1. Le Secrétariat d’Etat au Plan National de Développement, dont le titulaire est Son Exc. M. E. Hitayezu, mérite en toute vérité d’être abordé dans un paragraphe spécial. Le lecteur va, sans peine, s’en rendre compte. Créé par l’Arrêté Présidentiel du 17 avril 1968, ce Secrétariat d’Etat est, pour ainsi dire, l’officine où s’élabore le Développement en marche du Pays. Qu’il suffise de reprendre ici la nomenclature des Directions qui le composent : 1) Direction de la Statistique et de la Documentation ; 2) Direction des Etudes, comprenant la Division de la Planification Globale et celle de la Planification Régionale ; e 3) La Direction de la Programmation, comprenant la Division des Investissements, puis celle des Programmes ; (4) la Direction des Ressources Humaines ; 5) la Direction de l’Assistance Technique, et 6) la Direction de la Gestion.

Ce Secrétariat d’Etat est donc en réalité un Super-ministère, chargé de « coordonner et d’animer, en collaboration avec divers Ministères, toutes les activités du Développement économique et social, d’élaborer les programmes nouveaux et mesures d’adaptation pour la réalisation du Plan Quinquennal ». Dans ces conditions, on ne voit pas quel Ministère se soustrairait à l’intervention dudit Secrétariat d’Etat, du fait qu’ils sont tous engagés dans l’exécution du Plan Quinquennal en cours. Comme la réalisation de ce Plan National de Développement dépend essentiellement des fonds négociés avec les Etats ou des Organismes internationaux, —’ces derniers pouvant avoir leurs intérêts en telle zone déterminée du monde, — il peut se faire assez souvent que l’aide accordée au Rwanda devienne un obstacle sérieux à son Développement rationnel.

Son Exc. M.Hitayezu, Chef de ce Département, a eu le courage de décrire en détail cet inconvénient, le 20 décembre 1971, aux Ambassadeurs accrédités au Rwanda. Transcrivons ici quelques extraits de ce magistral exposé :

«Respect de l’Indépendance : Les aides accordées annuellement ou étalées sur une plus longue période devraient, pour être efficaces, respecter les priorités exprimées par le Gouvernement. En effet, comme il a été souligné à plusieurs reprises, le manque de respect de cet impératif primordial conduit fatalement le pays bénéficiaire à subir l’aide et celle-ci elle-même devient à la longue un instrument de pression et de néocolonialisme qui pousse le pays vers une spécialisation orientée vers l’extérieur. le Rwanda n’empêche pas le profit, mais il demande en contrepartie que les nationaux participent le plus possible à ce profit. La tendance actuelle qui consiste à diviser le pays en de petites zones d’influence flanquées d’étiquettes de propagande pour le compte de donateurs de fonds, ne fait que dévoiler la marche sournoise d’un impérialisme machiné par quelque agent attardé, qui considère que l’aide de son pays ou de son organisme doit être un moyen rentable à l’instar des relations des colonies avec les métropoles ».  

  1. En d’autres mots, le Rwanda élabore ses Plans, globaux et régionaux, établit l’ordre des priorités pour des raisons bien déterminées. Mais tel donateur de fonds préfère subsidier plutôt ses propres plans, sans tenir compte des projets gouvernementaux. Ilchoisira plutôt telle région du pays où il espère se mettre davantage en vedette, à l’écart des investissements antérieurs ; ou il exigera d’investir pour tel produit qui correspond le mieux à ses propres commodités, par exemple en fonction de la spécialité des agents à placer. Cet impératif imposera ainsi au Rwanda une spécialisation qui ne lui agrée pas et une voie prédéterminée des futures exportations ! Pareille attitude fait évidemment abstraction de la souveraineté du pays, car aucun Etat du monde technicien, – disons les Etats-Unis par exemple, – ou l’une de ses Sociétés d’Investissement, — ne peut accoler à la France un prêt en exigeant que cette dernière Puissance s’en serve comme les Etats-Unis l’entendent dans leur propre intérêt. En agir autrement vis-à-vis du pays en voie de Développement, en conséquence, c’est le traiter comme un mineur et considérer sa souveraineté comme de la blague. C’est ce dernier aspect du problème que Son Excellence met encore davantage en vedette dans le point suivant de son exposé : «  Charge du Budget : L’expérience de l’utilisation des fonds d’aide extérieure montre que beaucoup de donateurs assortissent leur aide de conditions selon lesquelles cette aide doit être utilisée et vont même jusqu’à en faire une condition sine qua non du démarrage des projets ; par exemple : (a) Ils lient la libération des crédits à la présence des techniciens de leurs pays et de leur choix ; (b) ils exigent l’élaboration de dossiers techniques de même qualité que ceux qui peuvent être établis dans leurs propres pays où existe une administration jouissant d’une longue expérience et possédant un grand nombre de techniciens qualifiés, sans tenir compte des conditions qui prévalent dans le pays. — (c) Ils mettent au premier plan l’exécution de projets spectaculaires, à forte intensité de capital, qui souvent sont inadaptés aux conditions locales d’une économie où abonde une forte main-d’oeuvre_ (d) certains chargés de missions exploratoires ou d’identification des projets basent leurs conclusions sur des théories inadaptées soit au stade économique, soit aux options fondamentales prises par notre pays ».

Nos réflexions sur le texte précédent conviennent, bien entendu, à ce dernier. On doit remarquer cependant qu’ici le donateur visé en profite pour résoudre, ne Mt-ce qu’à une échelle réduite, le problème du chômage des techniciens n’ayant pas encore d’emploi en son propre pays. Il est évident, en effet, que ceux qui ont l’emploi ne s’expatrient pas facilement. Les reproches repris dans les 4 points ci-dessus, soulignent, à juste titre et sous différents aspects, ce seul but de fournir du travail à quelques techniciens de la « métropole » (car il s’agit là d’une vue colonialiste des choses). Or ici ne considérons pas le Rwanda isolément : lorsque le même donateur en aura fait autant dans plusieurs pays en voie de développement, ces dizaines de techniciens par pays auront constitué une solution non négligeable du chômage de cette catégorie en « la métropole ». 

828.Mais il y a plus, avec l’astuce de « l’aide liée » et de la condition de « contre-partie ». Voyons ce qu’en dit Son Excellence : « Une mention particulière doit être faite de la question de l’aide liée » Certains donateurs obligent le bénéficiaire à acheter dans leurs pays et de ce fait : 1. Une part non négligeable des fonds est automatiquement rapatriée, quoique comptabilisée comme entrée de capital. Certains vont même jusqu’à garder dans leurs banques les montants destinés à pareils marchés. — 2. Le bénéficiaire de l’aide contraint à un seul marché doit accepter n’importe quelles conditions lui offertes, même avec des abus que cela peut comporter : instauration de monopoles : qualité non compétitive de la marchandise, etc. etc.

« A côté de cette obligation d’acheter dans le pays donateur, mentionnons la condition de « contre-partie » ou « de contre-aide », qui consiste en : 1. Le paiement de toutes les dépenses en monnaies locales : rétribution du personnel de contre-partie, dédouanement de matériel, assurance, fonctionnement de véhicules, location ou fourniture de bureaux, indemnités de déplacement, etc. — 2. Participation dans le traitement des agents de l’Assistance technique dont le montant mensuel atteint 2,5 millions, soit 30 millions par an. Les montants de contre-partie sont tellement élevés que quelquefois les Gouvernements sont obligés de ne pas accepter les aides qui leur sont proposées, à cause de cette situation dommageable que créé ce genre d’exigence au risque de multiplier des projets inflationnistes ».

En d’autres mots, par le truchement de cette « aide liée », le donateur envisagé profite du fonds en question pour fournir du travail en son propre pays. Laissant dans l’ombre le principe tant prôné que « les affaires sont les affaires», il ne permettra pas au bénéficiaire de se servir du fonds obtenu, en vue de faire ses commandes où les prix lui sont avantageux. Ledit donateur, au contraire, imposera ses prix et se présentera à lui-même les factures, puisque le montant du fonds accordé n’a jamais bougé de son compte en banque ! Ainsi pour lui l’aide aux pays sous-développé obéit à une morale spéciale.

Quant aux lourdes charges de « contre-partie », c’est évidemment normal ! Lorsqu’un groupe de gens vivent d’une entreprise, ils ne peuvent souhaiter qu’elle disparaisse, au risque de les laisser sans emploi. Ici la procédure la plus efficace est que le développement se fasse certes, mais de manière à être par quelque côté freiné. Le pays aura toujours besoin de manière à être par quelque côté freiné. Le pays aura toujours besoin des Assistants Techniques irremplaçables, certes ; mais ils peuvent être flanqués de ceux qui ne le sont pas. La solution la plus raisonnable est celle que propose Son Excellence :

Les Gouvernements donateurs de l’Assistance Technique devraient renoncer aux contre-parties dans les salaires et autant que possible assurer les moyens logistiques des techniciens qu’ils envoient dans le pays, même s’il faut réduire les effectifs ».

829.Et le Ministre insiste sur le mode de recrutement qui, dans certains cas, devrait être simplifié par l’engagement de Rwandais dont la compétence peut ne recéder en rien à celle des étrangers recrutés dans des conditions plus onéreuses :

« Pour la bonne réussite de la Coopération en personnel, il est à souligner cependant que se posent certains critères fondamentaux, en ce qui concerne le recrutement des Assistants Techniques. Les Assistants Techniques devraient présenter les critères suivant : — une bonne formation professionnelle correspondant à la description de poste : les recrutements ne devant se justifier que par l’absence d’éléments rwandais de même qualification; — une stabilité dans les postes aussi longtemps que la mission du technicien n’est pas terminée : aussi le contingentement de jeunes qui veulent se faire exempter de leur service militaire ne pourrait être qu’un pis-aller ; —… En ce domaine de formation, les efforts ne sont pas demandés uniquement aux agents de l’assistance technique, mais aussi aux pays et aux organismes fournisseurs d’aide au développement : à technique égale il faut oser confier les responsabilités égales, d’autant plus que la plupart de nos diplômés universitaires ou d’écoles’ supérieures ont reçu leur formation dans ces mêmes pays. Il est dès lors incompréhensible que les projets s’arrêtent en attendant de recruter un étranger, alors qu’il y a un rwandais immédiatement disponible et offrant les capacités requises. Nous demandons que des rwandais puissent être acceptés pour diriger et gérer les projets ».

Plusieurs points de ce texte viennent d’être analysés ci-avant. Arrêtons-nous ici sur la compétence des Rwandais équivalente à celle des techniciens étrangers. Supposons le cas possible en soi, où le donateur de fonds serait de mentalité crypto-colonialiste : il n’admettra pas, en son for intérieur, qu’un rwandais soit compétent au point d’être l’équivalent d’un technicien étranger. S’il était au contraire attelé à trouver des débouchés où exporter la main-d’oeuvre qui risquerait autrement de chômer en son propre pays, une compétence rwandaise le contrarierait fort. Le premier engagement constituerait un précédent dangereux ; ayant mis le doigt dans l’engrenage, en effet, il serait bientôt débordé par les compétences rwandaises bon marché et serait acculé à l’exportation de fonds non accompagnés de leurs consommateurs de luxe.

En reprenant ces quelques passages du long exposé de S.E.M. Hitayezu, on se prend à regretter qu’il ne soit pas possible de le transcrire in extenso. H comporte cependant un défaut. Parmi les donateurs de fonds, en effet, il s’en trouve dont la politique des investissements au Rwanda ne donne pas prise à pareils reproches. Les règles cependant de -la courtoisie ont acculé Son Excellence à traiter génétiquement le sujet sans pouvoir préciser les exceptions. C’est en cela que consiste le défaut de l’exposé. Son but étant cependant de provoquer les autres à la prise de conscience de nos difficultés et à bien vouloir réviser leur politique, ce défaut était nécessaire, et il eut été maladroit d’en agir autrement.