{:fr}La justification de cette politique c’était le mouvement de plus en plus général de la population vers le christianisme, surtout vers l’Eglise catholique, non seulement de ses éléments populaires, mais, à cette époque tout spécialement, de ses éléments, aristocratiques. Il semblait qu’un mot d’ordre fût passé dans la classe possédante et dirigeante d’embrasser collectivement les idées européennes, conceptions et croyances. Les nobles batutsi se décident à s’européaniser, pour eux la culture européenne est une, science et foi ; c’est celle que pratiquent et propagent les Pères Blancs, premiers éducateurs du pays. C’est là lefait capital de cette phase de l’histoire du Ruanda, et qui donne la clef des autres. Nous en avons signalé l’annonce et les prodromes. A dater de 1926, ce qui n’était qu’exception devient généralité. Il faut s’arrêter à ce phénomène, de caractère social et politique autant que religieux, en relever les témoignages et en mesurer la portée.

Dès 1927, les supérieurs des stations sont unanimes à signaler un événement nouveau, inouï, éclatant : l’enrôlement par groupes des batutsi dans l’armée catholique, les grands vassaux en tête. Ils parlent de « mouvement », d’« élan », d’« ardeur », de « course éperdue ».

Pour le supérieur de Rwaza, c’est le Nduga, domaine royal, coeur politique du Ruanda, qui a donné le signal de la mobilisation des batutsi : l’agreste montagne a emboîté le pas. « L’esprit souffle de la capitale », dit le proverbe. — Ubwenge bwose buva ibwami. « Nous avons actuellement pour la conversion du pays tous les atouts en main. Il n’est pas exagéré de dire que la grande majorité des chefs réclament chacun chez eux une école catholique. Plusieurs ont déjà leurs fils chrétiens, ceuxdes autres, même les filles, sont catéchumènes. »

A Nyamasheke les batutsi semblaient n’attendre que l’ouverture de la paroisse, filleule de Mibirizi, réalisée en 1928, pour affluer vers l’Eglise. « Nous constatons, écrit le curé deux ans après, que la caste noble des batutsi fournit à peu près la moitié de nos néophytes : 193 batutsi contre 200 bahutu. » Même phénomène à Kiziguro à l’autre extrémité du Ruanda au nord-est, station fondée en 1930. « Les chefs construisent eux-mêmes leur succursale, cherchent et entretiennent leur catéchiste, ou encore en remplissent personnellement les fonctions, et viennent un beau jour nous dire : « Père, j’ai tant de postulants et de catéchumènes, voire d’écoliers : il faut m’aider. »

A Zaza au Kisaka, la paroisse puînée, après vingt-huit années de progression lente, les chefs se font baptiser et toute leur maison avec eux, femmes et enfants. Les grands prophètes batutsi jettent au feu leur planche à osselet, leurs ustensiles de divination, leurs talismans.

Le chef Kanuma, un réfractaire, voyant ses cinq fils sur les rangs du catéchuménat, s’écrie désespéré : « Les imana s’en vont : c’en est fini de nous. » Imana zisubiranyemo, ibyacu bigiye gucika. « Ici comme cela se Passe dans le reste du Ruanda, écrit le P. Soubielle en. 1930, nos batutsi se sont enfin décidés, et, aussitôt décidés, ils ont pris la tête du mouvement. Elle est incroyable l’énergie que cachent ces jeunes gens batutsi aux dehors efféminés, comme aussi leur ardeur de savoir et de faire connaître autour d’eux ce qu’ils ont appris. » L’enthousiasme des fidèles pour la reconstruction de leur église déjà vieille et devenue trop petite est tel qu’ils s’offrent à porter eux-mêmes sur leurs têtes les 450.000 briques estimées nécessaires. Les chefs, leurs femmes, leurs enfants, paient de leur personne. Thérèse Nyirakabuga, femme répudiée de Musinga, donne l’exemple. Huit clercs du poste administratif de Rikura, ne pouvant se joindre aux porteurs, rachètent leurs prestations bénévoles par une collecte de deux cents francs.

Le chef du Vicariat dresse ainsi qu’il suit le bilan des conversions en 1931 : « Sur les 9.014 baptêmes solennels de l’année, plus du cinquième, exactement 1984, sont des baptêmes de batutsi. Ces batutsi, si fiers de leur sang, ne dédaignent pas d’être les parrains de gens du peuple, pas même de chercher parmi eux, à l’occasion, leur propre parrain. »

Ce sont naturellement les jeunes, épris de nouveautés, libérés de préjugés désuets, non entravés encore par la polygamie, qui accourent avec le plus d’émulation vers l’Eglise. A Nyanza, dans l’Ecole de l’administration pour les fils de chefs, neutre en religion et de personnel laïque, sur quelque 330 inscrits il y a, en 1928, deux cents catéchumènes et trente chrétiens.

« A Gatsibu, à l’école du gouvernement, note le curé de Rwamagana, il y a une centaine de jeunes batutsi. Tous ou à peu près sont postulants, soixante d’entre eux sont déjà catéchumènes, les deux instituteurs mariés en tête. Nous avons actuellement plus de soixante grands jeunes gens batutsi qui viennent à l’instruction avec leur femme. »

A Kigali, à la Résidence, les Pères Blancs ont relevé et pris à leur charge l’école pour fils de chef que les Allemands avaient fondée avec moniteurs des deux confessions. Le supérieur de la station écrit en 1928 : « Nous avons actuellement sept classes de jeunes gens batutsi. Ils nous viennent de plus en plus nombreux, et nous ne savons plus où les loger. Parmi eux nous avons d’excellents catéchistes et maîtres d’école. »

A Mibirizi, aux confins sud-ouest du pays, non loin de Tshyangugu, où le gouvernement entretient une école primaire soi-disant de batutsi, le supérieur écrit la même année. « Toute la jeunesse mututsi, si longtemps revêche par ici, dédaigneuse et prétentieuse à l’égard des européens, est avide d’instruction religieuse et profane, et se lance éperdument dans le mouvement. Chaque jour nous avons sous les yeux l’exemple de nombreux jeunes gens qui font cinq à six heures de marche pour suivre à la Mission les classes et le catéchisme. » Ainsi l’ébranlement de la caste dirigeante vers l’Eglise catholique s’observe partout. On rapporte un propos des chefs de la Mission protestante : « Dans la noblesse le catholicisme est à la mode. » Mgr Classe peut conclure en présence des témoignages issus des divers cantons de son vicariat :

« Dans toutes les stations, les confrères ont souligné le grand mouvement qui entraîne vers Dieu la jeunesse mututsi. C’est le progrès auquel on peut et on doit, nous semble-t-il, attacher le plus d’espoir, celui qui correspond le mieux à la pensée de notre vénéré fondateur. Les chefs nous donneront le peuple, et ces jeunes gens sont déjà ou seront des chefs. Au gouvernement, il s’est produit un véritable revirement et c’est heureux. C’est sur cette jeunesse intelligente et curieuse qu’il compte et c’est avec elle et par elle qu’il veut gouverner. »

Le Revirement Des Sphères Administratives A L’Endroit Des Privilèges De Naissance Des Batutsi.

 Les dernières lignes du vicaire apostolique font allusion aux oscillations et tergiversations de l’administration coloniale à l’endroit de l’hégémonie traditionnelle des bien-nés batutsi.La hauteur, la suffisance, l’inertie calculée de certains chefs de l’entourage de Musinga surtout, avaient incliné les autorités belges à combattre, sinon à ruiner tout à fait, le monopole politique, les privilèges héréditaires de l’aristocratie de naissance. On avait substitué à des chefs de haut lignage des lettrés bahutu, plus souples, plus compréhensifs. Cette tactique eut le bon effet de donner à réfléchir aux épigones, en faisant planer sur leur tête une menace de déchéance. Mais les essais de gouvernement par les roturiers ne donnèrent pas en général de très heureux résultats. Les vilains, promus aux chefferies, manquaient de prestige et d’autorité. Ils faisaient piètre figure en présence des grands seigneurs, qu’ils paraissaient supplanter. Ils n’arrivaient pas à acquérir cet ascendant fascinateur que les humbles, instinctivement traditionalistes, subissent sans défense en présence d’une supériorité héréditaire de situation, de type physique de stature, de façons, de fortune. Là n’était pas la solution de l’avancement rapide des natifs dans la voie du progrès, Mgr Classe, dont la longue expérience était mise à contribution par la Résidence, exprimait librement à M. Mortehan son sentiment en cette matière dans une lettre en date du 21 septembre 1927. Il lui disait :

« Si nous voulons nous placer au point de vue pratique et chercher l’intérêt vrai du pays, nous avons dans la jeunesse mututsi un élément incomparable de progrès, que tous ceux qui connaissent le Ruanda ne peuvent sous-estimer. Avides de savoir, désireux de connaître ce qui vient d’Europe, ainsi que d’imiter les européens, entreprenants, se rendant suffisamment compte que lescoutumes ancestrales n’ont plus de raison d’être, conservant néanmoins le sens politique des anciens et le doigté de leur race pour la conduite des hommes, ces jeunes gens sont une force pour le bien et l’avenir économique du pays.

« Qu’on demande aux bahutu s’ils préfèrent être commandés par des roturiers ou par des nobles, la réponse n’est pas douteuse, leur préférence va aux batutsi, et pour cause. Chefs nés, ceux-ci ont le sens du commandement… C’est le secret de leur installation dans le pays et de leur mainmise sur lui. »

Au reste, poursuivait l’éminent correspondant, « encore que l’aristocratie de race soit actuellement indispensable, » il faudrait bien se garder d’écarter systématiquement des emplois les sujets les plus méritants des races moindres. C’est une tradition constante dans l’ancien Ruanda que le mwami élève en dignité bahutu et même batwa, et leur fait prendre rang de la sorte dans la classe possédante, eux et leurs descendants. Les Anglais dans l’Uganda choisissent quelques chefs dans le peuple et s’en trouvent bien. Donc pas d’exclusivisme, mais le privilège historique de la naissance doit être provisoirement maintenu.

En 1930, craignant qu’une politique contraire ne finît par prévaloir, Mgr Classe reprenait son plaidoyer dans un mémoire que la Puissance mandataire l’avait prié de rédiger sur la question.

« Le plus grand tort, écrivait-il, que le gouvernement pourrait se faire à lui-même et au pays serait de supprimer la caste mututsi. Une révolution de ce genre conduira le pays tout droit à l’anarchie et au communisme haineusement antieuropéen. Loin de promouvoir le progrès, elle annihilera l’action du gouvernement, le privant d’auxiliaires nés capables de la comprendre et de la suivre. C’est la pensée et l’intime conviction de tous les supérieurs de mission au Ruanda sans exception — en ce moment tout au moins, aurait-il pu ajouter.

« En règle générale nous n’aurons pas de chefs meilleurs, plus intelligents, plus actifs, plus capables de comprendre le progrès et même plus acceptés du peuple que les batutsi. C’est surtout et avant tout avec eux que le Gouvernement arrivera à développer à tous points de vue le Ruanda. »

Ces observations étaient d’autant plus pertinentes qu’à cette heure, ainsi qu’on l’a vu, chefs et nobles prenaient la tête du mouvement de rénovation, s’assimilant avec entrain la culture étrangère des européens sous toutes ses formes. Que cet empressement ne fût pas entièrement désintéressé, qu’il s’y mêlât un calcul et s’inspirât de mobiles politiques, on n’en saurait douter. Ce qui importait pour la Puissance tutrice c’est que cet intérêt de classe tournât au bien du pays et profitât à la cause du progrès. C’était bien le cas. Les gouvernants belges entrèrent pleinement dans les vues des missionnaires catholiques. La politique scolaire relative à l’éducation spéciale et plus soignée des fils de chefs et de notables fut poursuivie et même amplifiée. C’est elle qui donna naissance à l’Ecole d’Astrida, substituée à l’Ecole de Nyanza.

La Politique A Double Face De Musinga Vis-à-Vis Des Européens : Amoralisme Et Anti-Christianisme Fonciers Du Mwami.

Celui qui par fonction aurait dû favoriser le plus ce mouvement incoercible et bienfaisant s’efforçait de tout son pouvoir, mais sournoisement, de le contrarier. En apparence, Musinga faisait des concessions à l’esprit nouveau. Il avait fini par consentir, nous l’avons vu, à présenter aux européens ses filles et même sa mère, à garder auprès de lui ses fils aînés et à les costumer à l’européenne, à revêtir lui-même une redingote et à se coiffer d’un casque, à monter en automobile, à découcher, à visiter Kigali et les provinces lointaines de son royaume. Il se pourvoyait de montres, de voitures, de gros verres, qu’un opticien d’Europe était venu adapter à sa myopie. Il faisait très bonne figure aux étrangers de passage qui lui rendaient visite. A Mgr Classe qui l’avait sollicité par le canal de Rwagataraka puissant seigneur, son gendre, chef de la province du Kinyaga, de lui céder le kigabiro de Nyamasheke sur une falaise du Kivu, où les restes de Rwabugiri avaient été déposés trente ans auparavant, il répondait obligeamment par le billet suivant :

Nyanza, 14 novembre 1926.

 Rwagataraka m’a dit qu’il y a une colline au Kinyaga où tu veux construire une mission. Bâtis-y, j’y consens. Je ne puis rien te refuser, parce que, toi non plus, tu ne me refuses rien.

 YUHI MUSINGA.

 

« Tu ne me refuses rien. » Il savait bien ce qu’il disait, car, peu auparavant, à sa demande, son révérendissime correspondant avait fait le voyage d’Usumbura pour le sauver d’une déposition imminente.

Il avait, au dire de M. Pierre Daye, fait parvenir au roi Albert un message, où l’on pouvait lire : « Hier et aujourd’hui et demain le Bula Matari peut venir dans ma maison »; et il donnait à ce publiciste l’impression que, « habile politique », il avait « changé sa lance d’épaule ».

Dans la réalité, écritures, gestes, paroles, tout n’était chez lui que feinte, simulacre et finasserie. Musinga restait fanatiquement fidèle au passé, et il détestait cordialement Belgique, christianisme, civilisation européenne, quelque sympathie ou reconnaissance qu’il pût nourrir pour certains de leurs représentants. Il ne pouvait pardonner à ses nouveaux protecteurs de ne lui avoir laissé, disait-il; que l’ombre du pouvoir et de l’entourer d’espions. Il répétait à satiété aux étrangers la même plainte :« Je ne suis plus aujourd’hui le mwami. Je ne puis plus tuer qui je veux et comme je le veux, ni déposséder mes gens à ma discrétion. Comment peut-on savoir que je suis encore le roi ? Au reste, tout ce que je dis, tout ce que je fais, tout ce que je pense, les européens le savent aussitôt »

 Son entourage immédiat l’entretenait dans ses dispositions hostiles. Il restait vis-à-vis de sa mère-, l’ambitieuse Kanjogera, intrigante et bornée, un enfant tenu en lisière, qu’elle manoeuvrait par la superstition et le vice. L’ibwami pullulait de conseillers avides, qui exploitaient sa crédulité et sa faiblesse de caractère. La résidence de Kigali avait essayé de soustraire à leur empire le pitoyable pantin dont ils tenaient les ficelles. Elle confessait dès 1926 son échec :

« Les grands de la Cour, lit-on dans le Rapport de 1926, les Abiru conseillers, les bapfumu, en dépit du bannissement de Gashamura, relèvent la tête, guidés par le grand sacrificateur du palais, Bandora, et le mwami n’est qu’un jouet entre leurs mains. Musinga, en effet, roi sans énergie, usé et veilli avant l’âge, — il avait alors environ 43 ans, — d’une susceptibilité maladive, est d’une invraisemblable crédulité concernant la divination, les sortilèges et les maléfices, et se soumet aveuglément aux injonctions, de ses sorciers. Ceux-ci en abusent pour le convaincre que tout contrôle de l’Administration porte atteinte à son pouvoir et à son prestige, que la solution de tout différend dans lequel elle intervient est entachée de nullité, de même que toute désignation de chef proposée ou sanctionnée par elle, que toute palabre ainsi tranchée et toute investiture donnée dans ces conditions devront être révisées bientôt, lors du départ des autorités européennes. Car, jouant le tout pour le tout, les devins de Nyanza ont récemment annoncé urbi et orbi que l’exode des bazungu était proche et que Musinga reprendrait bientôt son pouvoir absolu de jadis. Et ce jour-là, malheur à ceux qui, en se soumettant aux décisions du blanc, se seront rendus coupables de lèse-majesté ! Inutile d’ajouter que la presque totalité des chefs se rient de ces vaines prédictions. »

De son côté, le vicaire apostolique à la même époque soulève le voile des moeurs déplorables de ce Silène ivre, qui , non seulement fait défiler au palais une série de jeunes femmes, ses épouses légitimes, issues des clans royaux, et les élimine dès qu’il s’en lasse après leur avoir donné un ou plusieurs enfants, sans préjudice de ses caprices ancillaires, et qui non seulement encore s’adonne aux vices infâmes, disposant à son gré de l’honneur de ses éphèbes ou ntore, mais ne respecte même pas la sainteté de son foyer, ajoutant l’inceste à la pédérastie. Il s’irrite des résistances de ses victimes et s’en prend aux scrupules religieux qui les motivent.

« Son animosité contre nous, écrit l’Excellence, provient de ce que la jeunesse mututsi de Nyanza, avide de s’instruire et nous arrivant nombreuse, refuse de servir désormais aux honteux plaisirs royaux. Dans ce genre notre Musinga ne le cède en rien à Mtésa et à Mwanga de l’ancien Uganda. Même ses fils, ses filles, sont nés pour sa lubricité. Sa haine s’accentua le jour où son second fils et sa soeur, en cachette, se firent instruire par des gens de leur entourage et refusèrent de se prêter à sa criminelle salacité. Du coup nous étions ses ennemis déclarés. Sans l’intervention très opportune du gouvernement belge, le jeune homme eût disparu sans bruit : le poison était prêt à Nyanza. Rwigemera, c’est le nom de ce fils puîné, est actuellement en sûreté à Kigali à la Résidence…

« Il y a quelques mois ne l’a-t-on pas vu se réjouir publiquement, organisant chez lui des danses, des distributions de bière et de viande à ses fidèles, à l’occasion du décès de son propre frère, frappé par la foudre, mais mort baptisé » — Tshyitatire [Cyitatire ; ndlr], le vieil ami des missionnaires à Isavi, dont le fils Semutwa entra dans l’Eglise, le premier des Banyiginya, à Noël 1917.

« La conclusion de tout cela c’est que, de plus en plus nombreux, les chefs se détachent de Musinga de plus en plus aveuglé »

Creusement Progressif D’Un Abîme Entre Musinga Et La Noblesse

 Ainsi tant aux européens, fonctionnaires et missionnaires, qu’aux indigènes, chefs, membres du clan royal, Musinga se rend de jour en jour plus indésirable. Cependant l’Administration patiente avec lui, le protège, lui tend la perche, le contreint à s’acquitter habilement et honnêtement de ses fonctions royales. En 1928, Ndungutse, ce vieux revenant d’avant-guerre, reparaît aux marches du Ndorwa, à la tête d’une bande muhima. La police belge, comme jadis la police allemande, le rejette dans l’Uganda, sauvant encore une fois l’usurpateur de Rutchunchu. L’année sui vante, le vice- gouverneur M. Voisin, entraîne Musinga à Astrida pour la pose de la première pierre de l’école professionnelle et le décide à se rencontrer avec le mwami de l’Urundi, convoqué de son côté, chose inouïe, interdite par une sacro-sainte tradition, ménageant ainsi entre eux une opportune réconciliation.

La même année, il le contraint à investir de gouvernements ses deux fils aînés, Rudahigwa et Rwigemera, conformément à un usage constant de la monarchie, en dépit de la crainte qui le tient « d’être dépouillé de ses biens au profit de ses enfants ». Le premier reçoit le Marangera et se fixe à Karama, au pied de Shyogwe, à une lieue à peine de Kabgayi ; le puîné, « son pire ennemi », reçoit le Busigi et se fixe à Tumba non loin de la station de Rulindo. Il ne peut empêcher ses héritiers présomptifs de fréquenter les Pères, de recevoir d’eux des leçons de français… et de catéchisme, chose qu’il doit ignorer.

Mais voici que sa fille cadette Musheshembugu, qu’il l’a donnée en mariage à Rwagataraka, marchant sur les traces de l’aînée, Bakalishonga, soustraite d’autorité à ses privautés lascives, et déjà catéchumène, lui révèle sa résolution de se faire instruire. Alors il n’y tient plus. Son amertume éclate en terrifiantes menaces, en adjurations pathétiques. Il dicte à son adresse la lettre suivante, où il distille tout son fiel contre la religion qui lui ravit ses enfants.

Nyanza, 5 janvier 1930.

 Tu m’as fait dire que ton mari voulait se faire chrétien et que, toi aussi, tu le voulais, pour la raison que tu es sa femme. On m’avait dit que Rwagataraka nous haïssait c’est donc bien réel, il nous haît. Le motif qui me pousse à te dire cela, c’est qu’il va te faire accomplir un acte tabou — umuziro, — pour lequel tu encourras à jamais ma réprobation. J’ai maudit quiconque parmi mes enfants se fera chrétien. Si l’un d’eux le devient, puisse-t-il être privé de tout avoir ! qu’il soit impuissant! et si c’est une fille, fasse le Ciel qu’elle n’enfante jamais ! qu’il soit abhorré par le mwami d’en bas — Musinga lui-même — et par le mwami d’en haut — Nkuba, le Tonnerre ! Qu’il ne trouve de laitage ni chez le serf, le muhutu, ni chez le seigneur, le mututsi ! Qu’il soit Maudit par tout homme qui sait maudire

« Ne crois pas que je te joue comme fait ton mari. Si tu t’instruis du christianisme pour faire plaisir à ton mari, plus jamais je ne t’aimerai, je te le jure. Que j’aie tué Rwabugiri, mon père, si ce que je te dis n’est pas vrai ! Tout le mal possible je te le souhaiterai en haine, je te le dis pour te retenir. Je te haïrai comme le poison qui a tué mon frère aîné, Munana , je te haïrai comme la méningite cérébro-spinale qui a tué mes enfants Munonozi et Rudatshyahwa [Rudacyahwa, ndlr].

 « Débouche tes oreilles et écoute bien. Choisis entre m’aimer, aimer ta vie, et aimer Rwagataraka. Je te le jure, si tu deviens chrétienne, plus jamais nous ne nous reverrons. Dis-moi bien ce que tu penses. Dis-moi nettement ce que tu as dans le coeur. Sache que si ta plume cherche à m’en imposer, je le saurai bien par mes gens. Musheshembugu, dis-moi la vérité. C’est le jour où jamais de montrer si tu es mon enfant ou si tu ne l’es pas. « Et puis, si tu te fais instruire quand même, tu peux, à ton gré, me mettre mal avec les Bapadri. Cela m’est égal.

« J’ai terminé.

« C’est moi ton père, le mwami du Ruanda. Yuhi Musinga (Seing et sceau

A cette épître véhémente, où perce une douleur qui n’est pas feinte, rédigée par le scribe Rugengamanzi, une des âmes damnées du maître, aujourd’hui catholique, Musheshembugu, l’actuelle Gertrude, répondit avec calme et fermeté :

« Plus vous me haïrez, plus je vous aimerai. Quant à choisir entre vous et mon Créateur, qui est aussi le vôtre, mon Créateur d’abord ! »

Le débile et infortuné Musinga faisait à son tour, mais sans profit, la dure expérience de l’éternelle parole évangélique : « Je suis venu porter à la terre non la paix mais le glaive, dresser le fils contre le père, la fille contre la mère, la bru contre sa belle-mère : l’homme aura ainsi pour pire ennemi les gens de sa propre maison. »

Son coeur s’endurcissait d’une année à l’autre. « Il a la phobie de tout ce qui est chrétien, note Mgr Classe. On l’a surpris piétinant rageusement images et croix. Il arrive à force d’intrigues à casser des mariages de féodaux catéchumènes qui s’entendaient bien en ménage, à faire révoquer l’un ou l’autre chef, catéchumène ou chrétien. Le résultat est qu’il s’aliène de plus en plus les esprits et les coeurs… Il lui suffirait cependant de céder au mouvement pour voir aussitôt toute la population le servir avec empressement. »

Car, il n’était pas totalement dépourvu de bonté, et sa popularité auprès des humbles était à peine entamée. Mais le fossé se creusait de plus en plus entre lui et les grands, entre lui et la Puissance mandataire. Ses pensées et celles de ses gens suivaient des voies toujours plus divergentes. La rupture était fatale.

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