2) Les suites de la mort de Nyilimigabo, ou l’affaire Ntizimira.

 

  1. Nous savons comment le Chef Nyilimigabo avait été tué, lors de l’expédition du Kanywilili (no 428) Après la mort de ce Chef, les grands favoris du Roi étaient désormais quatre: ses amis d’enfance Bisangwa, fils de Rugombituli, et Mugugu fils de Shumbusho ; ensuite ceux que le Roi avait choisis homme fait : Ntizimira fils de Musuhuke et Nzigiye fils de Rwishyura. Les quatre formaient deux paires d’ennemis, les deux premiers entre eux, et les deux derniers de même.

Nzigiye était un homme dont la situation n’était pas un legs de famille. Il était au départ serviteur de Rwigenza, oncle paternel de Nyilirnigabo. Rwigenza l’avait destitué après l’avoir torturé. – Nzigiye en gardait, à toute la parenté de Nyilimigabo, une haine exiplicable. Nous avons raconté ailleurs (cfr Les Milices du Rwa-nda précolonial., no 319-321), comment en ayant l’air de venger la mort de Nyilimigabo, il faisait coup double en se vengeant contre la parenté de ce dernier.

 

Voilà donc Nzigiye torturé et destitué par Rwigenza. Il alla se recommander au Chef Gacinya, fils du prince Rwabika (fils de Yuhi IV). Le nouveau serviteur de Gacinya était un homme fin ; son maître prit l’habitude d’en faire son messager exclusif, lorsqu’il avait des communications à faire au Roi. A force de voir Nzigiye et de converser avec lui, en admirant sa finesse, Kigeli IV demanda au Chef Gacinya de lui céder ce serviteur si agréable. Le Roi le fit bientôt entrer dans le cercle enviable de ses favoris et le créa Chef.

 

  1. Nzigiye avait un fils appelé Rwatangabo, en âge de prendre femme. Le père forma le projet d’affirmer et d’affermir son prestige social en demandant, pour son fils, la main de Mutegaraba, fille de Ga-cinya, son ancien maître, cousin du Roi. Le Chef Gacinya qui savait bien que son ancien serviteur le dominait désormais de plu-sieurs coudées et pouvait, en cas de refus, anéantir sa fortune, accepta aussitôt de marier sa fille à Rwatangabo.

Les choses en étaient là lorsque Kigeli IV décida de donner la main de sa fille Karunganwa à Karugu, fils de Ntizimira. La cérémonie de mariage étant célébrée à la Cour, sur le mont Kigali, le frère de Karugu appelé Gashegu, exécuta admirablement une série de danses et enchanta le Roi. « Je dois vous donner également une épouse de ma Famille » ! Déclara le monarque. — Il envoya aussitôt le nommé Rwakajabaga fils de Mbabaliye avec ordre de lui faire amener sur l’heure la fameuse Mutegaraba, qui se trouvait à Jali, localité en face du mont Kigali. Gashegu célébra aussitôt son mariage, et ainsi les deux fils de Ntizimira furent choyés par le monarque en même temps Leur père en était fier, et, après ces cérémonies il demanda son congé pour se rendre chez lui au Ki-tafnu (région du Kanage, en l’actuelle Préfecture de Gisenyi.

 

Il est bien possible que le Roi ignorait le fait des fiançailles de Mutegaraba, et le récit des témoins oculaires exclut que Ntizimira fût intervenu de quelque manière dans l’affaire. Ce fut cependant, aux yeux de Nzigiye, un affront inexpiable. Le Chef Gacinya qui se rendait compte du danger, se hâta d’envoyer un messager à Nzigiye pour lui exposer le déroulement des événements. Il y joignit un troupeau de 16 vaches à longues cornes pour détourner l’o-rage et promit qu’il donnerait une autre de ses filles à Rwatangabo. Nzigiye lui fit répondre que tout allait bien et qu’il ne de-vait s’inquiéter de rien. Il avait compris que son ancien maître n’y était pour rien, et crut que tout avait été orchestré par Ntizimira, à l’effet de lui faire sentir sa supériorité.

 

  1. Or Nzigiye avait une spécialité : il n’accusait jamais dans l’ombre, comme le faisait toujours l’entourage du monarque. Lorsqu’il s’attaquait à quelqu’un, il le faisait en public devant l’intéressé, mais à l’improviste, de manière que l’accusé en perdait la tête devant le Roi, ne pouvant même se justifier avec calme : de ce fait l’accusation, surtout inventée de toutes pièces, y trouvait con firmation. Ce fut ainsi que, à Gitovu près Mpemba (Commune actuelle de Ntongwe, en Préfecture dé Gitararna), il accusa Ntizimira en présence de son fils Karugu, « Le Chef a comploté contre Nyilimigabo, — accusa Nzigiye, — dans le but de se débarrasser

 

d‘un personnage plus écouté que lui. Le complot avait été tramé veille du départ de l’expédition du Kanywilili, et la colonne où se trouvait Nyilimigabo fut formée de manière à lui retirer tout moyen de soutien, les armées les plus fortes ayant été à cet effet concentrées dans la colonne du Nord. Les complices de Ntizimira étaient ses amis et protégés, le Chef Nkundukozera (no 427) et le Chef Kinigamazi, fils de Kabatende, récemment promu à la tête de la Milice Nyaruguru ».

 

  1. Le pauvre Karugu, gendre de récente date du monarque, fut effondré, ne pouvant rien répondre qui valût. Le lendemain le Roi traversa la Kanyaru vers le Bugesera, et Karugu resta en arrière en faisant semblant de chasser car il cheminait avec sa meute ap-pelée Imvuza-cyuma = les Sonne-grelots. Lorsque la caravane se fut éloignée de lui, il s’en alla vers le Kinunu en brûlant les éta-pes. Peut-être ce geste fut-il imprudent de sa part, car son évasion ayant été constatée, le Roi envoya le nommé Bigwabishinze, fils de Migaruka, de la Famille des Abaka, avec mission de proclamer l’extermination de Ntizimira et de ses fils.

Le Roi traversa le Bugesera, arriva au Gisa.ka et envoya des mes-sagers pour arrêter Gashegu fils de Ntizimira, le jeune époux de Mutegaraba. Le couple se trouvait à la résidence royale de Rwamagana, où il s’était rendu pour montrer la région à la mariée.

 

Gashegu ne se doutait de rien, vu que les événements s’étaient précipités. Il fut amené au Gisaka, où le Roi se trouvait à Nyaga-sozi, chez le Chef Kabaka. Dès qu’il arriva, son jeune frère Kabwa fut également arrété. Ils furent ensuite exécutés, le Roi ne donnant la vie sauve qu’à leur frère Rwasammanzi, grâce à l’intercession du nommé Gatemeli fils de Kagenza, son parent du côté maternel.

 

  1. Or à l’époque, la Garde royale Ingangura-rugo se trouvait dans un camp des Marches situé à Minove (l’actuel Bobandana, au Zaïre). Plusieurs membres de la Garde avaient décidé de faire un voyage éclair jusqu’au Kinunu pour saluer le Chef Ntizimira, dont ils avaient appris l’arrivée.

 

Il leur donnerait des nouvelles fraîches de la Cour, et puis, comme il était l’un des grands favoris, ce serait toujours utile d’attirer son attention sur eux. Il s’agissait de notre héros Nyilingango fils de Nyagahinga, avec ses trois frères Rugango, Gahima et Kanyamibwa ; avec Ngamije fils de Rudakemwa (fils de Sakufi), Rwayitare fils de Rutishereka, les deux frères Rutaburingoga et Murembyabugabo, fils de Ndungutse ; puis Kabahigi fils de Shumbusho et Nyilindekwe fils de Mafaho et neveu du Chef Kabaka, escorté, lui, d’un certain nombre de guerriers Abarasa, Milice de son oncle. Après avoir passé quelques jours auprès de Ntizirnira, ils s’en retournèrent au camp de Minove, ignorant absolument tout des graves événements qui se préparaient.

 

  1. IIs avaient quitté le Kinunu le matin et Karutgu y arriva le soir du même jour. Les fidèles amis de la Famille, en brûlant également les étapes, arrivèrent confirmer la catastrophe et Ntizirnira apprit que l’envoyé du Roi était en route. Il n’y avait plus de temps à perdre ; Ntizimira avec ses fils Karugu, Ruteranayisonga et Rwidegembya, s’embarquèrent sur le Kivu pour éviter Bigwabishinze qui se dirigeait sur le Kinunu. Ils voulaient atteindre le Kinyaga au Sud, en temps utile. Ils escomptaient passer la frontière et se réfugier au Burundi. Mais la nouvelle s’était envolée sur les ailes du vent, et les fugitifs furent assaillis par les populations non loin de la frontière. Ntizimira fut grièvement blessé et expira sur le territoire du Burundi.

Le Chef Nkundukozera fut arrêté et exécuté à Rwamagana, tandis que 1e Chef Kinigamazi, qui se trouvait à Ngeli, se réfugia au Burundi et on n’entendit plus jamais parler de lui.

 

En homme prudent, Nzigiye ne pouvait s’exposer à subir plus tard des représailles, de la part des amis de Ntizimira. Or la fameuse visite des guerriers arrivés de Minove avait été divulguée. Ils étaient donc de grands amis de Ntizirnira ou ses protégés. Il fallait s’en débarrasser. Ils furent d’autant plus facilement englobés dans la fameuse trahison, qu’ils avaient pris part à l’expédition du Kanywilili. Seuls Kabahigi et Nyilindekwe furent mis hors de cause ; le premier parce qu’il était frère de Mugugu, grand favori dont il aurait été dangereux de se faire un ennemi à vendetta ; le second, parce que, originaire du Gisaka, élevé en dehors des manoeuvres rwandaises de la Cour, il était parfaitement inoffensif.

 

  1. Les accusations de Nzigiye, pour le cas de Minove, furent fortuite-ment étayés par des propos qui n’avaient en réalité aucun lien avec elles. La Garde royale avait réussi à arrêter Nyamunonolca, fils du roitelet Muvunyi (no 402) avec ses femmes Nyarttbago et Mugili. Nos Rwandais bavardaient en sa présence, sans se douter qu’il comprenait leur langue. Dès qu’il eut parcouru le pays en zigzags, selon son habitude, le Roi vint dans le Bugoyi où il avait donné rendez-vous à ses guerriers qui lui amenaient le prisonnier. Nyamunonoka exprima le désir de parler avec le Roi, pour le mettre au courant d’une chose grave. il lui révéla que, durant sa détention, il avait entendu Nyilingango dire ceci à ses compagnons : « Malgré que nous venons d’accomplir cet exploit, le Roi ne nous en saura pas gré, car il est comme un animal, toujours prêt à tuer l’un ou l’autre d’entre nous. Heureusement que nous avons eu la chance d’être débarrassé de Nyilimigabo qui lui conseillait ces tueries. Puisque c’est nous qui triomphons pour lui, que ferait-ii si nous nous mettions d’accord pour lui résister en face? »

 

Nyamunonoka, avant d’être exécuté, avait amené l’eau au moulin de Nzigiye. Le Roi se rendit du Bugoyi à Mabungo, au Bei-mbira, et ses guerriers l’y suivirent. Les « visiteurs » de Ntizi-mira se savaient en danger. Nyilingango essaya de fléchir Nzigiye en lui donnant une vache, mais Nzigiye la refusa en lui disant : « Comment réussirais-je à vous séparer de Ntizimira dans l’esprit du Roi » ? Il en fut de même lorsque Ndungutse essaya de sau-ver ses deux fils ; Nzigiye n’accepta pas. Rudakemwa, fils de Sa-kufi, sauva la vie de son fils Ngamije en acceptant la proposition du Roi de le destituer de tous ses biens. La même chance fut don-née à Rutishereka qui accepta la destitution complète pour sauver son fils Rwayitare.

 

  1. L’arrestation du héros Nyilingango posa tout de même un problème au Roi. Il imagina de le dépouiller d’abord de son auréole de preux exceptionnel, et il organisa une veillée de hauts faits. Il avait incité le nommé Munigankiko, fils de Buki, à contester à Nyilingango le titre qui le rendait fameux. Au cours de la réception, lorsque Nyilingango se leva à son tour pour exalter ses prouesses, Munigankiko se leva pour le contredire, ce qui venait à affirmer que lui, Munigankiko, prétendait être plus brave que lui.

Nyilingango dédaigna le brave homme en disant : « Ce qui vous pousse à oser me contredire, me pousse à garder le silence » ! Et il s’assit sans plus. Le Roi intervint : « Vous ne pouvez tout de même pas prétendre être plus héros que Munigankiko » ! Et promenant son regard sur l’assemblée, le monarque qui estimait, que personne n’oserait être ouvertement d’un avis contraire au sien, interpella Rutore fils de Segatwa pour le prendre à témoin. Rutore se leva, déclama son ode guerrière :

«Le héros qui marche au pas désiré par nos blessés, souche de la renommée; dans le Rugunga près Gashara les fuyards s’en sont allés tandis que moi je restai sur place » !

 

«En ce qui concerne Munigankiko, dit-il, en fait de bravoure, il vient après nous tous, tels que nous sommes ici ; quant à Nyilingango, il vient avant nous tous tels que nous sommes ici » !

 

  1. Le Roi irrité s’écria : « Eh bien ! Je vais moi-même rivaliser avec Nyilingango » ! — « J’en suis très honoré » ! répliqua Nyilingango. Et les deux se parèrent de leurs imidende Colliers de la septaine.

 

Le Roi croyait que Nyilingango allait être intimidé, mais l’autre qui se savait perdu, n’ayant plus rien à perdre, brava le Roi, au point que Nzigiye intervint pour le calmer. Il disait au Roi : « Vous foudre d’en haut, essayez de vous calmer » ! Et à Nyilingango : « Et vous foudre d’en-bas, essayez donc de vous calmer » ! Au fond, ce médiateur était très heureux de voir que son accusé aggravait terriblement son cas en bravant publiquement le Roi. Ne pouvant apaiser cette joute déchaînée, Nzigiye proclama la levée de la séan-ce et tout le monde se retira. Le Roi dut ne pas en dormir : Ce Nyilingango qu’on voulait humilier n’avait pas craint de le braver.

Le lendemain Nyilingango fut arrêté avec ses trois frères et les deux fils de Ndungutse, fils de Sebucyucyu. ris furent exécutés, sauf Rutaburingoga qui , en raison de ses vastes connaissances du Code ésotérique, avait été condamné à avoir les yeux creuvés.

 

Apprenant la condamnation de ses deux fils, Ndungutse se suicida à Mabungo même. Ce Ndungutse n’était pas un homme quelconque, puisqu’il était le Gardien en titre du Karinga, Président-honoraire des Détenteurs du Code ésotérique et Chef de la Milice Abanyakaringa-Ishyama (cfr Les Milices du Rwanda précolonial, e 19-20). Dans ces conditions, Rutaburingoga, quoique devenu infirme, pouvait constituer un danger pour Nzigiye. Aussi celui-ci s’en débarrassa-t-il quelque temps après, en obtenant son exé-cution grâce à des accusations complémentaires appropriées. Ces événements se passaient en 1886-1887.

 

3) Le pacte de non-agression avec le Burundi.

 

  1. Revenant une autre fois à Ngeli, à la frontière du Burundi, cette fois-là les Nyaruguru étant sous nautorité de son fils Muhigirwa, le Roi pensa ressusciter l’ancien pacte de non-agression, qui avait jadis existé entre le Rwanda et le Burundi (no 176). L’expérience démontrait que les guerres contre le Burundi n’apportaient aucun gain au Rwanda. Le pays gagnerait à diriger ailleurs ses guerriers de la frontière Sud, au lieu de les maintenir contre le Burundi.

 

Le Roi contacta le notable Bigwabishinze, fils de Migaruka (no 441), en vue de lui confier la mission en ce sens auprès de Mwezi IV Gisabo. Peut-être pouvons-nous penser que la délégation antérieure du même Mwezi IV (no 403- 408) en avait parlé au Roi, car on ne peut supposer que Kigeli IV était capable de prendre une initiative de ce genre. Mais Bigwabishinze déclina la propo-, n’osant pas s’exposer à des dangers de tout genre en un pays hostile. Le notable Rubega, fils de Ruziga, accepta sans difficulté de se rendre au Burundi à la place de Bigwabishinze. Mwezi IV tenait sa Cour à Bukeye près Banga. Il fit attendre Rubega pendant environ 3 mois avant de le recevoir. Finalement il le reçut et l’en-voyé lui communiqua le message de Kigeli IV. Ce message compor-tait également la demande que Mwezi IV envoyât à la Cour du Rwanda des Poètes dynastiques du Burundi, pour que le -Roi en-tendît les compositions déclamées par eux.

 

  1. Au retour de Rubega, Bigwabishinze fut livré au bourreau pour avoir refusé de rendre au Roi le service qu’il lui proposait. Les biens du condamné furent donnés à Rubega. Bientôt les Poètes dynastiques du Burundi arrivèrent à Ngeli ; ceux du Rwanda se mirent à apprendre quelques morceaux parmi ceux qui n’injuriaient pas le Rwanda.

Ensuite, à l’époque qui avait été convenue, le Roi délégua plusieurs Chefs d’armées, escortés de leurs guerriers. Ils se rendirent dans la localité appelée Lyagisegenya, où ils rencontrèrent plusieurs Abaganwa du Burundi. On apportait, de part et d’autre, une grande quantité de cidre et des dizaines de vaches de boucherie. Les guerriers des deux pays mangèrent et burent ensemble et les Chefs des deux côtés partagèrent la consommation du cidre au même chalumeau. Une décision commune fut proclamée, en vertu de laquelle il n’y aurait plus de guerre entre les deux pays. Cette fois-ci donc le pacte ne fut pas conclu par les deux monarques en per-sonne, mais par leurs délégués.

 

A partir de ce moment les Barundi de la frontière se présentèrent en masse à Ngeli pour voir de près le fameux Kigeli Rwabugili. Ils arrivaient par colonnes en chantant, et à Ngeli même le Roi se montrait à eux sur la place du Peuple. Il leur faisait servir de la viande en grande quantité et les notables recevaient de lui des têtes de gros bétail comme cadeaux de bienvenue. Pour faire face à ces dépenses de prestige, le Roi déposséda quelques grands propriétaires vachers aux alentours de Ngeli.

 

4) L’intronisation du co-régnant, Mibatnbwe IV Rutarindwa.

 

  1. L’intronisation de Mibambwe IV Rutarindwa eut lieu à Ngeli, le 22 décembre 1889, coïncidant avec la dernière éclipse totale du soleil = ubwira-kabili, observée au Rwanda. Cette décision de Kigeli IV était, au point de vue du Code ésotérique, une tentative de complément apporté au règne de Mutara II. Nous nous rappelons que, aux termes de la décision de Cyilima I Rugwe (no 115), complétée par la réforme de Mutara I qui introduisit l’alternance Cyilima-Mutara (no 191) tout monarque Cyilima (et Mutara) devait introniser son fils Kigeli comme co-régnant, tandis que ce dernier devait indiquer à son père k nom de son futur successeur qui régnerait sous le nom de Mibambwe. Or, en vertu de la réforme de Mutara I, l’intronisation du co-régnant Kigeli devait se faire après la célébration de la « Voie des Abreuvoirs » = Inzira y’Ishora, l’un des plus grandioses liturgies du Code ésotérique. Nous savons dans quelles circonstances Mutara II Rwogera fut empêché de célébrer ledit cérémonial et d’introniser son Kigeli W comme co-régnant (no 347). C’est à l’observation manquée de ces prescriptions du Code ésotérique que Kigeli IV entendait apporter un complément posthume. Mais il dépassa son droit, car le Code ne reconnaissait pas au Kigeli le pouvoir d’introniser son successeur comme co-régnant. Kigeli Ndabarasa lui-même (no 264) se servit de son futur successeur à titre de simple délégué, jouissant en cette qualité du privilège de tambours, alors que les circonstances lui eussent suggéré l’intronisation. En conclusion donc, l’intronisation de Mibambwe IV fut, de la part de Kigeli IV, un acte d’usupation de pouvoirs que ne lui reconnaissait pas le Code ésotérique.

 

  1. Cet acte d’usurpation de pouvoirs n’était cependant rien, en comparaison de la faute qu’il commit à la même occasion. Le Code ésotérique stipulait que lorsque le prince héritier avait perdu sa mère avant l’intronisation, on devait lui donner une Reine mère adoptive Umugabekazi w’umutsindirano, de la même Famille que sa mère. En plus, cette Reine mère adoptive ne devait pas avoir un fils issu du Régnant, c.à.d. demi-frère du prince héritier.

 

Cette disposition mise en pratique sous Ruganzu (no 155-156), Cyilima (no 22A) et Kigeli (no 249), était un corollaire tiré du principe fondamental de la succession au trône. Ce principe fondamental de succession au trône était le suivant : le pouvoir souverain était concédé, non pas directement au prince héritier, mais à sa mère. En d’autres mots, la Royauté était donnée à tour de rôle aux Clans lbibanda = Matridynastiques (no 210), en  la personne de celle de ses filles que les oracles divinatoires désignaient à la dignité de Reine mère. Dans le cas où la Reine mère désignée n’avait qu’un fils unique, il était d’office élu Roi pour exercer le pouvoir souverain en commun avec sa mère. Si au contraire cette femme avait plusieurs fils, les oracles divinatoires désignaient lequel d’entre eux régnerait. En toute hypothèse cependant, tous les fils de la Reine mère désignée étaient éligibles à la dignité royale, à défaut du désigné principal.

 

  1. La grave faute commise par Kigeli IV consista en ceci que, contre l’avis unanime des Détenteurs du Code ésotérique, il choisit comme Reine mère adoptive sa femme Kanjogera, pour le seul motif qu’elle était sa préférée. Or, elle n’avait d’abord aucune relation du sang avec la mère de Mibambwe IV, cette dernière étant du Clan Abakono, tandis que Kanjogera était du Clan Abega. En d’autres mots, le testament de succession accordait la Royauté à un Clan déterminé, et Kigeli IV, pour des raisons sentimentales, transférait de sa propre autorité la Royauté à un Clan différent. Encore usurpation de pouvoirs.

 

Mais il y avait pire que cela : la Reine mère adoptive de son choix avait un  fils issu du Régnant. Ce fils d’une Reine mère ainsi désignée devenait de ce fait intronisable. C’est cela que les stipulations du Code ésotérique tendaient à éviter.

 

  1. Ce danger de compétition éventuelle au trône serait resté cependant purement théorique, s’il n’y avait pas eu d’autres graves fautes préparatoires. La première faute fut commise par Mutara Rwogera, en ouvrant la porte du Code ésotérique à une Famille Matridynastique (no 354). Le bénéficiaire fut Rwakagara, fils de Gaga, frère de la Reine mère d’alors. Or ce personnage était le père de la nouvelle Reine mère adoptive, Kanjogera. Elle avait plusieurs frères, dont les deux principaux, Kabare et Ruhinankiko, étaient en grand crédit auprès de Kigeli IV. Il compléta en leur faveur la faute de son père, en leur conférant le privilège de conaî-tre ledit Code, ks faisant succéder à leur père. De ce fait, ils eurent connaissance de la décision de Mutara II qui frappait leur Famille d’une peine dure à supporter (no 348,1),

 

  1. Kigeli IV donnait ainsi le feu vert à la guerre de compétition au – trône. Il n’y avait  pas que les Détenteurs du Code ésotérique à s’en rendre compte. L’Aède Ngurusi se fit le porte-parole de l’opinion, en présentant au Roi le poème no 155 : Urugo rugwije imbaga = La Foyer dont les membres se multiplient. Le rhapsode Bizimana qui dicta le morceau me signala que le compositeur dut en retrancher dans la suite le passage suivant : «Je te signalerai “ôInvincible, la demeure qui mettra le feu à la tienne, afin que tu en  supprimes préventivement les méfaits ». Il voulait laisser entendre au monarque que la nouvelle Reine mère appartient à une Famille trop puissante qui finira par exterminer ses enfants pour introniser leur neveu, et qu’il fallait en temps utile rendre cette Famille inoffensive, lui enlever sa puissance sociale et politique.

 

Le Roi répondit : « Ce n’est plus de la composition, tu dépasses les limites de ton rôle ». De fait le rôle des Aèdes dynastiques était de louanger les Rois et non de critiquer leur politique. Le compositeur prit peur et présenta bientôt le poème no 156 : Ndi umuyoboke w’Abami -= Je suis le sujet fidèle des Rois, dans lequel il s’excusait de son aberration. Aussi supprima-t-il le passage incriminé, qui ne se colporta plus que dans le commentaire.

 

  1. Le Roi se sentait sourdement désapprouvé par les Détenteurs du Code ésotérique, et il sollicita l’avis du plus vénéré d’entre eux, le nommé Bibenga, fils de Bagarulca, qui séjournait désormais en dehors de la Cour et ne pouvait plus rencontrer le Roi, du fait qu’il avait été le fossoyeur en chef de Mutara II. Il lui envoya un messager pour lui dire : « Comment approuvez-vous l’intronisation de Mibambwe ? » Bibenga, usant de toute la liberté que lui donnait son intoucbabilité absolue, dit au messager : « Vous lui répondrez que jusqu’ici il a été Kigeli fils de Mutara, mais qu’à partir de ce moment il devient Kimali fils de Rurenge » ! (Kimali = l’extemitinateur,”sobriquet réprobateur donné à un ancien monarque des Abarenge, dont les agissements inconsidérés avaient jadis provoqué le désastre de ses sujets et de sa Dynastie).

 

  1. Tous ces germes de dissensions ne pouvaient donc échapper à quiconque était au courant des normes que Kigeli IV venait de fouler aux pieds. Mais il en avait théoriquement le droit, puisque sa volonté, dans le cadre traditionnel, était la loi suprême, pouvant promulguer et abroger toutes les lois à son gré. Pour le présent cas cependant, cette prérogative aboutissait à un acte hautement explosif, non seulement par la collision d’intérêts virtuellement contenue dans le fait lui-même, mais encore pour un autre motif-détonateur que le monarque y avait, pour ainsi dire, enfermé (no 377). A savoir que son Mibambwe IV Rutarindwa n’était qu’un fils adoptif, incapable de régner, aux yeux des puristes, puisqu’il n’était pas l’engendré du Régnant. Aussi le co-régnant se trouvait-il rejeté par une fraction importante des Détenteurs du Code ésotérique, et non des moindres. Ceux-là ne regrettaient donc pas les imprudences accumulées par le monarque, car elles fournissaient elles-mêmes la solution du problème qui semblait primordial pour ces puristes de la succession au trône. Ainsi était posé, d’une manière prochaine, l’événement de Rucunshu.

 

  1. Mais en attendant, l’éclipse totale de soleil s’en était mêlée. Or elle était un mauvais présage dans la Culture Rwandaise, comme en bien d’autres. Il se fit cependant qu’à Ngeli se trouvait un grand magicien venu du Bushubi (royaume actuellement en Tanzanie).

 

Cet homme s’appelait Bihomora, et l’intervention de l’éclipse lui fut attribuée : en la provoquant, il avait voulu gâter les solennités de la Cour. Impossible cependant de s’attaquer à lui et surtout de verser son sang sur le sol du Rwanda. Il fut donc richement pourvu de cadeaux en vaches et on lui donna le nommé Rugambarara, fils de Buhoma, pour l’escorter jusqu’à la frontière du Rwanda. Ce Rugambarara commandait justement une localité au Butama, sur la Kagera, rivière qui forme la frontière entre le Rwanda et la patrie du magicien. Mais, suivant les ordres reçus, Rugambarara l’accompagna au-delà de la Kagera et le tua sur le sol de sa propre patrie. Il payait de sa vie la malencontreuse idée qu’il avait eue de… produire l’eclipse de soleil juste le 22 décembre 1889, jour où la Cour célébrait l’avénèment de son co-régnant Mibambwe IV Rutarindwa .