Gihunya et Mirenge.

La diaire de la Mission de Zaza -que nous devons à la bienveillance de S. E. Mgr Déprimoz d’avoir pu consulter- est un important témoignage historique pour le début de notre siècle ; mais il ne contient aucune allusion aux temps plus reculés.

Les archives du Territoire de Kibungu, par contre, recèlent une intéressante note dactylographiée, d’une dizaine de pages – ni signée, ni datée, mais remontant visiblement aux années 1936-1937 – qui constitue un aperçu du passé lointain du Pays, tel qu’il a été décrit par divers notables Banyagisaka (« Banyagisaka » signifie « habitants du Gisaka », ou plus exactement « aborigènes du Gisaka » (« Abanyagisaka » = « les aborigènes du Gisaka »),

Il y eut de multiples divergences à peu près sur tous les points, mais – par contre – une frappante unanimité pour l’essentiel : dans les témoignages positifs, comme dans les défaillances de mémoire.

Cette unanimité foncière semble devoir s’expliquer par l’unicité d’origine des traditions historiques accréditées au Gisaka. Celles-ci, à l’encontre de ce qu’on a pu observer au Ruanda proprement dit, étaient à peu de chose près inexistantes il y a cent ans encore et c’est seulement à la suite de la conquête ruandaise (1852- 1854) qu’elles furent amenées à prendre corps.

Leur cristallisation eut pour point de départ la rencontre de deux facteurs : d’un côté – la nostalgie du glorieux passé des ancêtres, consécutive à la perte de leur héritage ; d’un autre côté – des contacts suivis et intimes avec la Cour Royale du Ruanda, Cour où les hauts faits dynastiques étaient embellis, stylisés et transmis de génération en génération, suivant des procédés éprouvés.

Retenus dans une captivité dorée par le Mwami Rwogera et par son successeur Rwabugiri, les Bagesera le plus en vue s’inspirèrent des schémas de la tradition historique ruandaise pour établir, à leur tour, une version – en quelque sorte définitive – du passé de leur propre pays.

Pour les dernières décades il leur fut facile de fixer les faits et les noms, la succession des événements et les lieux où ceux-ci s’étaient déroulés. Mais, pour des temps plus lointains, ils durent suppléer par des conjectures – sinon par des efforts d’imagination – aux lacunes de leurs souvenirs de famille.

Telle quelle, cette version de l’histoire du Gisaka et de sa Dynastie fut admise dans le pays comme l’expression fidèle d’une tradition multiséculaire et c’est en cette qualité qu’elle fut transmise, avec quelques variantes, à l’élite des générations suivantes.

On voit, dès lors, que la concordance relative des traditions orales recueillies au Gisaka – même en faisant crédit à la bonne foi de leurs dépositaires – ne pouvait être considérée comme une garantie sérieuse d’exactitude historique, du moins quand il s’agissait de la période ancienne, c’est-à-dire, en fait, de toute l’époque antérieure à la dislocation du Royaume du Gisaka et à son remplacement par des principautés autonomes (vers 1800).

C’est en partant de ces constatations qu’après avoir terminé notre enquête au Gisaka, nous jugeâmes devoir entreprendre la confrontation des matériaux rassemblés avec ce que pouvait nous apprendre, sur le même sujet, la version officielle ruandaise.

Comme on le sait, la tradition historique au Ruanda est constituée par l’ensemble des données retenues et conservées à travers les siècles par trois castes spécialisées de la Cour du Mwami : les bacurabwengegénéalogistes (« Abacurabwenge », au sens littéral : « les fabricants d’intelligence ». Leur premier devoir était de retenir la nomenclature des Rois et des Reines-Mères), les basizibardes de la Royauté (« Abasizi », littéralement : «ceux qui parlent un langage élevé ». Ce sont les auteurs et les récitateurs des poèmes dynastiques (ibisigo). L’abbé Kagame a étudié 176 de ces poèmes, dont les plus anciens remontent au règne de Ruganzu II Ndori (XVIe s.). A côté des « basizi » existaient des bardes plus ou moins officiels, qui se consacraient – les uns (abisi) aux poèmes pastoraux (amazina y’ inka), les autres (abahimbyi), aux odes guerrières (ibyivugo), les batekereza mémorialistesAbatekereza », littéralement : « ceux qui racontent ». – Ils étaient chargés de garder la mémoire des événements notables des divers règnes et de les débiter à la Cour. – Ils nous en ont transmis plusieurs variantes, n’étant pas obligés (à la différence des bacurabwenge et des basizi) de s’en tenir strictement à une version stéréotypée. (Ces récits épiques s’appelaient « ibitekerezo littéralement : « contes»).

Et depuis que leurs stances ésotériques ont été fixées par écrit, on peut y ajouter la doctrine des birugardiens attitrés des secrets dynastiques… et des tambours royaux  (« Abiru » (de « ubwiru » -la science ésotérique de la royauté) signifie littéralement : « les serviteurs intimes de la dynastie ». – C’étaient les dépositaires des poèmes ésotériques réglant l’exercice traditionnel du pouvoir.

Un « Bwiru », code ésotérique de la vie publique, existait dans chaque royaume hamite. Il y en avait un clans le Burundi, un au Karagwe, un dans le Gisaka etc Mais, tandis que celui du Ruanda était révélé, il y a quelques années à un profane, les autres Bwiru -et notamment celui du Gisaka – demeuraient cachés. On peut seulement affirmer que le Bwiru du Gisaka s’apparente, en de multiples points, au Bwiru du Ruanda, car – suivant l’expression frappante du mwiru ruandais Sezibera « tous les Bwiru se ressemblent entre eux comme se ressemblent entre elles les doctrines de toutes les confessions chrétiennes : ce sont des expressions plus ou moins pures d’une même vérité ». A notre connaissance, il n’y eut jamais au Gisaka de Bacurabwenge, de Basizi et de Batekereza ; mais il y eût, par contre – de temps immémoriaux – des Biru. A l’époque de Kimenyi III du Gisaka et de Mibambwe II du Ruanda (XVI le s.) une fraction de ces Biru du Gisaka – les Batimbo -émigrèrent au Ruanda et s’y établirent, sans cependant se mêler aux Biru de leur nouvelle patrie et sans leur révéler quoique ce soit de leurs secrets héréditaires.

A l’époque de la conquête du Gisaka par le Ruanda (1852-1854) il y avait au Gisaka, sans compter les Bitira (sorte de notaires, équivalents aux « Abase » du Ruanda, et les Baganuzi (également appelés « Abanyamuganura », chargés de diriger annuellement les cérémonies des prémices) deux sortes de Biru proprement dits : les Biru cérémoniaires, recrutés (tout comme les Bitira) dans le clan mututsi des Bungura, qui avaient notamment dans leurs attributions la garde du tambour-palladium Rukurura, le maniement des autres tambours et la célébration des funérailles des Bami (dont les corps étaient enfumés rituellement dans une peau de vache) et les Biru sorciers («Abapfumu »), à la fois augures et détenteurs des secrets dynastiques qui prenaient, jadis, une part active au choix de l’héritier du Tambour et qui depuis Kimenyi IV se recrutaient principalement dans le clan mututsi des Balejuru (apparentés aux Bega). C’est à cette dernière catégorie que devaient s’apparenter les Batimbo émigrés antérieurement au Ruanda.

Au moment même de la conquête ruandaise, le chef des Biru-cérémoniaires était un certain Binguyeneza et le chef des Biru-sorciers Mwungeri.  Actuellement (en1951), le principal représentant des Biru-cérémoniaires est Rukeratabaro, petit-fils de Linguyeneza (natif de Kabare, en chefferie Gihunya) ; et le grand chef des Biru-bapfumu est un umulejeru (habitant à la limite des territoires de Kibungu et de Kigali), dénommé