En novembre 1959, une révolution hutu et une contre-révolution tutsi ont été l’occasion au Rwanda, d’une série d’actes criminels: incendies, pillages, assassinats.

Après avoir, pendant la « Toussaint Rwandaise », proclamé le régime militaire et l’état d’exception, l’autorité de tutelle prit une série de dispositions visant à rendre cette justice exceptionnelle aussi satisfaisante que possible, tout en lui maintenant sa rapidité de fonctionnement.

Il est décrit les circonstances politiques et sociales générales dans lesquelles s’inscrivit la Toussaint rwandaise, brosse un tableau d’ensemble de cette dernière, puis analyse en détail l’intervention européenne.

Cette dernière analyse est appuyée par deux importants recueils-annexes, qui mettent à la portée du lecteur l’essentiel des éléments, matériels et théoriques, qui permirent à l’auteur de dégager ses conclusions générales.

Malheur cependant aux peuples et aux princes lorsque le despote, à Rome ou à Constantinople, dit: L’Etat, c’est moi; lorsque la démocratie armée des Francs, au VIe siècle, dit: L’Etat, c’est nous; lorsque les prélats, au IXe siècle, dirent: L’Etat, c’est nous; lorsque les comtes et les seigneurs de châteaux, au Xe, dirent: L’Etat, c’est nous. Honneur, au contraire, aux dépositaires du pouvoir, qu’ils soient rois constitutionnels, sénateurs, ou citoyens votants sur la place publique, lorsqu’ils disent: Nous sommes à l’Etat, et qu’ils se conduisent en conséquence.

  1. INTRODUCTION

 En 1959-1960-1961, de monarchie féodale le Rwanda devint une république populaire en modifiant complètement la structure de sa société au cours d’une guerre civile qui, par bien des aspects, fait penser aux révolutions française et russe. La particularité de celle-ci résulte de ce qu’elle eut lieu alors que le Rwanda se trouvait sous la tutelle de la Belgique qui tenta d’empêcher et de limiter, dans la mesure du possible, les violences qui accompagnent nécessairement ces lames de fond de l’histoire. La Belgique, puissance étrangère et tutélaire, assura au cours des événements l’exercice d’une justice indépendante. Quel que fut le bien fondé des raisons qui poussèrent une partie de la population à tenter d’abolir l’ordre ancien et une autre à tenter de le maintenir, le crime, pour politique qu’il fût , devait être puni.

Il n’entre pas dans nos intentions d’écrire une histoire générale de cette révolution alors qu’elle est loin d’être terminée, qu’il faudra des décades pour lui donner son visage définitif et que seul le recul du temps permettra de déceler quels furent les événements qui eurent une réelle influence sur l’évolution ultérieure.

Toutefois toute révolution connaît son 14 juillet et cette étincelle fulgurante qui annonce les bouleversements totaux est aisément reconnaissable. C’est au cours de la semaine du 3 au 11 novembre 1959 que le peuple rwandais prit conscience de lui-même et que, comme un gigantesque feu de brousse, la révolution traversa tout le pays.

Nous examinerons ici les faits criminels de cette semaine, tels qu’ils ont été analysés par le Conseil de guerre qui les jugea. Cette étude a été bâtie comme un dossier judiciaire. Au lieu des procès-verbaux d’enquête qui composent un dossier normal, nous résumons les faits exposés dans les jugements et, le plus souvent possible, nous reproduisons entre guillemets les passages les plus significatifs de ceux-ci. Toutefois, afin d’éviter la lourdeur du « style d’arrêts », les termes « attendu que » ont été supprimés et la ponctuation modifiée. Dans une autre partie, nous ordonnons par matières des extraits de jugements fixant la jurisprudence relative aux problèmes de droit soulevés. La dernière partie comprend les statistiques criminelles.

Mais il ne suffit pas de rassembler les pièces d’un dossier, il faut encore lui donner vie. Aussi ces documents sont-ils précédés de considérations. Après avoir brossé à très larges traits la toile de fond en décrivant le pays et ses habitants ainsi que le système politique ancien et son évolution depuis la venue des Européens, nous examinerons en détail les faits de la semaine révolutionnaire du 3 au 11 novembre 1959 qui déclencha toute l’évolution ultérieure des événements. Une prise de conscience populaire n’acquérant d’importance que par ses développements, il a aussi paru nécessaire d’examiner succinctement les événements qui suivirent cette semaine. A cet effet nous avons résumé très brièvement les jugements du Tribunal de première instance du Rwanda relatifs aux faits survenus en 1960 et, pour l’année 1961, avant le 31 mai. Nous donnons encore quelques indications sur les événements de fin 1961 et sur ceux de l’année 1962 qui vit le Rwanda accéder à l’indépendance le premier juillet. Et nous terminons par quelques considérations concernant les possibilités d’avenir de ce pays que la Belgique a eu le périlleux honneur d’introduire dans le concert des états modernes.

Quant au titre: « La Toussaint Rwandaise », il convenait de placer cette semaine révolutionnaire dans son cadre. Tout étonnant que ce soit, vu la relative nouveauté de son implantation dans ce milieu spécialement réceptif, une atmosphère chrétienne baigna tous les événements. Le premier novembre jaillit la première étincelle lorsqu’un sous-chef hutu subit quelques coups alors qu’il venait de quitter une mission où il avait entendu la messe (Annexe 1, n° I). Le surlendemain, un chef tutsi, obligé par les Hutu à quitter sa maison, s’en alla en prenant son bien le plus précieux: une statue de la Vierge (Annexe 1, n° 1). Au cours des journées qui suivirent, on vit renaître tout naturellement le droit d’asile des lieux ecclésiastiques  et les pères blancs (Il s’agit de membres de l’ordre religieux catholique des Pères Blancs d’Afrique, ordre fondé par le Cardinal français LAVIGERIE.) le défendirent au péril de leur vie . A une audience du Conseil de guerre, on entendit un abbé rwandais déclarer qu’il se considérait comme l’Aumônier des troupes du Roi . Cette semaine révolutionnaire eut lieu en terre chrétienne et, pour le Belge qui cherche dans son histoire un phénomène semblable dans une atmosphère identique, le souvenir des matines brugeoises doit immanquablement venir à l’esprit. Ici les événements se rattachent non à un office mais à une fête de l’Eglise. Ce ne sont pas les matines, c’est la Toussaint.

LE PAYS ET LE PEUPLE

  1. Situation géographique – Densité de la population et caractère des Rwandais.

Le Rwanda est séparé du Congo à l’ouest, de l’Uganda au nord et du Tanganyika à l’est par des frontières naturelles: le lac Kivu, la chaîne montagneuse des Birunga, la rivière Kagera. Au sud les rivières Lua et Akanyaru délimitent le fossé de crainte mutuelle qui l’oppose au Burundi, son état frère par la structure ethnique et par la langue. Autrefois les luttes séculaires des deux états tendaient à les réunir sous un seul tambour, emblème de leurs monarchies féodales respectives. Aujourd’hui que le Rwanda est devenu république populaire et que le Burundi est resté féodal, la crainte s’est aggravée, du premier de voir le second favoriser chez lui le retour de l’ancien régime et du second de voir les idées révolutionnaires du premier l’envahir et balayer dans une tornade ses anciennes institutions.

Au coeur de l’Afrique, à égale distance du Caire et du Cap, à 1 000 kilomètres de l’océan Indien et 2 000 de l’Atlantique, le Rwanda dans sa plus grande partie s’élève à 1 700 mètres d’altitude en un haut plateau d’où surgissent une infinité de collines qui s’élancent à l’assaut de la crête de partage des eaux du Congo et du Nil qui, elle-même, culmine à 3 000 mètres au milieu de la grande forêt primaire où poussent séneçons et lobélies dans un site d’une sauvage grandeur. Son altitude élevée ainsi que laproximité de grands lacs lui confèrent un climat favorable à l’habitat humain. L’équateur qui le longe au nord lui évite des écarts importants de température.

Quant aux Rwandais, ils sont plus de deux millions sept cent mille sur un territoire un peu plus petit que celui de la Belgique (26 338 km²exactement.). Leur densité démographique de 102 habitants au kilomètre carré est la plus élevée de l’Afrique au sud du Sahara et l’accroissement de leur population est tel que leur nombre doublera vraisemblablement en un quart de siècle. Déjà le climat qui empêche la prolifération des maladies équatoriales permet de comprendre l’extraordinaire santé physique de ce peuple. Mais plus encore que cet élément la santé morale de la quasi-totalité des rwandais l’explique. Depuis longtemps — du moins parmi les classes laborieuses — la solidité du noyau familial est assurée par une application très généralisée de la monogamie. La pureté de la jeune fille complète ce tableau édifiant. Les magistrats qui ont mené des enquêtes de viol ont recueilli des preuves médicales suffisamment nombreuses pour certifier que la virginité des filles se conserve jusqu’au mariage.

Le Rwandais lui-même est d’un contact très agréable et si parfois la discussion s’envenime, elle n’en reste pas moins placée sous le signe d’une civilité réservée dont il se départit rarement. Cette réserve et sa politesse sont cependant si grandes qu’il est impossible de juger sur son attitude ou ses paroles des sentiments qu’il peut nourrir à votre égard et que seuls ses actes peuvent faire connaître. La pauvreté du sol, qui ne produit ses fruits que si l’homme lui apporte un labeur inlassable, l’a rendu travailleur et économe. L’insuffisance des terres le pousse à défricher et à s’expatrier. La première solution, qui le mène à réduire toujours plus le domaine de la grande forêt, présente de très graves dangers dont son peu de connaissances techniques ne lui permet pas de se rendre compte. La seconde le conduit principalement en Uganda et au Congo d’où il revient le plus souvent au pays avec le fruit de son épargne.

  1. Les trois ethnies du Rwanda: Twa, Hutu, Tutsi

Le peuple rwandais est composé de trois ethnies qui se sont introduites dans le pays par vagues successives: les Twa, les Hutu, les Tutsi. Les Twa qui ne constituent qu’un pour cent de la population sont les premiers habitants du pays qu’ils occupaient déjà lorsque la grande forêt le recouvrait entièrement. Ils s’apparentent aux pygmées de l’Ituri mais n’en ont pas conservé la pureté de race. Alors que certains d’entre eux sont toujours chasseurs d’éléphants dans ce qui subsiste encore de leur domaine forestier, la plupart exercent en milieu sédentaire les métiers de potier ou de forgeron. Leur nature fruste et leur courage en font des guerriers redoutables et disciplinés que les maîtres locaux ont utilisés comme troupes de choc dans les opérations militaires (Annexe 1, n° 16 et 33).

Les Hutu, cultivateurs bantous, se sont introduits ensuite dans le pays qu’ils ont défriché et où ils représentent actuellement 84 % de la population. Certaines de leurs communautés claniques se sont progressivement organisées en petites principautés sans qu’une union plus grande ou un dessein politique d’envergure germe parmi eux pour créer un véritable état.

Les Tutsi enfin, pasteurs hamites qui représentent 15 % de la population, se sont avancés dans le pays qu’ils ont dominé ces derniers siècles et dont ils viennent de perdre la direction au profit des Hutu. Que n’a-t-on pas dit pour et contre eux? Comme toujours après une révolution, le nouveau régime accable des pires accusations l’ancien qui le lui rend. Nul ne peut cependant nier que les Tutsi aient fait des Rwandais une nation organisée, consciente de son individualité et de son unité. Ils ont façonné l’idée d’un état au point que le sentiment religieux s’élève vers le « Dieu du Rwanda » De cette élévation de pensée à l’idée d’un état moderne ou à celle du monothéisme pur, il n’y avait plus qu’un pas.

Par contre il est absolument faux de prétendre que les Tutsi, de par leur intelligence et leur aptitude au commandement, étaient appelés par supériorité naturelle à diriger le pays. S’ils ont pu s’emparer du pouvoir, cela semble dû essentiellement à leur organisation pastorale et nomade. C’est la supériorité d’un peuple organisé militairement, pratiquant la guerre de mouvement et emportant sous forme de troupeaux son approvisionnement dans ses bagages. Le cultivateur qui doit protéger toute la surface de ses champs ne peut que se défendre et pratiquer une guerre de position vouée à l’échec. Certes les Européens n’ont connu les Tutsi qu’au faîte de leur puissance et d’aucuns ont pu se laisser impressionner par certains facteurs pour conclure hâtivement à une supériorité naturelle. Leur taille est généralement très grande et en impose par elle-même (La taille moyenne des Tutsiest de 1 mètre 75 celle des Hutu de 1 mètre 66 et celle des Twa de 1 mètre 55). Leur allure et leurs manières sont celles d’une noblesse de race à laquelle l’Européen est, encore aujourd’hui, très sensible. Enfin leur physionomie, dont les traits — spécialement le nez fin et les lèvres minces — s’accordent mieux aux critères de beauté de l’Europe, créait un dernier lien d’affinité inconsciente.

III. LE SYSTEME POLITIQUE

  1. L’ubuhake ou bail à cheptel, base du contrat féodal et du lien de vassalité.

Il n’empêche que l’ordre tutsi régna sur le Rwanda pendant plusieurs siècles. Comment au treizième siècle, venant du nord, les pasteurs nomades s’infiltrèrent au Rwanda et comment, après avoir réussi à s’emparer progressivement de collines éparses, ils furent réunis au début du dix-septième siècle par un général du Karagwe, fondateur de dynastie, comment enfin ils réduisirent les derniers îlots de résistance hutu, a relativement peu d’importance. Car il ne suffit pas de dominer un pays mais il faut l’organiser, de même que pour bâtir il ne suffit pas de rassembler des pierres mais qu’il faut encore trouver le ciment qui assurera la solidité de l’édifice.

Et le génie tutsi découvrit dans sa plus lointaine tradition ce procédé nécessaire: la vache qui leur avait donné le pouvoir leur permit de le maintenir. Car c’est le propre du génie de découvrir un principe excessivement simple qui permet des développements excessivement grands. Le roi (Mwami) est institué propriétaire unique et exclusif de toutes les vaches du Rwanda. Après s’être réservé les plus belles bêtes, il confie la garde et l’usufruit des troupeaux à ses grands dignitaires qui, par- là, s’obligent à son égard. Les dignitaires ensuite agissent de même et il naît en cascade une infinité de contrats féodaux (Ubuhake) liant suzerain (Shebuja) et vassaux (abagaragu). La vache devient le support d’une subordination indispensable à la création d’une société hiérarchisée où les chefs ont un devoir de protection vis-à-vis de leurs subordonnés qui doivent leur obéir (« Le client devait servir son patron, surveiller son enclos, cultiver ses champs, contribuer à garder ses troupeaux, aider à construire son habitation et son kraal, transporter son épouse en litière, convoyer ses cadeaux et ses messages, l’accompagner à la guerre et prendre part aux combats, ravitailler sa maison en produits de la terre, l’autoriser à prélever tout ou partie du croît de son bétail.

En échange, et moyennant une fidélité constante, il pouvait attendre aide et protection, voir sa famille et ses biens défendus. Il était soutenu en justice par un maître habile et influent. Il voyait enfin ses services récompensés par l’usufruit d’une tête de gros bétail.

La limite des devoirs réciproques du patron et du client ne résidait guère que dans la modération ou le bon plaisir de l’un, la patience de l’autre.

Les Tutsi étaient incorporés eux aussi dans le système de vasselage et de dépendance, mais sans obligation de prestations manuelles et avec des devoirs de nature plus noble, tels que le service militaire et les périodes prolongées de courtisanerie à la capitale.

C’est l’esprit d’ubuhake-ubugabire, joint à des conditions de vie jadis fort précaires, qui a fait de l’homme du commun au Ruanda-Urundi, pendant de longues années, un être soumis et désarmé, limité à de rares possibilités d’initiative, attendant le plus souvent d’autrui l’évolution de son destin »).

Mais cette construction remarquable était affectée de vices qui devaient tôt ou tard entraîner sa ruine. Les Tutsi qui l’avaient élaborée estimèrent qu’ils devaient en être les seuls bénéficiaires et ils écartèrent systématiquement les Hutu du pouvoir. En 1959, la direction de toutes les chefferies du pays était sans exception en leurs mains et ils comptaient encore dans leurs rangs 98 pour cent des sous-chefs. Lorsque les européens organisèrent l’instruction scolaire, les Tutsi comprirent que l’enseignement conduirait au pouvoir et ils s’en réservèrent l’accès. Moins d’un tiers des élèves de l’enseignement secondaire était hutu et dans l’enseignement supérieur 95 pour cent des étudiants était tutsi. D’autre part, s’il est nettement exagéré de soutenir que le régime fut toujours injuste vis-à-vis de la classe hutu, alors que le contrat féodal permit l’éclosion de très belles qualités humaines (la responsabilité de la part du suzerain, la fidélité de la part du vassal), il est certain que la classe hutu était considérée comme inférieure et que le défaut d’institution destinée à protéger les intérêts du peuple autorisait tous les abus.

Enfin, ce système contenait en lui-même le germe d’un danger très grave pour l’économie du pays, encore que fort peu apparent à l’origine, et que l’on pourrait appeler: « l’inflation des vaches ». En effet toute l’organisation sociale reposant sur la vache, il s’ensuivait nécessairement chez les habitants un vif désir de posséder cet animal qui acquérait une valeur propre de loin supérieure à sa valeur réelle qui peut être établie d’après son rendement laitier. Il s’ensuivait également qu’à cause de cette valeur propre, presque jamais une vache n’était tuée et que tous les soins étaient apportés à l’accroissement des troupeaux. En 1959 le nombre des vaches dépassait 550 000 et, vu la poussée démographique et l’insuffisance des terres, elles ne pouvaient proliférer qu’au détriment des hommes pour lesquels le peu de lait qu’elles donnaient ne justifiait nullement l’holocauste de terres qui leur était faite. Et si encore le sol qu’elles enlevaient aux cultures avait été enrichi ou simplement conservé! Au contraire, les vaches le détruisaient car, en pays montagneux, lorsqu’elles atteignent un nombre excessif, elles constituent par leur piétinement un facteur d’érosion autrement rapide que l’homme.

  1. Influence de l’arrivée des Européens. Introduction de la médecine moderne, de l’organisation de l’agriculture, du commerce et de l’administration.

Avant l’arrivée des Européens, cette féodalité ne fut cependant pas portée à ses plus extrêmes conséquences. Ce furent les Européens qui introduisirent dans la vie du pays une accélération qui devait le mener rapidement sur la voie des transformations profondes. La médecine moderne supprima les épidémies et la mortalité infantile. L’organisation de l’agriculture fit disparaître presque entièrement les famines. De là l’ampleur de la poussée démographique. Si autrefois la terre était assez vaste pour permettre simultanément la culture et l’élevage, de plus en plus de bouches affamées réclamaient la transformation des pâturages en champs, ce qui n’allait pas sans incidences politiques puisque les dirigeants étaient éleveurs.

Le commerce fut à la fois un facteur d’écrasement et de libération du peuple. Alors que dans la société ancienne, fermée de tout contact avec l’extérieur, les biens désirables étaient uniquement locaux et en nombre très limité, subitement l’Européen présenta une quantité de richesses qui suscitèrent la convoitise. Alors qu’autrefois le seul désir était d’avoir le plus grand nombre possible de vaches, mais qu’en fait il était impossible pour un seul individu de se réserver à titre exclusif le lait de ses troupeaux, maintenant les dirigeants allaient de plus en plus pressurer le peuple afin d’acquérir à leur seul profit les biens nouveaux. L’introduction de la monnaie facilita encore la confiscation et la conservation des produits du travail. Par contre le commerce fit surgir parmi les classes laborieuses des petits commerçants qui, peu à peu, se dégagèrent des liens féodaux et montrèrent les voies de la liberté à ceux qui subissaient un joug de plus en plus dur.

Autres cadeaux de l’Europe, l’organisation administrative et l’efficience dans la gestion de l’état supprimèrent l’imbroglio administratif dans lequel le pays se complaisait. Il subsistait encore, spécialement dans le nord, des régions où la domination tutsi était mal ou pas assise. Les chefferies en très grand nombre s’enclavaient les unes dans les autres sans souci d’assurer une saine gestion territoriale et, à travers tout le pays, les pouvoirs étaient répartis entre des chefs de terres, des pâturages et de la guerre. Il se créait ainsi un jeu très étendu de forces opposées qui se neutralisaient. Les Tutsi constituant le principal facteur d’ordre et le seul facteur d’unité du pays, les européens se basèrent entièrement sur eux. Ils étendirent leurs pouvoirs aux régions du nord; ils regroupèrent les subdivisions territoriales et, pour chaque chefferie, concentrèrent sur un seul homme tous les pouvoirs autrefois répartis. L’administration devenait beaucoup plus cohérente et centralisée et, par là même, plus efficace, mais aussi combien plus dangereuse. Alors qu’autrefois tous se surveillaient en s’opposant et que des décisions déraisonnables se seraient diluées dans ce réseau inextricable, toutes les barrières étaient maintenant supprimées pour le bien de tous si les ordres étaient bons, pour le malheur général dans le cas contraire.

  1. Influence du Christianisme et action de l’Eglise.

 Enfin les Européens apportèrent encore la base même de leur civilisation: les idées de dignité de l’homme et de liberté de l’individu, les idées de vérité objective et de justice identique pour tous. Peu importe que l’on considère le christianisme comme l’émanation ou la sublimation la plus haute de la pensée européenne ou que l’on considère l’Europe comme la plus belle réalisation du christianisme, les Européens ouvrirent le pays à l’Eglise et celle-ci apporta les idées fondamentales de la civilisation (« L’expansion du christianisme et de sa doctrine d’égalité foncière de tous les hommes est aussi pour une grande part dans l’évolution des relations sociales.

Certains interlocuteurs ruandais ont déclaré au groupe de travail que les Hutus devaient aux missions leurs premières possibilités d’accès à l’enseignement.

Les missions catholiques ont formé de nombreux prêtres. Au Ruanda principalement, ceux-ci ont été un ferment actif de l’évolution politique et sociale des masses. C’est parmi les abbés ruandais que le groupe de travail a trouvé les démocrates les plus convaincus. C’est souvent parmi les anciens séminaristes que les Hutus ont trouvé leurs leaders actuels.

Ces éléments aident à comprendre la position du parti traditionaliste du Ruanda à l’égard des missions catholiques. Il les accuse sans ambages d’avoir aggravé, voire créé avec le gouvernement le problème Tutsi-Hutu. Les faits indiquent seulement que l’évangélisation, l’enseignement, l’information missionnaires ont favorisé, non pas un état de discorde, mais la prise de conscience d’un état social fondé sur l’oligarchie et les privilèges ».

Notons en passant que, sur les trois parlementaires belges du groupe de travail, un seul était catholique pratiquant »). Certes, les causes matérielles furent nécessaires à l’éclosion et à la croissance de ces idées mais ce furent ces idées qui informèrent le cours de l’histoire en pénétrant le coeur de l’homme et en le poussant à modifier sa condition.

Au début de ce siècle l’Eglise rencontra le problème d’implantation. Il eût été vain de se heurter au pouvoir établi qui était celui de l’oligarchie tutsi. Aussi s’efforça-t-elle de s’introduire parmi eux et déjà le Mwami Mutara, qui accéda au trône en 1932, était baptisé. Mais heureusement l’Eglise maintint son indépendance de tous côtés: ethnie, institution, race. Pour les Tutsi, à une époque à laquelle leur pouvoir était intact, en 1957, elle stigmatisa leurs abus en leur disant par le mandat de carême des évêques du Rwanda et du Burundi sur la Justice sociale:

Ceux qui détiennent l’autorité ont une tendance néfaste à la faire servir indûment à leur propre avantage et à l’avantage de leurs proches ou de leurs amis.

Pour les Hutu, lorsque, après la révolution de 1959, leurs masses populaires commencèrent à se livrer à des excès envers les Tutsi, les archevêques et évêques du Rwanda-Burundi lancèrent, en octobre 1960, sous le titre « Vérité, Justice, Charité », une lettre pastorale portant entre autre « Condamnation de l’arbitraire populaire » en ces termes:

Certaines réunions populaires sur les collines se sont arrogé le pouvoir de mettre au ban de la société et de condamner à l’exil des personnes dont on juge la présence indésirable et nuisible à la communauté. Précédant parfois l’intervention des incendiaires et des pillards, ces réunions établissent la liste des personnes à frapper et désignent les habitations à détruire. D’autres font suite aux vagues de désordre et de vandalisme, interdisant aux personnes sinistrées de se rétablir sur leurs propriétés. Provoquées par l’initiative privée, dirigées et noyautées par des bandes d’irresponsables qui s’arrogent une autorité qu’ils ne tiennent ni de Dieu ni des hommes, de telles réunions sont criminelles. Tous ceux qui y coopèrent activement sont coupables de fautes graves contre la justice. Tous ceux qui y coopèrent passivement — en n’empêchant pas, soit ces réunions, soit les décisions qui y sont portées alors qu’ils le devraient ou simplement le pourraient — sont également coupables des injustices qui résultent du fait de leur absence d’intervention.

 Quant au roi, l’Eglise évita de le sacrer et de lui imprimer un caractère religieux semblable à celui qu’elle conférait autrefois en Europe à l’empereur germanique ou au roi de France (En 1957, à l’occasion du jubilé d’argent de principat du Mwami Mutara, le Vicaire apostolique de Kabgayi remit au roi un document pontifical lui accordant le privilège de l’oratoire privé. C’était une marque de confiance personnelle et non une consécration de la fonction royale). Il s’ensuivit que, par son baptême, il perdit le caractère religieux dont il était investi sous l’ancien régime tutsi et que la fonction royale fut désormais démunie de cette protection. Enfin l’Eglise, dans son organisation locale, se détacha au plus tôt de l’Europe et des européens qui furent ses premiers missionnaires. A peine établie, elle poursuivit la création d’un clergé autochtone qui aurait sa place dans la hiérarchie et, dès 1952, un évêque rwandais fut placé à la tête du Vicariat apostolique de Nyundo, le Rwanda ayant été subdivisé à cette date en deux vicariats apostoliques: de Kabgayi et de Nyundo.

Mais elle ne fit pas que s’établir et conserver son indépendance; l’Eglise créa, elle aussi, une nouvelle espèce d’homme libre vis-à-vis des attaches féodales: le moniteur d’école. Car elle apportait non seulement le christianisme mais aussi la culture et sa règle fut que les enfants en âge d’école et les adultes encore célibataires n’étaient admis au baptême que s’ils possédaient assez de rudiments de lecture pour suivre les prières ou les cantiques dans un texte écrit.

4.La séparation des pouvoirs dans l’administration européenne et indigène

En conservant son indépendance, l’Eglise pouvait affirmer la vérité. Mais, pour que l’évolution d’un pays s’opère sans heurts trop violents, outre la vérité, il faut indiquer les remèdes et surtout il faut l’autorité pour imposer à tous leur application. Afin de résoudre ce problème et de permettre qu’en cas de crise la conscience du pays ait des chances de se faire entendre avec une puissance suffisante, les Européens ont mis sur pied au cours des siècles un système de séparation des pouvoirs.

Au Rwanda, à côté de l’autorité indigène, les européens installèrent une administration dont les structures furent progressivement développées et spécialisées. En fait, le législatif ne fut cependant jamais qu’une émanation de l’exécutif. Quant au pouvoir judiciaire : ….séparation des pouvoirs fut graduellement entreprise jusqu’à ce qu’un décret de 1948 déchargeât l’administration générale des échelons supérieurs de la justice, pour les confier à des magistrats de carrière.

D’une façon générale, l’instauration d’une vraie séparation des pouvoirs est toujours un bienfait, si pas une nécessité, parce qu’elle empêche un point de vue trop exclusif de s’imposer. Au Rwanda plus qu’ailleurs, il était indispensable que le judiciaire fasse contrepoids à l’exécutif car l’administration civile avait succédé à l’administration militaire que les Belges établirent en 1916 lorsque, au cours de la première guerre mondiale, leurs armes eurent dépossédé l’Allemagne de la direction du pays.

Issue de l’esprit de guerre l’administration a toujours eu tendance àse mettre au-dessus des lois. (Dans cette note Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation de Belgique expose que, pour que l’indépendance du pouvoir judiciaire soit pleinement assurée, il ne suffit pas que les échelons supérieurs de la justice ne soient pas entre les mains de l’exécutif mais qu’il faut encore que le chef du parquet ait un grade égal à celui du chef de l’exécutif. A l’époque à laquelle cette note fut rédigée, au Rwanda-Burundi, le chef de l’exécutif était vice-gouverneur général et le chef du parquet seulement procureur du roi. Ce ne fut que le 15 juin 1960, lors du changement d’organisation judiciaire, que le chef du parquet fut revêtu du grade de procureur général.)

Il fallait donc que le judiciaire rétablisse une saine notion des choses et empêche l’exécutif de s’endormir dans une paresse intellectuelle qui eût pu le mener à s’en remettre en tout aux Tutsi et à fermer les yeux sur leurs abus. Il semble que l’on puisse estimer qu’à côté de la poussée des événements, faction du pouvoir judiciaire amena l’exécutif à modifier son optique. Que cette analyse soit ou non exacte, il n’empêche que le lerdécembre 1958, à l’ouverture du Conseil général du Rwanda-Burundi, le Vice-gouverneur général HARROY prononça un discours que n’auraient pas prononcé ses prédécesseurs.

 Ma première affirmation, déclara le Vice-gouverneur général, sera qu’il y a un problème. Assurément, comme on peut le dégager d’une déclaration du Mwami Mutara, est-il simpliste et dangereux de l’intituler sans nuance: le conflit Tutsi-Hutu. Mais il y a un problème indéniable en ce pays d’inégalité des conditions, auquel il est nécessaire d’apporter des solutions.

Le Vice-gouverneur général ajouta qu’il ne s’agissait pas précisément d’un problème de Tutsi et de Hutu, mais d’un problème …de riches et de pauvres, de capitalistes et de travailleurs, de gouvernants et de gouvernés.

Et après avoir rappelé la fréquence trop grande des abus pour lesquels, de 1955 à 1957, il avait fallu destituer 152 sous-chefs, il releva encore …une disparité choquante entre le patrimoine de quelques riches et la misère de la masse énorme de très pauvres.

Mais il ne faut pas croire que l’idée de pouvoirs séparés dans l’état soit uniquement européenne. La maturité politique des Rwandais avait mis sur pied deux pouvoirs. Le plus important, comparable à notre exécutif, était exercé par le roi. Le second, dont nous connaissons fort peu de choses parce que les règles qui le régissaient étaient secrètes, semble s’apparenter à notre pouvoir judiciaire: le collège des aBiru était gardien de la tradition et détenteur des règles dynastiques de la succession au trône. A la mort du roi, c’étaient eux qui désignaient parmi ses fils son successeur. On devine certains problèmes de choix de personne lorsque l’on sait que le Rwanda connaissait une succession régulière de quatre noms de roi: KIGERI, MIBAMBWE, YUHI, MUTA, dont le premier était par nature guerrier et le troisième par nature pacifique. On devine d’autres problèmes lorsque l’on pense que le roi avait de nombreuses épouses, que chacune de ses unions avait des incidences politiques et que désigner son successeur parmi ses enfants impliquait d’accorder un avantage au clan de sa mère. Cet avantage était spécialement important au Rwanda où le roi ne pouvait commencer son règne sans avoir à ses côtés sa mère qui partageait avec lui l’exercice de la fonction royale. Si le roi était mineur, sa désignation équivalait à remettre l’intégralité du pouvoir entre les mains de sa mère qui l’exerçait avec ses frères et son clan.

En 1896, le Roi conquérant KIGERI IV mourait et l’un de ses fils cadets fut appelé à lui succéder sous le nom de MIBAMBWE. Par malheur MIBAMBWE avait perdu sa mère et une mère d’emprunt, KANJOGERA, fut désignée pour la remplacer. Or celle-ci appartenait à un clan qui n’était pas celui de la mère du roi. De plus elle avait un frère, KABARE, qui a laissé le souvenir d’un homme d’état puissant, capable de vues lointaines et de décisions rapides. Enfin elle avait un fils encore enfant: MUSINGA. Pour KABARE, la route du pouvoir passait par la mort de MIBAMBWE et son remplacement par MUSINGA. Mais il avait en face de lui le collège des aBiru, gardiens de la tradition et protecteurs naturels de celui qu’ils avaient désigné au trône. Parmi eux, trois s’étaient identifiés à la nature de leurs fonctions dans l’état. L’un mourut accidentellement. Les deux autres restèrent incorruptibles mais leur honnêteté ne parvint pas à déjouer les manœuvres perfides que KABARE mit en œuvre pour les faire périr eux et le roi, son neveu adoptif. KABARE avait le pouvoir mais à quel prix. Le pays avait perdu un rempart contre la course aux aventures