1. LA TOUSSAINT RWANDAISE

 

  1. En 1959 les conditions d’une révolution populaire étaient rassemblées.

 

(Trois « attendu », extraits de jugements du Conseil de guerre, donnent le schéma de la succession des faits :

« Attendu qu’il est opportun de placer les faits, qui sont présentement soumis à l’appréciation du tribunal, dans leur contexte historique; qu’il est établi que dès le mois d’octobre 1959 des actes de violences et d’intimidation s’étaient produits dans le territoire de Gitarama pour des motifs politiques; que cette tension fut portée à son comble lorsque le 3 novembre, à la suite de brimades et de vexations de la part de partisans extrémistes du parti Unar, parmi lesquels le sous-chef NKUSI, la population de la chefferie Ndiza à tendance Aprosoma ou Parmehutu se révolta et se livra à des incendies et dans certains cas à des pillages et à des meurtres; qu’entre le 3 et le 5 novembre la situation de la population tutsi en chefferie Ndiza fut précaire; que l’arrivée des forces de l’ordre rétablit le calme; qu’entre-temps la révolte avait gagné le nord du Ruanda;

« Attendu qu’à la suite de ces événements les bruits les plus fantaisistes coururent dans le pays, semant la panique et faisant régner la plus grande confusion dans les esprits; qu’à Nyanza où s’étaient réunis la plupart des dirigeants de l’Unar un raidissement se manifesta; qu’on décida de procéder à des représailles par l’envoi de commandos contre les principaux chefs Aprosoma ou Parmehutu; que ces commandos furent constitués et organisés par le truchement de l’appareil militaire traditionnel, qui se trouve entre les mains des autorités coutumières en grande majorité tutsi et acquises à l’Unar; (…) » (Conseil de guerre du Ruanda-Urundi, 9 mars 1960, Président GUFFENS.

« Attendu qu’enfin, dans les journées des 6, 7, 8 et 9 novembre, de nom-breuses arrestations émanant de l’Ibwami furent opérées, que de plus, c’est aussi de cet endroit que partirent les commandos de représailles qui tuèrent SECYUGU (6 novembre), MUNYANDEXWE, SINDIBONA et POLEPOLE (8 novembre); qu’on aperçoit dès lors que cet ensemble d’actes arbitraires, dont la présente affaire n’est qu’un épisode, partage d’un réel sentiment d’arbitraire et de vengeance suite aux événements graves qui se sont déroulés plus spécialement dans le Ndiza et le Marangara les 3 et 4 novembre; (…) » (Conseil de guerre du Ruanda-Urundi, 21 avril 1960, Président LAMY.

Deux classes sociales — la classe dirigeante et la classe laborieuse — s’identifiant à deux groupes ethniques — tutsi et hutu s’opposaient toujours plus à cause de l’exploitation grandissante de la seconde par la première (Il y a une disparité choquante entre l’aisance de quelques favorisés du sort et la misère de la masse énorme des très pauvres.

Il y a aussi, chez les économiquement faibles, une conviction croissante d’oppression politique, sociale et économique, de la part des représentants de leurs autorités locales.

En fait, d’autre part, ce sont des Tutsi qui détiennent la plupart des postes officiels auxquels sont attachés les privilèges politiques et économiques et dont les titulaires peuvent se rendre coupables d’abus. En fait, le groupe hutu forme la majorité des masses pauvres où se situent les victimes de ces abus ».

Pages 10-11: Il y est question « d’une véritable volonté de libération ».

Page 27: « Au sein des masses se constate nettement une prise de conscience de plus en plus marquée. L’individu désire accéder à une existence personnelle, par exemple en matière familiale, en matière foncière, en matière sociale.

Les arrêtés de 1954 relatifs à la suppression du bail à cheptel ont précipité au Ruanda le rythme d’un mouvement d’individualisme et de bouleversement des structures sociales traditionnelles qui s’élaborait lentement depuis 1952 ».

« Le conflit entre les deux tendances principales s’est développé au cours des derniers mois sur la base de thèmes de propagande. Les conservateurs ont pris violemment à partie les leaders hutu. Ils les accusent de trahir le Ruanda en retardant, par leur action politique, la marche à l’indépendance. Les Hutu relèvent le gant en affirmant que la demande d’une autonomie interne immédiate est, pour les conservateurs, la compensation de toutes les concessions démocratiques consenties. Si l’autonomie était octroyée, disent-ils, elle permettrait en effet à la classe dominante de retrouver ses pouvoirs anciens et de faire retomber le peuple dans une condition plus dure que jamais».)

Les idées européennes de dignité de l’homme et de liberté de l’individu avaient éveillé le peuple qui avait trouvé des chefs parmi les moniteurs d’école et les petits commerçants détachés des liens féodaux.

Le char de l’état avait pris une accélération d’autant plus inquiétante que ses freins sautaient les uns après les autres. Au premier tournant la catastrophe était inévitable. La conscience de la nation ne parvenait pas à se faire entendre et à obtenir que le pays s’engage résolument dans la voie des réformes sociales profondes, alors qu’il eût fallu regarder loin, tout autant dans le passé que dans l’avenir, afin de tracer avec courage un chemin qui eût mené sans heurts du point d’équilibre ancien à un point d’équilibre nouveau. Seule la fonction royale était encore intacte. Le Mwami Mutara jouissait d’un prestige incontesté parmi toutes les classes de la population et sa seule présence dans une région troublée eût sans aucun doute ramené le calme. Malheureusement MUTARA ne voulait pas comprendre qu’il était nécessaire d’user de son autorité pour donner des gages aux Hutu (« Les (Bami = pluriel de Mwami) auraient dû rester, en tant que chefs des pays, des arbitres placés au-dessus des partis et à l’écart de la mêlée. Leur position supérieure a été compromise. Ils se sont trouvés confrontés avec des tâches lourdes pour lesquelles ils n’avaient que peu d’assistance. La nomination presque exclusive de Tutsi, voire de Tutsi de quelques familles, à la plupart des places en vue a ainsi pu leur être reprochée ».)

Et cependant les avertissements ne lui avaient pas manqué. Outre l’Eglise qui n’avait pas hésité à faire entendre sa voix avec force et netteté, nous trouvons aussi des figures attachantes et originales qui tentèrent d’exprimer les tendances nouvelles. Le Chef BWANAKWERI avait compris le problème avec perspicacité et avait donné ses avis au roi, ce qui lui valut sa disgrâce. Malheureusement sa modération allait jusqu’à la pusillanimité et il fut incapable d’obtenir la réalisation de ses idées. Le Tutsi KAREKEZI avait depuis longtemps, par goût de la justice, épousé la cause des Hutu pour lesquels il avait même créé de ses deniers une école. Son courage frisait la témérité car il n’était pas, comme BWANAKWERI, un prince qui peut, sans grand danger pour sa personne, affronter le courroux du roi son cousin. Mais lorsque les Hutu vainqueurs s’en prirent à tout ce qui était tutsi, sa témérité le fit se dresser contre eux et ils le rejetèrent. Le Hutu GITERA possédait une briquetterie et faisait partie des petits commerçants libérés des attaches féodales. Il fut de ces Hutu qui, en 1957, rédigèrent ce que l’on appela « Le Manifeste des baHutu », réclamant la promotion sociale des masses paysannes. Mais son caractère exalté manquait de sens pratique et ne le rendait pas apte à diriger la révolution.

Quant à la tutelle belge, elle voyait le problème mais croyait avoir devant elle de nombreuses années qui lui permettraient de développer lentement des réformes sans risquer la tempête que n’eût pas manqué de provoquer une attaque de front des privilèges de la classe dirigeante tutsi. Dès 1954 cependant, elle saisit le problème à la base et tenta de faire disparaître le lien féodal lui-même qui reposait sur l’usufruit des vaches. Elle avait poussé le Mwami à décréter le partage des vaches, chaque vassal conservant en pleine propriété deux vaches sur trois et devant en tendre une à son seigneur (« On comprend pour quelles raisons, dès après la guerre 1940-1945, le gouvernement du Territoire réfléchit à une suppression éventuelle de l’ubuhake-ubugabire et aux moyens de la réaliser. Il ne s’agissait pas seulement d’assurer à chaque détenteur de bétail une réelle propriété de celui-ci, mais bien de transformer des agriculteurs et éleveurs imprévoyants en véritables producteurs conscients de la valeur de leur bien et des moyens de l’exploiter rationnellement.

La réforme fut décidée en 1954 au Ruanda, en 1955 en Urundi, par le Mwami et le conseil supérieur de chaque pays. Elle se concrétisa dans des arrêtés permettant le partage du bétail entre patrons et clients et déterminant ses modalités. Elle fut appliquée immédiatement et sur une grande échelle au Ruanda, peu en Urundi. Au 31 décembre 1958, les partages avaient porté au Ruanda sur quelque 218 000 têtes de gros bétail, en Urundi sur 700 seulement.

Il est difficile de savoir si cette différence énorme dans l’application provient du fait que les stipulations du contrat étaient plus dures et l’esprit de leur exécution plus rigoureux au Ruanda; ou d’une prise de conscience moins affirmée des Rundi; ou d’une conjonction de ces deux influences.

Quoi qu’il en soit, l’arrêté du Mwami passa pratiquement inaperçu en Urundi. Au Ruanda par contre, la mesure venait à son heure. L’utilisation de la faculté de partage par des milliers de clients y témoigna d’une véritable volonté de libération. Les partages et leurs conséquences accélérèrent encore le processus de cette prise de conscience de l’individu »). Mais les Tutsi retardèrent autant qu’ils le purent l’application de ce décret et d’autre part ils s’efforcèrent de reporter sur les terres les privilèges qu’ils avaient sur le bétail. En 1953 et 1956 la tutelle organisa des élections pour les conseils de sous-chefferie, de chefferie, de territoire et du pays. Certes les élections furent libres mais elles eurent lieu par le truchement de six collèges électoraux successifs et, alors que la représentation hutu était majoritaire à la base, elle était réduite à néant au sommet et graphique. De plus, en 1953, le collège électoral de base était composé de notables désignés par les sous-chefs presque tous tutsi. En 1956, le collège électoral de base était désigné par les votes secrets de toute la population mâle adulte, mais le sous-chef conservait le pouvoir d’établir la liste électorale.

  1. Mort du Mwami MUTARA. Constitution des partis politiques. Action des Swahili

Et nous arrivons ainsi à l’année 1959 au cours de laquelle le Rwanda pénétra dans le tournant de l’indépendance. Il était clair que la Belgique ne maintiendrait plus longtemps sa tutelle et qu’elle ne disposerait pas des nombreuses années qui lui eussent encore été nécessaires pour modeler avec patience le visage moderne du pays. Alors qu’il eût fallu aborder le virage avec prudence et ralentir l’allure, les forces d’extrême droite accélérèrent au contraire au plus fort dans l’espoir d’établir à la faveur de l’indépendance une mainmise absolue sur le pays. Il subsistait encore deux freins: le roi et la tutelle. Mais la tutelle était sans force et, par crainte de réactions anti-colonialistes dans les cercles internationaux, elle n’osait imposer une solution modérée qui se serait heurtée à l’opposition du clan féodal. Quant au roi, il mourut inopinément le 25 juillet 1959 et son successeur fut désigné dans une atmosphère de coup d’état. Les funérailles du Mwami MUTARA eurent lieu le 28 juillet à la colline Mwima en présence d’une foule nombreuse de partisans de la féodalité. Les aBiru déclarèrent que le nouveau Mwami devait être désigné avant que le corps de l’ancien soit porté en terre et ils nommèrent Jean-Baptiste NDAHINDURWA, frère du défunt mort sans descendance. C’était un jeune-homme de 25 ans environ, n’ayant réussi aucune étude, bon et faible de caractère. Les plus hauts représentants de la tutelle étaient présents et n’avaient pas été consultés, bien que leur approbation eût été nécessaire. Ils acquiescèrent, n’estimant pas avoir la possibilité de réagir.

Les crimes de KABARE allaient retomber sur les Tutsi. Soixante ans plus tôt KABARE avait décapité le collège des aBiru. De cette institution vénérable, gardienne des traditions, soucieuse de son indépendance, il avait fait un instrument de son despotisme, incapable dorénavant de juger impartialement et de jeter dans la balance de l’équilibre de l’état le poids de son autorité et, au besoin, celui de la vie de ses membres. L’institution subsistait, son âme était morte. Les aBiru n’étaient plus ce qu’ils auraient dû être; ils regardaient l’instant présent et non l’avenir qui condamnait les privilèges féodaux. Alors que des temps troublés approchaient et qu’il eût fallu désigner un chef énergique, capable de casser au besoin toute velléité de désobéissance parmi ceux qui l’avaient mené au pouvoir, ils avaient choisi un brave garçon qui ne pourrait parvenir à dominer les extrémistes qui l’avaient élu et dont le jeu était simple: d’une part se débarrasser au plus tôt des Belges qui limitaient leur action, d’autre part terroriser les Hutu et ainsi les empêcher de se réunir et de prendre conscience de leur force.

Dès la mort du Mwami des faux bruits anti-belges furent lancés, semant le trouble dans l’esprit des populations. Ainsi le 28 juillet 1959, à des endroits différents, deux européens, agents de l’administration, qui se rendaient aux funérailles du Mwami, furent victimes d’attentats. Leurs véhicules furent arrêtés par des troncs d’arbres jetés en travers de la route et ils furent poursuivis par des indigènes qui voulaient les tuer. Le premier groupe de poursuivants était composé uniquement de Twa, le second de Tutsi et Hutu (8 Twa condamnés (Cdg RU, 12/3160, Président LAMY); 2 Tutsi, 6 Hutu condamnés (Cdg RU, 29/2/60, Président GUFFENS).). Les européens ne furent sauvés que grâce à l’intervention d’indigènes qu’ils véhiculaient. L’enquête démontra que les indigènes étaient convaincus de ce que le Mwami avait été tué par les Belges et que, dès lors, par représailles, il fallait tuer un Belge. Il ne fut pas possible d’établir l’origine de ce faux bruit qui mit en pleine effervescence des indigènes de toutes origines.

En septembre-octobre les partis politiques se constituèrent officiellement: le parti tutsi Unar, Union Nationale du Rwanda, et les partis hutule Parmehutu, Parti du Mouvement de l’Eman-cipation Hutu, et l’Aprosoma, Association pour la Promotion Sociale de la Masse. Il existait aussi le Rader, Rassemblement Démocratique Rwandais, parti modéré comptant principalement des Tutsi dans ses rangs et dirigé par le Chef BWANAKWERI, mais ce parti, bien qu’encouragé par la tutelle, n’eut jamais une audience réelle auprès des populations, ainsi qu’on s’en rendit compte lors des élections qui suivirent. Immédiatement l’Unar entreprit une campagne violente pour s’imposer comme parti unique avec l’appui du roi et des cadres coutumiers, chefs et sous-chefs tutsi. L’Unar tint deux meetings à Kigali et Astrida et des discours fracassants furent dirigés contre la tutelle. Les meetings eurent lieu en présence de trois importants chefs tutsi qui approuvaient ainsi aux yeux de la population les discours prononcés.

 

 

La tutelle estima nécessaire de prendre des mesures à l’égard de ces chefs qu’elle voulut muter afin de confier à leur direction des chefferies de moindre importance. Lorsqu’il fallut passer à l’exécution de la mesure, les Tutsi s’y opposèrent et la tutelle n’osa pas en imposer l’application immédiate. Aux yeux des Tutsi, l’autorité européenne se trouvait mise en échec pour la seconde fois, depuis qu’elle avait accepté que la désignation du nouveau Mwami lui soit imposée. Il n’est pas étonnant qu’au cours des événements de novembre les leaders tutsi aient agi comme si l’administration belge était inexistante.

Des influences extérieures au Rwanda et à la Belgique ont-elles pesé sur le cours des événements? On peut le soupçonner sans en avoir la certitude dans l’état actuel des éléments dont nous disposons. Les Swahili, qui constituent au Rwanda un groupe social d’africains islamisés d’environ 10 000 personnes, ont appuyé fortement l’action de l’Unar. Or l’activité des Swahili est le commerce dans les centres extra-coutumiers et l’on n’aperçoit nullement l’intérêt qu’ils pouvaient espérer retirer de leur action. On aperçoit fort bien par contre qu’ils parlent le kiswahili, langue véhiculaire très répandue que les agitateurs politiques ne peuvent manquer d’apprendre et d’utiliser alors que le kinyarwanda est une langue peu répandue et difficile à maîtriser. On aperçoit également qu’ils sont islamisés et dès lors susceptibles de suivre les mots d’ordre d’autorités de l’Islam (« On traite des leaders de l’Unar réfugiés en Uganda et des difficultés qu’ils ont causées aux autorités de ce pays. Concernant l’attitude des autorités de l’Uganda, on lit: « Celles-ci ont d’ailleurs, au début de l’année, infligé une amende au secrétaire général de l’Unar, pour importation de tracts d’inspiration communiste imprimés au Caire ».)

Les Swahili se retrouvent à divers moments de la révolution et chaque fois ils se montrèrent très actifs. Ceux du centre extra-coutumier de Kisenyi vinrent le 8 novembre au Bugoyi aider les Tutsi qui exerçaient des représailles contre les incendiaires et pillards hutu. Quant à la cité indigène de Kisenyi où ils ont un centre, elle connut les 7 et 8 novembre « un état de surexcitation très dangereux» qui se traduisit principalement par l’établissement de barrages routiers entravant la circulation des patrouilles de la Force Publique. Certes leur haine de tout ce qui est européen est bien connue mais ce sentiment seul ne permet pas d’expliquer leur surexcitation lorsque les événements de novembre vinrent troubler l’ordre dont les Européens étaient les gardiens supérieurs. La conjonction tutsi-swahili ne peut s’expliquer par un accord accidentel sur une opposition aux Européens et plus spécialement aux Belges. Elle suppose un accord antérieur entre les swahili et les extrémistes de l’Unar. Nous avons d’ailleurs la preuve de cet accord dans la participation des Swahili à la campagne d’intimidation tutsi qui précéda immédiatement la révolution hutu).

  1. Campagne d’intimidation. Attentat contre le Sous-chef hutu MBONYUMUTWA.

Cette campagne d’intimidation avait pris des aspects divers, allant des coups simples et des menaces verbales de mort avec ordre d’acheter une carte du parti Unar jusqu’aux faux bruits annonçant la guerre prochaine et la mort des leaders et des membres des partis hutu. Le lancement de faux bruits est d’ailleurs une arme bien connue de la guerre psychologique moderne et les Tutsi, dont on ne peut dire s’ils l’avaient découverte ou reçue, s’en servirent abondamment au cours des événements. Nombre de faux bruits furent dirigés contre les Belges, accusés d’être les ennemis du Rwanda et d’être les incendiaires, ou de payer à cet effet les Hutu, le tout accompagné d’incitation à recourir à la force pour accéder à l’indépendance.

Mais cette arme psychologique ne va pas sans danger et l’énervement qu’elle provoque peut entraîner des réactions incalculables. Ainsi que l’a jugé le Colonel LAMY, président du Conseil de guerre,…il est certain que ces nouvelles fausses n’avaient pas d’autre but que d’intimider le parti adverse dans ses membres craintifs et naïfs, de façon à les dominer ou aussi à les pousser à commettre des actes irrémédiables .

Et l’irrémédiable survint, mais avec une ampleur qui dépassa toutes les prévisions. Le premier novembre, au Marangara, des jeunes Tutsi s’en prirent à MBONYUMUTWA, l’un des seuls sous-chef s hutu du pays, et lui portèrent quelques coups de poings et des gifles, mais le sous-chef leur échappa sans difficulté. Les faits en eux-mêmes étaient peu graves et leur bénignité mérite de s’y arrêter avant de passer à la gravité de leurs conséquences. La scène peut aisément être reconstituée.

Ce matin de Toussaint, MBONYUMUIWA revenait en compagnie de sa femme d’une mission catholique où il avait suivi l’office divin. A peu de distance de la mission, il fut dépassé par un groupe de jeunes Tutsi dont deux l’accostèrent fort poliment:

« Bonjour Sous-chef, comment allez-vous? »

« Merci. La messe était belle et le sermon potable, ne trouvez-vous pas? »

Et la conversation se poursuivit sur des banalités, lorsqu’enfin elle prit un tour politique:

« Vous devenez très important, Sous-chef, on parle beaucoup de vous ces derniers temps ».

« Me reprocherait-on quelque chose? » demanda ironiquement le sous-chef, bâti en hercule, et qui n’avait en face de lui que quelques jeunes freluquets.

La gifle partit et les autres jeunes-gens intervinrent. La femme de MBONYUMUTWA s’enfuit pour chercher du secours et la nouvelle de cette agression se répandit parmi les Hutu qui, déjà excédés par la campagne d’intimidation, estimèrent que ce dernier acte dépassait toutes les bornes.

Le surlendemain 3 novembre, tôt le matin, les Hutu du Ndiza, où résidait MBONYUMUTWA, se rendirent chez le chef tutsi de l’endroit avec, à leur tête, deux dirigeants locaux du parti Parme-hutu qui reprochèrent au chef de ne pas avoir garanti la sécurité de MBONYUMUTWA ainsi qu’il l’avait promis. Devant cette manifestation insolite, le nombre des Hutu augmentait constamment face au chef qui avait à ses côtés quelques Tutsi qu’il avait justement convoqués pour un conseil de chefferie. C’est alors que, se rendant au conseil, le sous-chef tutsi NKUSI traversa les rangs des Hutu. Peu de temps avant, ce sous-chef, connu pour son extrémisme et son arrogance, rencontrant des Hutu, leur déclarait sans ambages: « Je sais que vous êtes Aprosoma. Sachez que votre gros patron (MBONYUMUTWA) sera un de ces jours tué. Vous aurez des nouvelles. Il n’y a rien à faire, nous le tuerons ». D’un caractère « hautain et vaniteux fit à nouveau preuve « d’une morgue insultante et tout à fait irréfléchie » et, dans ces circonstances, il exprima son mépris des Hutu et renouvela ses menaces de mort à l’égard de MBONYUMUTWA.

C’en était trop. La foule se déchaîna. Parvenu dans la maison du chef, NKUSI trouva encore le moyen d’attiser la fureur des Hutu en se présentant à une fenêtre armé d’un arc dont il pointait la flèche sur eux. Ceux-ci exigèrent du chef qu’il fasse sortir NKUSI et tous les Tutsi qui étaient dans la maison qu’ils menaçaient d’emporter d’assaut. Le chef dut s’y résoudre. A peine sortis, la foule, épargnant le chef, se précipita sur quatre d’entre eux, leur portant des coups de massues et de machettes. NKusi, laissé pour mort, devait cependant survivre.

  1. Progression de la révolte hutu à travers le pays.

Le sang était versé, la révolution commençait…sans qu’elle ne soit créée ni voulue par ceux qui ont dû la subir.

Rapidement, comme un gigantesque feu de brousse, elle gagna de proche en proche et traversa tout le pays. Partie du Ndiza (Chefferie du territoire de Gitarama.) le 3, dès le 4 elle s’est étendue à tout le territoire de Gitarama. Le 6 elle atteint les territoires de Ruhengeri (Annexe 1, n° 77 à 84) et Kisenyi, le 7 les territoires de Biumba (Annexe I, n°8 86 à 88) et Kibuye. Les 9 et 10 elle déborde quelque peu du territoire de Gitarama sur les territoires voisins de Nyanza (Annexe I, n° 28) et Kigali où l’influence tutsi est prédominate. Les dévastations hutu ne s’étendirent pas aux territoires d’Astrida, Shangugu et Kibungu.

Les Hutu, gens habituellement paisibles et craintifs, se sont tout à coup révoltés en se lançant dans des représailles folles où ils ne se contrôlaient plus et laissaient leur colère se déchaîner.

Et cependant, malgré cette colère, dans la très grande majorité des cas ils ne se livrèrent qu’à des attentats contre les biens. Dans l’ensemble, les agresseurs n’avaient qu’une idée: détruire tout ce qu’ils ne pouvaient emporter. La méthode habituellement suivie pour dévaster une demeure tutsiconsistait à en piller le contenu pour, ensuite ou simultanément, la détruire, soit en l’incendiant, lorsqu’il s’agissait d’une hutte au toit de paille, soit en la démolissant, lorsqu’il s’agissait d’une maison construite en matériaux tant soit peu résistants, dont il fallait abattre les murs, arracher les tôles, casser les tuiles.

Ce fut un mouvement populaire qui vit la résignation séculaire des Hutu se transformer en révolte. Tout mouvement de foules suppose un minimum de commandement et au moins des meneurs qui, en l’occurrence, incitèrent les Hutu à partir en guerre contre les Tutsi . Pour les Hutu « le jour de gloire » était arrivé mais

leur mouvement d’émancipation était à ce point impréparé qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils ne pouvaient comprendre qu’ils combattaient pour eux-mêmes. Aussi les meneurs usèrent-ils d’un stratagème et firent-ils courir le bruit qu’ils avaient reçu des ordres d’autorités acceptées sans discussion par la masse. Au cours des dévastations, ils invoquèrent l’autorité des Européens en lançant des slogans tels que:

L’avion de reconnaissance des blancs nous survole, c’est pour nous donner le signal, c’est pour nous dire d’aller plus vite, c’est pour nous indiquer la direction à suivre; les soldats des blancs commencent à tirer, c’est pour activer les incendies.

En territoires de Kisenyi et de Biumba, pour justifier les incendies dirigés contre les Tutsi, ils invoquèrent l’autorité du Mwami en prétendant que celui-ci avait ordonné de massacrer les Tutsi, réputés ennemis du Rwanda et des européens.

Le Mwami étant lui-même tutsi, un rien d’esprit critique aurait dû permettre aux Hutu de se rendre compte de la fausseté et de l’impossibilité de cet ordre. On peut conclure avec le Conseil de guerre qu’il s’agit d’un cas de « folie collective ». On peut aussi conclure différemment en estimant qu’à cette époque, dans l’esprit des Hutu, la fonction royale n’était pas liée aux intérêts de l’ethnie tutsi. D’autre part, bien que les enquêtes n’aient pas permis d’établir que l’action hutu ait été concertée, le fait que les meneurs aient usé à différents endroits d’un stratagème identique permet de se demander s’il n’y eut pas une certaine organisation de l’action hutu.

Le nombre de morts causé par les Hutu s’élève à treize. Dans quatre cas, il s’agit de meurtres commis dans le feu de dévastations. Dans les trois autres cas, il s’agit de réactions immédiates à des provocations tutsi. Le 3 novembre, suite aux actes inconsidérés de NKusi, la foule frappa mortellement deux des compagnons de celui-ci. Le 6 novembre, un sous-chef tutsi qui tentait de récupérer de force ses biens volés est tué par un Hutu qui retourne contre lui la lance avec laquelle il a essayé de l’atteindre . Le 10 novembre, les six hommes d’une famille tutsi qui résidait isolée en milieu exclusivement hutu sont massacrés par ceux-ci, rendus furieux parce qu’ils n’avaient point participé à la défense de la colline contre une attaque tutsi qui avait eu lieu quelques heures plus tôt. Dans aucun cas les Hutu n’ont commis d’assassinat et froidement prémédité la mort de leurs victimes.

Les Hutu se sont en principes montrés beaucoup moins cruels que les Tutsi dans leurs actions