La civilisation du fer et l’expansion bantoue

La métallurgie du cuivre et de l’étain apparaît avoir été découverte longtemps avant celle du fer. Les découvertes archéologiques faites en Egypte montrent en effet que dès 1600 avant Jésus-Christ des objets en bronze, alliage de cuivre et d’étain, furent utilisés dans ce pays. Cette technique se serait répandue dans la suite vers le Nord et le Sud du Sahara; elle fut ainsi connue au Niger dès 1200 avant notre ère.

Quant à la métallurgie du fer, d’après nos connaissances actuelles, elle aurait été découverte vers 1500 avant Jésus-Christ dans une région située entre le Caucase et l’Asie Mineure. La connaissance de cette nouvelle technique rayonna bientôt vers l’Asie occidentale, l’Afrique et l’Europe, apportant aux peuples de ces Continents un élément de civilisation d’un intérêt capital.

L’Égypte vit ainsi apparaître la technique du fer aux environs de 1150 avant Jésus-Christ. Malheureusement, elle ne possédait pas de gisements importants du nouveau minerai, et, sa décadence allant s’aggravant, elle ne sut pas tirer parti des possibilités offertes par la nouvelle métallurgie.

Vers 725 avant Jésus-Christ, date de la domination kouchite sur l’Égypte, l’usage d’objets en fer était, selon les archéologues, répandu dans l’ensemble de ce pays, mais sans avoir pris l’importance qui lui revenait dans le développement du royaume.

En 666 avant Jésus-Christ, eut lieu la conquête de l’Égypte par les armées assyriennes « bardées de fer ». La dynastie kouchite réintégra son pays du Haut-Nil qui échappa à l’invasion. Tirant sans doute la leçon des écrasantes victoires militaires assyriennes, dues à la supériorité du fer sur le bronze, et mettant à profit ses ressources en minerai de fer, le royaume de Kouch devint au cours des siècles suivants un centre très important de la métallurgie et de la forge du fer. Pour cette raison, Méroé, sa capitale, a été surnommée « la Birmingham de l’Afrique ancienne ».

Or dès 725, ce royaume, héritier de la civilisation du Nil, s’étendait, semble-t-il, jusqu’aux confins de l’Uganda moderne. Ses activités commerciales le reliaient probablement à l’Ouest avec les peuples sub-sahariens, et se développèrent bientôt vers l’Est : vers l’Arabie, l’Inde et la Chine.

Vers 500 avant Jésus-Christ, la métallurgie du fer était pratiquée près du lac Tchad, dans la région de l’actuel Nigéria. Cette civilisation du fer tirait-elle son origine des royaumes du Nil, ou peut-être des contacts transsahariens avec le Maghreb? Certains ethnologues ont retenu la première hypothèse, le royaume de Kouch ayant selon eux transmis aux peuples subsahariens non seulement la métallurgie du fer, mais aussi le concept des rois divins, et accessoirement le culte du bélier. Quoi qu’il en soit, il semble que l’introduction de la métallurgie du fer provoqua, ou tout au moins appuya, dans les siècles qui suivirent, la grande expansion bantoue à travers le continent africain.

Selon les anthropologues, les peuples bantous auraient en effet habité, à cette époque, les savanes subsahariennes proches du lac Tchad dans la partie centre-orientale de l’actuel Nigéria. Marqués par de nombreux siècles d’une civilisation agricole sédentaire, ils avaient connu une croissance démographique galopante. D’autre part, l’extension progressive du désert saharien était bientôt venue restreindre et appauvrir leurs terres.

Aussi, emportant avec eux leur technique agricole, leurs troupeaux de gros et de petit bétail, leurs outils de fer, leur art de la forge, et leur civilisation politique, sociale et religieuse propre, les peuples bantous entamèrent-ils, aux alentours du début de notre ère, une expansion dynamique et relativement rapide vers l’Ouest, l’Est et le Sud du Continent. Leurs migrations communautaires se réalisaient probablement en saison sèche : chaque famille emportait les greniers contenant sa récolte, et se remettait à défricher et à cultiver en terre nouvelle à la première apparition des pluies suivantes. La rapidité de l’expansion bantoue est démontrée par la proche parenté qui a persisté entre les langues utilisées par les différents peuples bantous aujourd’hui dispersés aux quatre coins de l’Afrique.

Les populations Bantoues se répandirent ainsi dans les savanes de l’Afrique orientale, et suivirent vers le Sud la voie prédestinée des Grands Lacs. Elles y réduisirent bientôt les populations locales à l’état de petites minorités. Dans toute l’Afrique orientale, l’archéologie a permis de retrouver et de dater des traces de la civilisation du fer des Bantous. Certaines de ces traces, découvertes à l’extrémité méridionale du lac Tanganyika, près des chutes de la Kalambo, ont pu être datées de l’an 60 de notre ère. D’autres, trouvées en Zambie, ont été datées de l’an 90.

Au Rwanda même, des traces de cette civilisation ont été mises à jour. Des poteries dites « dimple based » ont été découvertes, dont le type est, à présent « accepté comme étant associé aux premières cultures utilisant le fer de l’Afrique du centre-Est » il y a environ 2 000 ans ‘. A Ndora, à proximité de Butare, un échantillon de fer a été encore récemment daté au radiocarbone des environs de 250 après Jésus-Christ. Et il semble probable que des sites plus anciens seront découverts dans le pays, lorsque des prospections plus étendues seront entreprises.

Les civilisations bantoues en Afrique de l’Est et le commerce oriental

L’expansion des peuples bantous à travers l’Afrique Orientale et méridionale se poursuivit sans doute durant plusieurs siècles. Les principales étapes de leur implantation sont à présent encore inconnues, mais pourront probablement être datées un jour, lorsque de nouvelles recherches archéologiques auront porté leur fruit.

Quelle que soit cette datation, nous savons que ces peuples bantous, connurent dès les premiers siècles de notre ère le commerce des marchands de l’Arabie du Sud. Peu nombreux et pacifiques, ces Arabes préislamiques établirent leurs comptoirs sur la côte, et s’assimilèrent peu à peu aux populations bantoues locales, étudiant leur langue, épousant leurs femmes.

Dans ces premiers siècles aussi, des immigrants du Sud-Est asiatique, indonésiens sans doute, arrivèrent à Madagascar, y introduisant, ainsi que sur la côte africaine au Sud du Zambèze, la culture des bananes comestibles et des ignames. L’intérêt de ces cultures dans l’économie domestique africaine les fit bientôt se répandre à travers tout le Continent. Vers 450 après Jésus-Christ, les Arabes préislamiques commencèrent à influencer assez fortement la vie de la côte orientale. Toujours absorbés par les populations africaines, ils étaient aussi toujours renforcés par de nouvelles installations arabes. De ce long contact naquirent bientôt la langue et la culture dites « swahili », synthèse bantoue de nombreux apports hétérogènes. La période de 500 à 1500 après Jésus-Christ fut celle du plus intense et du plus florissant commerce entre l’Afrique orientale et les pays de l’Océan Indien : Arabie, Perse, Inde, Indonésie, Malaisie, Siam, Chine…

A partir du VII siècle, début de l’expansion de l’Islam (L’hégire de Mahomet eut lieu en 622), les modestes comptoirs commerciaux de la côte devinrent de plus en plus des centres d’implantation islamique. Peu après l’an 1000, des commerçants venus de l’important centre de Chiraz en Perse fondèrent les villes côtières de Mombasa et de Kilwa. Cette dernière, située quelque 100 km au Sud de l’actuelle Dar-es-Salaam, devint bientôt le centre de rayonnement du commerce perso-arabique qui desservait la côte orientale jusqu’au Zambèze.

Aux XIII et XIVème siècles, en raison, semble-t-il, d’un très grand accroissement de la demande des produits africains et de l’attirance croissante exercée sur les populations de l’intérieur par les comptoirs commerciaux, ces derniers devinrent de véritables villes. De nombreuses traces du grand commerce oriental ont été retrouvées sur la côte et dans certains centres de l’intérieur : fragments de poteries, et notamment de porcelaines chinoises, perles, monnaies, etc. A côté de ce trafic marchand, sont à mentionner encore d’autres apports d’intérêt économique; tel, l’introduction par les Perses des orangers, citronniers, grenadiers, de l’hibiscus et du gingembre…

Quant aux produits africains exportés, il s’agissait en tout premier lieu du fer, et ensuite de certains autres métaux (cuivre, or, étain), de l’ivoire, des peaux, et du bétail. Le fer d’Afrique orientale, dont la qualité était de loin supérieure au fer de l’Inde, était exporté principalement vers ce pays, qui en forgeait les meilleures épées du monde. Ce fer, une fois travaillé, était sans doute vendu ensuite dans tout le monde médiéval.

Ce grand commerce du fer sur la côte orientale fut une des manifestations les plus connues des civilisations bantoues de l’intérieur. Celles-ci, tout en restant profondément et essentiellement agricoles et pastorales, avaient développé un important artisanat de la métallurgie et de la forge. Et cet artisanat de base devait être, tout au moins dans certains cas, le fait d’hommes relativement riches, honorés et privilégiés, à rapprocher des «maîtres de forge » des civilisations nordiques de cette époque. Davidson cite divers témoignages convaincants à ce propos.

Comme dans les autres civilisations du monde de cette époque, la technique de la fusion du fer et l’art de la forge conduisirent les peuples bantous à améliorer leurs autres techniques : les techniques agricoles d’abord, puis celle de la taille de la pierre, celle des terres cuites et notamment des poteries et des briques, l’artisanat du bois, et ainsi de suite.

Au Rwanda, des sites archéologiques de Butare ont permis de reconstituer des poteries anciennes d’une frappante originalité, telles qu’on en retrouve d’ailleurs au Kivu, en Uganda et au Kenya. En outre, des briques bien cuites ont été retrouvées de même que des fours à briques à Dahwe et Kansi près de Butare témoignant de l’existence au Rwanda, dès les premiers temps de la culture du fer, de certaines constructions utilitaires en matériaux durables.

Ces découvertes sont à rapprocher des sites archéologiques du Kenya et de la Tanzanie (soubassements de maisons en pierre; tronçons de chaussées empierrées, parallèles à la rive orientale des Grands Lacs; ouvrages d’irrigation : canaux, murs et terrasses…). Elles sont à rapprocher aussi des célèbres ruines de Zimbabwé, situées au centre d’une vaste région, allant du Katanga au Betchuanaland, où l’exploitation du fer, de l’or, du cuivre et de l’étain était intensément pratiquée.

Ce rapprochement du passé de la civilisation bantoue inter lacustre, et notamment du Rwanda, avec le passé de la civilisation bantoue rhodésienne de Zimbabwe a été esquissé déjà, sur un autre plan, par certains ethnologues qui y ont trouvé de multiples traits de ressemblance. Parmi ceux-ci, il y aurait le système monarchique avec l’institution de la reine-mère, le symbolisme du tambour associé au pouvoir, l’institution des pages, et certains rites tels que la fumigation du cadavre du roi et la métempsychose royale en lion ou léopard par l’intermédiaire d’un ver nourri dans du lait… Que ces rites aient été retrouvés dans le cercle des Grands Lacs, aussi bien au Rwanda, qu’au Burundi, au Karagem et en Nkolé est, déclare le Pr Dr H. Baumann, une preuve presque infaillible de la présence dans ce cercle de conceptions rhodésiennes religieuses et politiques». Par ailleurs, l’identification du premier ancêtre royal des Choa de Zimbabwe avec la lune pourrait aussi prêter à réflexion, dans l’hypothèse d’une origine située dans les pays inter lacustres des Monts de la Lune (Parlant des Karanga de Zimbabwe dont l’autorité suprême était Mana-Mutera, Davidson  remarque que leurs ancêtres devaient être des immigrants du Nord, venu probablement de la région des Grands Lacs par la route du Katanga).

Les constructions ou les fortifications que les Bantous de Zimbabwe ont réussies, avec leurs pierres « taillées en briques», d’autres ont pu les entreprendre, là où la pierre de taille faisait défaut, avec des moyens différents : peut-être le moellon ou la brique cuite au Rwanda; ou encore la terre en Uganda occidental, où subsistent, au site de Bigo, d’importants terrassements de fortification.

Les civilisations bantoues se développaient ainsi diversement, lorsqu’au XVIe siècle survinrent divers événements qui eurent pour elles des conséquences fatales.

L’étouffement du commerce oriental et les invasions hamites

Comment les civilisations bantoues de l’Afrique orientale furent-elles, à un moment donné, brutalement étouffées et progressivement effacées des mémoires?

Une première raison a été, en 1500, l’arrivée des marins et soldats portugais, qui occupèrent par les armes, et réduisirent à leur merci, les ports et les villes cosmopolites de la côte. Dans le but de monopoliser le florissant commerce de l’Océan Indien et d’en extraire le maximum de profit, ils remplacèrent progressivement la libre initiative des marchands par des comptoirs officiels. Leur emprise sur le commerce se mua bientôt en un «quasi-pillage », et tua littéralement la poule aux œufs d’or. Malgré leur courage militaire et les bonnes intentions de certains de leurs chefs, les méthodes des Portugais ne leur permirent finalement que des résultats décevants et funestes; aussi bien sur la côte africaine que sur la côte indienne, d’ailleurs, où ils s’étaient également imposés. L’un des effets positifs de la domination portugaise sur la côte orientale fut l’introduction de plusieurs plantes ramenées d’Amérique du Sud et qui ne tardèrent pas à se répandre parmi les populations : le maïs, la patate douce, les courges, les arachides et le manioc.

Vers 1500 aussi, il advint que le grand commerce océanique de la Chine fut, pour des raisons de politique intérieure chinoise, subitement interrompu, restreignant d’autant le volume des échanges en Afrique orientale.

Enfin, une autre raison, majeure, du déclin des civilisations bantoues de l’Afrique orientale a été exposée d’une façon particulièrement documentée et convaincante par Davidson, un grand historien des civilisations africaines. Dans son oeuvre magistrale sur le passé oublié de l’Afrique (L’Afrique avant les Blancs, Découverte du passé oublié de l’Afrique; PUF, Paris, 1962 (pp. 212 et ss.), cet auteur s’exprime comme suit à ce sujet :

« Depuis le XIVe siècle environ, l’Afrique orientale a commencé à subir une longue série d’invasions venues du Nord, surtout des pasteurs nomades venus de la péninsule des Somalis (Galla, Somali, Massaï, (…) Bahima, Louoo, etc.) ». Ces envahisseurs « auraient vaincu et subjugué les Azaniens (Davidson, à l’instar de certains historiens antérieurs, désigne de ce nom les peuples africains de langue bantoue de l’intérieur de l’Afrique orientale, depuis la côte jusqu’à arrière-pays), sur une période de plusieurs siècles ».

« Les Bahima auraient atteint leur apogée en Uganda vers 1600, tandis que les Massaï n’arrivèrent que vers 1800-1850, au Kenya, en Uganda (et au Tanganyika) ».

Davidson ajoute : « Les plus civilisés — comme en maintes occasions auparavant et depuis lors — furent ruinés par ceux qui l’étaient le moins. » Et, citant l’historien arabe Ibn Khaldoun : « Toujours, quand deux partis sont égaux en nombre et en force, ce sont ceux qui sont le plus rompus à la vie nomade qui gagnent. Ce qui s’est avéré vrai en Asie et en Europe, s’est avéré aussi bien en Afrique orientale. Techniquement plus primitifs, les nomades du Nord étaient militairement plus forts, tant par leur façon de vivre que par leur organisation ».

Les nomades assujettirent et utilisèrent bientôt à leur profit la puissance de travail et de production des sédentaires : cultivateurs, potiers, et forgerons. Ainsi les Bantous furent-ils défaits, « et la croissance de leur civilisation bafouée et menée à sa fin ». « Ces rudes chocs du Nord, dit encore Davidson, joints à la coupure du commerce océanique par l’intervention portugaise en 1500, mirent fin à l’histoire du développement (des civilisations de l’Afrique orientale) et voilèrent, pendant de nombreux siècles, jusqu’au fait de son existence. »

Cet effacement a été tel qu’une agglomération de 30 à 40 000 âmes, existant sans doute encore au XVIIe siècle à Ngaruka, à quelque 250 km au Sud-est du lac Victoria, n’a dû d’être rendue à l’Histoire qu’aux fouilles des archéologues. Quant à la civilisation de Zimbabwe, située largement plus au Sud et épargnée de ce fait par les invasions hamites, elle perdura et, après avoir petitement survécu à la domination portugaise et au dépérissement de l’ancien commerce oriental, elle s’éteignit définitivement lors de l’invasion de peuplades Matabélé venues du Sud.