La réorganisation « intérimaire »

La première tâche à réaliser d’urgence par l’Administration de Tutelle au lendemain de la Révolution de novembre 1959 était la réorganisation politique et administrative du pays. Cette réorganisation se trouvait préparée déjà, en fait, par l’envoi en avril 1959 d’un « Groupe de Travail » pour l’étude du problème politique au Rwanda-Urundi. Après avoir effectué sur place de larges consultations, ce Groupe avait au début de septembre déposé un rapport très circonstancié auprès des autorités belges.

S’inspirant largement des conclusions de ce rapport, le Gouvernement belge avait adressé au Parlement, le 10 novembre, une Déclaration définissant sa nouvelle politique au Rwanda-Urundi; politique qui comporterait deux grandes étapes : d’abord la mise en place, dans les deux pays, de Gouvernements progressivement autonomes; et ensuite l’institution, du commun accord de ces deux Gouvernements, d’une Communauté du Rwanda et du Burundi.

Cette importante Déclaration, qui fut répétée le 11 novembre sur les antennes de Radio-Bukavu, intervenait en pleine flambée révolutionnaire, et se trouvait donc dépassée par le contexte politique. Mais son contenu restait malgré tout en grande partie valable et, dans cette mesure, elle put inspirer la réorganisation qui devait suivre la Révolution de novembre.

Sur la base de cette Déclaration donc, et des consultations effectuées sur place dans le courant de novembre par le Ministre du Congo belge et du Rwanda-Burundi, furent adoptés le 25 décembre 1959 puis le 25 janvier 1960, un Décret Royal puis un Arrêté Royal « intérimaires », réorganisant l’ensemble des structures politiques et administratives du pays. Les 544 sous-chefferies se trouvèrent transformées en 229 Communes provisoires, après avoir été regroupées dans un but de viabilité financière. Des élections communales au suffrage universel furent décidées, en vue de constituer des Conseils communaux au sein desquels le Mwami nommerait ensuite, et sur leur proposition, Les Bourgmestres. Les chefferies, quant à elles, furent condamnées à disparaître; elles subsistèrent toutefois, à titre transitoire, comme de simples échelons administratifs et non plus politiques.

Les dix Territoires furent appelés à devenir dix Préfectures, à la tête desquelles seraient placés des Préfets rwandais, exerçant progressivement les attributions des Administrateurs de Territoire, eux-mêmes transformés en « animateurs-coordinateurs ».

La Résidence deviendrait le Pays du Rwanda et, à sa tête, Le Mwami exercerait le pouvoir exécutif dans le cadre d’une autonomie progressive, tout en se maintenant à la fois en dehors du Gouvernement et au-dessus des Partis. Un Conseil du Pays, comportant 45 membres élus au second degré et un certain nombre de membres désignés pour représenter des groupes d’intérêts, exercerait conjointement avec le Mwami, et par voie d’Édits, un pouvoir législatif progressivement étendu.

La hiérarchie rwandaise ainsi réorganisée serait dès lors fusionnée avec la hiérarchie de la Tutelle qui lui céderait peu à peu tous ses pouvoirs. A l’échelon du Rwanda-Burundi enfin, le Gouverneur deviendrait Résident Général et le Conseil Général serait habilité à donner ses avis notamment sur les projets de Décrets et d’Arrêtés Royaux. Et quant à l’Union Administrative du Rwanda-Urundi avec le Congo, elle serait considérablement assouplie en prévision le l’indépendance prochaine de ce pays. En attendant les élections communales, les Communes provisoires et les Chefs intérimaires, pour la plupart Hutu, continuèrent à remplir leur rôle d’autorités régionales. Mais à l’échelon du Pays, l’ancien Conseil Supérieur et sa députation permanente, ayant été volatilisés par la Révolution, durent être remplacés par un Conseil Spécial Provisoire reprenant le rôle de son prédécesseur auprès du Mwami. Ce nouveau Conseil, constitué le 6 février 1960, se composait de huit membres (2 Parmehutu, 2 Unar, 2 Aprosoma, et 2 Rader).

Une de ses premières initiatives fut de proposer au Mwami un projet d’Arrêté suspendant les privilèges de pâturage des possesseurs de domaines pastoraux sur les jachères agricoles de leurs clients fonciers en saison sèche. Ce projet fut repoussé par Kigeri qui récusa la compétence du Conseil; et c’est finalement le Résident Spécial qui dut le signer en date du 2 mai, en vertu de ses pouvoirs de substitution.

Entre-temps, du 2 au 31 mars, le Rwanda-Urundi avait été parcouru par la Mission régulière de Visite du Conseil de Tutelle. Cette Mission avait été mise au courant des récents événements politiques du Rwanda, en même temps que des dispositions prises ou envisagées par la Belgique pour assurer l’évolution démocratique du pays. Elle avait, en conclusion de son séjour, formulé une double recommandation : d’abord, qu’une conférence de réconciliation nationale soit organisée d’urgence avant les élections communales; et ensuite « que des élections au suffrage universel direct en vue de la constitution d’assemblées nationales pour le Rwanda et pour le Burundi aient lieu au début de 1961 et qu’elles soient supervisées par les Nations Unies ».

Durant le séjour même de cette Mission, le Conseil Spécial Provisoire élabora, le 23 mars, au cours d’une séance extraordinaire à laquelle participaient le Résident Spécial et les leaders des quatre principaux Partis, une proposition adressée à Kigeri et comprenant sept mesures pouvant contribuer à la pacification du pays. Notamment, serait institué un Cabinet du Mwami, composé de 4 membres choisis par ce dernier parmi des candidats présentés par les 4 principaux Partis; le Mwami résiderait à Kigali et se ferait, de plus, accompagner en toutes circonstances par un membre de son Cabinet; il ne poserait aucun acte qui n’ait été au préalable approuvé par le Conseil Spécial Provisoire; le Conseil des rites royaux (Abiru) et le tambour Kalinga, symbole de la domination Tutsi, seraient supprimés…

 Cette dernière tentative de conciliation, qui visait essentiellement à soustraire Kigeri aux extrémistes de son entourage, ne reçut réponse qu’un mois plus tard : Kigeri rejetait l’ensemble et le détail.

Dès lors, le 30 avril 1960, le Parmehutu, l’Aprosoma et le Rader décidèrent de former un Front Commun. Ils adressèrent au Ministère belge du Congo et du Rwanda-Burundi un télégramme collectif disant entre autres ceci : « Mwami refuse collaboration (…) Déclarons rupture avec Kigeri (…) ».

Trois semaines plus tard, celui-ci, ayant perdu pied devant l’hostilité ou l’indifférence des foules, et craignant que sa vie ne soit en danger lorsque les élections auraient donné la victoire aux masses          Hutu, gagna Bujumbura où il devait participer au Conseil Général du Rwanda-Burundi. A partir de ce moment, il n’allait plus reparaître dans le pays qu’à l’occasion de trois brefs passages par Nyanza et Kamembe. Après les élections, qui consacrèrent la victoire des leaders Hutu, il gagna finalement, le 25 juillet, la Capitale congolaise, consommant sa rupture avec l’ordre légal et l’Administration belge. Il allait dans la suite, avec les extrémistes de l’UNAR, adresser à l’ONU une série de pétitions en vue d’obtenir la levée de la Tutelle belge, accusée de génocide, puis l’occupation du Rwanda par les Casques Bleus, et enfin des élections organisées par l’ONU.

 Les élections communales et le premier Gouvernement autonome

A près le départ de la Mission de Visite, fin mars, les Partis démocratiques effectuèrent auprès des autorités belges de pressantes et vigoureuses démarches pour que les élections communales ne soient en aucune manière retardées. Et en réalité, si un retard avait été décidé à ce moment, le Rwanda eût été la proie d’une nouvelle flambée révolutionnaire, et cette fois infiniment plus brûlante.

Conscient de ce danger, le Gouvernement belge décida d’organiser, durant la première semaine du mois de juin à Bruxelles, le Colloque de réconciliation souhaité par la Mission de visite ; Il y invita deux délégués de chacun des quatre principaux Partis rwandais.

L’UNAR refusa toutefois en dernière minute d’y participer, dans l’espoir sans doute de retarder les élections. A quoi le Gouvernement belge répondit en modifiant ses invitations, et en convoquant très officiellement au Colloque les 8 membres du Conseil Spécial Provisoire. Le Colloque eut donc lieu et les quatre Partis y furent représenter ; mais il n’aboutit qu’à des conclusions limitées, du fait de l’opposition de l’UNAR. Tout au moins, permit-il un accord sur les modalités des élections communales, sur une extension des pouvoirs du Conseil Spécial avec droit d’initiative, et sur le principe d’un Colloque général sur le problème de la Communauté Rwanda-Burundi.

 

Sur ces entrefaites, le 6 juin, après s’être finalement convaincu de l’impossibilité d’une entente quelconque avec Kigeri ou avec l’UNAR, le Parti Parmehutu, réuni à Ruhengeri, rejeta définitivement le régime des Bami et opta pour la République. Il s’intitula désormais « Mouvement Démocratique Républicain Parmehutu », et c’est sous cette étiquette qu’il fit dès lors campagne pour les élections communales.

Durant toute la période préparatoire à ce scrutin, et jusqu’à la mise en place des nouvelles autorités communales au mois d’octobre 1960, le pays vécut une succession de troubles plus ou moins intenses. En de nombreuses régions, le Parti UNAR entreprit des campagnes d’intimidation et de faux bruits. Selon ceux-ci, par exemple, le 1V1wami avait obtenu l’annulation des élections : inutile donc de voter; ou bien, les votants allaient être marqués d’un fer rouge (comme ennemis du Mwami); ou encore, les femmes et enfants seraient exterminés et les habitations incendiées durant le vote des hommes; etc…

En plusieurs régions aussi, des troupes de Tutsi armés s’attaquèrent aux forces de l’ordre. A Butare notamment, le 22 juin, un groupe de 200 Tutsi, sommé de déposer les armes, feignit de s’exécuter puis se rua sur les forces de l’ordre : une riposte instantanée fit parmi eux 22 morts et 35 blessés. Le même coup fut tenté encore à Kigali quelque deux mois plus tard.

La tension et l’animosité qui régnaient dans le pays étaient telles, que la moindre étincelle eût pu mettre le feu aux poudres. Pour prévenir de graves désordres, si difficiles à maîtriser sur les centaines de hautes collines du Rwanda, l’Administration adopta diverses mesures préventives. Et elle plaça notamment en résidence surveillée un certain nombre d’irréductibles partisans de la violence; ce qui lui permit de laisser aux différents Partis, sans trop de risques, une complète liberté d’expression.

Au mois de juillet, durant la période même du scrutin, le Congo ayant accédé à l’indépendance, les troupes de la Force Publique congolaise stationnées au Rwanda durent être rapatriées vers Bukavu. Et l’ordre public fut dorénavant assuré dans le pays par un bataillon de 400 para-commandos belges. L’Administration entreprit, dans les mois qui suivirent, de recruter par voie d’engagements volontaires une Garde Territoriale et une Police Territoriale du Rwanda-Burundi, dont l’effectif serait respectivement de 650 et de 750 hommes pour chacun des deux pays. Ces nouvelles forces furent placées, avec les para-commandos belges, sous un commandement unique, sous la haute autorité du Résident Général.

 

Malgré les risques qu’il avait ainsi fallu courir, les élections se déroulèrent sans heurts, Territoire par Territoire, entre la fin du mois de juin et la fin du mois de juillet. Leur résultat fut la victoire écrasante des Partis démocratiques. Le Parmehutu et l’Aprosoma s’assurèrent, sur les 3 125 sièges de conseillers à pourvoir, respectivement 2 390 et 233 sièges, soit 70,4 et 7,4 %. Quant au Parti UNAR, sous la pression de ses éléments extrémistes réfugiés à Dar-es-Salaam, il avait lancé un mot d’ordre d’abstention mais sans retirer ses listes. Résultat : il obtint 56 sièges (1,8 %).

Le Rader enfin, qui avait nourri de grands espoirs, n’obtint pour sa part que 206 sièges (6,6 %), concentrés dans une demi-douzaine de Communes du Bugesera et du Buganza. Déçu par ce faible résultat, et en protestation contre ce qu’il appelait la dictature du Parmehutu, il décida à ce moment de rompre le Front Commun qui l’unissait aux Partis démocratiques. Au lendemain de ces élections, 210 Communes sur 229 se trouvèrent administrées par des Bourgmestres et Conseillers Hutu.

Le 18 octobre 1960 enfin, les Communes provisoires instaurées par le Décret intérimaire de décembre 1959 firent place officiellement à des Communes définitives. Celles-ci furent dotées d’une organisation intérieure complète. Le même jour, le Conseil Spécial Provisoire fut, en attendant de prochaines élections législatives, remplacé par un Conseil Provisoire de 48 membres tous nommés par le Résident Général après consultation des principaux Partis. Le même jour encore, fut instauré un Gouvernement Provisoire ayant pour compétence l’exercice du pouvoir exécutif et la direction des affaires du pays dans les limites fixées par les Arrêtés Royaux et les Ordonnances d’administration générale.

Ce premier Gouvernement autonome dut, en l’absence du Mwami, exercer les attributions de celui-ci. Il eut pour Premier Ministre le Président du M.D.R. Parmehutu, M. Grégoire Kayibanda. Il comptait huit Ministres et douze Secrétaires d’État et d’Administration’.

Dans le même temps, des Administrateurs-Adjoints rwandais furent nommés auprès de chaque Administrateur de Territoire belge, pour exercer les attributions de ceux-ci au fur et à mesure qu’elles leur seraient déléguées.

Les Résolutions de l’ONU et la proclamation de la République

Le résultat des élections communales de juin-juillet 1960 et la solide victoire qu’y avaient remportée les Partis démocratiques entraînèrent dans le pays un certain apaisement des esprits. A l’étranger par contre, les extrémistes de l’UNAR réfugiés à Dar-es-Salaam et le Mwami Kigeri lui-même entrèrent littéralement en ébullition. Ils se lancèrent, avec l’énergie du désespoir, dans une violente campagne de dénigrement visant à la fois les leaders Hutu et l’Administration de Tutelle.

La position internationale de la Belgique se trouvait à cette époque sensiblement affaiblie en raison des événements survenus au Congo au lendemain de l’indépendance de ce pays, le 1erjuillet 1960. L’UNAR et Kigeri, bientôt rejoints par le Rader aigri par l’écrasante prépondérance des Partis démocratiques, entreprirent d’exploiter au maximum cette situation à l’occasion de la Quinzième Session annuelle de l’Assemblée Générale des Nations Unies, en novembre et décembre 1960. En effet, conformément à la Recommandation formulée par le Conseil de Tutelle en date du 30 juin, la question de l’avenir du Rwanda-Burundi avait été inscrite comme point distinct de l’ordre du jour de cette Assemblée.

L’UNAR, le Rader et Kigeri commencèrent par organiser une série de pétitions, individuelles ou groupées, adressées au Conseil de Tutelle et au Secrétaire Général Hammarskjïld, contestant et rejetant les résultats des élections communales, et accusant la Belgique impérialiste et colonialiste des plus graves méfaits. Ils s’adressèrent ensuite directement à la Quatrième Commission de l’Assemblée, qui était particulièrement chargée d’instruire la question de l’avenir du Rwanda-Burundi. Et là, après avoir une nouvelle fois travesti les réalités sociales et politiques rwandaises, ils formulèrent une série de revendications. En premier lieu, ils exigèrent que le mandat de Tutelle soit immédiatement retiré à la Belgique, et qu’il soit confié à une Commission politique spéciale de l’ONU. Ils exigèrent ensuite que la Garde Territoriale rwandaise et les para-commandos belges soient remplacés par les Casques Bleus; que Kigeri soit réinstallé dans son pays; que les mesures de mise en résidence surveillée prises par l’Administration belge soient rapportées; et qu’enfin, une amnistie générale et inconditionnelle soit accordée à tous les condamnés politiques. Ces diverses mesures étaient, selon leurs dires, indispensables à la pacification complète du Rwanda, et devaient intervenir sans délai, de façon à permettre la préparation paisible des élections législatives. Celles-ci devaient en tous cas être postposées jusqu’à cette pacification complète.

Ces démarches ne manquèrent pas de troubler les esprits à New York et c’est dans une atmosphère incertaine et suspicieuse que l’Assemblée Générale des Nations Unies aborda finalement la question politique du Rwanda en séance plénière. Le 20 décembre 1960, après d’âpres controverses, elle finit par adopter deux importantes Résolutions. Par la première (n° 1579/XV), elle demanda à la Belgique de prendre notamment les mesures suivantes : amnistie générale et inconditionnelle des infractions politiques, et suspension de l’état d’exception, afin de permettre à tous une activité politique « normale et démocratique » en vue des élections; organisation, avant lesdites élections, d’une conférence de conciliation en présence d’observateurs de l’ONU; et enfin, renvoi de ces élections à une date à fixer ultérieurement… Par cette même Résolution, fut créée une Commission « ad hoc » de trois membres, dont la tâche serait d’observer d’abord le déroulement de la conférence de conciliation, puis la préparation et l’exécution des élections législatives.

Dans sa seconde Résolution (n° 1580/XV), l’Assemblée Générale aborda la question du Mwami. Elle y formula d’une part le souhait que Kigeri soit réintégré au Rwanda en attendant que la volonté populaire ait pu s’exprimer à son sujet, et d’autre part la décision qu’un référendum serait organisé, en même temps que les élections législatives, visant l’institution du Mwami et, s’il y avait lieu, la personne même de Kigeri.

Entre-temps, du 7 au 14 décembre, l’Administration belge avait organisé à Gisenyi un second Colloque, en vue de préparer les élections législatives, dans l’hypothèse où elles seraient maintenues au mois de janvier 1961. Ce Colloque, semblable à celui qui avait précédé en juin les élections communales, groupa les délégués des quatre principaux Partis, le Gouvernement provisoire et l’Administration belge.

Les participants s’y mirent d’accord sur les nouvelles structures envisagées pour le Rwanda, ainsi que sur un projet de législation électorale présenté par la Tutelle. Par contre, la date des élections fit, comme à New York, l’objet de vives controverses, le Gouvernement provisoire, le Parmehutu et l’Aprosoma requérant comme date limite celle du 15 janvier, convenue depuis de longs mois; l’UNAR et le Rader, quant à eux, requérant que les élections soient postposées jusqu’«après la pacification du pays ».

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, ce conflit sur la date des élections se trouva tranché par les Résolutions de l’ONU le 20 décembre, dans le sens souhaité par l’UNAR et le Rader. Et ceux-ci se hâtèrent de câbler leur satisfaction à New York. La Belgique, pour sa part, se conformant à la première Résolution de l’ONU, organisa du 5 au 12 janvier 1961, une conférence générale de conciliation du Rwanda-Burundi, mettant en présence tous les Partis des deux pays, sous l’égide de la Tutelle et en présence de la Commission « ad hoc » de l’ONU. Les débats de cette conférence portèrent en premier lieu sur l’avenir commun du Rwanda et du Burundi : la question y fut posée d’une union politique ou économique et, corrélativement, la question de futures institutions communes aux deux pays. Quant au problème particulier de la réconciliation interne du Rwanda, cette Conférence n’ajouta rien au Colloque qui venait de se tenir à Gisenyi; si ce n’est que, cette fois, la toute grande majorité des représentants du Rwanda et du Burundi se prononcèrent pour le maintien des élections le 15 janvier à l’encontre des Résolutions de l’ONU.

Le 15 janvier, la Belgique, qui ne s’était pas encore prononcée sur ces Résolutions, édicta de nouvelles dispositions législatives organisant les futures élections en même temps que les institutions devant résulter de celles-ci, conformément à l’accord intervenu au Colloque de Gisenyi. C’est finalement le 20 janvier 1961 que le Gouvernement belge fit connaître sa position définitive vis-à-vis des Résolutions : il acceptait la conférence préliminaire de conciliation (qui venait effectivement d’avoir lieu, en présence de la Commission « ad hoc ») ; il acceptait de postposer les élections, mais non sans souligner le danger d’une telle mesure; il acceptait qu’un référendum soit organisé en même temps que les élections, sur l’institution du Mwami et sur la personne de Kigeri; il acceptait l’amnistie des infractions politiques, sous certaines réserves… Par contre, il restait sur ses positions en ce qui concernait le retour de Kigeri au Rwanda avant les élections : ce retour ne pourrait être envisagé, car il entraînerait inévitablement les réactions les plus graves.

Au Rwanda comme au Burundi, l’acceptation par la Belgique de retarder les élections contre le vœu de l’énorme majorité des populations, fut accueillie avec une impatience non dissimulée. Une semaine après la décision de Bruxelles, le 28 janvier 1961, sur convocation du Ministre rwandais de l’Intérieur, M. Jean-Baptiste Rwasibo, s’organisa sur la grand-place de Gitarama une réunion de tous les Bourgmestres et conseillers communaux du pays. Son but déclaré était l’adoption de certaines mesures en vue de la pacification et du maintien de l’ordre.

Autour des quelque 3 500 participants officiels de cette réunion, s’était progressivement massée une foule de plus de 25 000 personnes, venue des quatre coins du pays.

Le Ministre de l’Intérieur commença par prendre la parole et remercia les autorités communales pour leur participation active à l’effort de pacification. Il leur posa ensuite ces deux questions, qui correspondaient avec la préoccupation de tous en ce moment « Quelle solution sera donnée à la question Kigeri? Quand sortirons-nous du provisoire? » Et dans le même temps, il y donna réponse : « C’est à vous, Bourgmestres et Conseillers, qui représentez la population du Rwanda, qu’il appartient de répondre à ces questions! (…) Kalinga, les Abiru, et L’organisation féodale ont rendu la population de ce pays malheureuse. Ces institutions doivent disparaître, pour faire place à la démocratie! »

Ces déclarations furent accueillies avec le plus vif Succédant à son Ministre de l’Intérieur, le Premier Ministre Kayibanda, fit alors une retentissante proclamation, disant en substance que le Mwami Kigeri et sa lignée étaient définitivement exclus, que le Kalinga et les Abiru étaient abolis, que le drapeau rouge, jaune et vert serait le symbole du Rwanda nouveau, et que ce Rwanda serait une République… enthousiasme par la foule des participants. Le Ministre Rwasibo annonça dès lors l’élection du Président de la République, et il invita les Partis à présenter leurs candidats. Le Parmehutu, l’Aprosoma, de même que deux petits Partis, l’Aradetwa et l’Apadec, désignèrent chacun leur homme, qui fut présenté aux conseillers et Bourgmestres. Ceux-ci procédant alors par vote secret et en tant qu’élus directs des populations, choisirent M. Dominique Mbonyumutwa, le candidat proposé par le Parmehutu, avec une solide majorité de 83,2% des voix. Immédiatement après, le Ministre de l’Intérieur fit procéder à l’élection des membres d’une Assemblée Législative, représentants indirects du peuple. Ces membres furent choisis Territoire par Territoire proportionnellement aux chiffres de leur population : 8 pour Butare, 5 pour Ruhengeri et Kigali, 4 pour Gitarama, Nyanza, Kibungo, Byumba et Gisenyi, et 3 pour Kibuye et Cyangugu. Résultat de ce scrutin : sur 44 sièges à pourvoir 40 furent attribués au Parmehutu, et 4 à l’Aprosoma.

Le nouveau Président, M. Mbonyumutwa, désigna alorsM. Grégoire Kayibanda comme formateur du Gouvernement, et tandis que celui-ci consultait diverses personnalités, la nouvelle Assemblée Législative se réunit pour élire son Président en la personne de M. Joseph Habyalimana proposé par le Parmehutu, et son vice-président en la personne de M. Lazare Mpakaniye.

Kayibanda, qui avait entre-temps composé son équipe gouvernementale, présenta celle-ci à l’Assemblée Législative’. Puis le Président Mbonyumutwa annonça la formation d’une Cour Suprême ayant pour Président M. Isidore Nzeyimana.

A l’occasion de cette journée historique, l’Assemblée Nationale, les Présidents, les membres du Gouvernement autonome, les dix Préfets, les Bourgmestres et les Conseillers Communaux, réunis en Congrès National, adoptèrent encore ce qui allait être la Constitution officieuse et provisoire du pays en attendant les élections législatives. Le 28 janvier 1961 fut donc pour le Rwanda une date historique, à l’occasion de laquelle les principaux leaders démocratiques prirent réellement et pacifiquement en main l’avenir du pays. Les nouvelles institutions mises en place étaient issues de la volonté du peuple, et l’Assemblée Législative tout au moins trouvait une certaine base légale dans les dispositions du Décret intérimaire du 25 décembre 1959, lequel prévoyait une élection au second degré pour le Conseil du Pays.

Dès les premiers jours de février, le Gouvernement belge détermina officiellement sa position à l’égard des nouvelles institutions rwandaises. Il fit savoir que l’expression paisible de la volonté générale des populations du Rwanda ne pouvait pas être combattue par la force, et qu’une attitude de refus ne pourrait avoir que des conséquences désastreuses. Il reconnut donc de facto les autorités publiques instituées à Gitarama, et se déclara prêt à discuter avec le nouveau Gouvernement de la préparation des structures définitives du pays, tout en réservant les droits correspondant à ses devoirs de Tutelle. Les compétences et pouvoirs d’autonomie exercés par le Conseil et par le Gouvernement Provisoires du 18 octobre 1960 furent en conséquence reconnus, en date du 6 février, à l’Assemblée Législative et au Gouvernement institués à Gitarama. Et la Commission « ad hoc » des Nations Unies, arrivée depuis le 27 janvier à Bujumbura venant de Bruxelles, fut avisée de cette décision le 7 février.

Les élections législatives et le Référendum

 Les autorités rwandaises mises en place le 18 octobre 1960, et remplacées à Gitarama le 28 janvier suivant, se donnèrent pour première tâche la pacification du pays et la consolidation de ses bases démocratiques. Les nouvelles autorités communales, encore totalement inexpérimentées, furent dûment conseillées, contrôlées, et progressivement habituées aux pratiques, toutes nouvelles dans le pays, de la démocratie.

De la collaboration entre l’Administration de Tutelle et le Gouvernement rwandais autonome, naquirent une série de réformes, fruits précieux de la Révolution de novembre. Ainsi, les vieux tribunaux de chefferie, le vieux système de la confusion des pouvoirs politique et judiciaire, autrement dit le vieux système des juges-politiques, furent, en date du 14 janvier 1961 supprimés et remplacés par 109 tribunaux de canton, ayant pour ressort une ou plusieurs Communes. Le juge et les deux assesseurs de chacun de ces nouveaux tribunaux furent dorénavant nommés par le Chef du Pays, sur une liste de candidats présentée par les Conseils Communaux intéressés et approuvée par l’Administrateur du Territoire. Ils eurent à connaître de toutes contestations de droit non écrit inférieures à 30 000 F. Au-dessus de cette instance nouvelle subsistèrent les dix tribunaux de Territoire et le Tribunal du Pays, eux aussi dorénavant soumis au principe de la séparation des pouvoirs.

Le 10 février 1961, les chefferies, qui avaient été temporairement maintenues comme échelons administratifs, furent définitivement supprimées. L’actif et le passif de leurs Caisses administratives furent répartis entre les Communes de leur ressort. Et le mandat des Chefs intérimaires fut dès lors interrompu. Quant aux Territoires, qui avaient été, de facto, transformés en Préfectures par la Constitution provisoire du 28 janvier, ils se trouvèrent officiellement confirmés dans leur nouvelle appellation à la date du 7 mars 1961. Les anciens Administrateurs-Adjoints rwandais furent donc transformés en Préfets, et assistés dans leurs tâches par les anciens Administrateurs.

Au niveau du Gouvernement et de l’Assemblée autonomes enfin, les principaux développements qui intervinrent à cette époque furent d’abord la décentralisation progressive et constante des compétences des Autorités de Tutelle, et ensuite l’étude des réformes démocratiques à venir. Ainsi fut adopté le 26 mai 1961 un Édit réformant en partie le régime de clientèle foncière « Ubukonde » en Préfectures de Gisenyi et Ruhengeri.

Les réformes qui s’effectuaient ainsi à tous les échelons s’étaient accompagnées, au niveau du Rwanda-Burundi, d’une série d’importants rajustements nécessités par l’accession du Congo à l’indépendance. A la date de cette accession, le 1er juillet 1960, les derniers liens de l’ancienne Union Administrative avec ce pays s’étaient défaits d’eux-mêmes. Une loi belge avait, le 7 juillet, conféré au Résident Général du Rwanda-Burundi tous les pouvoirs dont disposait naguère à l’égard des deux entités le Gouverneur Général du Congo. Puis les différents organismes parastataux communs au Congo et au Rwanda-Burundi avaient été successivement scindés et remplacés par des organismes distincts. La Banque du Congo belge et du Rwanda-Burundi avait ainsi dû fermer ses portes, et avait été remplacée à Bujumbura par une Banque d’Émission du Rwanda-Burundi, laquelle ouvrit ses guichets le 22 septembre 1960. A cette même date, une vaste opération avait été organisée à travers tout le pays pour remplacer d’abord les billets, et plus tard les pièces métalliques communes aux trois pays par une monnaie propre au Rwanda-Burundi, et alignée sur le franc belge.

De la scission des différents organismes communs, naquit à cette époque une série de problèmes de partage d’actifs et de passifs, problèmes qui forment depuis lors un important Contentieux entre les trois pays.

A la fin de l’année 1960,1e déchaînement de la crise congolaise, et la tension intérieure constatée au Rwanda et au Burundi poussèrent l’Administration belge à instaurer un régime de volontariat pour ses agents en service dans les deux pays : il fut dorénavant loisible à chacun de ces agents de regagner son pays sur simple préavis de 3 mois. Cette mesure, adoptée le 1erdécembre, fut toutefois de peu d’effet au Rwanda, et le bon nombre, connaissant la solidité du nouveau régime, resta à son poste.

Vint le 7 mars 1961, et la reprise de la XVe Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Celle-ci prit connaissance du rapport de sa Commission « ad hoc » au Rwanda-Burundi. Elle entendit les nouvelles pétitions de l’UNAR, du Rader et de Kigeri protestant contre l’instauration de la République à Gitarama le 28 janvier et contre sa reconnaissance par la Belgique le 6 février. Elle entendit le pour et le contre; et finit par adopter, le 21 avril, une nouvelle Résolution (n° 1605/XV).

Selon celle-ci, les élections législatives et le référendum devraient s’effectuer au mois de septembre 1961, sous le contrôle d’une mission spéciale des Nations Unies. Le référendum devrait porter sur deux questions : Désirez-vous conserver l’institution du Mwami au Rwanda? et, Dans l’affirmative désirez-vous que Kigeri V reste le Mwami du Rwanda? La même Résolution renvoyait les trois membres de la Commission « ad hoc » au Rwanda-Burundi en tant que Commissaires, pour aider et conseiller l’Administration de Tutelle.

Celle-ci, qui avait mis en place un dispositif spécial pour accueillir les réfugiés désireux de revenir au pays, avait en même temps adopté diverses mesures d’amnistie. La nouvelle Résolution recommanda que ces mesures soient immédiatement étendues à l’ensemble des infractions politiques, sous le contrôle d’une nouvelle Commission onusienne désignée à cet effet. Suite à quoi, l’Autorité de Tutelle adopta, le 31 mai, une mesure d’amnistie générale visant toutes infractions, commises entre le 1eroctobre 1959 et le 1er avril 1961, et dont le caractère politique aurait été préalablement reconnu par une Commission de trois magistrats belges. Restèrent toutefois exclus du bénéfice de cette amnistie certains crimes punis ou punissables de plus de 5 ans de servitude pénale (assassinats, meurtres, incendies ayant entraîné mort d’homme, tortures corporelles, direction d’attentats collectifs de dévastation…). Une première mise en application de cette mesure fut jugée insuffisante par la Commission onusienne, et il fallut finalement l’étendre aux plus graves condamnés. Le 24 juillet, fut publiée la liste des derniers amnistiés 1, Ceux-ci furent dès lors relâchés dans la nature, ou, s’ils s’étaient réfugiés à l’étranger, ils furent autorisés à rentrer dans le pays en toute impunité. Seuls deux condamnés à mort restèrent sous le coup de leur condamnation; l’un d’eux, qui se trouvait détenu dans le pays, vit plus tard sa peine commuée en détention à perpétuité.

Le souci de liberté électorale qui avait inspiré les exigences de l’ONU en cette matière eut, comme l’on pouvait s’y attendre, des effets « secondaires » regrettables. En fait, il permit à un certain nombre de grands criminels de rejoindre les éléments extrémistes réfugiés à l’étranger et d’organiser à partir de là un terrorisme qui persisterait plusieurs années après l’indépendance du Rwanda. Dans l’immédiat, grâce à la mobilisation morale des populations dans tout le pays, Commune par Commune et colline par colline, et grâce à l’efficacité des forces de l’ordre, l’amnistie ne permit pas aux extrémistes Tutsi de provoquer le moindre trouble grave jusqu’au moment des élections de septembre. Plusieurs attentats terroristes (assassinats, incendies, abattages et enlèvements de bétail) eurent bien lieu en Préfectures de Byumba, Kigali, Gisenyi et Kibungo, mais n’eurent pas de répercussions graves dans l’ensemble du pays. Tous ces attentats étaient perpétrés durant la nuit, par des bandes de terroristes disposant d’armes à feu, et à l’égard de populations désarmées et isolées.

Les auteurs de ces agressions nocturnes et sans courage furent surnommés « Inyenzi », c’est-à-dire « les cancrelats »… Pendant ce temps-là, les préparatifs électoraux s’accélérèrent.Les différents Partis se mixent en campagne. A partir du 4 et du 5 août, le Gouvernement autonome puis l’Assemblée Législative durent suspendre leurs activités jusqu’à ce que les élections prochaines aient permis de constituer des institutions définitives. Entre-temps, les pouvoirs du Gouvernement autonome furent repris par le Résident Spécial assisté de huit Commissaires.

Préparées dans le calme, les élections législatives et le référendum se déroulèrent, le 25 septembre 1961, sans incidents, au suffrage universel des hommes et des femmes de plus de 18 ans. Le Parmehutu emportait 77,7 % des voix, et 35 sièges sur 44. L’Unar emportait 7 sièges; et l’Aprosoma et le Rader devaient se contenter d’un siège chacun. Quant à l’institution des Bami, et en particulier la personne de Kigeri, elles se trouvèrent rejetées par une écrasante majorité de 79,8 % des électeurs et des électrices.

Ce jour du 25 septembre 1961, jour d’une éclatante victoire, fut dans la suite désigné du nom de « Kamarampaka », c’est-à-dire « ce qui a mis définitivement fin aux différends ». Au début du mois d’octobre, la législation en vigueur dut être modifiée en fonction de la volonté populaire : l’institution des Bami, définitivement abolie, se trouva officiellement remplacée par un régime républicain et présidentiel’. Enfin, le 25 octobre, la nouvelle Assemblée Législative fut inaugurée. Elle élut à sa tête, comme Président le Député Am. Rugira, et comme Vice-Président le Député Aloys Nzabonimpa.

Grégoire Kayibanda, Président du Parti Parmehutu, fut élu Président de la République et formateur du Gouvernement ‘ ; M. 1V1bonyumutwa, ancien Président élu à Gitarama, fut désigné comme Président de la première Chambre de la Cour d’Appel à Nyanza.

Vers l’indépendance

Le nouveau Gouvernement mis en place le 25 octobre 1961 eut à poursuivre la prise en main des affaires du pays. Il envoya, du 4 au 21 décembre à Bruxelles, à l’invitation du Gouvernement belge, une délégation chargée de négocier le statut d’autonomie du pays. A l’issue de ces négociations furent signés divers Protocoles, dont le premier reconnaissait au Rwanda l’autonomie la plus complète compatible avec le régime de Tutelle, le Gouvernement belge s’engageant en outre à associer le plus largement possible les autorités rwandaises à l’exercice des « pouvoirs réservés » : défense de l’intégrité du territoire, maintien de l’ordre public, contrôle financier, et relations extérieures. Un second Protocole définit les Services communs au Rwanda et au Burundi qui devraient être liquidés et divisés, et ceux qui devraient subsister; tandis que la Belgique s’engageait en tant que responsable des intérêts du Rwanda et du Burundi, à déployer tous ses efforts en vue de déterminer et liquider l’ensemble des questions litigieuses entre le Rwanda-Burundi et le Congo indépendant.

Comme suite à la conclusion de ces Protocoles, un Administrateur des Services communs du Rwanda-Burundi fut nommé à Bujumbura, le 16 janvier 1962, et quelques jours plus tard, le Résident Spécial du Rwanda se trouva transformé en « Haut Représentant de la Belgique ». Entre-temps, chacun des Ministères rwandais continua à étoffer progressivement ses Services dans le cadre de la décentralisation des compétences de l’Administration de Tutelle. Kigali, à cette époque, pouvait à peine être qualifiée de ville, et manquait des équipements et des infrastructures les plus indispensables. Des bâtiments rudimentaires durent être construits en hâte pour abriter tant bien que mal les nouvelles administrations rwandaises. Quant aux logements nécessaires au personnel rwandais et étranger de l’Administration comme des sociétés, ils faisaient presque totalement défaut.

A la fin du mois de décembre, les agents qui se trouvaient jusqu’alors au service du Gouvernement soit par voie de simple contrat, soit par les liens de l’ancien Statut Unique de la Tutelle, furent repris dans les divers cadres d’un nouveau statut de l’Administration Centrale rwandaise.

Ce statut était marqué par l’un des soucis majeurs de cette période : celui de l’austérité et de l’équilibre budgétaire. Les barèmes de rémunération des fonctionnaires rwandais comme ceux des autorités étaient modestes, et témoignaient d’un rare courage et d’une sérieuse volonté de réussir, tous dans la même austérité. Les agents rwandais auparavant en activité dans les Services de la Tutelle furent intégrés d’office dans la nouvelle Administration (sauf les agents des Services Communs au Rwanda et au Burundi), mais durent passer par un stage spécial à l’issue duquel ils furent soit intégrés à titre définitif, soit libérés de leurs fonctions; cela, en fonction des possibilités budgétaires et de la volonté de chaque agent de servir la nouvelle Administration en toute loyauté. Cette tâche de transition fut confiée à une Commission Ministérielle créée à cet effet.

Afin de fournir aux nouveaux Ministères le personnel qualifié qui leur était de plus en plus nécessaire, un effort considérable de formations accélérées et de cours de perfectionnement dut être entrepris, sous l’égide d’un Commissariat à l’Africanisation créé pour cette circonstance. Et cet effort dut être d’autant plus grand qu’un certain nombre d’agents de l’ancienne administration de Tutelle avaient quitté leurs postes à la suite de la Révolution de Novembre. Certains d’entre eux avaient regagné leur lieu d’origine ou avaient tout bonnement gagné l’étranger; d’autres avaient dû être licenciés; d’autres avaient dû être neutralisés par une affectation à des fonctions inoffensives.

Mais une tâche d’un autre genre dut être entreprise à cette époque, par l’effort concerté de l’Administration de Tutelle, responsable de l’ordre public, et des autorités rwandaises, responsables de la paix politique : la lutte contre le terrorisme « Inyenzi ». En effet, alors que ce terrorisme était resté faible et sporadique avant les élections législatives, il prit une soudaine ampleur au lendemain de celles-ci. Le pays enregistra, au fil des jours, des dizaines d’attentats graves, toujours accomplis en pleine nuit par des commandos de tueurs venus des pays voisins. A titre d’exemple, le 13 octobre 1961, un groupe de quelque200 hommes armés attaquèrent Kiburara en Préfecture de Kibungo, y incendièrent 30 habitations, et y massacrèrent 27 personnes (dont 20 carbonisées). Le 21 décembre, des terroristes exécutèrent un directeur d’école à Rutongo; plus loin, ils mitraillèrent à bout portant les occupants, d’une voiture qu’ils avaient obligée à s’arrêter (dont un petit enfant qui resta agoniser sur la route jusqu’au matin); plus loin, ils abattirent encore le Député Kamuzinzi, puis un autre notable. Le 10 janvier 1962, des terroristes attaquèrent par surprise le Guest-house de Gabiro au Parc National de la Kagera; ils y tuèrent le Conservateur et blessèrent plus ou moins grièvement 4 autres personnes. Et ainsi de suite…

Pour mettre autant que possible, un terme à ces agressions, les autorités prirent une série de mesures préventives et répressives : barrages sur les routes, obligation de disposer d’un permis pour circuler en auto, contrôles d’identité, mise en état d’alerte des populations, installation de garnisons militaires aux endroits stratégiques, permanences radiophoniques d’alerte, demandes d’extradition des terroristes (dont certaines permirent l’exécution des coupables), etc.

Ces mesures ne purent toutefois pas empêcher les raids terroristes effectués de nuit dans les régions frontières éloignées et notamment en Préfecture de Byumba. Elles ne purent empêcher non plus les attentats réalisés par des tueurs venus de l’étranger hors des routes, et qui recouraient à la complicité de leurs frères de race (surtout dans les régions à forte population Tutsi) à la fois pour se cacher, pour préparer leurs coups et pour protéger leur fuite. En raison de cette complicité, et malgré les consignes de calme données officiellement par les autorités, la population riposta à certains attentats particulièrement odieux par une répression brutale frappant les milieux souvent manifestement complices. Cela avait été le cas à Kibungo, après l’assassinat du leader démocrate Kajangwe, Député de Rwamagana, le 12 septembre 1961. Ce fut le cas aussi à Byumba, après un quadruple assassinat terroriste à Nkana, le 25 mars 1962.

Ces quelques réactions populaires incontrôlables eurent pour effet indirect mais rapide de décourager les complicités locales. Les membres les plus extrémistes de l’UNAR dans le pays furent amenés à redouter les incursions terroristes plus que quiconque, en raison des réactions qu’elles engendraient et qui mettaient on ne peut plus sérieusement leurs têtes en danger. Ainsi ce Parti se trouva-t-il amené, le 18 mai 1962, à condamner tout au moins en parole le « déviationnisme » de ses membres à l’étranger.

Le 10 de ce même mois de mai, la Garde Territoriale fut transformée en Garde Nationale du Rwanda et placée sous la haute autorité du Président de la République qui, jusqu’à l’indépendance prochaine, agirait en ce domaine en accord avec le Haut-Représentant de la Belgique. La nouvelle Garde Nationale disposait depuis décembre 1961 de ses six premiers Officiers rwandais, formés à l’École d’Officiers de Kigali selon les meilleures traditions militaires, et tous détenteurs du brevet de parachutiste.

A côté de ces divers développements de politique intérieure, restait évidemment la grande, la principale question : celle de l’accession du pays à l’indépendance. La volonté des populations était désormais claire pour les instances de l’ONU, et nulle contestation ne pouvait plus être soulevée à l’égard de la légalité des autorités républicaines rwandaises. Mais avant d’accepter l’indépendance du pays, l’ONU tenait à voir régler encore deux importants problèmes : d’abord celui de la réconciliation des différents Partis politiques rwandais, et ensuite celui de l’union politique ou économique du Rwanda et du Burundi après leur indépendance.

Au début de février 1962, une délégation du Gouvernement rwandais avait rencontré à New York, en présence d’un Comité de conciliation de l’ONU, une délégation du Parti Unar, et avait conclu avec elle, le 8 février, un accord visant à accorder à ce Parti une représentation aux différents échelons de l’organisation administrative du pays : deux postes ministériels, deux postes de Secrétaire d’État, deux de Préfet, deux de sous-préfet, et un poste important au Commissariat pour les Réfugiés. Suite à cet accord, le Gouvernement offrit, le 18 mai 1962, à l’Unar le portefeuille de l’Élevage, et au Rader celui de la Santé publique. Ce même jour, l’Unar fit une déclaration publique reconnaissant le « régime démocratique » voulu par le peuple; ce faisant, il s’abstint encore de mentionner expressément le « régime républicain ». Par la même occasion, il demanda la réintégration dans le pays des éléments réfugiés à l’étranger, il condamna les attentats terroristes des «Inyenzi », et enfin, il revendiqua le départ de toutes les « troupes coloniales » avant l’indépendance « afin de ne pas livrer le Rwanda au néo-colonialisme » et afin de lui assurer« son indépendance réelle ». En réalité, il semblait nourrir l’espoir qu’un affaiblissement des forces de l’ordre lui permettrait un jour ou l’autre de reprendre le pouvoir par surprise.

Pour trouver une solution au second problème, c’est-à-dire à celui de l’union du Rwanda et du Burundi après l’indépendance, l’Assemblée Générale de l’ONU avait adopté le 23 février 1962 une Résolution (n° 1743 /XVI) chargeant sa Commission ad hoc d’organiser à Addis-Abeba une Conférence réunissant une délégation de chacun des deux pays. Cette Conférence, qui se tint du 9 au 19 avril suivant, comportait comme premier point de son ordre du jour la question de l’union politique des deux pays. Au terme d’une discussion réaliste, les deux délégations remirent à la Commission un Mémorandum conjoint affirmant catégoriquement que jamais les deux pays n’avaient constitué ensemble un seul État, qu’il serait irréaliste de tenter de fusionner une république avec une monarchie du type Mwami, et que les deux pays usaient, en déclarant cela, du droit reconnu aux peuples de disposer d’eux-mêmes. Quant au deuxième point de l’ordre du jour, celui d’une future union économique, il reçut une solution aussi réaliste. Par un Accord signé le 19 avril 1962, les deux délégations convinrent que seraient maintenus, entre les deux États indépendants, à la fois : une même monnaie, émise par une Banque unique gérée en commun; un même service douanier; une perception fiscale commune sur les sociétés exerçant leurs activités dans les deux pays; et enfin divers services techniques communs : postes, télécommunications, météorologie, aéronautique, régie d’eau et d’électricité, office des cafés du Rwanda et du Burundi, Institut des études agronomiques (INEAC), et Institut de recherche scientifique (IRSAC)…

Les résultats atteints en ces divers domaines avec les bons offices de la Commission des Nations Unies pour le Rwanda-Urundi furent portés par celle-ci à la connaissance de l’Assemblée Générale. Cette dernière ne manqua pas de regretter l’impossibilité d’une union politique des deux pays. Elle ne manqua pas non plus de se laisser influencer encore par les pétitions de l’UNAR et de Kigeri lorsqu’il lui fallut valider les résultats du double scrutin du 25 septembre. De même lorsqu’il lui fallut finalement fixer la date de l’indépendance des deux pays. Les débats longs et mouvementés de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur cette dernière question se poursuivirent de fil en aiguille jusqu’au 27 juin 1962, date à laquelle, enfin, fut prise la décision 1 tant attendue : les deux pays seraient indépendants le 1erjuillet … c’est-à-dire dans quatre jours !

Ces quatre jours furent vite passés. Au matin du 1erjuillet, le Rwanda se retrouva libre. A Kigali, l’indépendance fut proclamée au milieu de la plus profonde et de la plus vive allégresse populaire. Après une Messe et un Te Deum solennels, le Président de la République passa en revue la Garde Nationale, qui défila ensuite face aux tribunes où se trouvaient installées les plus hautes personnalités rwandaises et leurs invités étrangers, et en présence d’une foule innombrable.

A 10 heures, le drapeau belge fut lentement abaissé, symbolisant la fin de la Tutelle, tandis que montaient, dans un soleil radieux les trois couleurs de la République Rwandaise indépendante. Pour le peuple assemblé, pour tous ceux qui participèrent à cette grande cérémonie, ce furent des instants d’une poignante émotion. Et lorsque les clairons de la Garde eurent achevé de sonner, l’émotion de tous était telle que le silence demeura un instant.., avant d’éclater subitement en une clameur immense, qui sembla ne devoir plus finir!

Vinrent ensuite les discours du Président de la République et du Représentant de S. M. le Roi Baudouin. Discours empreints de joie et d’amitié, comme le fut d’ailleurs l’ambiance de toute cette journée. Jeux, danses et défilés se succédèrent jusqu’au soir, interrompus à midi par une réception cordiale, et démocratique, chez le Président Kayibanda.