La politique mondiale et africaine

Dès le lendemain de l’indépendance, les autorités rwandaises s’attachèrent à conférer à leurs relations internationales un cadre légal et institutionnel.

Déjà, depuis 17 ans, la vie rwandaise s’était déroulée dans le cadre juridique de la Charte des Nations Unies. Les grands principes et les objectifs de l’ONU avaient été inscrits dans la législation rwandaise, encadrant la politique belge dans le pays, et assurant à ce dernier sa progression vers la démocratie et vers l’indépendance. Le premier geste du Rwanda souverain fut en conséquence de confirmer ce cadre fondamental en posant sa candidature à l’ONU. Saisi de celle-ci, le Conseil de Sécurité en recommanda l’acceptation, le 26 juillet 1962, à l’Assemblée Générale; et celle-ci, à l’occasion de sa XVIIe session, adopta par acclamation en date du 18 septembre une Résolution décidant de l’admission de la République Rwandaise comme 105emembre de l’Organisation.

Les principes et les objectifs de la Charte des Nations Unies, inspirèrent ensuite profondément l’élaboration de la Constitution rwandaise du24 novembre 1962. Celle-ci, reprenant sur le plan intérieur les grands idéaux de paix, de démocratie et de liberté, proclamait le principe, sur le plan international, d’une « coopération fraternelle du Rwanda avec tous les peuples d’Afrique et du monde »(A l’occasion d’une Conférence réunissant à Kigali, en septembre 1966, tous les Ambassadeurs rwandais, le Président Kayibanda souligna l’importance première de ce principe : « notre politique étrangère, dit-il, doit reposer sur la coopération et la solidarité entre les Nations, la sauvegarde et le maintien de la paix. Ce doit être là l’objectif n° 1 de notre action internationale dans le monde actuel où des tendances et idéologies diverses se font face et menacent non seulement les pays nantis mais aussi des pays comme les nôtres sur lesquels pèse le sous-développement »)

 Une première application de ce principe à l’échelon continental africain fut l’adhésion du Rwanda, le 5 mars 1963, à l’Union Africaine et Malgache (UAM). Cette Union, d’une portée à la fois politique et économique, rassemblait à ce moment 13 États anciennement sous influence française(Le Cameroun, le Congo-Brazzaville, la Côte-d’Ivoire, le Dahomey, le Gabon, la Haute-Volta, Madagascar, la Mauritanie, le Niger, la République Centrafricaine, le Sénégal, le Tchad et le Togo). Elle se caractérisait par le souci de ses membres de s’opposer à toutes tendances extrémistes et démagogiques et par leur volonté de résoudre leurs problèmes dans la modération et par la voie d’une coopération efficace. Dès avant l’indépendance du Rwanda, les membres de cette Union avaient manifesté leur sympathie à la démocratie rwandaise et lui avaient apporté leur soutien lors des débats de l’ONU. Puis, en juillet 1962, le Président en exercice de l’UAM, le Président Ahidjo du Cameroun, avait adressé au Président Kayibanda une invitation à assister à la prochaine Conférence des Chefs d’Etat de l’Union qui devait se tenir en septembre suivant à Libreville (Gabon). S’étant rendu à cette Conférence, le Président rwandais y exprima, d’une part, l’intention de son pays d’adhérer à l’Union, et d’autre part, son souhait de voir résolues certaines difficultés pouvant encore entraver une coopération réellement efficace. Ainsi demanda-t-il certaines assurances, d’abord en vue de la participation du Rwanda à la synthèse culturelle de l’UAM (et notamment l’ouverture de l’Université de Dakar aux étudiants rwandais), ensuite en vue de l’extension au Rwanda de l’aide apportée par la France aux États membres de l’Union; ensuite en vue de la définition de positions communes face à certains grands problèmes politiques africains et mondiaux, et enfin en vue d’une solution à la difficulté des communications internationales du Rwanda. Une fois cette difficulté résolue, souligna le Président Kayibanda, la coopération au sein de l’ensemble de l’Union se trouverait facilitée, Kigali étant, de par sa position géographique, toute désignée pour devenir « le trait d’union naturel et rapide entre Madagascar et le secteur occidental de l’Union » (En janvier 1966, le Conseil des Ministres de l’Union (devenue OCAM entre-temps) devait adopter à Tananarive une Résolution (n°3) visant l’ouverture d’une ligne de transport aérien et d’une liaison de télécommunication entre les États membres situés à l’Est et à l’Ouest du continent, via le Rwanda) . Six mois plus tard, le 5 mars 1963, le Rwanda signait à Ouagadougou (Haute-Volta) la Charte de l’UAM :il devenait ainsi le 14emembre de l’Union.

Une application du principe d’une « coopération fraternelle » à l’échelon africain fut la participation du Rwanda à l’effort d’unité de l’Afrique. II s’associa en effet, au cours de diverses conférences, aux autres États africains pour effacer définitivement les compartimentages et les isolements nés des anciennes organisations coloniales. Cet effort commun ayant permis d’écarter certaines formules utopiques, aboutit finalement à l’adoption par 32 États, le 25 mai 1963 à Addis-Abeba, de la Charte de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA). Cette Organisation, qui consacrait à l’échelon du Continent les objectifs et les principes des Nations Unies, ajoutait à ceux-ci, trois principes particulièrement adaptés aux réalités africaines de l’heure : d’abord la condamnation sans réserve de l’assassinat politique et des activités subversives exercées contre certains États à partir d’États voisins ou autres; ensuite, le principe du non alignement à quelque bloc que ce soit; et enfin, le principe de la solidarité de tous pour l’émancipation totale des territoires africains non encore indépendants (En application de ce principe, le Rwanda prit, le 1erfévrier 1964, une série de mesures de sanction économique contre le Portugal et l’Afrique du Sud; peu après, il reconnut le Gouvernement angolais en exil de M. Holden Roberto (RCA, avril 1964). Fin 1965, il devait condamner en termes virulents la déclaration unilatérale d’indépendance de la Rhodésie du Sud, se solidarisant ainsi, par-delà les siècles, au peuple Zimbabwé).

Mais il se fait que la naissance de l’OUA entraîna bientôt une éclipse de l’UAM, car la forte cohésion politique de celle-ci portait ombrage à certains Gouvernements. Dans un esprit de conciliation, les membres de l’UAM décidèrent de transformer leur Union en un organisme à portée purement économique : l’Union Africaine et Malgache de Coopération Économique. Le Rwanda, moins intéressé à une telle institution, s’abstint d’y participer. Cette éclipse ne dura toutefois pas longtemps, car les 14 États modérés de l’ancien UAM jugèrent bientôt qu’ils devaient à nouveau faire bloc pour remédier au malaise croissant ressenti au sein même de l’OUA en raison des ambitions de leadership et des agissements de certains Gouvernements extrémistes, et de l’intensification en Afrique des rivalités extérieures au Continent. A l’issue d’une Conférence qui les réunit à Nouakchott (Mauritanie) en février 1965, les Présidents des 14 États décidèrent de créer prochainement une nouvelle institution : l’Organisation Commune Africaine et Malgache (OCAM) ayant son siège à Yaoundé (Cameroun). Ils firent en même temps appel à tous les Chefs d’État de l’OUA pour qu’un climat de coopération remplace aussitôt que possible la méfiance, la course au leadership, et l’intervention dans les affaires intérieures des États membres, qui sévissaient au sein de l’organisation.

La Charte de l’OCAM fut effectivement signée à Tananarive, le 27 juin 1966. Dans le cadre légal et institutionnel ainsi tracé, le Rwanda multiplia ses relations bilatérales. Avec ses voisins, il désirait dans l’immédiat réaliser un maximum de projets de développement d’intérêt commun, et progresser ainsi pragmatiquement vers une intégration régionale de plus en plus poussée dans les domaines économique, social et culturel. Il désirait aussi, dans une optique plus large, concrétiser progressivement sa double vocation de carrefour africain au centre du Continent, et de « trait d’union dynamique entre l’Afrique dite francophone et l’Afrique dite anglophone ».

Par-delà les mers, il désirait nouer des liens de coopération aussi efficaces que possible avec les pays industrialisés disposés à lui apporter leur aide financière ou technique. L’importance capitale de ces diverses relations pour l’avenir du pays conduisit les responsables rwandais à ouvrir sans tarder une série de postes diplomatiques à l’étranger. Dès le début de 1963, un Représentant Permanent fut accrédité auprès des Nations Unies; et des Ambassadeurs furent mis en poste à Bruxelles (pour la Belgique, la CEE, la République Fédérale d’Allemagne, et plus tard le Vatican, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Grande-Bretagne et les pays scandinaves), à Paris (pour la France, puis l’Espagne et l’Italie), à Kinshasa (pour les deux Congo), à Washington (pour les USA, puis le Canada) et à Kampala (pour l’Uganda, puis la Tanzanie et le Kenya). En 1966, unenouvelle Ambassade fut ouverte à Bonn (pour la République Fédérale d’Allemagne, puis la Suisse, l’Autriche, et l’Office des Nations Unies à Genève), en août 1969 à Bujumbura (pour le Burundi), en août 1970 à Addis-Abeba (pour l’Éthiopie et l’OUA), et à Ottawa (pour le Canada), et en novembre 1971 à Moscou (pour l’URSS).

Dans même temps, un nombre croissant de missions diplomatiques étrangères furent accréditées auprès du Chef de l’État rwandais : successivement, en 1963, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, la République Fédérale d’Allemagne, les États-Unis, le Japon, Israël; en 1964, la Suisse, l’URSS, les Pays-Bas, le Vatican et l’Inde ; en 1965 l’Italie, la Chine nationaliste (Taïwan), la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie; en 1967, l’Éthiopie, le Congo (Kinshasa), la Guinée et le Ghana; en 1968, l’Autriche; en 1969, la Corée du Sud, le Burundi, le Canada; en 1970, l’Espagne; et en 1971, le Sénégal.

En novembre 1971, la République Populaire de Chine, devenue membre de l’ONU depuis le 26 octobre, délégua à Kigali une mission spéciale, et les deux pays décidèrent d’établir entre eux des relations diplomatiques. Cette décision n’entraîna pas le départ de l’Ambassadeur de Taïwan. Enfin, dans le but de faire connaître le Rwanda à l’étranger, avait été créé dès 1962 un «Bulletin d’Information », qui se mua l’année suivante en « Rwanda, Carrefour d’Afrique ». A cet organe de presse s’ajoutèrent en 1965 les émissions de Radio-Rwanda, devenues, grâce à un nouvel émetteur de 50 kW, suffisamment puissantes pour atteindre les quatre coins du continent.

La recherche d’un nouvel équilibre économique

Par l’Accord d’Addis-Abeba du 19 avril 1962 qui instituait l’«Union Économique et Douanière du Rwanda et du Burundi » (UED), ces deux pays avaient perpétué entre eux une monnaie unique, une banque d’émission commune, des services douaniers communs, une seule perception fiscale sur les sociétés travaillant sur les deux territoires, et divers services techniques communs.

Cette Union, créée sous la pression de l’ONU qui tablait sur une entente politique étroite entre les deux pays, ne comportait en réalité qu’un cadre institutionnel rigide, et dépourvu de toute politique économique communautaire concertée. L’absence d’une telle politique ne pouvait que mener l’Union à sa perte, au cours de la période de grandes difficultés économiques et de profondes mutations que devaient traverser au lendemain de leur indépendance les deux pays associés.

Premier élément rigide de l’Union : le régime monétaire, organisé selon le système du cours officiel forcé. Ce cours, établi à la parité fixe de 1 F belge pour 1 F rwandais, correspondait à un équilibre économique passé, que le Rwanda comme le Burundi avaient totalement abandonné en se lançant dans les reconversions politiques, sociales et économiques de l’indépendance. En conséquence, un cours libre s’était très vite ajouté au cours officiel, passant de 1 F belge pour 1,66 F rwandais en 1962 à 1 F belge pour 2,45 F rwandais en 1965. Puis, à ce cours libre que l’on avait tenté de domestiquer en le légalisant en septembre 1962, s’était ajouté un cours parallèle, entièrement sauvage. Et ces trois cours, suivant une dégradation progressive de l’économie des deux pays, s’étaient écartés de plus en plus l’un de l’autre.

Cette dégradation avait été amorcée au départ par deux principales circonstances nouvelles. D’un côté, l’inadaptation des structures des deux États, telles qu’elles se présentaient lors de l’indépendance, à leurs possibilités budgétaires : les déficits qui en résultèrent durent être couverts par des emprunts périodiques à la banque d’émission, augmentant de façon anormale la circulation monétaire et amorçant l’inflation et l’escalade des prix. Cette dégradation résulta d’autre part de la baisse des productions minières et agricoles exportées, de la baisse concomitante des cours mondiaux, et par conséquent d’un déficit croissant de la balance des paiements. Une fois amorcée, la dégradation s’accentua d’elle-même, malgré les efforts de redressement. Pour tenter de réduire le déficit de la balance des paiements, les autorités monétaires avaient subordonné à l’octroi de licences toutes les importations, soumettant celles-ci à une compression progressive. Les licences émises par ces autorités s’accompagnaient l’octroi de devises au pair si les importations visées devaient satisfaire un besoin national prioritaire, étant considérées comme telles notamment les importations de marchandises de consommation populaire.

Malheureusement, les disponibilités en devises étant insuffisantes pour couvrir l’ensemble des importations prioritaires, une part de celles-ci devait s’effectuer, tout comme les importations dites « de luxe », sous le couvert de licences mais sans devises, c’est-à-dire au cours libre.

Ce système présentait la grande faiblesse de permettre aux commerçants de jouer sur le double taux pour réaliser de substantiels profits au détriment de l’économie générale; il leur Permettait aussi d’exploiter la rareté des marchandises en haussant leurs prix sans scrupules. Certains, profitant de quasi-monopoles ou s’entendant avec leurs concurrents, ne s’en privèrent pas.

Par le jeu combiné de l’inflation, de l’irrégularité des approvisionnements, de la rareté des marchandises et des spéculations de certains commerçants, le Rwanda connut durant ces années-là une hausse exorbitante des prix de détail : 40 à 50 % entre 1960 et 1962, puis 150 à 300 % entre 1963 et 1964 pour les produits classés « de luxe ». Et tandis que le coût de la vie montait, les producteurs de café et de minerais, restant rémunérés sur la base du seul taux officiel, voyaient leur pouvoir d’achat s’amenuiser. Il en résultait à la fois un découragement de la production, une forte augmentation des exportations en fraude au cours parallèle, et un déficit croissant de la balance commerciale. Cette situation, qui défavorisait les producteurs et permettait aux importateurs de réaliser d’importants bénéfices échappant trop souvent à la fiscalité, faussait complètement la structure des prix, favorisant de ce fait des activités économiques moins intéressantes au détriment des secteurs productifs. A côté de cette action menée par les autorités monétaires au niveau du commerce extérieur, le Gouvernement rwandais s’efforça pour sa part de réduire par tous les moyens son déficit budgétaire. Pour y arriver, il s’astreignit à une austérité rigoureuse en même temps qu’à une série de réformes de structures. Les mesures prises en ce sens en 1962 furent d’abord la compression de l’ensemble des dépenses de fonctionnement des services publics; et notamment l’application générale dès le 1erjanvier, de l’austère statut des fonctionnaires de l’Administration Centrale rwandaise, substitué au dispendieux « statut unique » de 1959.

Notamment aussi la compression des dépenses de fonctionnement didactique des écoles (réduites à deux reprises de 20 %, en janvier et mai 1962). Ensuite, le transfert d’un certain nombre de dépenses d’équipement à un hypothétique budget extraordinaire à financer par l’aide extérieure; puis la réduction du nombre des coopérants techniques belges, en contrepartie de la croissance de l’Administration nationale, afin de ne pas avoir à charge «une administration dédoublée ». A ces diverses mesures s’ajoutèrent en 1963 la réduction de 12 à 9 du nombre des Départements ministériels ; la réduction de 229 à 141 du nombre des Communes, en même temps que la diminution de leur part dans l’impôt général sur les populations (30 % au lieu de 45 % l’année d’avant); la réduction de certains cadres de l’Administration nationale ; une nouvelle réduction du nombre des coopérants techniques belges, tandis qu’une cinquantaine de coopérants français, financièrement moins onéreux, étaient obtenus; une nouvelle compression, allant jusqu’à 50 % des dépenses de fonctionnement des institutions publiques; la transformation des soins médicaux gratuits pour les populations en soins payants; la suppression des subsides aux Paroisses chrétiennes; et enfin, la vente-location aux fonctionnaires de certaines habitations et de certains véhicules de l’État.

Pour compléter l’effet de ces mesures de restriction, le Ministère des Finances s’efforça encore de freiner les dépenses publiques en n’accordant, durant les premiers mois de chaque exercice budgétaire, que des provisions inférieures au douzième du budget total projeté.

Les conditions de vie austères qui furent celles du Rwanda de cette époque ont été souvent citées en exemple. Décidées par les autorités, mais acceptées de grand cœur par tous les intéressés, elles témoignaient d’un dévouement unanime très remarquable au bien commun. Les autorités politiques et les agents de l’État, en particulier, acceptèrent de se soumettre à une frugalité toute franciscaine : les petits et moyens fonctionnaires se contentèrent les uns de 2 à 3 000 francs et les autres de 4 à 8 000 F par mois, et les directeurs généraux de 11 000 F. Quant aux Ministres, ils se contentèrent, tous frais de représentation compris, de 24 000 F par mois; et le Chef de l’État lui-même, de 40 000 F. Or le franc rwandais de 1962, qui s’était déprécié à 50 % de sa valeur de 1960 ‘, représentait en pouvoir d’achat, l’équivalent d’1 cent US, ou de 50 centimes belges. Dans le même style, les plus hautes autorités du pays se contentèrent à l’époque pour leurs déplacements officiels des véhicules les plus modestes et les plus utilitaires, tels que Volkswagen ou Peugeot 403…

Quoi qu’il en soit, les différentes mesures restrictives adoptées par le Rwanda ne purent empêcher un déficit budgétaire de 79 millions de francs en 1962, et de 186 millions en 1963; déficit que l’on dut couvrir par des « emprunts à court terme ». C’est qu’en effet, il avait fallu durant ces deux années faire face à des dépenses nouvelles : dépenses militaires nécessitées par la menace terroriste « Inyenzi » en 1962, puis en 1963 dépenses nécessitées par l’ouverture des premiers postes diplomatiques à l’étranger. En outre, il avait fallu enregistrer une forte baisse des rentrées de l’impôt général sur les populations et de l’impôt sur le gros bétail, due, semble-t-il, à la brusque diminution des revenus monétaires de la masse, à la hausse du coût de la vie, à l’émigration d’un certain nombre de contribuables avec leur bétail, et peut-être aussi à la sensation éprouvée par les populations qu’il en était fini des anciennes contraintes.

Le Gouvernement rwandais devait dès lors constater que ni l’effort des autorités monétaires pour combattre le déficit de la balance des paiements, ni son propre effort pour combattre le déficit budgétaire n’avaient apporté une solution valable à la dégradation économique. Il devait constater aussi qu’une bonne part du fruit de son effort et de l’excessive austérité qu’il s’imposait, profitait davantage au Burundi qu’à lui-même.

Sur le plan du commerce et du développement, il constatait en effet que l’Union était fort loin de suivre une politique de développement équilibré des deux pays, et qu’elle ne lui permettrait jamais de constituer en territoire rwandais un pôle de développement équivalent à celui de Bujumbura. Il découvrait aussi que, tout indépendant qu’il était, il n’avait en fait aucun pouvoir sur les Services essentiels chargés de l’octroi des licences et des devises, des contingentements, et des statistiques économiques. Et lorsque le Rwanda se trouva bientôt aux prises avec une forte pénurie de biens d’équipement, de production et de consommation, il constata que la Banque d’Émission commune continuait à accorder la quasi-totalité des licences et des devises, selon les termes du Ministère rwandais des Finances, aux seuls « privilégiés traditionnels installés à Bujumbura » et qui desservaient fatalement en premier lieu les régions les plus proches. Et cela, sans daigner fournir aux Services économiques rwandais les renseignements statistiques qu’ils demandaient avec une insistance pourtant légitime pour contrôler la distribution intérieure des marchandises et combattre la hausse des prix. D’autre part, sur le plan de l’assainissement budgétaire, le Gouvernement rwandais dut constater aussi que la durepolitique d’austérité qu’il s’imposait, servait l’équilibre monétaire général sans trouver d’équivalent au Burundi : une bonne part des fruits de cette austérité se perdait ainsi inutilement. De plus, lorsqu’il s’agissait de partager les recettes douanières et fiscales perçues par les Services Communs, le Burundi en réclamait une part excessive, tirant argument pour cela de ce que les sociétés desservant les deux pays, et notamment les sociétés d’import-export, avaient pour la plupart leur siège à Bujumbura.

Du 22 au 26 avril 1963, des délégations du Rwanda et du Burundi se réunirent à Gisenyi, dans le but de compléter le cadre institutionnel de l’Union. Sept conventions furent signées en cette occasion. Les délégués rwandais avaient proposé dès l’abord la décentralisation des Services communs chargés des licences, des contingentements et des statistiques, en même temps que l’adoption, pour les futurs Offices des licences respectifs, de programmes d’importation coordonnés pour l’année 1964, de façon à éviter les doubles emplois. Mais ni sur cette proposition ni sur les critères à appliquer pour le partage des licences et des devises ou pour le partage des recettes douanières et fiscales, les parties ne purent se mettre d’accord : il fallut donc renvoyer ces questions essentielles à une réunion technique ultérieure. Étant donné l’importance de l’enjeu, le Gouvernement rwandais décida en juin suivant d’assortir sa proposition d’un préavis de 6 mois. Et finalement, après diverses réunions au niveau des experts puis des Ministres, une seconde Conférence fut organisée à Gisenyi, du 15 au 19 décembre 1963. La présidence en fut confiée, de commun accord, à un expert économiste de l’ONU, auquel fut imparti de surcroît, à la demande du Burundi, un rôle d’arbitre.

Au cours de cette Conférence, le Burundi persista à requérir à son avantage un partage inégal des recettes douanières et fiscales comme des licences et des devises : 60 % de ces dernières devaient lui revenir et cela pour les 5 prochaines années. Le Rwanda s’en tint quant à lui au principe d’un partage de 50 à 50 %, tout au moins pour 1964, un comité paritaire pouvant étudier au cours de cette année, sur la base des statistiques de chaque pays, les besoins respectifs pour l’année suivante en même temps que les meilleures voies d’acheminement. Le futur Office rwandais octroierait en outre ses licences sans distinction quant au lieu de résidence des importateurs.

Malgré la souplesse et les concessions de la délégation rwandaise, la Conférence se trouva bientôt dans une impasse, le Burundi maintenant sans céder sa position initiale et refusant même un arbitrage proposé par le président des débats. Quelques jours plus tard, un message du Burundi annonça que si sa position n’était pas acceptée, l’Union Économique et Douanière devrait prendre fin. Le Gouvernement rwandais en prit acte, et décida d’accepter sans délai la séparation des deux économies, à la date du 1erjanvier 1964.

Une fois décidée, cette séparation fut réalisée tambour battant. Le Rwanda se donna une monnaie propre : le franc rwandais. Et un institut d’émission propre : la Banque Nationale du Rwanda, désormais seule compétente pour l’octroi des licences et des devises. Dans le même temps, une barrière douanière nouvelle fut établie à la frontière du Burundi, ayant pour effet rapide d’amener un bon nombre d’entreprises naguère concentrées à Bujumbura à se scinder et à installer siège social, ateliers, stocks et entrepôts dans la capitale rwandaise. En outre, le Gouvernement du Mwami du Burundi ayant adopté une attitude d’hostilité déclarée en soutenant les agressions terroristes « Inyenzi » contre le Rwanda à partir de novembre et décembre 1963, l’ensemble du commerce de transit rwandais dut être réorienté, et acheminé désormais par la « voie du Nord », via Kampala et Mombasa : dès 1964, 70 % des importations et 78 % des exportations rwandaises empruntèrent cette nouvelle voie Kigali devint pour ce commerce le grand pôle de concentration et de distribution. Et durant cette même année, les derniers Services Techniques communs furent également dissouts et partagés, l’un après l’autre. Disposant dorénavant d’instruments économiques entièrement autonomes, le Gouvernement rwandais s’appliqua à rationaliser peu à peu son commerce extérieur et intérieur, veillant à une meilleure distribution, contrôlant les prix dansla mesure du possible, et assurant par la relance de la coopérative Trafipro un arbitrage de plus en plus énergique des prix pratiqués sur le marché.

Ces efforts ne purent toutefois empêcher la balance des nouveau déficitaire en 1964 et 65, non seulement parce qu’il s’agissait d’années de reconversion pour les commerçants (obligés de constituer des stocks nouveaux dans le pays), mais aussi en raison des distorsions du système monétaire. Aux mesures prises dans le domaine commercial, le Gouvernement rwandais ajouta un nouvel effort de rationalisation et de compression budgétaire : réduction de 109 à 75 du nombre des Tribunaux de Canton; nouvelle réduction du nombre des Coopérants Techniques belges; forte augmentation de l’impôt sur les revenus, notamment locatifs; augmentation de l’impôt sur le gros bétail (200 F au lieu de 135), création d’un impôt sur le petit bétail (25 F par chèvre ou mouton, et 50 F par porc domestique) (Cet impôt, trop inégalement perçu, fut supprimé au 1er janvier 1970; tandis que l’impôt sur le gros bétail était porté à 250 F), augmentation de l’impôt de polygamie (400 F au lieu de 300), création d’un impôt de 6000 F sur les femmes libres; et enfin perception fiscale nettement améliorée.

Des dépenses nouvelles durent toutefois être supportées, d’abord pour la reprise des anciens Services communs de l’Union dissoute, et ensuite pour augmenter de 2 000 hommes les effectifs de la Garde Nationale à la suite des agressions terroristes « Inyenzi » de décembre 1963 et janvier 1964. En raison de ces dépenses, et en raison de la forte dégradation monétaire subie les années précédentes, un déficit budgétaire de 124 millions de francs dut être enregistré en 1964, et de 218 millions en 1965, déficit qu’il fallut couvrir à nouveau par des « emprunts à court terme ». Et comme les différents budgets extraordinaires adoptés depuis 1963 avaient dû être également exécutés par recours à l’emprunt, les engagements de l’État atteignirent bientôt un niveau pour le moins inquiétant de 757 millions de francs au 1er  janvier 1966. Tout en poursuivant ces efforts sur le plan commercial et budgétaire, le Gouvernement rwandais décida en 1965 d’attaquer la racine du mal c’est-à-dire de réformer le système monétaire.

Il obtint du Fonds Monétaire International (FMI) l’envoi d’une mission pour l’étude exhaustive du problème, et demanda à la Banque Nationale de dégager ses recommandations. Sur cette base, il élabora un programme de mesures économiques cohérentes, qui fut mis en application le 7 avril 1966 et que l’on pourrait résumer comme suit : dévaluation monétaire de 50 % correspondant au pouvoir d’achat réel de la monnaie; suppression du régime de change officiel forcé, seul le cours libre étant désormais pratiqué; adoption d’un budget parfaitement équilibré, grâce notamment à la forte hausse des recettes devant résulter de la dévaluation et de l’augmentation automatique des bases de taxation; modification du tarif des droits d’entrée, freinant les importations de luxe et dégrevant les importations de consommation populaire; instauration de nouveaux droits de sortie; hausse de l’impôt personnel; création d’une « intervention d’entretien de route » de 1000 F par camion sur les trois axes de transit (Kagitumba-Butare (frontière); Cyangugu-Bugarama (frontière); Cyanika-Gisenyi (frontière); maintien de l’impôt général sur les populations et des impôts sur le bétail à leur niveau antérieur, la part de l’État étant toutefois ramenée de 70 à 65 % au profit des Communes; consolidation de la dette de l’État auprès de la Banque Nationale, à concurrence de 500 millions, son taux d’intérêt étant réduit de 5 à 2,5 % ; et enfin, libéralisation du commerce extérieur et des transferts de capitaux.

A ces mesures devaient s’ajouter, dans les années suivantes, diverses adaptations de la fiscalité, qui renforcèrent la charge des impôts et des taxes, tout en modifiant autant que possible son incidence dans une optique sociale. Dans le même temps, afin de parfaire le nouvel équilibre monétaire, une hausse judicieusement calculée de 30 % des traitements des agents de l’État fut incorporée dans le budget rééquilibré; hausse qui fut immédiatement suivie dans l’ensemble du secteur privé. Pour appuyer cet ensemble de mesures, le Gouvernement obtint de l’extérieur un important soutien financier. Le FMI offrit un crédit « stand by » de 5 millions de dollars. Les États-Unis mirent à la disposition du Rwanda une aide alimentaire de 5000 tonnes de farine de blé, 1000 tonnes d’huile végétale, et 100 tonnes de lait en poudre, d’une valeur globale de 87 250 000 F rwandais, pouvant être commercialisée dans le pays au profit de l’État. Ils y ajoutèrent une aide en devises de 1 million de dollars, destinée à couvrir l’importation de biens d’équipement d’origine américaine (camions, machines, pièces de rechanges, pneus, etc.); les paiements en monnaie rwandaise effectués par les importateurs de ces biens devaient revenir pour 95 % à l’État rwandais. La Belgique enfin, ajouta à son aide financière et technique annuelle, une aide exceptionnelle en devises de millions de francs belges, portée à 92,5 millions en octobre 1967, et destinée à couvrir l’importation de marchandises d’origine belge : les paiements en monnaie rwandaise effectués par les importateurs de ces marchandises devaient revenir à l’État rwandais à concurrence de 30 millions de francs en don, et le reste en prêt à 3 %, remboursable en 5 ans à partir de fin 1969.

Les résultats de cette réforme monétaire furent extrêmement bénéfiques. Les autorités rwandaises furent désormais à même de dominer les mouvements économiques fondamentaux du pays. La libéralisation du commerce extérieur améliora du tout au tout les approvisionnements, tandis que les prix ne subissaient qu’une hausse de 20 % en moyenne. La libéralisation des transferts constitua un sensible encouragement aux investissements. Et enfin et surtout, les producteurs se trouvèrent considérablement mieux rémunérés : le prix du café, notamment, atteignit 35 F au kilo, soit 48 % de plus que l’année d’avant. Au cours des années suivantes, les autorités rwandaises assurèrent le maintien de l’équilibre économique ainsi obtenu, d’abord par une politique de compression budgétaire : un Comité fut créé pour l’équilibre des finances publiques, et diverses mesures de rationalisation furent encore adoptées, notamment la centralisation au budget du Ministère du Commerce des achats d’équipements de l’État, et des assurances pour tout son matériel roulant. En outre, de nouvelles avances de la Banque Nationale à l’État furent converties en 1969 en dette consolidée à 1 % par an, celle-ci se montant dès lors à un milliard de francs. Parallèlement, les autorités monétaires rwandaises assurèrent le contrôle du commerce extérieur libéralisé, et adoptèrent une politique restrictive du crédit, celui-ci étant désormais limité autant que possible aux opérations directement productives, en fonction de l’excédent de la balance des paiements. Dès le 1erjuillet 1968, deux ans après la réforme monétaire, le Président Kayibanda pouvait dresser un bilan positif de la situation économique, et constater : une stabilisation générale des prix, l’abondance des marchandises dans tous les centres commerciaux à des prix raisonnables, une tendance graduelle à la baisse des prix de détail des marchandises de consommation populaire par suite d’une meilleure organisation commerciale, et enfin une hausse des productions encouragées par leur meilleure rémunération…