L’immigration bantoue

Cette civilisation bantoue du fer, dont le développement et les avanies ont été décrits au chapitre précédent, a trouvé au Rwanda une expression d’un intérêt tout particulier, qui mérite un retour en arrière.

Au tout début de notre ère, et peut-être un peu plus tôt, la vague des migrations bantoues, débordant des savanes subsahariennes, s’était répandue dans la verte et fertile région des Grands Lacs (Cette région, dite a « interlacustre », s’étend entre les Grands-Lacs Albert, Édouard, Kivu, Tanganyika, Victoria et Kyoga).

Certains immigrants avaient poursuivi leur marche vers le Sud; d’autres s’étaient fixés sur place. Et parmi ces derniers, il en est — les ancêtres des Hutus actuels — qui s’étaient établis au « pays des mille collines » et qui en firent, bientôt, le Rwanda.

Dans les forêts de montagne et de savane qui recouvraient alors le territoire rwandais, ils rencontrèrent les populations de chasseurs Twa. Rameau fortement métissé de la race pygmée, ces « premiers » occupants se différenciaient de leurs parents de la forêt congolaise à la fois par des caractères physiques particuliers (leur taille, nettement supérieure, atteignant en moyenne 1 m 59), et par des usages qui leur étaient propres (notamment, la pratique assez répandue de l’artisanat de la poterie). Pour s’approprier des terres à défricher dans les territoires de chasse des Twa, les immigrants bantous soit s’arrangèrent avec ceux-ci à l’amiable, en leur acquittant quelque tribut, soit imposèrent tout simplement leur établissement par la force.

Quelle était l’organisation sociale ou politique de ces immigrants bantous? Nul ne pourrait le dire avec certitude. L’on peut supposer toutefois qu’ils étaient groupés en communautés solidement organisées, et dotées, au moins dans un certain nombre de cas, d’un commandement supra-clanique sur le modèle monarchique, dit de « royauté sacrée ».

Cette hypothèse, qui n’exclut nullement que bon nombre de migrations aient été entreprises par de simples communautés claniques, trouve un premier appui dans cette thèse, assez généralement professée aujourd’hui, que les anciennes monarchies bantoues du type « royauté sacrée » avaient hérité leurs traditions politiques d’une souche bantoue subsaharienne et, avant cela, du vieux royaume de Kouch et de l’Égypte pharaonique.

Également en faveur de cette hypothèse, il y a le fait que des monarchies bantoues, bâties sur un modèle quasiment identique, ont existé non seulement dans la région « inter lacustre », mais jusqu’à un millier de kilomètres plus au Sud, et notamment au Zimbabwe. Il est difficile d’imaginer que dans leurs migrations aventureuses, les communautés bantoues auraient pu délaisser cette organisation politique qui leur était traditionnelle, pour la reprendre ensuite, à l’issue de leur itinérance.

D’autre part, l’organisation des immigrants sur le modèle monarchique, tout au moins dans certains cas, est rendue plausible par le contenu même de leur civilisation à cette époque. Leur vie était, en effet, au cours des derniers siècles, devenue profondément tributaire des techniques de la métallurgie et de la forge du fer : ils en tiraient non seulement les armes sur lesquelles reposait leur suprématie, mais encore les outils nécessaires au défrichage, à la culture, et à l’artisanat. Au moment de se lancer sans esprit de retour vers des contrées lointaines, ils durent donc très probablement adopter ou conserver une organisation communautaire conçue en fonction des nécessités techniques de leur vie plutôt qu’en fonction de critères exclusivement familiaux ou claniques; et qui devait réunir notamment les spécialistes indispensables à la survie de leur civilisation.

Enfin, l’hypothèse monarchique pourrait contribuer à expliquer la rapidité de migration de certaines communautés bantoues vers le Sud, le long de la chaîne des Grands Lacs. Alliant la force du nombre, la vigueur de leur race, un armement en fer, une organisation technique spécifique, des forces guerrières entraînées, et une autorité centralisée, ces communautés devenaient quasiment irrésistibles.

Les « royautés sacrées » bantoues du Rwanda

L’Histoire des monarchies Hutu du Rwanda s’étala probablement sur environ 1500 ans. Leur évolution durant cette longue période ne nous est malheureusement pas encore connue, les invasions hamites du XVIe siècle étant venues en effacer peu à peu presque entièrement le souvenir. Nous en savons donc ce que des survivances orales, si souvent déformantes, et des découvertes archéologiques accidentelles, ont pu nous en dire. L’archéologie nous a révélé tout d’abord l’existence d’une civilisation du fer datant du début de notre ère : le travail de la métallurgie et de la forge du fer s’exerçait, pour ce que l’on en sait, notamment aux environs de Butare dans le Sud, et chez les montagnards du Buberuka (les forgerons de cette région pratiquaient une sorte de soudure à l’aide d’une poudre de  quartz) dans le Nord… L’archéologie nous a aussi, à Kansi, fortuitement révélé l’existence d’une pratique de certaines constructions en briques cuites, dont nous avons encore tout à apprendre. Il reste là, pour les archéologues, un vide énorme à remplir. Mais déjà, les éléments qui nous sont connus indiquent un apparentement étroit entre les civilisations bantoues du Rwanda et des Grands Lacs d’une part, et celles de l’Afrique de l’Est et du Sud-Est d’autre part.

La production du fer au Rwanda fut-elle en partie « consommée » sur place, et en partie drainée vers le commerce de la côte orientale? Nul ne peut l’affirmer. Et l’importance des besoins locaux porterait plutôt à croire qu’il fallut davantage importer du fer qu’en exporter. Mais quoi qu’il en soit, les découvertes archéologiques de la Tanzanie et du Kenya permettent de croire que la civilisation rwandaise du XVe siècle n’est pas restée confinée dans un isolement appauvrissant, et qu’elle pouvait au contraire communiquer avec un ensemble de civilisations sœurs en plein développement.

D’autre part, selon les survivances de la tradition orale, le Rwanda comptait au XVIe siècle, à la veille des invasions hamites, une cinquantaine de monarchies Hutu, dont les noms désignent encore souvent aujourd’hui des régions bien particularisées : Nduga, Bugesera, Mutara, Buyaga, Busigi, Ruhengeri, Bushiru, Busozo, Bukunzi, Bukonya, Buhoma, Rugamba-Kiganda, Kingogo, Budaha, Bwishaza, Marangara, Busizi, Bulembo-Ivunja, Buliza, Ntonde-Karama, Kagowe, Muhinga-Nyabitare… Selon certaines traditions, les trois plus anciennes monarchies bantoues du Rwanda auraient été celle des Basinga, ayant pour lignage dynastique les Barenge; celle des Bagesera; et celle des Bazigaba. A ces trois plus anciennes communautés, les autres, arrivées après elles, reconnaissent une certaine vertu de paternité, en raison de leurs attaches ancestrales au territoire national. Les Basinga, d’abord auraient initialement occupé de vastes régions du centre, du Sud-Ouest, de l’Ouest, et du Nord-Ouest du Rwanda (et même certaines régions de l’Uganda, au-delà de la chaîne des volcans). Parmi eux, se seraient installés plus tard les Bongera, et la puissante monarchie ‘ des Babanda, dont l’un des descendants, Mashira, est resté célèbre en tant que Mwami du « Grand-Nduga ».

Quant aux Bagesera, ils auraient résidé dans les régions proches du lac Mugesera, au Gisaka et au Bugesera). Les Bazigaba, enfin, auraient jadis peuplé le Mutara, le Buganza, le Bumbogo et le Rukiga.

Ces trois principales communautés auraient eu la particularité de compter quatre noms dynastiques, revenant alternativement selon un cycle de quatre règnes (Parmi les noms dynastiques cycliques de ces communautés, il y avait notamment, et respectivement : Rurenge des Basinga, Kimenyi des Bagesera, et Kabeja des Bazigaba) ; particularité qui fut reprise plus tard par la monarchie hamite des Banyiginya.

Mais face à la cinquantaine de monarchies locales mentionnées par la tradition orale, l’on peut se poser une question : le Rwanda n’a-t-il pas connu, au cours des quelque 1500 ans de prédominance bantoue, des périodes de plus forte centralisation? Centralisation dont le relief montagneux du pays et les vicissitudes de l’Histoire auraient favorisé progressivement la balkanisation politique, pour aboutir en fin de compte à la formation de cette mosaïque de monarchies locales et de clans?

La tradition orale n’en dit rien. L’on sait seulement qu’aux alentours du XVIe siècle, le monarque Hutu du « Grand-Nduga » avait en sa dépendance non seulement le Nduga, mais le Marangara, le Ndiza, le Kabagali, le Rukoma, le Bwanamukali, le Nyaruguru, et le Mayaga, c’est-à-dire tout le Rwanda central! L’on sait, d’autre part, que la culture, les croyances religieuses, les usages politiques et la langue des populations rwandaises au XVIe siècle présentaient une telle valeur d’unité sociale, un tel « poids » communautaire, que les envahisseurs hamites les adoptèrent entièrement.

En quoi consistaient ces antiques « royautés sacrées » du Rwanda? Le pouvoir du monarque Hutu, qui portait le titre de Mwami ou de Muhinza, était un pouvoir absolu, limité toutefois par la coutume et tempéré par l’opinion. Pour évaluer la nature de son pouvoir, il n’est peut-être pas sans intérêt de voir ce qu’il en était au Zimbabwe. Selon Davidson, qui se réfère lui-même à divers témoignages dont celui du chroniqueur arabe El Mas’oûdi, les monarques de Zimbabwe n’étaient pas libres de « légiférer en dehors de la loi et de la coutume tribale » et devaient probablement être tués ou déposés s’ils faillissaient à un gouvernement équitable. D’après El Mas’oûdi, les populations de Zimbabwe « choisissaient leur roi pour les gouverner avec équité ».

Selon la conception « sacrée » ou providentielle du pouvoir royal dans la région des Grands Lacs, la santé et le comportement du Mwami avaient leur répercussion sur le bonheur et la prospérité de son peuple. Son rôle était celui d’un intercesseur de la providence divine. Il possédait pour ses sujets la vertu bénéfique de fertilisateur des récoltes, inaugurait rituellement les prémices, assurait la venue des pluies, et protégeait les cultures des fléaux naturels sécheresse, maladies, sauterelles, parasites, etc…

Une pratique courante des monarchies Hutu était l’alternance cyclique des noms de règne, conférés aux Bami (pluriel de Mwami) à côté de leurs noms propres. Cet usage politique original était lié à l’institution de Reines Mères, alternativement choisies dans les trois ou quatre plus puissantes familles du royaume. Ces dernières étaient ainsi assurées de bénéficier l’une après l’autre de la sollicitude royale; et il devait en découler un certain équilibre politique. Le Mwami régnait ainsi de conserve avec une Reine-Mère, qui disposait du pouvoir en son absence et éventuellement durant sa minorité.

Il prélevait sur chaque famille des redevances en nature, qui lui permettaient de remplir les tâches d’administration, de police, et de justice lui incombant de par le droit coutumier. Il assurait ainsi l’ordre public, la paix intérieure et extérieure, et disposait à cette fin de troupes armées. Disposant du pouvoir judiciaire suprême, il pouvait condamner jusqu’à la peine de mort. Il intervenait éventuellement dans les vendettas entre les familles.

Pour la monarchie, comme pour le clan indépendant, le symbole et le signe témoin du pouvoir était le tambour. Le cérémonial de l’entourage des Bami était, dit-on, fort rigoureux. Ainsi n’approchait-on le monarque pour l’aborder qu’en s’inclinant et en frappant discrètement des mains.

Les rites de consécration des Bami étaient mémorisés dans ce qu’on a appelé un code secret (Umwiru), connu seulement des membres d’un Conseil rituel et qui paraît avoir été, à un moment donné, centré autour d’un marteau ou d’une masse en fer forgé.

Le Mwami ne désignait généralement son successeur qu’au moment de sa mort. S’il le faisait avant, transgressant gravement la coutume, il était sensé ne pas y survivre. A sa mort, dans certaines régions, deux ou trois de ses officiers l’accompagnaient dans le trépas. Sa dépouille était desséchée à petit feu puis déposée dans une hutte sous une garde d’honneur, pour être finalement enterrée sur place par le Conseil rituel dans une peau de taureau, de lion ou d’antilope, ou encore dans une étoffe en écorce de ficus. Un bouquet d’arbres était planté à cet endroit, qui abritait les cérémonies de souvenir et de culte des générations suivantes.

L’organisation sociale de la famille clanique

La famille clanique semble avoir été de tous temps une réalité sociale extrêmement vivante au Rwanda, soit au sein même des sociétés monarchiques, soit en marge de celles-ci en tant qu’entités politiquement autonomes.

La vieille famille clanique Hutu, à l’époque où elle constituait encore une entité étroite et cohérente, groupait les membres de la parenté paternelle la plus étendue sous l’autorité d’un conseil des chefs de lignages, présidé par le chef de la branche aînée.

De ce chef et de ce conseil relevaient toutes les questions importantes pour le clan. Et notamment les projets de mariage qui, devant obligatoirement s’effectuer hors du clan, comportaient pour celui-ci d’importantes implications politiques. De même, les questions relatives à l’occupation des terres agricoles, et les questions de partage successoral.

Le chef de la famille clanique exerçait la justice parmi ses membres, et assurait l’ordre public au sein de leur communauté, de même que, d’une façon générale, les relations avec les autres familles claniques. Ses décisions comportaient toujours la possibilité de recours auprès du conseil des chefs de lignages.

Le grand nombre des générations séparant l’ancêtre commun du clan, de chacun des ménages (rugo), entraînait le regroupement de ceux-ci d’après des ascendances moins lointaines. La subdivision clanique la plus vivante semble avoir été dès cette époque le patrilignage primaire (inzu), qui aujourd’hui encore groupe les descendants d’un même personnage sur trois à six générations selon les régions.

Cette subdivision de la famille clanique pouvait grouper une centaine de personnes, et semble avoir constitué une entité aussi forte, et parfois plus forte, que celle du couple lui-même. Plusieurs « Inzu », reliés entre eux par une ascendance commune, formaient et forment encore un regroupement au second degré (umuryango) ou sous-clan (Un regroupement intermédiaire entre le sous-clan et le clan existait dans le Nord et le Nord-Ouest du pays, sous la dénomination d’ « Ishanga »).

Chacune de ces subdivisions claniques avait son chef, qui participait au conseil de la famille clanique, restreint ou élargi selon qu’y étaient représentés les regroupements du second ou du premier degré.

La tendance de la famille clanique Hutu était probablement, en raison de sa forte expansion démographique, à l’étirement progressif des liens de parenté et à la scission du groupe.

D’autre part, l’élargissement du clan pouvait mener l’autorité patriarcale à faire peu à peu dominer le familial par le politique; et l’on pourrait y voir une tendance naturelle vers la reconstitution de sociétés monarchiques. Le mariage des membres du clan était pour celui-ci chose importante. Selon les usages, en effet, le mariage ne pouvait se contracter qu’en dehors du clan et plus tard du sous-clan paternel (exogamie), la consanguinité dans le clan maternel n’entrant pas en ligne de compte.

Cette règle impliquait évidemment des alliances avec d’autres lignages. Compte tenu de l’extension et de la dissolution progressive des clans, et de la seule survivance pratique des regroupements familiaux plus étroits, cette règle de l’exogamie est, tout au moins au niveau de ces derniers, restée inviolable jusqu’à nos jours. Outre les garanties que cette règle comportait du point de vue de la santé des enfants, elle présentait encore essentiellement l’avantage social d’élargir les alliances des familles (Un dicton populaire rwandais illustre à merveille les liens de solidarité créés par l’alliance matrimoniale : «  Là où tu as suspendu ta baratte, tu ne jettes pas de pierres. — Aho ujishe igisabo ntuhatera ibuye, »).

Lorsqu’un projet de mariage était agréé par la plus haute autorité familiale, le père du jeune-homme introduisait sa demande auprès du père de la jeune-fille; demande qui n’était, et n’est aujourd’hui encore, explicitement formulée qu’à l’issue d’une série de visites préliminaires à l’occasion desquelles il offrait un certain nombre de cruches de bière de banane. Au cours de ces visites, les conversations étaient menées de telle sorte qu’en cas de refus du père ou de la famille de la jeune-fille, nul n’ait à perdre la face.

Une fois les parties s’étant reconnues d’accord, le père du garçon payait au père de la jeune fille une dot, plus ou moins importante selon la richesse des familles. Il s’agissait jadis, semblet-il, le plus souvent d’une houe et d’un bident en fer forgé (isuka n’isando). Cette dot consacrait le transfert de la fertilité de la jeune fille, acquise par la famille du jeune-homme. C’est ainsi que si la dot n’avait pas été payée, les enfants du couple n’étaient pas considérés comme effectivement rattachés à leur famille paternelle. Le père du garçon assurait encore au jeune ménage les champs, l’habitation et éventuellement le bétail nécessaire. En contrepartie, le père de la jeune-fille fournissait l’équipement mobilier du jeune ménage et lui offrait des cadeaux de quelque valeur lors de la naissance de ses enfants. Il offrait aussi, assez souvent, des cadeaux de contrepartie au père du jeune homme. En fin de compte, les cadeaux mutuels s’équivalaient à peu près.

La grande importance attachée par les familles à la fertilité féminine, mise en lumière par le système dotal, est à rapprocher du droit à la vendetta, qui montre quant à lui l’importance majeure donnée par les familles à la vie de leurs éléments mâles. Selon ce droit, reconnu par la coutume, tout meurtre d’un homme donnait droit à sa famille de se venger par le meurtre de n’importe quel membre mâle de la famille du meurtrier, même d’un enfant à peine arrivé à l’âge de raison. Pour échapper à la vendetta, la famille du meurtrier pouvait proposer, à côté d’une indemnité matérielle à convenir, une jeune-fille dont le rôle consisterait à engendrer un remplaçant au défunt. A une certaine époque, l’indemnité matérielle fut tarifée à huit vaches et prit, de ce fait, le nom de « munani », c’est-à-dire « huitaine ».

L’unité spirituelle de la famille clanique se manifestait très concrètement à l’occasion du culte collectif rendu à l’ancêtre commun. Chaque année en juillet, à la fin de la récolte du sorgho, tous les membres du clan se réunissaient à l’endroit de l’ancienne résidence de l’ancêtre. Là, au pied du sycomore et de l’érythrine qui avaient jadis encadré le seuil de son rugo (enceinte de l’habitation familiale) un faisceau de hampes indiquait la tombe où l’ancêtre avait été enterré par les siens. Tout à côté, l’on plaçait pour la cérémonie le tambour du clan. Cette réunion donnait lieu à un grand festin auquel chaque famille apportait sa part de victuailles, et qu’agrémentaient des chants, des danses, et des compositions musicales et poétiques. Le chef du clan déposait sur la tombe de l’ancêtre au nom de la communauté réunie, une petite part de nourriture et de bière de banane. Il lui exprimait la piété filiale de sa descendance, en même temps que les requêtes et implorations du clan, uni dans sa solidarité fraternelle ainsi rappelée.

L’organisation terrienne

Dans le Rwanda essentiellement agricole de cette époque, l’organisation terrienne ne pouvait être qu’un élément de base de la vie sociale et politique.

Ce n’est pas aux individus, mais aux collectivités familiales qu’appartenaient les terres de culture et les pâturages. Dans les régions non forestières, en raison sans doute de la facile dispersion des familles sur des collines différentes, elles appartenaient à la collectivité relativement restreinte de l’«inzu ». Le domaine collectif s’appelait alors « Ingobyi y’igisekuru », c’est-à-dire « le berceau des ancêtres ». Dans les régions forestières, par contre, la cohésion des parentés étant sans doute renforcée par cet obstacle à la dispersion que constituait l’encerclement forestier, les terres appartenaient généralement à la collectivité élargie du sous-clan (umulyango). Le domaine collectif s’appelait alors « Ubukonde », dans les montagnes du Nord et de l’Ouest du pays, ou « Ubukote » dans la forêt de savane du Gisaka.

Le patrimoine terrien restait à la fois collectif et indivis : chaque couple recevait une part de terres de culture, l’occupait, l’exploitait, mais ne pouvait l’aliéner. Dans le cas de départ, ou de décès sans héritier mâle, de l’occupant d’une telle terre, celle-ci retournait à la collectivité pour être attribuée à d’autres membres. Conséquence du caractère collectif et familial de la propriété terrienne, c’est au chef de lignage qu’incombait la responsabilité de verser au pouvoir politique les impositions requises en nature.

L’expansion démographique des Hutu ne manqua pas d’augmenter d’année en année l’occupation des meilleures terres agricoles du pays. Régulièrement, les collectivités familiales établies dans les zones habitées ou réservées par les chasseurs Twa devaient convenir avec ceux-ci, ou leur imposer simplement par la force, de nouvelles limites d’occupation. Selon certaines estimations, le défrichement de la forêt dans les régions montagneuses aurait progressé à un rythme approximatif de 300 mètres par an, au fur et à mesure que les domaines acquis étaient saturés.

Prévoyant pour l’avenir, les collectivités familiales se préoccupaient évidemment d’accroître leurs domaines au-delà du nécessaire immédiat : ces accroissements pouvaient atteindre plusieurs centaines d’hectares, dont une grande partie restait inoccupée, en réserve pour l’avenir.

De cette prévoyance, naquit bientôt, dans les régions forestières du Nord et de l’Ouest, un système particulier de clientèle. Il arrivait, en effet, fréquemment que de nouvelles familles de paysans se présentent et obtiennent des sous-clans en place des droits d’installation sur les terres, souvent non encore défrichées, de leurs domaines collectifs. En contrepartie de ces droits d’installation, qui consistaient en une sorte d’usufruit héréditaire, ils devaient au chef du sous-clan une redevance périodique, qui pouvait consister en une participation aux redevances dues par le sous-clan lui-même à l’autorité politique.

Ces clients fonciers (Abagererwa) des sous-clans étaient en principe inamovibles, ne pouvant être expulsés que pour des fautes très graves. Dans son contrat verbal de clientèle, le sous-clan se réservait toutefois le droit de prélever des champs dans la concession faite à ses clients, lorsqu’il en éprouverait le besoin pour installer ses nouveaux ménages.

Dans la pratique, il arrivait souvent (dans 30 % des cas environ, selon certaines enquêtes), que le client, assimilé soit par un mariage dans le sous-clan soit par des liens d’amitié très étroits, devienne lui-même membre du sous-clan propriétaire, et qu’il ne doive donc plus lui payer aucune redevance.

Le patrimoine culturel des Hutu

C’est probablement au cours des quelque 1500 ans qui ont suivi l’implantation des Hutu au Rwanda que se sont affirmés progressivement les caractères particuliers et fondamentaux de l’âme rwandaise. Durant cette période, le Rwanda connut une civilisation agricole et pastorale prospère dont la plus tangible conséquence fut une forte expansion démographique et le peuplement de plus en plus dense du pays. Le Rwanda connut aussi et surtout cette civilisation du fer dont on sait toute l’importance dans le passé de l’Afrique orientale et Sud-orientale. Si mal qu’elle soit encore connue, cette période apparaît comme une ère de progrès matériel et technique : exploitation agro-pastorale intensive, métallurgie et forge du fer, techniques artisanales corollaires, pratique de certaines constructions en briques cuites, échanges probables avec les civilisations voisines des Grands Lacs et de l’Est de l’Afrique.

Sur le plan de l’organisation politique, le Rwanda a connu durant cette période les « royautés sacrées », avec leurs usages et leurs rites, et une évolution historique qui, dans l’ensemble, a jeté les premières bases de l’unité nationale actuelle : donnant à ses habitants tout au moins des usages sociaux communs, une langue commune, et probablement la conscience de former ensemble une entité rwandaise. Sur le plan élevé des idées philosophiques, des croyances religieuses et des attitudes fondamentales, le Rwanda des Hutu a été également prodigue : ses fils en ont hérité leur croyance en Imana, Dieu unique et force créatrice; ils en ont hérité leur conception créatrice et « vitale » du monde, leurs plus beaux modèles de vie exemplaire, leur connaissance pénétrante du cœur humain, leur tournure dialectique, etc. Il eût été peut-être indiqué de placer ici une description de l’humanisme rwandais, de cet humanisme qui, avec l’ensemble de la civilisation technique, politique et sociale des Hutu, sera adopté par l’immigrant hamite, l’assimilera entièrement, et parviendra vivant jusqu’à nous. Mais l’humanisme rwandais est devenu le patrimoine de tous les Rwandais : Hutu, Tutsi et Twa, chacun y ayant apporté sa part enrichissante.