1. Etat d’exception et régime militaire. Institution du Conseil de guerre

Devant l’ampleur des troubles, la tutelle belge devait prendre des mesures énergiques en vue tout d’abord de faire cesser les dévastations, pillages et massacres, ensuite de rendre la justice et enfin de rechercher un nouvel équilibre politique qui ramènerait la paix entre les deux ethnies. La tutelle établit l’état d’exception et le régime militaire. L’état d’exception permettait de substituer aux autorités civiles les autorités militaires, de commissionner tout agent civil ou militaire à toute fonction civile ou militaire et d’apporter des limitations à la liberté des personnes. Le 11 novembre 1959 l’état d’exception fut déclaré dans tous les territoires de la résidence du Rwanda et un Résident militaire fut substitué au Résident civil. Le régime militaire, auquel le Rwanda fut soumis du 12 novembre 1959 au 1 5 janvier 1960 à minuit, substitua les juridictions militaires aux juridictions civiles et simplifia les règles de procédure concernant l’assignation et la détention préventive.

La compétence du Conseil de guerre varia et, après avoir été totale, fut progressivement réduite lorsque le calme fut rétabli: du 12 novembre 1959 au 15 janvier 1960, compétence exclusive du conseil de guerre, sauf pour la révision, l’opposition et l’appel des affaires ayant déjà fait l’objet d’un jugement devant les juridictions ordinaires ; du 16 janvier 1960 au 24 mars 1960, compétence du conseil de guerre pour toutes les infractions commises antérieurement au 15 janvier 1960 à minuit (33); ensuite compétence du conseil de guerre uniquement pour les infractions commises entre le 15 octobre 1959 et le 15 janvier 1960 (34). Concernant l’appel des jugements du conseil de guerre, du 12 novembre 1959 au 11 mai 1960 les jugements furent rendus sans appel sauf si la peine de mort avait été prononcée et ce n’est que pour les jugements rendus après cette date que l’appel fut rétabli.

Les juridictions militaires ont généralement une mauvaise réputation, ne fût-ce que parce qu’il s’agit de tribunaux d’exception dont le principe même est théoriquement peu recommandable si pas condamnable. Et cependant il est nécessaire d’y recourir lorsque l’ampleur de la répression dépasse les possibilités des juridictions ordinaires. Le Conseil de guerre jugea 1240 personnes poursuivies pour faits de nature politique, sans compter les affaires de nature non politique. Jusqu’au changement d’organisation judiciaire du 15 juin 1960, le Rwanda et le Burundi constituaient une seule entité judiciaire et ce n’est qu’après cette date que le Rwanda et le Burundi eurent chacun leur tribunal de première instance, leur conseil de guerre et leur parquet. Le siège du tribunal de première instance était à Usumbura, distant de 300 kilomètres de Kigali, capitale du Rwanda, et, pour des raisons matérielles compréhensibles, il n’était pas possible d’y transférer un nombre aussi important de prévenus.

On eût pu instituer des chambres itinérantes du tribunal de première instance mais en fait la solution qui fut choisie, tout en étant plus souple, permettait de conserver aux prévenus le maximum de garanties compatibles avec les nécessités d’une répression rapide. L’un des défauts majeurs des conseils de guerre résulte de ce que le siège en est occupé par des militaires qui n’ont pas l’habitude de juger et ne peuvent avoir, comme les magistrats de carrière, une extrême exigence quant à la preuve des infractions et une extrême modération dans le taux des peines. Ce défaut fut facilement évité en désignant au siège du conseil de guerre des magistrats militarisés. Deux magistrats de carrière MM. LAMY et GUFFENS, tous deux officiers de réserve à l’armée belge, le premier juge du Tribunal de première instance du Rwanda-Burundi, le second substitut du procureur du Roi au Rwanda-Burundi, furent promus le premier au rang de lieutenant-colonel, le second au rang de major et nommés respectivement juge et juge suppléant du conseil de guerre.

En fait, les affaires furent soumises au Colonel LAMY qui les répartit entre les suppléants, réservant aux magistrats militarisés les affaires les plus difficiles et ne confiant aux juges militaires que les affaires ne présentant pas de difficulté. Pour faire face à l’ampleur de la répression le nombre de juges pouvait aisément être augmenté en nommant des officiers juges suppléants. Les tribunaux militaires étant par nature itinérants comme l’armée, leurs audiences purent aisément être tenues, ainsi que le veut une bonne administration de la justice, sur le lieu même des crimes. Le siège du tribunal de première instance étant composé comme celui du conseil de guerre d’un juge unique, de ce côté il n’y avait aucun préjudice pour les prévenus. Le seul préjudice réel résulte de la suppression du droit d’appel sauf si la peine de mort avait été prononcée. Il n’était matériellement pas possible de maintenir l’appel mais, à postériori, on peut regretter que l’appel n’ait pas été maintenu au moins pour les peines de plus de 10 ans, le nombre de ces peines n’ayant pas dépassé 39, soit seulement 3 % du nombre des prévenus. Le nombre des peines de 5 à 10 ans n’ayant pas dépassé 90, soit 7 du nombre des prévenus, si l’on avait maintenu l’appel pour les peines de plus de 5 ans, 10 % des prévenus auraient pu en bénéficier. A posté-non, il est aisé de découvrir quel eût été l’idéal (Dans cette note, Monsieur l’Avocat Léon Goffin, membre de la Ligue des droits de l’homme de Belgique, s’élève contre la suppression du droit d’appel. On ne peut que lui donner raison, à condition que l’appel soit praticable. A son estime, il n’existe jamais de raison suffisante pour supprimer l’appel et il invoque l’argument selon lequel, même en pleine période de guerre, la législation militaire belge métropolitaine maintiendrait expressément le droit d’appeler.

Cet argument est non fondé car la Belgique a connu, même en temps de paix, des cas où le droit d’appel a été supprimé en procédure militaire. Il en fut ainsi pour les forces qui ont été combattre pour l’O.N.U. en Corée (art. 4, alinéa 4, loi du 30 mai 1951). Le terrain des combats étant situé aux antipodes de la métropole, le détachement de Corée pouvait être considéré comme coupé de sa base, et la rapidité, caractéristique de la justice militaire, exigeait cette solution. La procédure pénale militaire a connu également un cas de suspension du droit d’appel lors de la répression de l’incivisme après la deuxième guerre mondiale (art. 6, Arrêté-Loi du 27 mai 1944). Là ce fut, comme au Rwanda, l’ampleur de la répression qui imposa cette solution, sous peine de devoir multiplier les effectifs non seulement de la première mais de toutes les instances.

D’une façon générale et spécialement pour le temps de guerre, le législateur belge a parfaitement admis que l’appel était parfois impraticable. L’Instruction sur le Service Judiciaire de 1957, à° 448, enseigne que: « Toutefois, la faculté d’appeler des jugements rendus par les Conseils de guerre en campagne peut être temporairement suspendue en tout ou en partie, en raison des nécessités militaires, soit par un arrêté royal délibéré en Conseil des Ministres, soit par une décision du commandant d’une place investie ou d’une fraction de l’armée dont les communications sont interrompues par l’ennemi ou par force majeure (Arrêté-Loi du 28 décembre 1915) ».

De plus, il ne faut pas perdre de vue qu’en procédure militaire belge de la métropole, l’article 3 de l’Arrêté-Loi du 27 janvier 1916 dispose que: «La Cour militaire juge sur pièces. Elle peut, toutefois, ordonner la comparution du prévenu ou lui accorder, sur sa demande, l’autorisation de comparaître ». Les décisions d’appel qui peuvent être rendues hors la présence du prévenu ont donc la même force que si elles étaient contradictoires.

Analysant cette disposition dans sa mercuriale du 15 septembre 1956, traitant d’« Un aspect du droit de défense », Monsieur R. Hayoit de Termicourt, procureur général près la Cour de cassation de Belgique, en donne une raison: «Le législateur a, semble-t-il, redouté que, dans certaines circonstances de fait, le déplacement du prévenu jusqu’au siège de la Cour militaire ne se heurtât à de graves difficultés » (Journal des Tribunaux 1956, p. 506, note 23). Les travaux préparatoires des arrêtés-lois n’étant pas publiés, il est assez difficile de découvrir avec certitude la pensée profonde du législateur. Il semble que Monsieur le Procureur Général ait eu recours à la logique. Pour autant que nous ayons pu recueillir la tradition, celle-ci nous donne une explication différente: cette disposition, édictée durant la première guerre mondiale, avait pour but d’éviter que des militaires, mauvais soldats, se lancent dans le maquis de la procédure afin d’échapper aux dangers du front.

 Quelle qu’en soit l’origine, cette particularité de l’exercice de l’appel en droit militaire subsiste toujours. Examinant les problèmes qu’elle pose actuellement, Monsieur John Gilissen, Premier Substitut de l’Auditeur Général, dans sa Chronique annuelle de Jurisprudence Militaire 1957, écrit: «A titre de comparaison, nous pouvons signaler qu’en Afrique équatoriale française et au Cameroun, la Cour d’appel également statue sur pièces dans les affaires intéressant les prévenus appelants ou intimés détenus hors de son siège, lorsqu’elle estime qu’il n’y a pas lieu d’ordonner leur comparution personnelle (décret du 27 novembre 1947, art. 50 et 58) » (Revue de Droit pénal et de Criminologie, 1957-58, p. 399, n° 53).

 Bien que boiteuse, cette solution est certes préférable à la suppression du droit d’appel. Ici la solution idéale eût peut-être été de maintenir l’appel pour les peines de plus de cinq ans tout en permettant à la juridiction d’appel de juger sur pièces.)

  1. Difficultés des enquêtes judiciaires

Mais avant le problème du jugement des prévenus, se pose celui de la poursuite des infractions. La question du siège, toute importante soit-elle, ne fait que suivre celle du parquet. En période de crise, l’armée, l’administration et la justice doivent être renforcées. On peut recourir à deux solutions soit séparément soit simultanément: renforcement des effectifs, renforcement du commandement. Les effectifs du parquet furent renforcés. A Kigali se trouvait une section du parquet du Rwanda-Burundi composée de MM. les Substituts CLAUDOT, DANSE, MAUER, LÉONARD et EVERAERT. M. MAUER qui aurait dû partir en congé fut prié de postposer son départ et MM. les Substituts SMEYERS et HUBERT vinrent compléter leur nombre. Le commandement du parquet ne fut pas renforcé et le Procureur du Roi ainsi que son Premier substitut qui résidaient à Usumbura ne firent que quelques rares apparitions au Rwanda au cours de la répression. Les effectifs d’inspecteurs et d’officiers de police judiciaire mis à la disposition du parquet furent considérablement augmentés par l’adjonction de personnel venu du Burundi et du Congo.

Les enquêtes furent difficiles, ne fût-ce qu’à cause du nombre de prévenus. Il suffit de penser que pour 96 affaires qui furent jugées, il y eut 1 240 prévenus, soit une moyenne de près de 13 prévenus par affaire. Dans une affaire il y eut 70 prévenus et dans 5 il y en eut plus de 40. Les dossiers importants comportaient 300 à 500 pages de procès-verbaux et, afin de s’y retrouver, les substituts établirent une fiche par prévenu en y portant, avec référence aux cotes du dossier, tous les éléments à charge et à décharge. Il y a lieu aussi de tenir compte de ce qu’en plus du nombre de prévenus contre lesquels des poursuites furent intentées, le ministère public dut également examiner le cas de nombreuses personnes sur lesquelles pesaient des charges qu’il estima finalement insuffisantes.

Il faut se représenter les circonstances du moment pour comprendre la difficulté de réunir les preuves. Les forces de l’ordre rencontrent l’une des nombreuses bandes armées qui sillonnent le pays et arrêtent ceux qui en font partie. A proximité, des huttes achèvent de se consumer, parfois un cadavre. Bien entendu la plupart des propriétaires des huttes incendiées se sont enfuis dès qu’ils ont vu de loin une bande se diriger vers leurs habitations et ils n’ont donc pas vu les incendiaires et ne peuvent donner leurs identités. De plus, même lorsque les préjudiciés déclarent avoir reconnu les agresseurs, il faut se méfier à l’extrême de ces témoignages s’ils ne sont pas confirmés par des agresseurs. En effet deux parties de la population s’affrontent et chacune d’elles n’a que trop d’intérêt à déposer de faux témoignages en vue de faire incarcérer un adversaire politique. Dans le cas susdit où les forces de l’ordre appréhendent une bande armée à proximité de huttes incendiées et d’un cadavre, alors que les prévenus ne sont pas surpris en flagrant délit d’incendie ou de meurtre, l’infraction de port d’armes dans un mouvement insurrectionnel est immédiatement établie. Par contre l’infraction d’attentat ayant pour objet la dévastation, le pillage ou le massacre, les infractions d’incendie et de meurtre ne sont nullement prouvées à suffisance uniquement par la proximité des huttes incendiées ou du cadavre. Les membres de la bande déclareront qu’ils n’ont nullement commis l’incendie ou le meurtre et que ce ne peut être que le fait d’une autre bande.

De plus les témoins subirent fréquemment des pressions très vives à tel point que certains d’entre eux qui avaient fait des déclarations circonstanciées à l’instruction se sont entièrement rétractés à l’audience ou préférèrent ne pas s’y présenter. Témoigner n’allait pas sans danger et, dans ce pays où la plupart des habitations ont un toit de chaume et où la pyromanie est à l’honneur, la représaille la plus courante consistait à incendier la hutte du témoin. Dans un cas, pour empêcher une enquête, les Tutsi allèrent même jusqu’à détruire un pont sur la route menant au lieu des faits .

  1. Jugement des affaires. Respect des droits de la défense. Réaction des magistrats concernant la peine de mort. Modération dans la répression. Cas du Mwami.

Dès qu’une enquête était terminée, grâce à la simplification des règles d’assignation, l’affaire était rapidement fixée à l’audience. Les cas graves ont toujours été examinés par deux magistrats de carrière indépendants.

Si la justice avait été partiale, le nombre de prévenus pour faits tutsi aurait toujours été le plus élevé alors que l’impartialité commandait que le poids de la justice s’abatte sur le groupe qui perturbait le plus l’ordre public. Pour les événements de novembre 1959, 912 personnes furent poursuivies pour faits tutsi et 312 pour faits hutu. Pour les faits de 1960 et 1961, ce fut l’inverse: 114 personnes furent poursuivies pour faits tutsi et 648 pour faits hutu. Une autre forme de partialité eût été que toujours de lourdes peines soient infligées à un groupe et des peines légères à l’autre. Il n’en fut rien, le pourcentage des peines lourdes et légères ayant été presque identique pour les infractions commises en 1959, 1960 et 1962.

Une seule ombre subsiste au tableau de la répression : le Mwami ne fut pas poursuivi alors qu’il aurait dû l’être, ne fût-ce que pour l’infraction d’arrestation arbitraire avec tortures corporelles. Son remplacement par un autre Mwami énergique qui aurait bridé les extrémistes conservateurs eût peut-être sauvé la monarchie et permis d’éviter les désastres qui s’abattirent ensuite sur l’ethnie tutsi. La raison de cette abstention dit-elle être cherchée dans le fait que la tutelle craignait les complications internationales que les Tutsi tentaient par tous les moyens de provoquer ou plutôt dans celui que le commandement du parquet n’avait pas été renforcé et que certaines affaires sont par nature de la compétence du chef qui doit dans ces cas être énergique et disposer du temps nécessaire?

  1. Action de l’armée et de l’administration sous la direction du Colonel LOGIEST

De novembre 1959 à l’indépendance du premier juillet 1962, l’armée et l’administration furent dominées par la puissante figure du Colonel LOGIEST qui prit leur commandement. Si la force de la justice n’avait été augmentée qu’en effectifs, celle de l’armée le fut en effectifs et en commandement, celle de l’administration en commandement uniquement. Il est heureux qu’après cinquante ans de présence et pour signer son départ, l’Europe ait eu recours à l’un de ces caractères exceptionnels que forme sa civilisation et dont elle ne se sert, souvent à contre-coeur, que dans les circonstances extrêmes (La personnalité du Colonel LOGIEST se découvre entièrement dans le discours qu’il adressa le 26 octobre 1960 aux 48 membres du Conseil du Rwanda qui fut le premier parlement représentatif du pays:

« Messieurs les conseillers,

Après Monsieur le Résident Général, après le Chef du Gouvernement, c’est un honneur pour moi de pouvoir vous adresser quelques mots.

Un travail considérable et capital pour l’avenir du pays vous attend. Vos tâches seront précisées et réparties au cours des séances ultérieures. C’est le moment de s’arrêter un instant et de méditer avant de se lancer dans l’action.

 Nous devons, chacun d’entre nous, nous poser la question: quels seront les principes qui conduiront ma pensée, mes paroles et m’aideront dans toutes les opinions que je serai amené à exprimer? Quel sera, en d’autres termes, le phare qui m’éclairera et fera que je ne m’égare pas et n’égare pas ma patrie?

Je vous propose la devise suivante que vous connaissez bien: « Aime ton prochain comme toi-même et ton pays plus que toi-même ».

 Vous avez choisi la démocratie. Voyez ce que cette notion devient lorsqu’elle est éclairée par cette devise. La démocratie recherche le bien de tous, en respectant la volonté exprimée par le plus grand nombre. Périodiquement, elle remet les destinées de la nation entre les mains du peuple, par de nouvelles élections.

 Mais elle ne serait pas une démocratie si elle ne se souciait également de respecter les droits des minorités et si elle ne cherchait à assurer le bonheur de tous, sans exception.

Avec une telle devise, il ne peut se concevoir qu’une race en opprime une autre. Notre beau Rwanda ne pourra être sauvé que dans la coopération et le respect réciproque de toutes les races: hutu, tutsi, twa, européenne et toutes les autres.

 Chacun, en appliquant la devise, devra faire effort pour que disparaissent les complexes possibles, les froissements et les malentendus.

Cette devise ne se conçoit pas non plus sans une justice sereine et impartiale. Chaque citoyen, quels que soient sa race et son parti, doit se sentir protégé par les responsables de l’ordre public, et assuré d’être entendu ou jugé d’une manière impartiale. Un pays dont la justice perd cette qualité fondamentale se prépare les pires désordres et creuse sa propre tombe.

 C’est en vertu de cette même devise que votre colère sera juste contre ceux qui veulent créer les désordres et replonger le pays dans les violences.

La justice et l’amour n’excluent pas la fermeté. Vous êtes dès aujourd’hui les soutiens, les colonnes, de l’édifice qui s’appelle Rwanda.

 A ce titre, la faiblesse dans la répression des désordres serait aussi coupable que l’action partisane elle-même.

Messieurs,

En cet instant solennel de l’histoire du Rwanda, sous le regard de Dieu et face aux graves responsabilités qui vous attendent, je vous propose d’adopter cette devise pour votre assemblée:

« Aime ton prochain comme toi-même et ta patrie plus que toi-même ».

Vous y puiserez la force et le courage de faire votre devoir; vous y trouverez la paix de votre coeur et de votre âme, et aussi le bonheur qui est promis aux hommes de bonne volonté.»).

D’origine flamande, père mort en 1914-18 au service de la Belgique, école des cadets de l’armée, plus de vingt ans de commandement à la Force Publique du Congo, catholique pratiquant, le Colonel était de ces hommes qui, formés par une discipline de fer et habitués aux lourdes responsabilités, ont dépassé la formation reçue et sont arrivés à leur plein épanouissement. Il était de ceux qui, sans considération d’intérêt personnel et sans égard à leur peine ou leur tranquillité, savent accepter une mission qu’ils mènent à son terme à travers les ordres et contre-ordres de l’autorité politique supérieure et tant que celle-ci ne les en a pas déchargés. La mission était claire: redonner au pays un équilibre dans les délais les plus brefs afin qu’il puisse accéder à l’indépendance que l’on ne pouvait retarder pour des raisons internationales évidentes. Le pays avait besoin d’une conscience munie de pouvoirs et c’est ce que le Vice-Gouverneur Général lui donna en désignant un chef qui n’y avait aucune attache et qui put donc juger la situation en parfaite objectivité et prendre les décisions tranchées que requérait le moment sans regretter un équilibre ancien qui achevait de sombrer. Quel que soit le jugement que l’histoire portera sur son oeuvre dans cent ans, on doit dès à présent s’incliner devant un caractère.

Il fallait tout d’abord que cessent les dévastations, pillages et massacres. C’était le rôle de l’armée. Avant d’être nommé résident militaire, le Colonel LOGIEST vint au Rwanda à la tête de détachements de la force publique congolaise envoyés en renfort. Ces soldats admirablement disciplinés accomplirent des patrouilles sans nombre dans ce pays accidenté et, par leur seule présence, arrêtèrent les combats. S’ils obéissaient et se dévouaient, c’est aussi qu’ils avaient confiance dans leur chef et dans l’amour que celui-ci leur portait et qu’il leur fit voir dans les heures tragiques qui suivirent l’indépendance du Congo Belge. A ce moment, les soldats de la Force Publique congolaise casernés à Kigali imaginèrent que les Belges se vengeraient sur eux suite aux événements du Congo. Ils s’étaient retranchés dans leur camp et ne permettaient plus aux officiers européens d’y pénétrer. Le Colonel se présenta seul, entra dans le camp et leur proposa de mettre des camions à leur disposition afin qu’ils puissent rejoindre le Congo sans encombre. Ils acceptèrent en exigeant toutefois qu’il les accompagne jusqu’à la frontière comme otage. Et tout se passa bien.

Rapidement les troupes firent cesser les dévastations mais ce ne fut que temporaire car la révolution continuait de couver. Les Tutsi furieux du tour qu’avaient pris les événements et ayant de nombreux chefs et sous-chefs emprisonnés, reprirent de plus belle leur campagne de faux bruits, annonçant que la guerre allait reprendre, que les Belges seraient chassés et les rebelles hutu châtiés. Ils étaient incités par certains d’entre eux qui s’étaient enfuis à l’étranger. Quant aux Hutu, ils prenaient de plus en plus conscience de leur force et supportaient de moins en moins ces menaces qui donnèrent lieu à certaines réactions locales, parfois très violentes. Mais le fait le plus remarquable fut l’extension de la révolution aux territoires qu’elle n’avait pas encore atteints en novembre 1959. Déjà en juin 1960 la flambée révolutionnaire hutu toucha le territoire d’Astrida et, en septembre-octobre de la même année, elle le submergea. En octobre 1960 le territoire de Shangugu connut lui aussi les violences révolutionnaires hutu.Le territoire de Kibungu restait toujours intouché. Au cours de cette même époque, les actions tutsi furent rares, à l’exception de quelques représailles qui souvent ont entraîné des morts hutu. L’examen des statistiques nous apprend d’autre part que, de plus en plus, les Twa et les Hutu inféodés aux Tutsi abandonnèrent ceux-ci à eux-mêmes. Alors que depuis des siècles les Twa constituaient les troupes de choc tutsi et qu’en novembre 1959 ils remplirent encore très activement leur rôle traditionnel, on ne les retrouve plus aux côtés des Tutsi par la suite. Ces petits hommes primitifs avaient senti d’instinct que la girouette de l’histoire n’indiquait plus le même point cardinal. Quant aux Hutu qui constituaient la moitié des troupes tutsi en novembre 1959, par la suite ils n’en constituèrent plus que le tiers.

Dès que l’action militaire fut terminée, le Colonel LOGIESTdut entreprendre l’action politique. Manifestement la domination tutsi exclusive était condamnée, de même que les privilèges du passé; il s’ensuivait qu’il fallait accorder aux Hutu ne fût-ce que le minimum de leurs revendications: un partage plus équitable des terres et une certaine participation au pouvoir. Mais les nonante pour cent au moins des intellectuels du pays étaient Tutsi (infirmiers, aide-infirmiers, agronomes adjoints, aide-vétérinaires, clercs); il fallait tenter de conserver leurs services au pays et de leur faire accepter une réconciliation nationale sur une base progressiste. Malheureusement l’heure de la réconciliation éventuelle était encore lointaine car nombre de sous-chefs tutsi continuaient leur campagne d’intimidation et provoquaient continuellement la population en risquant de créer de nouveaux désordres; leur action sournoise donnait difficilement prise au pouvoir judiciaire. On sait assez combien les enquêtes pour injures, diffamations, calomnies, sont délicates, celles relatives aux faux bruits et à la haine ethnique le sont encore plus. Dans un climat politisé à l’extrême, la justice se devait de montrer la plus grande prudence, les exagérations et faux témoignages n’étant que trop à craindre. En cas de meurtre ou d’incendie, il existe un fait criminel non contestable et la seule difficulté est d’en découvrir l’auteur. Pour les délits intellectuels, la matérialité même des faits est déjà douteuse.

Si le pouvoir judiciaire pouvait difficilement agir, il était cependant nécessaire de retirer leurs commandements aux sous-chefs tutsi les plus intraitables et le Colonel les mit en résidence surveillée. Pour les chefferies et sous-chefferies privées de commandement, le Colonel fit rechercher l’opinion de la population qui désigna des chefs et sous-chefs intérimaires. Ces désignations furent confirmées en juin-juillet 1960 lorsque l’on procéda à des élections communales (Suite à ces élections, l’ancienne subdivision territoriale coutumière appelée « sous-chefferie » fut remplacée par la « commune » et, par voie de conséquence, il n’y eut plus de « sous-chef » mais des « bourgmestres ») où le Parmehutu remporta une écrasante majorité (Les élections communales eurent lieu du 21 juin au 31 juillet 1960). Quant aux Tutsi, le Colonel eut de nombreux entretiens avec eux et il tenta de leur faire admettre la nécessité d’une certaine démocratisation mais, poussés par leurs émigrés, ils ne cédèrent en rien. Les Tutsi de l’Unar refusèrent même de faire partie du Conseil du Rwanda qui fut la première assemblée vraiment représentative du pays et dont les 48 membres, désignés par la tutelle, sur base des résultats des élections communales, furent installés le 26 octobre 1960. Quant au Mwami, en avril 1960, sauf l’Unar, les trois partis politiques: le Parmehutu, l’Aprosoma et le Rader envoyèrent ensemble un télégramme au Roi des Belges, demandant de le démettre et de le remplacer. Cette demande n’eut pas de suite mais on peut en conclure qu’à cette époque encoreles Hutu n’avaient pas l’intention ou n’osaient pas s’attaquer ouvertement à la fonction royale même. Toutefois, vu l’absence de responsabilité ministérielle, les crimes tutsi de novembre 1959 étaient tous imputés au Mwami et peu à peu les Hutu estimèrent que l’institution même leur était opposée et devait disparaître. Le 28 janvier 1961, les bourgmestres hutu se rassemblèrent à Gitarama, berceau de la révolution, et ils y proclamèrent la République dont MBONYUMUTWA devint président et KAYIBANDA premier ministre (Depuis le 26 octobre 1960, le Rwanda possédait sa première assemblée législative autonome et son premier gouvernement à la tête duquel l’assemblée avait désigné KAY1BANDA).

  1. Action de l’ONU. L’amnistie et les élections. La terreur à Kibungu. L’indépendance.

Depuis plusieurs mois le Mwami avait d’ailleurs quitté le Rwanda sans opposition de la tutelle, et il avait rallié Dar-es-Salam où se trouvaient réunis les principaux émigrés tutsi. Durant tout ce temps les Tutsi s’étaient montrés très actifs sur le plan international où ils avaient joué à fond la carte du nationalisme africain et s’étaient présentés en martyrs du colonialisme. Ils avaient aussi fait état du camp de Nyamata qui, selon eux, était un camp de concentration où les meilleurs d’entre eux étaient rassemblés dans des conditions épouvantables (Nyamata est situé dans la partie nord de la région du Bugesera dont la Communauté Economique Européenne a entrepris la mise en valeur dès avant la révolution. Le 4 août 1959, lors du passage à Usumbura d’une délégation de l’Assemblée Parlementaire Européenne, Monsieur Frans MEIDNER, chargé des premiers travaux, déclarait: « Parmi les projets pour lesquels le Rwanda-Burundi a sollicité le financement par la Communauté Economique Européenne, celui qui nous tient le plus à coeur, sur lequel nous fondons le plus grand espoir, mais aussi le plus complexe et problématique, est la mise en valeur du Bugesera(…) Si je dis que c’est le projet sur lequel nous fondons le plus grand espoir, c’est parce que nous n’y cherchons pas une solution à un problème isolé, mais pensons au contraire y trouver une contribution importante à la solution d’un certain nombre de problèmes fondamentaux du pays; ces problèmes sont: la vitalité démographique extrême, si peu adaptée aux limites étroites du territoire; la modicité du produit national; l’emprise d’anciens principes quasi-féodaux sur une société en pleine évolution. (…) Comment et pourquoi la mise en valeur du Bugesera peut-elle nous aider à résoudre de tels problèmes? D’abord parce qu’actuellement, cette région qui constitue 5% de la superficie du territoire, héberge et nourrit à peine 2 % de sa population. Si nous réussissons à récupérer une partie des vastes marais, à mettre sous culture intensive — partiellement à l’aide d’irrigation — les flancs des collines arables, et à créer une économie agro-pastorale extensive au centre, nous pourrons y installer jusque 50 000 familles. En second lieu, nous pourrions, par des cultures industrielles intensives, augmenter très sensiblement le produit national brut (…) ».

Concernant l’ouverture vers le Tiers Monde, principe fondamental de la politique de la Communauté, voi. Concernant les nécessités de l’industrialisation). L’utilisation à des fins politiques de la misère humaine de personnes déplacées est assez connue. La vérité sur le camp de Nyamata est quelque peu différente. Par tout le Rwanda les Hutu avaient chassé des Tutsi de leurs propriétés. Les premiers visés étaient ceux qui avaient abusé de leurs pouvoirs et de leurs privilèges, les seconds ceux qui avaient joui sans abus d’une fortune qui suscitait les convoitises, sans oublier ceux encore qui furent victimes de haines personnelles. Ce fut l’époque où nombre de petits Tutsi émigrèrent en Uganda ou au Kivu avec vaches et bagages. Pour ceux qui restaient au Rwanda, la tutelle organisa un camp à Nyamata, dans une région peu peuplée où elle leur donna des terres afin de permettre leur réinstallation. Elle leur procura des vivres afin de leur permettre d’attendre la première récolte des champs qu’ils devaient ensemencer. Leur nombre ne dépassa jamais 8 000, femmes et enfants compris. Tous ces malheureux, aigris, souvent dépouillés d’une fortune autrefois importante, menaient grand tapage sur l’injustice de leur sort et n’étaient que trop enclins à accepter les mots d’ordre tutsi qui leur déconseillaient de s’installer et leur promettaient la restitution de leurs biens et privilèges et le retour de l’ancien régime avec sa douceur de vivre.

L’ONU trompée accueillit avec bienveillance les doléances tutsi et leurs plaintes formulées à l’égard de la Belgique. Il faut se rappeler que c’était l’époque du début de l’indépendance de l’ancien Congo Belge et que notre pays était alors injustement discrédité dans les cercles internationaux. Il faut se rappeler également que le Rwanda faisait partie de l’ancien Est Africain Allemand et que sa tutelle avait été confiée à la Belgique, d’abord par la SDN puis par l’ONU, que donc son indépendance ne pouvait être acquise qu’avec l’accord de l’ONU, de la Belgique et des autorités locales. L’ONU exigea de nouvelles élections générales et un referendum concernant le Mwami. Ces exigences n’étaient nullement pour inquiéter la tutelle, les résultats étant connus d’avance. Le seul danger était que les Tutsi provoquent, lors des élections, de tels désordres que celles-ci soient nécessairement invalidées. Or l’ONU posait une autre condition qui, sur un plan théorique très élevé, pouvait se justifier mais qui était difficilement acceptable en pratique. Elle exigeait une amnistie générale afin que les leaders tutsi emprisonnés puissent participer à la campagne électorale et que le parti tutsi ne soit pas défavorisé par leur absence. La tutelle pouvait à la rigueur accepter que soient libérés ceux qui avaient commis des infractions peu graves et n’avaient été condamnés qu’à des peines relative-ment légères et elle proclama une amnistie pour les condamnés à des peines inférieures ou égales à cinq ans. L’ONU estima cette amnistie insuffisante pour permettre des élections vraiment libres laissant à chaque parti en présence toutes ses chances. Elle exigea la libération des grands condamnés.

C’est là que le Colonel LOGIEST montra sa mesure. Cette amnistie signifiait la libération dans un climat explosif, moins de deux ans après les faits, d’extrémistes politiques dangereux qui avaient fait leurs preuves par des assassinats ou des meurtres. A première vue c’était de la folie. Jamais un magistrat n’aurait admis une telle aberration. Le Colonel n’étant pas magistrat mais militaire, il raisonna en breveté d’état-major qu’il était et examina le terrain et les forces en présence pour apprécier s’il pouvait accepter le combat. Les Tutsi tenteraient sans doute de créer des troubles et les Hutu essayeraient de s’y opposer. Les deux camps étaient disciplinés et suivraient leurs chefs. Les Tutsi représentaient 15 5 de la population et les Hutu 84 %. Certes il restait l’inconnue des Hutu encore inféodés mais elle ne pouvait être importante. Dès lors, les Tutsi ne pourraient opérer des actions de masse et seraient réduits à la guérilla. Mais une guérilla est nécessairement vouée à l’échec lorsqu’elle ne trouve pas l’appui de la population où elle sévit. Or, grâce à la révolution, les petits paysans hutu avaient réussi à obtenir les terres qu’ils convoitaient depuis longtemps et qui étaient nécessaires à leur subsistance. Ils comprenaient fort bien qu’aider les Tutsi en quoi que ce soit était renoncer à leur terre. Cette menace devait se briser devant leur farouche résolution de paysan.

De plus, comme tout vrai militaire, le Colonel ne dédaignait pas d’accepter un combat même hasardeux. Et dans les circonstances exceptionnelles la plus grande qualité du chef n’est-elle pas, plus que la rectitude du jugement, plus que la vigueur et la rapidité d’exécution, plus que l’humanité du contact, d’avoir une étoile et d’y croire ? C’était de son étoile immense qu’autrefois LÉOPOLD II avait frappé le drapeau azur de l’Etat Indépendant du Congo. Suivant cet exemple d’en haut le Colonel accepta toutes les conditions de l’ONU et la tutelle amnistia nominativement tous les grands Tutsi condamnés sauf MBANDA, condamné à mort. Quant aux affaires politiques non encore jugées, une amnistie avant jugement fut prononcée et les détenus préventifs élargis. Et il ne se passa pratiquement rien durant les élections qui, le 25 septembre 1961, confirmèrent pleinement la majorité absolue du partie Parmehutu et l’établissement de la République.

L’ONU était convaincue et le dernier pas avant l’indépendance franchi. Mais les Tutsi ne se tinrent pas pour battus et cet échec les avait exacerbés. Ils se lancèrent dans la guérilla avec pour base de départ le territoire de Kibungu où ils comptaient encore des fidèles. En décembre 1961, ils s’attaquèrent aux Européens et leurs victimes furent des malheureux qui n’avaient participé en rien à la politique locale. C’est ainsi que fut assassiné chez lui le Conservateur du Parc National de la Kagera (Un an avant sa mort, au club de la « Table Ronde » à Kigali, nous avons entendu le Conservateur DELEYN exposer ses projets concernant l’avenir du Parc de la Kagera après l’indépendance. Tout en préservant les buts principaux de protection de la nature et de recherche scientifique, il insistait sur la nécessité de promouvoir le tourisme. Il est triste que le pays ait été privé de la jeunesse et du dynamisme de cet homme aimable) et qu’une famille — père, mère et enfant de 10 ans — qui circulait en voiture en territoire de Kigali fut sauvagement abattue au détour d’une route. Ces crimes odieux ne pouvaient avoir comme but que d’intimider les Européens et de provoquer leur exode massif qui ne se produisit pas. Les Tutsi menèrent aussi des raids terroristes contre des bourgmestres et juges hutu qu’ils assassinèrent. Finalement excédés, les Hutu passèrent à l’offensive radicale en territoire de Kibungu. En deux à trois jours de terreur, des familles tutsi entières furent massacrées et, vu l’exode qui s’ensuivit vers l’Uganda, il est impossible de préciser si le nombre des victimes se situe aux environs de

1 000 ou de 3 000. Le premier juillet 1962 le pays devenait indépendant. Les Tutsi firent une dernière tentative de force dans les jours qui suivirent. Ils envoyèrent un commando fort d’une centaine d’hommes qui furent rapidement repérés puis encerclés et anéantis ou arrêtés par les soldats de la Garde Territoriale Rwandaise. C’était la dernière tentative qui échoua lamentablement.

VII. CONCLUSION

 Possibilités d’avenir du Rwanda. Nécessité de préparer la révolution industrielle. Obligation morale pour l’Europe de continuer son aide au Rwanda.

Durant les soixante premières années du vingtième siècle, l’Europe fit parcourir au Rwanda une évolution qu’elle-même avait mis plus d’un demi-millénaire à franchir. Elle avait trouvé une population nombreuse et saine, une nation consciente de son individualité et de son unité, un état féodal déjà grandement structuré. Elle apporta la médecine et l’agriculture modernes, l’organisation administrative et le commerce. Par dessus tout, elle introduisit les idées chrétiennes de liberté de l’individu et d’égalité foncière des hommes. Progressivement de puissants facteurs d’évolution se détachent: d’une part une poussée démographique vertigineuse face à une insuffisance des terres, d’autre part l’exploitation grandissante du peuple par l’oligarchie face à la volonté de libération de la classe laborieuse menée par les petits commerçants et instituteurs libérés des liens féodaux. En 1959 les événements se précipitent: le pays entre dans le tournant de l’indépendance. Subitement c’est la révolution: l’affrontement des masses populaires et des extrémistes conservateurs.

Il est sans doute sans exemple qu’une puissance étrangère, sans lien vis-à-vis des partis en présence, ait eu à instituer des juridictions chargées de juger les actes de violence nés de l’antagonisme de ces partis. Et il est peu probable qu’une situation semblable se retrouve jamais, car la justice doit être indépendante et pouvoir disposer des moyens nécessaires aux enquêtes et à l’exécution de ses décisions, et ces conditions n’étaient remplies que parce que la puissance étrangère détenait les attributs supérieurs de la souveraineté. Devant le nombre de prévenus, la répression fut confiée à des tribunaux militaires mais la Belgique prit la précaution de les faire présider par des magistrats de carrière. La modération des peines, le nombre d’acquittements, le fait que les membres des deux partis en présence furent condamnées indistinctement montrent que ce système était bon. On ne peut relever qu’une seule faiblesse quant au droit d’appel qui fut supprimé sauf si la peine de mort avait été prononcée, alors qu’à postériori on peut estimer qu’on aurait pu le maintenir, si pas entièrement, au moins beaucoup plus largement qu’il le fut.

Que peut-on attendre de ce pays qui vient de connaître une révolution douloureuse? Sa stabilité politique fondamentale semble assurée. Uni depuis des siècles, il est impensable qu’il se désagrège selon ses diverses régions. Depuis la révolution, le peuple a pris possession des terres dont il avait besoin et, sans grand appui extérieur, des tentatives de retour à l’ordre ancien ne peuvent que se briser devant la farouche volonté paysanne. Tôt ou tard les émigrés comprendront que, pour retrouver le pays qu’ils continuent à aimer, ils doivent y introduire des activités nouvelles qu’ils sont d’ailleurs éminemment capables de développer. Au point de vue économique, le pays est pauvre en matières premières; sa seule richesse est son peuple. Mais si les richesses matérielles excitent des convoitises et posent par là des problèmes, les richesses humaines en posent d’autres: la révolution a donné des champs au peuple mais son nombre croîtra et, sous peine d’étouffement, à longue échéance le pays ne peut survivre qu’en s’industrialisant. Après la révolution politique, la révolution industrielle est une nécessité.

L’Europe se doit d’aider ce pays qu’elle a conduit si loin, qui offre de si riches possibilités humaines et qui compte sur elle.