1. Arrestation des leaders hutu

Le nombre de morts imputable aux Tutsi s’élève à 37, près de trois fois celui causé par les Hutu qui n’attendirent pas longtemps pour voir « l’étendard sanglant de la tyrannie » se lever contre eux. Dès le 6, à Nyanza, l’état-major de l’Ibwami  avait arrêté les mesures à prendre en vue de mater la révolte (Notons que le 5 le Vice-gouverneur général se rendit à Nyanza auprès du Mwami et de ses conseillers pour leur faire connaître les mesures militaires prises pour le rétablissement de l’ordre. Une foule nombreuse et menaçante entourait le palais du Mwami. Lorsque le Vice-gouverneur général sortit, un porte-parole exigea qu’il autorise les autorités indigènes à rétablir l’ordre. Sur son refus, des excités s’en prirent à sa voiture qui fut rendue inutilisable. Finalement le Mwami prit le Vice-Gouverneur général dans sa voiture et le conduisit à Kigali. Le 7 le Mwami demanda formellement de pouvoir rétablir l’ordre et le Vice-Gouverneur général lui confirma que cette mission appartenait à la Force publique): arrestation ou suppression des leaders hutu, opérations militaires d’envergure dans les régions troublées, encouragement de la population à réagir spontanément contre les partisans du mouvement hutu. Les moniteurs et petits commerçants allaient apprendre ce qu’il en coûtait d’être des hommes libres, les Hutu allaient se rendre compte qu’on ne s’attaque pas impunément aux privilèges féodaux.

Le 6, dans ses discours du haut de la véranda du Mwami, le leader et tribun de l’UnarRUKEBA donna l’ordre général d’aller arrêter les Aprosoma:

Partez arrêter les Aprosoma depuis le grand frère au petit frère du Mwami. Amenez-les au Mwami. Ne tuez personne.

Dans l’atmosphère survoltée du moment et du lieu, ces paroles étaient encore très modérées. Cet ordre reçut une certaine exécutionet sa diffusion fut assez répandueau point qu’un Hutu, désigné comme adepte du mouvement Aprosoma, sen alla lui-même à Nyanza pour se mettre sous la protection du Mwami. RUKEBA devait cependant bien se rendre compte que ces arrestations n’iraient pas sans violences graveset, déjà le 6 au soir, dépassant les ordres donnés, un commando de Twa, désigné pour aller arrêter le commerçant hutu SECYUGU, commit le premier meurtre. SECYUGU se trouvait paisiblement dans sa maison sur le point de prendre le repas du soir avec sa famille, lorsque soudain les portes et fenêtres furent enfoncées par une troupe de forcenés qui se mirent à piller et dévaster tout sur leur passage et poursuivirent SECYUGU jusque dans sa chambre à coucher où il avait cherché refuge et où il fut sauvagement tué sous les yeux des siens.

D’ailleurs, au moins les sévices et tortures corporelles n’étaient-ils pas voulus dès l’origine? Le 7 le leader AprosomaJean SAGAHUTU fut détenu sur la véranda de l’habitation du Mwami et y subit un interrogatoire ponctué de coups en présence d’une foule très importante, en armes et excitée, qui réclamait sa tête ainsi que celle d’un autre Hutu également arrêté. La façon dont cet interrogatoire fut mené montre à quel point les Tutsi avaient pris à la légère le mouvement d’émancipation hutu qui, bien qu’impréparé, répondait à un besoin profond de la masse et ne pouvait que s’étendre dangereusement pour eux. SAGAHUTU fut interrogé sur les activités de l’Aprosoma, la date de fondation de ce parti ainsi que sur les noms et résidences de ses principaux représentants, toutes choses sur lesquelles les Tutsi auraient dû être parfaitement renseignés s’ils avaient pris la peine d’organiser un service de sûreté tant soit peu convenable. Remarquons aussi qu’au cours des événements les Tutsi désignèrent indistinctement les Hutu révoltés sous le nom d’Aprosoma alors qu’ils auraient dû savoir que l’importance du parti Aprosoma était limitée au territoire d’Astrida et que le parti Parmehutu avait un nombre d’adhérents autrement grand, ainsi que le démontrèrent les élections.

 

SAGAHUTU eut la chance que l’Administrateur de territoire européen ait été M. Emmanuel DE JAMBLINNE DE MEUX qui fit preuve d’un courage et d’un calme dignes d’admiration. Par deux fois, sans armes, la première fois accompagné d’un Européen,la deuxième fois absolument seul, l’Administrateur de territoire traversa la foule déchaînée et demanda au Mwami la libération de SAGAHUTU. Ce n’est qu’à la seconde fois q’il l’obtint et SAGAHUTU lui fut amené dans un état tel qu’il ne reconnut pas ses traits mais seulement sa voix.

 

  1. Assassinat de leaders hutu

On peut d’autant plus douter des intentions modérées de l’Unar lorsque l’ordre d’arrestation général fut lancé que, dès le 7 au soir, trois des plus hauts représentants de la hiérarchie coutumière, agissant collégialement, donnèrent à un commando un ordre non équivoque de mort. Le Mwami, rétablissant ouvertement une ancienne fonction coutumière, avait désigné le sous-chef NKURANGA comme chef d’armée (Umugaba)et lui avait donné l’ordre d’aller protéger la sous-chefferie Kigoma qui était prétendûmentattaquée. Constatant que cette sous-chefferie n’était nullement troublée, NKURANGA essaya d’entraîner ses troupes à l’attaque du Marangara mais, n’y parvenant pas, il retourna chercher des ordres à Nyanza auprès du Mwami qu’il ne rencontra pas.

Il put atteindre KAYIHURA, vice-président du Conseil du Pays, qui remplaçait le Mwami lorsque celui-ci était absent et était le second personnage du Rwanda, KIMENYI, secrétaire personnel du Mwami et comme tel censé être un porte-parole autorisé de celui-ci, BUTWATWA enfin, membre important du Conseil du Pays. Avec eux il retourna à Kigoma où ils discutèrent longuement pour choisir les leaders hutu qui seraient attaqués. Après avoir écarté divers noms, dont celui du leader hutu KAYIBANDA qui devint plus tard président de la République et qui s’était prudemment mis sous la protection de la Force Publique, le choix tomba sur SINDIBONA et MUNYANDEKWE, deux moniteurs connus pour leurs idées Aprosoma. KAYIHURA tenta de faire prévaloir l’opinion modérée en proposant de les arrêter et de les conduire chez le Mwami, mais il se heurta à l’avis de KIMENYI et de NKURANGA qui estimaient qu’ainsi le Mwami aurait pu exercer une fois de plus sa clémence et qu’il fallait, ainsi que le pensait également BUTWATWA, tuer les leaders Aprosoma pour assurer le succès del’Unar au Marangara. Se ralliant à l’avis de la majorité, KAYIHURA donna son accord pour que les deux moniteurs soient tués. NKURANGA rassembla sa troupe forte d’environ quinze cents hommes, marcha vers le nord sous une pluie battante durant une bonne partie de la nuit et se trouva non loin du but à l’aube. Ace moment, il sépara ses hommes en deux groupes qui attaquèrent séparément mais presque à la même heure MUNYANDEKWE à Ntenyo et SINDIBONA à Kirengeri. Leurs habitations furent envahies vers 5 heures du matin et, surpris au lit, les deux moniteurs furent tués sous les yeux de leurs proches.

 

Ces assassinats eurent lieu le 8 à l’aube. Le même jour, dans la matinée, un commando de Twa conduits par leur grand chef HARERINKApartit de Nyanza vers le Bufundu en territoire d’Astrida pour s’emparer du commerçant hutu POLEPOLE. En avançant ils entraînèrent avec eux les gens du pays en déclarant qu’il fallait sauver le Mwami et en dénonçant comme révoltés POLEPOLE et les siens. Systématiquement ces bandes visitèrent tous les lieux où la victime pouvait se trouver et elles s’y livrèrent à des destructions, pillages, arrestations brutales et lynchages. Finalement POLEPOLE fut sauvagement assassiné après avoir été martyrisé. Un de ses frères fut également tué tandis que trois autres hommes de sa famille étaient arrêtés et conduits à l’Ibwami où ils furent détenus deux jours sans boire ni manger sous la garde brutale des Twa.

 

De tous ces crimes, le plus odieux fut incontestablement celui commis par le chef MBANDA. Le 10 novembre, redonnant force à une fonction du Rwanda ancien, MBANDA fit appel aux Abahevyi, descendants des guerriers garde-frontière, et leur donna l’ordre d’aller tuer KANYARUKA, secrétaire du parti hutu Aprosoma, qui s’était réfugié depuis la veille au Burundi, non loin de la frontière, chez son frère RENZAHO. Un sous-chef accepta de conduire le raid guerrier et les deux frères furent sauvagement assassinés. KANYARUKA reçut 53 coups de lance, 9 coups de machette et un coup de couteau, RENZAHO portait 51 coups de lance dispersés sur tout le corps. MBANDA fut condamné à mort par pendaison et la peine fut confirmée par le Conseil de guerre d’appel. Le Colonel LAMY, président du Conseil de guerre, a traduit avec une juste sévérité l’indignation que de tels faits suscitent:

Cet ordre a été donné à froid et constituait, pour le prévenu, une action efficace et bien cachée mais qui pouvait, si la situation devenait nettement favorable à la faveur des troubles, lui donner par la suite d’énormes avantages, sans que cependant, si la situation tournait mal, il ne soit guère inquiété. Cette façon prudente et sournoise d’agir rend encore cet ordre plus odieux et prouve le cynisme et l’esprit calculateur de son auteur. Dès lors le prévenu ne mérite pas le bénéfice de circonstances atténuantes, d’autant plus qu’il entraîna dans le crime de nombreux autres prévenus ou plus naïfs ou tenus par le caractère impératif de cet ordre.

 

  1. Opérations militaires organisées contre les Hutu

A côté de ces assassinats de leaders hutu, les Tutsi organisèrent de vastes opérations militaires dont il faut reconnaître qu’elles furent conduites avec maîtrise. La plus remarquable fut celle que le Chef MFIZI dirigea le 8, en territoire de Gitarama, dans sa chefferie du Rukoma, contre les Hutu des sous-chefferies Cyesha et Gaseke. Plus de 170 propriétés de Hutu furent dévastées — huttes pillées et incendiées, champs, bananeraies et caféières ravagées — et cinq Hutu trouvèrent la mort. Cette opération revêt toutes les caractéristiques des faits de guerre: rassemblement matinal de troupes s’élevant à environ 6 000 hommes, dont certains éléments durent parcourir 15 kilomètres, constitution de deux colonnes pour l’attaque des deux sous-chefferies visées, subdivision des deux colonnes avec manoeuvre d’encerclement en tenaille pour chaque sous-chefferie attaquée.

 

Pourquoi le Chef MFIZI accepta-t-il de commander ce raid, alors qu’il était depuis de longues années l’un des meilleurs chefs du Rwanda et qu’il n’était nullement un extrémiste partisan? Dans la nuit du 6 au 7 novembre, il reçut la visite de deux émissaires venant de Nyanza, porteurs d’un message signé par KAYIHURA, RWANGOMBWA, MUNGALURIRE et RUKEBA. L’ordre était d’organiser un raid pour tuer le sous-chef hutu MBONYUMUTWA mais MFIZI essaya d’éviter cet ordre et répondit qu’il y avait encore des troubles dans sa chefferie et qu’il devait organiser des contre-attaques contre les groupes hutu ennemis. LeConseil de guerre conclut:

C’est donc dans cette nuit du 6 au 7 novembre, suite à l’ordre émanant de Nyanza, que le prévenu quitta la voie légale et entra, sous d’impérieuses raisons coutumières, dans la voie de l’illégalité et de la vengeance, faisant fi du respect de l’ordre dont il était un des premiers serviteurs en sa qualité de chef.

 

Cette même nuit, les émissaires de Nyanza se rendirent également chez le chef du Nduga, en territoire de Gitarama, et lui donnèrent l’ordre d’attaquer le Marangara, ordre qu’il n’exécuta pas. Le 9 cependant, les sous-chefs du Nduga organisèrent une attaque contre la sous-chefferie de Musambira qui fut l’objet d’actes de pillage et de dévastation portant sur 63 propriétés hutu. Déjà le 7 novembre, en chefferie Bumbogo, territoire de Kigali, les Tutsi avaient monté une opération au cours de laquelle quinze Hutu furent arrêtés arbitrairement et subirent des tortures corporelles, deux d’entre eux perdant la vie suite aux tortures infligées. Le 8 les opérations étaient organisées en territoire de Kisenyi, au Bugoyi, tandis qu’en territoire de Nyanza, à 14 heures, alors que le matin il s’était rendu à l’Ibwami et qu’il avait à ses côtés le grand chef des armées tutsi NKURANGA, le sous-chef BENZINGE lançait sur Muyunzwe ses troupes fortes d’au moins deux mille hommes, parmi lesquelles se trouvaient des renforts venus de Nyanza.

 

Les 9 et 10 novembre à Mwaka, territoire Nyanza, le sous-chef, après avoir subi pendant plusieurs jours les provocations des Hutu annonçant qu’ils allaient chasser les Tutsi de cette sous-chefferie et après avoir eu le 9 ses propres biens détruits, se décida à passer à la contre-attaque et, aidé par les Tutsi des sous-chefferies voisines, il mena une opération hors de proportion avec celle des Hutu et surtout plus cruelle, qui se caractérisa par des meurtres et des lynchages et qui ne fut arrêtée dans l’après-midi du 10 que par l’arrivée des forces de l’ordre. Le 10 également, en territoire d’Astrida, la colline Save ainsi que des collines voisines furent attaquées par des bandestutsi qui convergeaient vers elles. Le 11 novembre encore, en territoire d’Astrida, les Tutsi s’apprêtaient à attaquer les Hutu de Ndara, mais les forces de l’ordre parvinrent à les en empêcher.

  1. Actions dispersées contre les Hutu

Outre ces assassinats et opérations militaires, les Tutsi laissèrent se développer des actions dispersées contre les partisans du mouvement d’émancipation hutu. Le nombre de ces actions fut très nombreux et elles donnèrent lieu non seulement à des incendies et dévastations mais aussi à des arrestations arbitraires commises souvent avec tortures corporelles. En territoire d’Astrida, les Tutsi étaient spécialement montés contre le leader hutu GITERA dont ils tentèrent plusieurs fois de s’emparer. Par deux fois des soldats de la Force Publique congolaise, chargée du maintien de l’ordre au Rwanda, furent incités par les Tutsi à se révolter contre les européens.

 

Ce ne fut pas une révolution sanguinaire. Au cours des événements le nombre de tués par les Tutsi s’éleva à 37 et par les Hutu à 13. Peu après deux meurtres sont encore imputables aux Hutu. Au cours de l’année 1960 et jusqu’au 31 mai 1961 le nombre de meurtres imputable aux Tutsis’élève à 12 et celui imputable aux Hutu à 10. En tout, pour la période du premier novembre 1959 au 31 mai 1961, il n’y eut donc que 74 tués. Certes un certain nombre de faits criminels n’ont pas été jugés, soit qu’ils n’aient pas été portés à la connaissance des autorités, soit qu’ils aient été classés sans suite par le ministère public pour défaut de preuves suffisantes ou en vertu de l’amnistie. Sur une population de plus de deux millions et demi d’habitants, 74 morts est un nombre fort faible, même s’il est multiplié par un coefficient relativement élevé de trois ou quatre. 11 n’empêche d’ailleurs que les faits lesplus graves n’ont pu échapper à la justice et ont fait l’objet de jugements dont l’examen permet d’obtenir une vue très nette des événements. On peut également affirmer que cette révolution ne fut pas barbare car il n’y eut aucun meurtre de femme ou d’enfant en même aucun coup grave ne leur fut porté.

 

Le tableau ne serait pas impartial si l’on n’insistait pas sur le fait que certaines autorités tutsi se refusèrent à devenir des assassins. En présence de l’ordre de Nyanza d’aller assassiner le sous-chef hutu MMBONYUMUTWA, le Chef MFIZI se récusa en invoquant la nécessité de rétablir l’ordre dans sa chefferie. Recevant l’ordre d’aller assassiner le leader AprosomaKANYARUKA, un sous-chef tutsi se déroba en exigeant un ordre écrit qui ne lui fut bien entendu pas remis. L’impartialité serait à coup sûr violée si, à côté des crimes commis par les extrémistes tutsi, les actes courageux posés par certains sous-chefs tutsi n’étaient pas relevés. Dans trois cas des sous-chefs s’opposèrent à la foule qui leur amenait des personnes réputées Aprosoma et ils empêchèrent qu’elles soient malmenées. Dans un cas, un sous-chef fit restituer le bétail volé à un commerçant hutu qui avait été assassiné la veille. On doit s’incliner devant ce courage remarquable qui poussa certaines autorités tutsi à remplir leurs fonctions avec une parfaite intégrité et à choisir la justice plutôt que l’intérêt immédiat de l’oligarchie à laquelle ils appartenaient. Et l’on peut espérer que si plus tard certains Tutsi retrouvent une place en vue dans la société rwandaise, ce seront ceux-là ou, à leur défaut mais grâce à eux, d’autres qui auront le même esprit.