L’affrontement Hutu-Tutsi

Le résultat des élections de novembre 1956 avait eu, sur l’ensemble de la société rwandaise, l’effet d’un violent séisme. Pour la grande masse des Hutu, cette première expérience d’un vote démocratique avait été l’occasion d’une double révélation: d’abord, celle de sa force potentielle écrasante, et ensuite, celle de l’absolue nécessité de réaliser sa cohésion politique. Pour les milieux politiques Tutsi, cette même expérience avait été l’occasion d’une révélation plus brutale : celle du danger mortel vers lequel leur régime se trouvait précipité par le jeu du suffrage universel.

Quant à l’Administration belge, elle avait pu clairement réaliser la distance séparant encore le pays de l’objectif majeur de la politique de Tutelle des Nations Unies : à savoir, de la véritable démocratie. Une étude de l’Irsac avait en effet analysé et chiffré le processus de dénaturation par lequel, au cours de sept degrés d’élections indirectes, le choix populaire exprimé à la base avait été diamétralement inversé au sommet de la hiérarchie des Conseils.

Pour les élites Hutu, comme pour les Tutsi et pour l’Administration, il était devenu évident que la prochaine étape de l’évolution politique serait décisive pour l’avenir du pays. Et en prévision de cette étape, qui serait probablement le renouvellement normal des Conseils représentatifs en 1959, il importait aux parties intéressées de se préparer sans tarder.

Or la hiérarchie politique Tutsi se trouvait depuis quelques années en proie à de sourdes rivalités internes. En effet, usant des pouvoirs d’autonomie nouveaux que lui avait conférés le Décret Royal de 1952, le Mwami Mutara s’était attaché à hisser au pouvoir un maximum de membres de son clan. Ce dernier, dont l’avenir se trouvait par ailleurs lourdement hypothéqué en raison de l’absence de postérité de son chef, avait vu très vite s’envenimer ses relations avec les clans évincés. Les intrigues politiques, déjà nombreuses en temps ordinaire, s’étaient donc subitement aggravées depuis une demi-douzaine d’années. Et voilà que, tablant sur cette division, et trompant la vigilance du régime, les premiers leaders Hutu avaient, en 1956, pu accéder à certains Conseils représentatifs. Trop peu nombreux encore pour agir efficacement, ces leaders avaient néanmoins commencé à signaler les abus du régime et à réveiller, par tous moyens en leur pouvoir, la soif de justice des populations et leur espoir de liberté.

Devant le danger qui, à présent, leur était apparu clairement, les milieux politiques Tutsi oublièrent leurs querelles et, au sein du Conseil Supérieur du Pays, refirent leur unité. En janvier 1957, ce Conseil, qui réunissait les plus importants personnages du pouvoir politique Tutsi, entreprit de consolider les bases du régime et de ses privilèges. En prévision de la Mission périodique de visite du Conseil de Tutelle qui devait se rendre au Rwanda dans le courant de cette année, il prépara un document intitulé « Mise au Point ». Il y revendiqua d’une part le développement rapide de l’enseignement officiel secondaire et supérieur, enseignement dont le monopole était déjà assuré aux milieux Tutsi, et qui devait permettre la formation d’un maximum de cadres en prévision de l’autonomie politique. Le Conseil y revendiqua d’autre part l’accroissement des pouvoirs du Mwami et de son Conseil Supérieur en vue de l’octroi de l’autonomie politique interne à bref délai. Et il y exprima enfin le désir de voir constitués le plus vite possible les premiers Services centraux du Pays attachés directement à l’autorité du Mwami.

Au début du mois de mars 1957, les Évêques catholiques du Rwanda et du Burundi décidèrent d’adresser aux Chrétiens un Mandement collectif de Carême sur la justice sociale : ils y énumérèrent de nombreux cas d’injustice, et dénoncèrent notamment la « tendance néfaste (de ceux qui détiennent l’autorité) à la faire servir indûment à leur propre avantage et à l’avantage de leurs proches ou de leurs amis ». Puis, c’est le 24 mars 1957, qu’en réponse à la « Mise au Point » du Conseil Supérieur du Pays, un certain nombre des principaux leaders du mouvement démocratique Hutu signèrent le « Manifeste des Bahutu ». Parmi les signataires de ce document historique figurait évidemment M. Grégoire Kayibanda, ainsi que M. Joseph Habyalimana, les futurs fondateurs des deux grands Partis démocratiques rwandais.

Dans ce Manifeste, les leaders Hutu dénonçaient d’abord l’injustice des structures socio-politiques et les monopoles Tutsi, injustice et monopoles aggravés sans cesse par l’application systématique et généralisée du principe de l’administration indirecte. Ils exprimèrent leurs vœux de voir le syndicalisme se développer rapidement pour rétablir la justice. Et ils préconisèrent une série de réformes… En premier lieu, l’abolition du principe de l’administration indirecte, axée sur le recours aux seuls cadres Tutsi. Ensuite diverses réformes économiques et sociales : suppression des corvées et remplacement des « forçats par un Service des travaux publics engageant des ouvriers vraiment volontaires, qui seraient défendus par la législation sociale »; reconnaissance de la propriété foncière individuelle; liberté d’expression; etc. Ensuite, des réformes politiques : africanisation des cadres, mais en prenant garde de ne pas renforcer le colonialisme des Tutsi sur les Hutu par une nouvelle « tutsisation » des cadres; codification des coutumes; promotion des Hutu aux fonctions publiques; etc. Enfin, des réformes dans le domaine essentiel de l’enseignement : surveillance de l’accès démocratique au secondaire et d’une distribution équitable des bourses universitaires; développement rapide de l’enseignement professionnel, technique, et artisanal à peine existant dans le pays, alors qu’il est la base de l’émancipation économique; multiplication des foyers sociaux pour les milieux féminins ruraux; etc. Deux mois et demi plus tard, dans le courant du mois de juin 1957, M. Grégoire Kayibanda créa à Gitarama le Mouvement Social Muhutu. Le but poursuivi par ce Mouvement fut, à l’origine, principalement social : il voulait le progrès matériel et spirituel du peuple, la démocratisation des institutions politiques et administratives, et la réforme judiciaire.

A la fin de cette même année, au mois de novembre, fut fondée à Save près de Butare l’«Association pour la promotion sociale de la masse (Aprosoma) » dont l’animateur était M. Joseph Habyalimana.

A ces premières manifestations très modérées de la volonté d’émancipation des Hutu, les milieux politiques Tutsi répondirent en 1958 avec une maladroite dureté. Le 17 mai de cette année, douze Chefs et grands clients pastoraux du Mwami rédigèrent un document comportant les phrases suivantes : « les relations entre nous (Tutsi) et eux (Hutu) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage; il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité… Puisque nos rois ont conquis les pays des Hutu en tuant leurs monarques et ont ainsi asservi les Hutu, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères ? »

Au cours de ce même mois de mai, une délégation Hutu vint s’entretenir à Nyanza avec le Conseil Supérieur du Pays du « problème Hutu-Tutsi ». Mais ce fut sans succès. Le Mwami Mutara clôtura, en effet, ces entretiens en affirmant : « On nous a posé un problème, et après un examen attentif nous déclarons : il n’y a pas de problème. Et que prennent garde ceux qui disent le contraire… »Puis : « le pays entier est coalisé à la recherche de l’arbre mauvais qui produit ses mauvais fruits de division. Quand il sera trouvé, il sera coupé, déraciné et brûlé pour qu’il disparaisse et que plus rien ne reste ». Et en conclusion, croyant pouvoir encore masquer les injustices d’un système fondamentalement raciste, le Conseil Supérieur du Pays adopta cette motion : « Insister auprès du Gouvernement pour que soient rayés de tous les documents officiels les termes Hutu, Tutsi et Twa. »

Par ces réactions négatives, le Mwami et les extrémistes du pouvoir Tutsi optaient délibérément pour l’injustice sociale. Leur attitude rendait criante la réalité de cette injustice. Et l’Administration de Tutelle acquérait la conviction que ses premiers efforts de démocratisation devraient être redoublés. Or l’année 1958 était pour toute l’Administration belge en Afrique une période de transition et de « révision déchirante ». L’indépendance des États de l’Afrique occidentale française avait brusquement accéléré l’évolution politique du Congo, et le Gouvernement de Bruxelles avait décidé l’envoi d’une mission spéciale en vue d’étudier cette évolution. Dès le mois d’août de cette année, un membre du Conseil Général du Rwanda-Burundi requit de sa propre initiative le passage de cette mission par le Territoire sous Tutelle, et dans le courant du mois de décembre, cette démarche fut réitérée, cette fois officiellement et par l’unanimité du dit Conseil.

Le problème politique et social était ainsi passé progressivement au premier plan des préoccupations de tout le pays. L’Église catholique elle-même, en la personne de Mgr André Perraudin, Vicaire Apostolique de Kabgayi, résolut de rappeler avez douceur mais aussi avec la plus ferme clarté les grands principes de la morale sociale chrétienne. Dans une lettre pastorale datée du 11 février 1959 et composée à l’occasion du Carême, le Prélat s’exprima en ces termes : « La loi divine de la justice et de la charité sociale demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous les habitants et à tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme, soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne. »

 

La mort du Mwami Mutara et le coup de force de Mwima

Tandis que, face à l’injustice du régime, les positions de chacun se précisaient et s’affirmaient, le Mwami Mutara vint à mourir le 25 juillet 1959, à Bujumbura, des suites d’une hémorragie cérébrale. Il ne laissait pas de postérité, et un changement de famille dynastique ou même de régime politique devenait possible. A l’annonce de cette nouvelle, les leaders démocrates Hutu se réunirent immédiatement à Ruhengeri, pour mettre au point une nouvelle formule politique qu’ils comptaient proposer à la Tutelle belge. Mais ils furent pris de vitesse : désireux de prévenir toute initiative dangereuse pour leur avenir, les principaux personnages de l’entourage du Mwami défunt, trois jours seulement après le décès de celui-ci, c’est-à-dire beaucoup plus tôt que la coutume ne le prescrivait, organisèrent à Mwima, près de Nyanza, la cérémonie des funérailles.

Au cours de cette cérémonie, à laquelle le Gouverneur du Rwanda-Burundi assista en personne, les cérémoniaires Abiru avisèrent celui-ci publiquement et en personne, que « conformément à la coutume » un successeur devrait être désigné au défunt avant son inhumation. S’étant fait traduire cette déclaration, et comprenant qu’il s’agissait d’un coup monté, le Gouverneur fit remarquer qu’il devait « concilier les nécessités d’une saine gestion du pays avec les respectables préoccupations de la coutume ». Mais la foule armée de lances, de machettes, d’arcs et de flèches qui entourait les autorités et les quelques troupes congolaises en tenue de parade, commença à s’agiter, voulant manifestement dissuader toute opposition maladroite. La veille et l’avant-veille déjà, les extrémistes Tutsi avaient fait courir dans la région le bruit que le Mwami Mutara avait été « empoisonné par les Belges», puis que « les Hutu allaient tenter de s’emparer du tambour Kalinga », le symbole du pouvoir Tutsi. La foule de Mwima se trouvait donc parfaitement conditionnée pour appuyer un coup de force.

Sur ces entrefaites, l’un des membres du Conseil des rites royaux (Abiru) proclama que le Mwami Mutara avait, avant de mourir, désigné son successeur en la personne de son demi-frère, Jean-Baptiste Ndahindurwa.Follement acclamé par ses partisans, celui-ci sortit de la foule, tandis que le Gouverneur, tout en réitérant ses réserves, annonçait sa décision prochaine. La foule comprit que le Gouverneur ne faisait plus d’objection, et le corps du Mwami Mutara fut mis en terre. Entre-temps, le Gouverneur s’entretint avec le candidat-Mwami, et ayant reçu sa promesse formelle d’accepter une monarchie constitutionnelle et démocratique, il accepta à son tour de l’investir.

Le nouveau Mwami, qui devait prendre le nom de règne de Kigeri V, était connu comme un homme effacé et modéré; sa désignation aurait donc pu être acceptable. Malheureusement, il n’était en cette affaire qu’un homme de paille, un instrument docile et malléable entre les mains des tenants les plus extrémistes du pouvoir Tutsi.

Ceux-ci, dont il fit immédiatement son entourage de tous les instants, modelèrent chacune de ses attitudes, dictèrent chacune de ses décisions, et plus tard l’entrainèrent dans leur inévitable débacle.

La formation des Partis politiques

 Les développements accélérés du problème politique au cours de l’année 1959 et la perspective d’une nouvelle consultation électorale pour la fin de l’année, amenèrent les principaux regroupements sociaux et politiques à se transformer en organes d’action et de combat. Le Mouvement Social Muhutu, créé en juin 1957 par M. Grégoire Kayibanda, était le plus ancien de ces regroupements. Après lui, était née, dès novembre 1957, l’Association pour la Promotion Sociale de la Masse, fondée à Save par M. Joseph Habyalimana, et qui avait été la première à s’intituler Parti politique.

Les milieux Tutsi ou « tutsisant » décidèrent à leur tour de se constituer en Partis au lendemain du coup de force de Mwima. L’association « Union Nationale Rwandaise (UNAR) », fondée en mai 1959, se déclara Parti politique le 3 septembre suivant : elle regroupait les partisans du pouvoir Tutsi intégral, les extrémistes les plus incorrigibles, les auteurs du coup de force de Mwima, et donc l’entourage direct de Kigeri V… Sa principale revendication était l’autonomie interne immédiate ; c’est-à-dire, en pratique, le moyen de couper la tête au géant Hutu avant qu’il ne se soit remis parfaitement sur pieds. Étant donné sa composition et son programme, l’UNAR se devait de recevoir l’appui de la quasi-totalité des Chefs et sous-chefs Tutsi du Rwanda. Ses débuts en tant que Parti furent orageux : dès ses premiers meetings, à Kigali le 13 septembre et à Butare le 20, il s’en prit violemment à l’Administration belge, et cela en présence et avec la caution manifeste de trois des plus importants Chefs Tutsi. Le Résident du Rwanda, M. Preud’homme, décida immédiatement la mutation disciplinaire de ces trois Chefs vers des chefferies de second ordre, décision que les intéressés, appuyés par Kigeri, préférèrent ne pas exécuter et remplacèrent par leur démission. Le Résident désigna à leur place des Chefs Hutu, tandis queKigeri protestait auprès du Gouverneur, déclarant nulles ces nominations unilatérales. Tels furent les débuts de l’UNAR. Il n’est pas exagéré de dire qu’ils ne témoignèrent ni de clairvoyance, ni de prudence, ni d’habileté politique.

Le 14 septembre 1959, une dizaine de jours après l’UNAR, naquit le Parti du Rassemblement Démocratique Rwandais (RADER), en gestation déjà depuis quelque six mois. Ce Parti regroupait des Tutsi modérés et quelques Hutu sympathisants. Son programme, à l’origine diamétralement opposé à celui de l’UNAR et de l’entourage direct de Kigeri, comportait une série d’ouvertures vers une évolution politique démocratique : élection au suffrage universel direct des Chefs, sous-chefs et juges; abolition du monopole de fait des Tutsi; nationalisation des grands domaines pastoraux (Ibikingi) mais contre indemnisation; évolution vers la propriété foncière individuelle sans servitudes pastorales…

Enfin, le 26 septembre 1959, le Mouvement Social Muhutu donna à son tour naissance à un Parti politique. Son promoteur, M. Kayibanda, et les principaux leaders Hutu du pays, fondèrent à Gitarama le Parti du Mouvement de l’Émancipation des Hutu (PARMEHUTU). Composé d’hommes intelligents, solides, et décidés à tout sacrifier pour le triomphe de leur cause, ce Parti se caractérisa dès le départ par une organisation à la fois publique et clandestine. Sa première expression publique fut, le 9 octobre 1959, un Manifeste-Programme, dont les grandes idées pourraient être résumées comme suit. D’abord : volonté d’union, sans prédominance d’une race sur une autre; absence de toute haine pour les Tutsi et collaboration avec tous démocrates convaincus, mais tout en gardant « en horreur l’hypocrisie et les intrigues féodales »… Ensuite, le Manifeste-Programme définissait les principales réformes politiques à obtenir; en partant de la base : remplacement des sous-chefferies par des Communes viables; élection des Bourgmestres et des Conseils communaux au suffrage universel direct des hommes et des femmes; suppression des chefferies; élection indirecte des conseils de territoire et du Conseil Supérieur du Pays sans membres d’office ni présidence imposée; codification des lois et des coutumes; acceptation du principe d’une monarchie constitutionnelle démocratique et suppression du vieux Conseil des rites royaux (Abiru); adjonctionà tous les agents belges à compétence générale (y compris le Résident) d’un co-responsable rwandais; et enfin, 5 à 7 ans de véritable démocratie avant le référendum de l’indépendance…

Le Manifeste-Programme exposait également une série de réformes sociales et économiques à obtenir : démocratisation de l’enseignement, surtout secondaire et supérieur, atténuation des injustices salariales, le salaire devant devenir supérieur; développement des travaux publics pour permettre aux jeunes de gagner leur vie; diffusion des sociétés coopératives et des syndicats d’agriculteurs; partage équitable des grands domaines pastoraux; accession à la propriété individuelle; etc.

Pour lutter contre l’UNAR et contre le réseau de la hiérarchie politique Tutsi presque entièrement acquise à ce Parti, le Parmehutu s’organisa aussi dans la clandestinité. Son président et fondateur, qui ne disposait ni des ressources financières ni des possibilités de propagande de la hiérarchie politique Tutsi, entreprit d’innombrables contacts personnels, et bientôt des cellules actives du Parti essaimèrent et proliférèrent jusque dans les régions les plus retirées. Ce fut, pour lui et les autres leaders Hutu qui travaillaient à ses côtés, une période de risques graves. Ainsi naquit donc le Parmehutu, futur Parti majoritaire, dont la puissance alors clandestine, et totalement insoupçonnée, allait bientôt éclater au grand jour et briser les chaînes d’une oppression séculaire.

La Révolution de novembre 1959

La crise politique s’aggrava brusquement au mois d’octobre 1959. Suite aux meetings de l’UNAR et à la démission des trois Chefs qui s’y étaient ostensiblement compromis, les Hutu avaient entrepris des contre-meetings. Le 17 octobre, des groupes de 2 à 300 unaristes manifestèrent à Kigali, et durent être dispersés par la Force Publique : dont coût, 3 blessés et 1 mort. Les incidents se multiplièrent : des tracts furent lancés, incitant à tuer certains leaders Hutu, « ennemis à abattre, serpents à écraser ». De nombreux Hutu furent frappés ou menacés, leurs bananeraies détruites, l’accès aux sources et abreuvoirs coupé… Le 25 octobre, des affiches anonymes furent placardées à Nyanza, présentant comme ennemis du Rwanda et « à faire disparaître par tous les moyens » une série de personnalités; et parmi elles : Kayibanda, Ntoranyi, Bwanakweri, Ndazaro, Mgr Perraudin, d’autres… Le 1ernovembre, un des seuls sous-chefs Hutu du pays, M. Dominique Mbonyumutwa (sous-chef au Ndiza, Gitarama), de passage à Byimana, fut pris à partie par un groupe de huit jeunes Tutsi non armés, qu’il mit bientôt en fuite.

Or, ce leader Hutu ayant été déjà à plusieurs reprises menacé de mort, le bruit se répandit dans toute la région qu’il avait été blessé et tué. Deux jours plus tard, un certain nombre d’habitants se rendirent à la résidence du Chef local afin de lui demander ce qu’il était advenu du leader Mbonyumutwa. Trois sous-chefs Tutsi se trouvaient là pour recevoir les dernières instructions en vue d’une attaque contre les leaders Hutu et leurs partisans et, l’un d’eux ayant provoqué la foule avec insolence, celle-ci les obligea à se réfugier dans l’habitation du Chef. Une fois entré, le même sous-chef fit encore par la fenêtre le geste de tirer à l’arc sur la foule… Laquelle exigea cette fois du Chef qu’il fasse sortir les trois sous-chefs de sa maison. Le Chef s’exécuta et deux des sous-chefs furent immédiatement mis à mort, le troisième étant blessé. Quant au Chef lui-même, il fut conduit sain et sauf à la Paroisse chrétienne la plus proche.

Dans la soirée et la nuit qui suivirent cet épisode, commencèrent les premiers incendies d’habitations Tutsi par des bandes armées Hutu. Incendies et pillages s’étendirent bientôt à toute la région, ensuite aux Territoires de Ruhengeri et de Gisenyi, et enfin à ceux de Kibuye, Byumba, Nyanza, Butare et Kigali. Les révolutionnaires Hutu se contentèrent de brûler et de piller; ils ne tuèrent pas. Seuls certains Tutsi qui voulaient défendre leurs biens par la force ou qui s’étaient signalés par d’excessives injustices furent occasionnellement massacrés. Face à cette flambée révolutionnaire, les autorités territoriales de la Tutelle, le Parquet de Kigali et les forces de l’ordre intervinrent immédiatement auprès des populations. Un dispositif fut mis en place pour rétablir l’ordre, comprenant la Compagniede gendarmerie de Kigali, les pelotons de Ruhengeri et de Butare, les sections de gendarmerie des autres Territoires, et les huit détachements de Police Territoriale répartis dans le pays. De nombreuses arrestations furent opérées.

Le pouvoir politique Tutsi réagit également assez vite. A Rubengera, en Territoire de Kibuye, où les Tutsi étaient particulièrement nombreux, un groupe d’incendiaires Hutu descendus des montagnes tomba dans une embuscade, et sur 200 qu’ils étaient, 60 furent massacrés. Ailleurs, dans le pays, des concentrations Tutsi entreprirent d’incendier et de piller à leur tour.

A Nyanza, prenant peur de la colère populaire, Kigeri lança, le 5 novembre, un appel au calme. Il requit dans le même temps du Gouverneur l’autorisation de rétablir l’ordre lui-même. Et cette autorisation lui ayant été refusée, il décida alors, ou plutôt son entourage décida pour lui, de supprimer tous les leaders des Partis Parmehutu et Aprosoma. Sa résidence devint dès lors le quartier-général d’expéditions armées nocturnes. Le 6 novembre, le leader Hutu Secyugu, qui habitait à proximité de la résidence du Mwami, fut sauvagement assassiné, et sa demeure pillée.

Le lendemain, 7 novembre, le Gouverneur du Rwanda-Urundi décida d’instaurer un régime d’opérations militaires, et 200000 tracts furent répandus par avions à travers les campagnes pour annoncer cette mesure. Tous rassemblements de plus de 5 personnes furent interdits, de même que la circulation entre 18 et 5 h 30, tandis que la circulation de jour sur les routes et les pistes était soumise à contrôle.

Le jour-même, après avoir refusé d’assister à Kigali à une importante conférence des responsables civils et militaires chargés du maintien de l’ordre, Kigeri, conditionné par les Chefs de l’Unar qui siégeaient en permanence dans sa propre maison, réitéra sa demande de pouvoir rétablir l’ordre par ses propres moyens. Et sur une nouvelle réponse négative de la Résidence, il décida de reconstituer une armée Tutsi du type traditionnel. A la tête de cette armée, il plaça le Chef Nkuranga, fils du dernier des anciens Chefs d’Armée (Abagabe). Et dès ce moment furent organisées une série d’expéditions-éclairs contre les leaders Hutu dispersés et isolés dans les campagnes. En Territoire de Gitarama, pépinière de démocrates, une seule de ces expéditions réussit à exécuter une dizaine de personnalités Hutu. En Territoires de Nyanza et de Butare, de nombreux meurtres semblables furent exécutés sans attendre. A Cyanika, un riche commerçant et leader Hutu fut abattu, et son magasin pillé. A Save par contre où demeurait le leader Joseph Habyalimana les attaques conjuguées de plusieurs troupes armées Tutsi purent être repoussées. Dans le même temps, une vingtaine de personnalités Hutu furent enlevées, incarcérées chez Kigeri, et torturées.

Le 9 novembre, un communiqué officiel du Gouverneur, signé aussi par Kigeri, annonça que toutes les forces de l’ordre, si bien territoriales que militaires, seraient dorénavant placées sous le commandement unique du Colonel B.E.M. Guillaume Logiest, entre-temps arrivé au Rwanda avec un important détachement de la Force Publique congolaise de Stanleyville (Kisangani). Il était entendu que le Colonel aurait pour interlocuteurs quotidiens cinq membres de la Députation Permanente du Conseil Supérieur du Pays.

La mise en œuvre immédiate de ces nouvelles troupes, et leurs nombreuses patrouilles à travers le pays, firent échouer la contre-révolution tentée depuis Nyanza par les troupes du Chef Nkuranga. Le 10 novembre, à Kaduha en Territoire de Nyanza, la Force Publique dut intervenir pour disperser une formation de plusieurs centaines de Tutsi armés qui s’apprêtaient à prendre d’assaut le centre commercial. Après de multiples sommations restées sans effet, la Force Publique ouvrit le feu, faisant 7 morts et une trentaine de blessés. Le même jour, les forces de l’ordre durent faire usage de leurs armes avec la même fermeté contre des incendiaires Hutu qui avaient refusé d’obéir aux sommations : deux d’entre eux furent abattus, d’autres blessés…

Le 11 novembre, deux unités de para-commandos belges furent envoyées de Kamina (Congo) à Bujumbura, et y furent gardées prêtes à toute éventualité. Le même jour, l’état d’exception fut déclaré dans tout le Rwanda et, en la personne du Colonel Logiest, un Résident Militaire fut substitué au Résident civil. Le lendemain 12 novembre, le Résident Militaire interdit jusqu’à nouvel ordre toutes réunions, publiques ou privées, ainsi que toute circulation en armes. Et le jour-même, la compétence des tribunaux répressifs (à l’exclusion de la compétence normale des tribunaux de police et des tribunaux civils) fut transférée à un Conseil de Guerre instauré pour cette circonstance. Ce Conseil, dont la présidence fut confiée à des magistrats de carrière, Officiers de réserve, eut donc à juger, normalement sans appel (sauf dans le cas de peine de mort), les multiples infractions de ces jours troublés : meurtres, incendies, pillages… Et il conserva cette compétence pour toutes les infractions commises jusqu’au 15 janvier suivant.

Dans les cas graves, il provoqua la défense d’office des prévenus, en recourant à des avocats de Bujumbura et de Bukavu; et d’une façon générale, les enquêtes préparatoires y furent menées d’une façon particulièrement minutieuse par un effectif renforcé d’Officiers de• police judiciaire. La procédure devant ce Conseil fut d’ailleurs jugée satisfaisante dans la suite aussi bien par la Mission de Visite du Conseil de Tutelle que par une commission de la Ligue des Droits de l’Homme.

En peu de jours, l’action énergique de l’ensemble des cadres militaires et administratifs placés sous la haute direction du Résident Militaire Logiest, enraya les violences et les excès. Et le calme revint sur le pays.

Le bilan des événements se chiffrait à la fin de novembre approximativement comme suit : une quarantaine d’hommes abattus par les forces de l’ordre; de 200 à 270 personnes tuées lors des affrontements entre bandes de Partis opposés ; près de 2 400 habitations incendiées; 7 160 Tutsi sinistrés et déplacés; sur les 45 Chefs, 23 mis en fuite, démis ou arrêtés pour avoir participé à des tueries ou à divers délits; sur 489 sous-chefs, 158 mis en fuite, démis ou arrêtés de même…

Les Territoires les plus atteints par la Révolution étaient ceux de Gitarama, de Ruhengeri et de Gisenyi : à Ruhengeri, tous les Chefs et sous-chefs avaient dû abandonner leurs commandements. Quant aux Territoires de Kigali, Nyanza, Butare et Kibuye, ils avaient été relativement moins atteints. Ceux de Kibungo, Cyangugu et Byumba enfin s’étaient trouvés quasiment épargnés. Pour remplir les nombreux postes de Chefs et de sous-chefs devenus vacants, le Colonel Logiest, après avoir fait rechercher les préférences des populations, désigna rapidement des Chefs et sous-chefs intérimaires.

Les sinistrés Tutsi, réfugiés d’abord auprès des Paroisses chrétiennes et des postes administratifs, prirent soit le chemin de l’étranger, où ils furent accueillis comme réfugiés politiques, soit le chemin des centres d’accueil et d’hébergement créés par l’Administration à Nyamata (Bugesera), puis à Rukumberi (Gisaka). Dans ces centres, ils reçurent gratuitement terres, logements et vivres. Plus d’un an devait d’ailleurs s’écouler avant qu’ils ne se résolvent à effectuer sur les terres reçues le moindre travail manuel : seule la menace de couper les vivres les amena à travailler. La situation s’étant ainsi stabilisée, le Résident Militaire décida, le 30 novembre, la levée du couvre-feu et des limitations de circulation. L’interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes fut toutefois maintenue, en raison de la forte tension qui subsistait encore dans certaines régions, et notamment à Kibungo.