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  1. Le Changement De Mwami Résolu Par La Puissance Mandataire

 Aux yeux de l’Administration la nécessité de mettre Musinga à l’écart devenait de plus en plus impérieuse. La crainte d’ébranler le principe monarchique n’entrait pas en balance. Le sort même de la monarchie était menacé par la désaffection progressive des sujets.

« De jour en jour, lit-on dans le Rapport de 1931, il devenait plus certain que l’institution de la royauté, d’une importance primordiale pour l’application des méthodes d’administration indirecte, était en voie de perdre toute raison d’être aux yeux des natifs, et cela d’autant plus rapidement que s’accélérait l’évolution de leur mentalité. » Le parti de changer le titulaire de l’ingoma fut arrêté dans les conseils du Territoire dès la fin de 1930. Musinga partagerait le sort de Mwanga en Uganda, de le reine Ranavalo à Madagascar. On lui donnerait son fils aîné pour successeur. Le vice-gouverneur général, M. Voisin, informait de sa résolution Mgr Classe par la lettre suivante.

 

 Usumbura, 5 Janvier 1931

 J’ai loyalement essayé de ramener le mwami à une plus saine compréhension de ses devoirs. J’ai dû reconnaître que cet homme est indifférent à tout ce qui n’est pas son égoïsme et sa lubricité qu’il est incapable d’aider en quoi que ce soit au progrès de ses sujets qu’il vouerait délibérément ses populations à la stagnation, si tant est qu’un gâtisme précoce lui permît encore d’avoir une volonté autre que la satisfaction de sa perversité et de son hostilité… Aussi entre-t-il dans mes intentions de proclamer sa déchéance… Le plus tôt serait le mieux, me semble-t-il. »

 Le Gouverneur du Congo Belge, général Tilkens, se rallia aux vues de son lieutenant. M. Charles, directeur des Colonies à Bruxelles, étant en voyage d’inspection dans le pays, se chargea à son retour d’obtenir l’assentiment du gouvernement et du roi. Ce fut chose faite au milieu de l’été 1931. Mais avant de procéder à la déposition du mwami régnant, il fallait s’assurer de l’acquiescement de son successeur éventuel, affaire délicate, vu le respect inné de tout Munyarwanda pour l’autorité paternelle. Mgr Classe fut prié par le Gouverneur, en raison de la grande autorité spirituelle dont il jouissait auprès du jeune Rudahigwa, de le pressentir et de le préparer au rôle qu’on lui réservait. Se dérober pour le prince ce n’était que résigner son aînesse en faveur d’un de ses frères. Il accepta, et, convoqué à Usumbura, il s’y rendit et reçut in petto du gouverneur son investiture. Le secret le plus absolu lui fut imposé, qu’il sut garder parfaitement, même vis-à-vis de sa mère.

Sa mère était une Mwega, nièce de la reine mère Kanjogera, qui l’avait tenue en réserve, ainsi que ses deux soeurs, pour Musinga. Celui-ci, docile aux suggestions perfides de ses mages, l’avait écartée peu après l’avoir épousée, la consignant au voisinage de Nyanza avec l’enfant encore à la mamelle qu’il lui avait donné. Rudahigwa, sevré à l’épique où le lieutenant Gudowius abattait le brigand mutwa Basebya, c’est-à-dire en 1912,  fut donc élevé par sa mère, puis, adolescent, rappelé par son père sur les injonctions du major Declercq. A Nyanza, il fut pendant six ans élevé à l’Ecole des fils de chefs, sous la direction du délégué de la Résidence, M. Lenaerts. Enfin, à dix-huit ans, préposé au gouvernement du Marangara, il n’avait cessé de fréquenter presque quotidiennement la station de Kabgayi, catéchumène de cœur, encouragé dans cette voie par sa mère. A l’école des Pères Blancs il s’était perfectionné dans la langue française. A l’évêché il s’instruisait de ses devoirs de prince chrétien, vénérant dans le pontife expérimenté, non seulement un, conseiller politique, mais encore un directeur de conscience et un père. Nul doute qu’il ne se préparât déjà de loin à sa future mission. Gagné sans réserve aux idées nouvelles, résolu à collaborer de toutes ses forces à la rénovation de son pays, s’il mettait de la discrétion dans la manifestation extérieure de ses convictions intimes, c’était par égard pour le mwami, en qui il ne cessait de respecter le chef de Banyiginya et une émanation temporelle d’Imana. Sur ce point, encore que d’impérieuses circonstances aient fait de lui le supplanteur de son père, il s’est toujours montré d’une scrupuleuse et chatouilleuse intransigeance.

  1. Les Préparatifs

 L’acte d’autorité projeté, qui avait dans le fond les caractères d’un coup d’état, exigeait pour sa réussite de la décision, de l’adresse et de la discrétion. Il fallait prévenir les commotions populaires, les remous d’opinion. Le peuple, grands et petits, devait être mis en face de faits accomplis. Une action prompte et soudaine épargnerait au pays toute secousse, voire une effusion de sang. L’affaire fut menée magistralement, comme on va le voir.

 

Au début de septembre, le général Tilkens, venant de Léopoldville, rallie le vice-gouverneur Voisin à Usumbura, et tous les deux se transportent à Kagbayi, où ils prendront langue à la fois avec le vicaire apostolique et avec le candidat éventuel au trône. Une première conférence à trois a lieu le 11 du mois à la résidence épiscopale ; à la seconde, tenue le surlendemain, Rudahigwa est convoqué et donne formellement son adhésion au plan d’opération. L’exécution est arrêtée pour le 12 novembre. Deux mois ne paraissent pas trop pour mettre tout au point. Rien ne transpira dans l’ntervalle, et personne ne se douta de rien.

Le soin des préparatifs derniers est confié au Résident de Ruanda, M. Coubeau. M. Voisin lui écrit à Kigali le 20 Octobre :

« Musinga doit être mis hors d’état de nuire, mais ne doit pas quitter le pays à l’heure actuelle. Il a été entendu, en présence de Rudahigwa et de l’avis conforme de Son Excellence Mgr Classe, que Musinga serait avisé qu’il est destitué au profit de son fils aîné, et qu’il doit dans les quarante-huit heures partir pour Kamembe, où des installations lui auront été préparées… « Il faudra, pour la date du départ, que cinq cents porteurs soient tenus prêts pour emporter personnes et bagages. Si vous faisiez, dès à présent, constituer un approvisionnement de caisses et dé malles, cela faciliterait d’autant le problème des emballages… « Veuillez prendre les dispositions voulues pour le 11 novembre, date où vous vous trouverez à Nyanza.” J’y arriverai le même jour, ainsi qu’un détachement de la compagnie cycliste d’Astrida. Je vous laisse le soin de convoquer les grands feudataires et notables pour le 16 à Nyanza en vue de la proclamation du nouveau mwami, et d’organiser les préparatifs de cette cérémonie, à laquelle devra être donné tout le décorum voulu ».

Kamembe est alors le poste, d’un délégué de la Résidence, chef-lieu d’un des dix territoires administratifs, transféré depuis à Tshyangugu. Situé sur la plate-forme d’une falaise qui surplombe d’une soixantaine de mètres le lac Kivu, le regard se repose de là sur les eaux, sur la ville congolaise de Costermansville, sur l’île Idjwi, Musinga bénéficiera, sur son rocher de Sainte-Hélène aux marches de l’Urundi, d’une solitude apaisante sous la surveillance immédiate de l’administrateur. Au cas où il lui prendrait envie d’intriguer en vue de sa restauration, il sera prévenu que sa relégation se muerait alors automatiquement en déportation de l’autre côté du lac. Des huttes lui sont prestement bâties, une vingtaine, un hameau : le peuple est averti que prochainement, « un chef déporté’ de l’Urundi » sera son hôte.

Le 11 novembre, jour anniversaire de l’armistice, le vice gouverneur général Voisin arrive d’Usumbura à Nyanza, accueilli par l’administrateur du territoire, M. Stevens, cependant que les grands féodaux et les notables du  royaume, les princes, parmi lesquels au premier rang, Rudahigwa, au nombre d’une cinquantaine, convoqués par le Résident pour recevoir des lèvres du gouverneur l’exposé de son programme sur la mise en valeur du Pays », s’assemblent à Kigali. Nyanza et Kigali sont séparés par une distance d’environ cent kilomètres : Kabgayi est à mi-chemin entre les deux.

  1. Signification A Musinga De Sa Déchéance : Son Eloignement De Nyanza

 Le 12 au matin, la demi-compagnie cycliste, commandée par un lieutenant, assisté d’un adjudant, s’est approchée de Nyanza, et manoeuvre sur la route comme pour l’exercice. M. Voisin envoie au palais une estafette portant à Musinga une invitation à venir le trouver dans son propre bungalow. Le mwami entre seul dans l’appartement. S’attend-il à une bonne nouvelle ? Il reçoit communication de sa déchéance, avec ordre de départ pour Kamembe dès le surlendemain à la même heure. Le géant effondré laisse couler ses larmes. « Je m’attendais à cela, dit-il, depuis longtemps ». De réaction aucune. Il est brisé, et comme accablé par le sort.

Il remonte au palais et informe sa mère. Alors éclatent les rugissements de la bête traquée. L’heure est venue de la véritable expiation. Le sang versé par Kanjogera et son fils rougit encore leurs mains. En vain ont-ils payé. dérisoirement leur dette aux bazimu irrités de Karara et de Burabyo en ce même champ de Nyanza. Un talion les poursuit. Ce n’est pas Ndungutse, ce sont les Belges qui sont les instruments de la vengeance. Imana les abandonne. Vont-ils s’ensevelir dans les ruines fumantes de l’ibwami, et les tambourins enseignes avec eux, à l’instar de Rutalindwa, leur frère et leur fils d’adoption, à Rutchunchu ? Ce serait périr noblement, comme les preux de jadis, s’évanouir dans un nimbe de grandeur antique. Le cran leur manque. Ils ne sont plus que des ombres falotes que l’épreuve anéantit. Et puis faut-il désespérer d’un retour de fortune, d’une pitié d’Imana. ? Ils courbent l’échine sous, les coups d’une Némésis implacable,… et font leurs malles. Bien plus, quand la nuit est tombée, Kalinga et les trois autres tambourins fétiches, tous les insignes de la royauté, quittent le palais, portés sur des brancards, se dérobant aux regards des curieux, et se livrent en otage à l’inexorable européen. L’abdication après la déchéance ! La Puissance mandataire peut se rassurer. Le sang de Rwabugiri ne bout plus dans les veines de son pâle héritier. Le 14 à dix heures une longue colonne de 700 noirs sort de l’ibwami, dans la direction de l’ouest. La smala de l’ex-mwami prend le chemin de l’exil. Quelques curieux, tous indifférents, assistent au défilé des 450 porteurs, des quatorze filanzanes, où se blotissent Musinga, sa mère, sept femmes, les enfants royaux, des servantes ; au déménagement des paniers, des caisses, des nattes; des pots de miel et de beurre rance, des hardes, des pointes d’éléphant, du singe, des fétiches, des vieilleries inutiles, du bric-à-brac palatin. Un piquet d’askaris encadre la caravane, sous les ordres de M. Lenaerts, administrateur de Byumba, ancienne connaissance de Musinga, requis pour conduire le prince détrôné en son lieu d’internement.

Dès que le long cortège s’est évanoui à l’horizon, la populace se rue à l’assaut de l’ibwami évacué, arrache les pals, se partage les dépouilles. Il faut qu’une garde armée préserve d’une destruction complète les tristes vestiges d’un règne sans gloire de trente-cinq années. On raconte que le facétieux Nturo, prince du sang, lorsque le Palanquin royal l’eût dépassé, laissa échapper un soupir de soulagement : « Adieu, Musinga ! enfin, nous voilà libres ! » Urabeho, turakize ! Avent d’atteindre le terme, les batwa de la Cour, porteurs de la litière royale, apprenant le changement de règne, firent la grève des bras croisés, insultant leur ancien maître selon leur habitude, et revinrent sur leurs pas pour se mettre au service du nouveau. Le coup de pied de l’âne.

Huit ans sont passés depuis ces dramatiques incidents. Musinga vit, tranquille sinon apaisé, dans ses chaumières mal entretenues, au milieu de ses femmes et de ses nouveaux enfants, de ses bagaragu, une soixantaine, presque tous serviles, se plaignant de l’injustice et de l’incompréhension de ses geôliers. Il attend, dit-il, une restauration providentielle, un retour d’Imana, pour se rallier aux idées nouvelles. Il rêve toujours de ses chers Badaki. Ses espérances s’expriment dans le nom qu’il a donné à l’un de ses derniers fils : Nzakigarura « Je le récupérerai », savoir le Ruanda. Il n’est plus aujourd’hui qu’un objet de curiosité, type de grandeur déchue, pour les touristes de passage, une survivance archaïque d’un passé révolu. Une pension de deux mille francs par mois que lui sert son fils, un troupeau de vaches, les prestations de quelques mainmortables, le mettent à l’abri du besoin. L’oubli se fait de plus en plus profond autour de lui. Physiquement ce géant ne donne plus qu’une impression de ruine, au corps émacié par l’alcool, à la bouche bée, au regard hébété. On aimerait qu’un sentiment de repentir, de soumission au vouloir divin, tout au moins de retour mélancolique sur la fragilité des bonheurs terrestres auréolât de poésie sa trop réelle infortune. Elle n’est, hélas ! supportée que par la médiocrité d’une âme puérile, qui n’a vraiment pas pu s’épanouir et prendre conscience d’elle-même dans ce climat d’absolutisme sanguinaire, de basses voluptés et de terreurs superstitieuses que lui créèrent sa mère et ses courtisans, et dont les efforts des européens ne parvinrent pas à le déprendre.

  1. Investiture Solennelle De Rudahigwa : 16 Novembre 1931

 Le samedi, 14 novembre, au moment où le proscrit franchissait en litière les torrents et les rides montagneuses qui le sépareraient désormais de son Nyanza, son fils y entrait dans sa propre automobile, dans cette belle Pontiac, cadeau de la Résidence, dont il avait refusé par humeur de se servir. Rudahigwa et les grands vassaux de la couronne, assemblés à Kigali, ayant été avisés artificieusement que le gouverneur était empêché de venir jusqu’à eux et qu’il les attendait à Nyanza, s’étaient mis en route. Mais à Butare, la dernière étape, la voiture de l’ibwami stoppait devant la troupe, et enlevait le prince héritier. Le voile était déchiré. Les princes du peuple ne se portaient vers la capitale que pour y reconnaître et acclamer un nouveau mwami.

Quelques minutes après, à trois heures et demie de relevée, à Nyanza, tandis que les grands chefs poursuivent à pied en commentant ces stupéfiants événements, une réception intime réunit, autour du gouverneur et de Mme Voisin, l’évêque du Ruanda, le résident de Kigali, l’administrateur du territoire, enfin le héros du jour. Le gouverneur, s’adressant à Rudahigwa, lui annonce officiellement que, par désignation du roi des Belges, c’est lui qui est le mwami du Ruanda. Votre titre de règne est Mutara, lui dit Mgr Classe, ainsi le veut la règle dynastique. Un champagne pétille dans les coupes. Longue vie au nouveau mwami ! Une demi-douzaine de biru, conservateurs des coutumes nationales et protecteurs nés d’un nouveau règne, sont déjà sur la place. Le gouverneur vient à eux et leur présente le jeune monarque. Rudahigwa est félicité. La joie éclate sur les visages. Au surlendemain, la proclamation solennelle et la cérémonie d’intronisation. Le lundi, 16 novembre, est un grand jour pour le peuple ruandais. Umwami alima ! « Le roi saillit » le Ruanda, lui, le « taureau », l’imana-fécond du parc. A une extrémité de la plaine des jeux se dresse une estrade, pavoisée aux couleurs belges. Les deux sections cyclistes font la haie ; en arrière les masses populaires ; encadrant la tribune, les chefs. A 9 heures, le vice-gouverneur général, en uniforme, s’avance, conduisant l’élu, qui a revêtu pour la circonstance, par dessus son costume indigène, une ample et magnifique cape de fin drap bleu doublée de soie, et qui dépasse tous les gens du cortège de l’épaule et au-delà. Debout sur l’estrade, le représentant de la Belgique et le récipiendaire, sont encadrés à droite et à gauche par le résident de Kigali et par le major Duvivier, commandant les troupes d’occupation du territoire. Les clairons sonnent aux champs, tandis que la troupe, aux ordres dû lieutenant, rend les honneurs. M. Voisin harangue le peuple en français et lui présente son roi, le résident Coubeau traduit ses paroles en souahéli ; Rwagataraka, grand Mwega, traduit en kinyarwanda. Puis le mwami proclamé s’adresse pour la première fois à ses sujets dans l’idiome national, son texte écrit sous les yeux. Chefs et populaire l’ovationnent, tandis que la petite troupe cycliste défile devant la tribune. Le mwami accompagne alors le gouverneur général jusqu’à son domicile. Les tambourins enseignes, qu’on y garde en gage depuis la destitution de Musinga, lui sont remis rituellement, tels chez nous un sceptre et une main de justice. Le peuple reconnaît maintenant son souverain, fils d’Imana, source de bénédiction pour sa terre et ses troupeaux. Il l’accompagne en cohue dans un beau vacarme jusqu’à sa résidence, sur le plateau de Mu Rwesero, autre que l’ibwami de Son père, selon une règle inviolable du royaume.

Aussitôt installé Rudahigwa se transporta à Kabgayi. Il voulait que sa première sortie fût pour l’évêque du Ruanda, qui s’était abstenu de paraître aux fêtes de l’intronisation, afin que rien ne pût être soupçonné de la part qu’il avait dû prendre dans cette révolution de palais. La présente démarche du prince, libre maintenant de ses comportements, revêtait un caractère hautement significatif. C’était sur une plus humble échelle la répétition du geste historique de Constantin catéchumène, saluant le pape comme son chef religieux à son entrée victorieuse dans Rome. Rudahigwa, revenant aux lieux où il priait naguère, fut complimenté par les séminaristes, ses nouveaux sujets, parmi lesquels il retrouvait des amis d’enfance, des camarades d’étude, et qui lui offrirent en présent, sur son désir,… un Larousse illustré de classe. Une ère nouvelle s’ouvrait pour le Ruanda. Le passé païen était mort. Musinga en avait emporté les ultimes reliques dans sa retraite forcée de Kamembe. Une pacifique, mais profonde, révolution venait de s’achever. Il ne restait plus maintenant qu’à en laisser se dévider les suites.

  1. La Visite Du Délégué Apostolique Mgr Dellepiane

 Pendant qu’à Nyanza se préparaient et se déroulaient les phases du grand événement politique, l’Eglise du Ruanda acclamait religieusement un représentant officiel de Pie XI, En sa personne le Père commun des fidèles prenait pour ainsi dire possession des conquêtes spirituelles de ses vaillantes troupes. Le délégué apostolique du Congo Belge, Mgr Dellepiane, archevêque de Stairropolis, venant de Léopoldville, après avoir traversé la colonie de part en part, entrait dans le Territoire sous mandat par la trouée de Kisenyi aux derniers jours d’octobre. Il se rendait à Kabgayi pour y saluer son frère dans l’épiscopat et visiter le vicariat. L’Eglise du Ruanda se présentait à lui sous un jour le plus avantageux. Elle avait déjà inauguré ses bonds prodigieux. En six années, le nombre des néophytes était passé de trente à soixante mille ; de dernier chiffre était encore doublé par celui des catéchumènes (65,000), et triplé par celui des postulants (52.000). On pouvait déjà parler des foules chrétiennes du Ruanda ». Les chefs s’étaient placés à l’avant-garde du renouveau : aux trois quarts ils étaient ou baptisés ou sympathisants. A chacune des trois dernières années, une nouvelle station s’était ouverte : Nyamasheke à l’ouest, Astrida au sud, Kiziguro à l’est. De grandes églises, à Mibirizi, à Zaza, à Kansi, ou de plus humbles chapelles s’édifiaient, que le messager du pontife romain étrennerait à son passage. Tous les organes indigènes d’apostolat étaient créés et fonctionnaient au mieux : petit et grand séminaire, d’où quatorze prêtres étaient déjà sortis, Frères noirs ressuscités, Sœurs noires au nombre de 36, enseignant dans des écoles bondées de filles et garçons : splendide moisson issue, en moins d’une génération, du labeur d’une élite d’apôtres blancs, composée pour l’instant, outre le chef, de 44 Pères, de 10 Frères et de 39 Sœurs Blanches. Cette armée noire de 180.000 adhérents, quasi unique par le nombre, par la qualité, par le mordant l’ambassadeur du Saint-Père allait la passer en revue, l’exalter en des accents lyriques, emporter de son contact une impression de force souveraine, qu’il ferait partager au Vicaire de Jésus-Christ.

Il prit gîte aux étapes de Nyundo et de Rwaza, et séjourna à Kabgayi du 4 au 11 novembre. Partout il rencontrait la foule, se portant au-devant de lui, précédée d’hommes superbes, ses chefs, chantant, dansant, l’acclamant. Il s’avançait dans des allées pavoisées, passait sous des arcs de triomphe, fendait les vagues humaines qui se refermaient en arrière de sa longue cappa magna de pourpre, sommée du camail d’hermine. Fanfares jouant l’hymne pontifical, discours de bienvenue, disputes théologiques au séminaire, représentations scéniques, quadrilles pyrrhiques sur les plaines de jeu. Les réceptions officielles au champagne à la Résidence, théories interminables de communiants défilant à la Sainte Table pour recevoir le Pain de Vie des mains de l’envoyé de l’Eglise romaine « jusqu’à lui donner la crampe ». Allocutions en français de l’Excellence, débordantes de joie et d’enthousiasme, traduites à l’assistance par un missionnaire, bénédiction pontificale prodiguée aux peuples à genoux, ce furent pour l’apostolique visiteur, à son premier voyage au Ruanda, des heures éblouissantes, dont tous les témoins indigènes n’auront cependant pas gardé une aussi vive mémoire que lui, tellement ces splendeurs liturgiques et ecclésiastiques leur étaient devenues familières. Le délégué fit sa visite au résident du Ruanda à Kigali, reçut celle du vice-gouverneur à son passage Isavi, mais ne vit pas le mwami, pour cause. Tandis qu’à Astrida il encourage Pères, Frères, Soeurs, et qu’à Kansi l’après-midi il bénit la nouvelle église, le condamné de Nyanza pleure sa révocation ; et lorsque, dans la matinée du 13, il franchit, la Kanyaru, reçu à la frontière de l’Urundi par le pasteur de l’état frère, le Ruanda n’a plus de mwami : l’ancien plie bagage et le nouveau n’a pas encore été proclamé.

  1. La Mort Du Fondateur De L’Eglise Du Ruanda, Le 6 Janvier 1931

 S’il était un homme qui pût légitimement se glorifier en première ligne des gains magnifiques dont le représentant du pape était le témoin émerveillé et à qui tout d’abord le Ruanda était redevable de l’avènement d’un prince selon le coeur de Dieu, c’était bien ce défricheur initial de la brousse païenne, cet animateur de la conquête catholique, le planteur apostolique, entré dans la`joie de son Seigneur depuis le 6 janvier précédent. Il était tombé sur la brèche, tandis qu’il vaquait à ses occupations ordinaires, foudroyé par l’apoplexie, à l’âge de soixante dix sept ans.

Depuis une décade, Mgr Hirth vivait, émérite, à Kabgayi, dans la retraite du grand séminaire, sa création préférée, se produisant le moins possible hors de la clôture, cependant que dans sa cellule monastique se succédaient sans trêve les clercs noirs, qui venaient s’instruire à Son expérience et s’édifier à sa vertu. Ce grand vieillard, aux yeux maternels, à la barbe chenue de patriarche, qui avait eu l’heur de saluer le retour à l’ancienne patrie de sa chère Alsace, ce fin gentleman d’une parfaite courtoisie, d’une mise impeccable, « toujours brossé et ciré », assurait-on, bien qu’il se passât de valet de chambre et vécut en ascète, ce fervent de la vie cachée, en qui se mariaient harmonieusement le culte de la musique et celui de la théologie, n’était pas seulement révéré, mais encore très aimé. La veillée de sa bière par ses fils noirs dans la chapelle du séminaire fut une vénération de reliques, entrecoupée de sanglots. Chevalier de l’Ordre de Léopold, officier de l’Etoile du Congo depuis ses noces d’or sacerdotales en 1928, un piquet d’askaris de Kigali, le capitaine à leur tête, rendit pendant les funérailles les honneurs militaires à sa dépouille, tandis que le résident et trois fonctionnaires supérieurs tenaient les cordons du poêle. Il fut inhumé dans le choeur de son ancienne cathédrale. Une pierre tombale apposée au mur au-dessus du caveau porte gravées ses armoiries expressives : un cerf se désaltérant à une source jaillie de la prairie au pied d’une croix, avec au-dessous la devise : Sitio.

Un prêtre alsacien, qui l’a approché de près, trace de lui le portrait suivant: « Il était doué d’une intelligence singulièrement pénétrante, d’une mémoire tenace, d’un jugement limpide, d’une santé de fer. Il ruminait longuement ses desseins, calculait exactement les moyens aptes à les réaliser, pesait froidement obstacles et suites possibles. Puis il procédait à l’action avec hardiesse, volonté inflexible, vue lointaine des conséquences, doigté sûr dans le maniement des personnes selon leur caractère. De là son extraordinaire ascendant. « Il était pieux comme un enfant, consciencieux jusque dans les plus minutieux détails, rigoureux pour lui-même, sans besoins personnels, d’une simplicité de moeurs apostoliques. Et surtout il envisageait toute chose sous l’angle des réalités éternelles — sub specie aeternitatis.» C’est sur l’assise d’une âme de saint et d’artiste que l’Eglise du Ruanda fut premièrement fondée.

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