Les opérations militaires

Lorsque éclata en Europe la guerre de 1914, l’Afrique Orientale Allemande devait normalement, tout comme le Kenya, l’Uganda et le Congo, être maintenue hors du conflit en vertu du statut de neutralité garanti à cette partie de l’Afrique par l’Acte Général de Berlin de 1885.

L’Allemagne, la Belgique et la Grande-Bretagne pour leur part étaient, semble-t-il, décidées à observer en Afrique une attitude strictement défensive; et cela malgré la violation, en Europe, de la neutralité belge par l’Empire Allemand.

Ces bonnes intentions n’ayant pas été déclarées ouvertement, les puissances en cause se devaient d’être prudentes. Et particulièrement l’Allemagne, qui devait tenir compte en Afrique de deux réalités bien concrètes : d’abord l’infériorité numérique inévitable de ses troupes coloniales, et ensuite l’impossibilité de tout secours maritime à partir de la mère-patrie. Dans la perspective d’un éventuel conflit armé, il s’agissait donc pour elle de frapper la première et de réduire aussi substantiellement que possible le potentiel militaire de ses ennemis.

Ce souci de prudence poussa l’Administration du Protectorat, au mois d’août 1914, à envoyer de Kigoma vers la rive congolaise du lac Tanganyika un émissaire chargé de s’enquérir des intentions belges à son égard.

Les autorités locales belges répercutèrent aussitôt la question au Gouvernement Général de Léopoldville et, en attendant sa réponse, mirent l’émissaire allemand sous clef. Celui-ci, interprétant ce qu’il avait vu et entendu sur la rive belge comme une manifestation suffisamment claire d’intentions agressives, s’évada, regagna Kigoma, et fit un rapport circonstancié.

Au reçu du rapport de leur émissaire, les autorités allemandes de l’Afrique Orientale réagirent avec promptitude : leurs troupes débarquèrent par surprise à Uvira sur la rive congolaise et y détruisirent les positions belges, les embarcations et les lignes télégraphiques. Ils procédèrent ensuite de même sur la rive Sud du lac où ils assiégèrent la garnison britannique d’Abercorn.

La neutralité étant désormais rompue, le Gouvernement Général du Congo se disposa à la guerre. Des troupes furent envoyées à Abercorn pour y délivrer la garnison assiégée, et une escadrille d’hydravions fut transportée à travers le Congo pour détruire la flotille allemande du lac Tanganyika et bombarder le port et la gare de Kigoma. Puis, Belges et Britanniques décidèrent de préparer ensemble une puissante offensive conjuguée.

Leurs préparatifs prirent plus d’une année, pendant laquelle ils concentrèrent des troupes et d’importants approvisionnements près des frontières du Protectorat. Quinze mille hommes de troupe et 66 000 charges d’approvisionnements divers furent amenés à pied d’œuvre par les Belges; tandis qu’au Nord, les Britanniques mettaient en place soixante mille hommes et des approvisionnements en proportion.

Quant aux Allemands, ils ne disposaient que de quinze mille hommes en tout et pour tout, mais remarquablement entraînés et équipés.

Au Rwanda même, ils avaient fortifié une ligne Gisenyi-volcans, suivant la vallée de la Sebeya, tout en renforçant au Sud du lac Kivu leur garnison frontière de Shangi.

L’offensive belgo-britannique se déclencha le 16 avril 1916, et tandis que les Britanniques attaquaient sur la frontière kenyanne, deux régiments belgo-congolais enlevèrent le poste de Shangi et pénétrèrent en territoire rwandais, mettant le cap sur Nyanza à travers la forêt de crête.

Deux autres régiments belgo-congolais franchirent la frontière rwandaise par le Nord : évitant les fortifications de la Sebeya, ils contournèrent les volcans et marchèrent sur Kigali et Nyanza. Simultanément, une canonnière belge, mise à flot sur le lac Kivu, força l’évacuation de l’île Wahu, où les Allemands avaient aménagé un petit poste fortifié.

Adoptant une tactique qu’elles poursuivraient jusqu’à la fin de la guerre face à l’excessive supériorité numérique de leurs adversaires, les troupes du Protectorat se replièrent en bon ordre avec armes et bagages, tout en lançant de multiples attaques de retardement.

Les régiments belgo-congolais du Nord et du Sud réalisèrent leur jonction à Nyanza le 19 mai, les troupes allemandes leur échappant de justesse et se retirant vers le Sud et l’Est.

Les opérations militaires étaient terminées pour le Rwanda; et l’occupation du pays fut assurée dès ce moment par environ deux mille hommes de troupe.

Quant au corps expéditionnaire belge, il poursuivit son avance pour moitié vers le Sud, enlevant Bujumbura puis Kigoma, et pour moitié vers le Sud-Est, franchissant le Nil-Kagera à Rusumo, et marchant vers le chemin de fer de Tabora. Une nouvelle colonne en provenance du Sud-Katanga, franchit le lac Tanganyika, débarqua à proximité de Karema, et marcha à son tour sur Tabora. Les trois mouvements stratégiques se rejoignirent face à cette importante localité centrale qui, après de durs combats, tomba entre les mains du commandement belge, le 19 septembre 1916.

Les troupes britanniques purent bientôt réaliser leur jonction avec les troupes belges, et ces dernières se retirèrent alors de Tabora, laissant cette ville à leurs alliés. La Belgique maintenait son occupation militaire au Rwanda, au Burundi, dans le Buswi, le Buha et toute la région côtière du lac Tanganyika jusqu’à Karema. Le haut commandement de ces territoires occupés fut confié à un Commissaire Royal installé à Kigoma.

Quant aux troupes du Protectorat, grâce à des prodiges de tactique et d’endurance, elles parvinrent à échapper à l’écrasement, et à résister jusqu’à la fin de la guerre.

La Paix, et le régime des Mandats de la Société des Nations

En septembre 1918, l’Empire Allemand, l’Empire Austro-Hongrois et l’Empire Ottoman s’effondrèrent sous la pression des armées alliées. Le 11 novembre, l’armistice de Rethondes près de Compiègne mit fin aux hostilités sur le front occidental de l’Europe. Et le 28 juin 1919, après sept mois de négociations entre les Alliés, fut signé à Versailles le Traité de Paix.

Deux parties de ce Traité intéressaient particulièrement le Protectorat de l’Afrique Orientale Allemande et donc le Rwanda.

Tout d’abord un chapitre préliminaire, qui constituait le Pacte de la Société des Nations (SDN), organe auquel serait dorénavant confiée la paix mondiale et qui, notamment, assumerait la responsabilité des territoires d’Afrique et du Moyen-Orient retirés à l’Allemagne et à la Turquie par les vainqueurs de la guerre.

Et ensuite, un certain Article 119, dans lequel l’Allemagne renonçait expressément à la souveraineté qu’elle exerçait auparavant sur l’Afrique Orientale, ainsi que sur le Cameroun, le Togo et le Sud-Ouest Africain.

Très rapidement après la signature du Traité de Versailles, les principaux organes de la SDN furent mis en place : une Assemblée Générale des Nations membres, un Conseil de neuf membres (5 permanents : États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie et Japon; et 4 élus à la majorité des voix par les autres États), un Secrétariat Général établi à Genève, et bientôt une Cour de Justice internationale permanente établie à La Haye. L’entrée en fonctionnement de ces divers organes devait, dans l’esprit de leurs fondateurs, garantir la paix du monde et le respect des droits des peuples. Malheureusement l’Assemblée et le Conseil des Neuf ne pouvaient prendre nulle décision si ce n’est à l’unanimité de leurs membres; ce qui équivalait à lui retirer littéralement toute efficacité.

Après les organes principaux, furent mis en place les organes subsidiaires de la SDN : d’abord une Commission des Dix pour la réduction et la limitation des armements; ensuite, un Conseil général de la Santé Publique / et une Conférence internationale du Travail; et enfin, une Commission Permanente chargée de contrôler la bonne application du régime des Mandats.

Ce régime, qui serait bientôt celui du Rwanda, consistait pour la SDN à confier par Mandat, à l’un ou l’autre des États sortis vainqueurs de la guerre, l’administration des territoires d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’ailleurs qui venaient d’être retirés aux États vaincus.

La Commission Permanente des Mandats, émanation de la SDN, elle-même agissant pour le compte des populations des dits territoires, avait à veiller à ce que chaque Etat Mandataire remplisse un certain nombre de devoirs bien définis, et notamment: celui d’assurer par tous moyens le bien-être matériel et moral et le progrès social des populations qui leur étaient confiées; celui d’éliminer tout esclavage et d’« interdire tout travail forcé ou obligatoire, sauf pour les travaux et services publics essentiels et sous condition d’une équitable rémunération »… ; celui de protéger les travailleurs contre la fraude et la contrainte dans leurs contrats de travail; celui de respecter les droits et les intérêts fonciers des populations, de même que leurs usages; celui d’assurer la liberté de conscience et de religion; et ainsi de suite.

Chargée d’assurer le contrôle de ce régime, la Commission Permanente des Mandats se composait de neuf membres dont la majorité devaient être choisis parmi les États non Mandataires. Elle devait recevoir de chaque Etat Mandataire un rapport d’administration annuel et circonstancié, dressé selon ses recommandations et montrant dans quelle mesure les devoirs du Mandataire avaient été effectivement remplis.

Le démembrement de l’Afrique Orientale Allemande

L’attribution des Mandats par la SDN devant s’effectuer sur proposition des Principales Puissances Alliées (France, Italie, Japon et Grande-Bretagne), cette dernière entreprit de se faire attribuer le Mandat de l’Afrique Orientale Allemande. Elle réalisait ainsi son ancienne ambition de constituer un empire colonial d’un seul tenant du Cap au Caire.

Cependant, la Belgique, qui avait mené victorieusement l’invasion du Protectorat allemand jusqu’à Tabora, et qui avait depuis lors administré les vastes territoires compris entre sa frontière Nord et le District de Kigoma, fit valoir ses droits de guerre sur la totalité de ces territoires.

Belges et Britanniques entamèrent des négociations à ce sujet, qui aboutirent le 30 mai 1919 à une proposition de démembrement de l’ancien Protectorat, et à un « projet d’attribution de Mandats », qui fut soumis aux Principales Puissances Alliées.

Sur la proposition de celles-ci, la SDN attribua le 20 juillet 1922 à la Belgique un Mandat sur le Rwanda et le Burundi, et à la Grande-Bretagne un Mandat sur ce qui allait devenir le Tanganyika Territory.

La Belgique céda donc à la Grande-Bretagne tous les territoires qu’elle occupait à l’Est des Grands Lacs, hormis le Rwanda et le Burundi, et encore ne garda-t-elle pas ces deux pays dans leur intégrité. Le Rwanda se vit en effet amputer du Gisaka et du Mutara-Mubari; tandis que le Burundi perdait le Bugufi.

En contrepartie de ces concessions, la Belgique s’assurait un nouveau dispositif pour le désenclavement de l’Est-Congolais : le 15 mars 1921, un Accord signé à Londres lui accordait un « bail perpétuel » sur des emplacements portuaires à Kigoma et à Dar-es-Salaam, les deux extrémités du chemin de fer central de l’ancien Protectorat allemand. Cet Accord lui garantissait également les tarifs les plus favorables sur ce chemin de fer, la faculté d’y faire transiter ses marchandises hors douane, par wagons plombés, et enfin d’une façon générale, le libre transit à travers toute l’Afrique de l’Est britannique (y compris l’Uganda et le Kenya).

Quant à la Grande-Bretagne, les concessions territoriales acceptées par la Belgique lui assuraient la possibilité de faire passer à l’Ouest du lac Victoria, et plus précisément à travers le Mutara et le Gisaka un projet de chemin de fer du Cap au Caire.

La Belgique retira ses troupes, des territoires cédés, le 22 mars 1921. Quant au Gisaka et au Mutara-Mubari, une période de transition fut jugée nécessaire; ils ne furent effectivement évacués qu’un an plus tard, le 22 mars 1922.

Le Rwanda se voyait ainsi dépouiller d’un dixième de son territoire national. Du point de vue historique comme du point de vue économique, c’était une aberration et un scandale, contre lequelles autorités rwandaises ne manquèrent pas de protester vivement. Aussi l’Administration belge de Kigali, d’une part, et le Vicaire Apostolique de Nyundo, d’autre part, réagirent-ils très vigoureusement pour démontrer l’injustice du démembrement.

Le Gouvernement belge intervint aussitôt auprès du Conseil de la SDN et de la Commission permanente des Mandats, qui proposèrent une révision de l’arrangement belgo-britannique de 1919.

La Grande-Bretagne se montra heureusement disposée à rectifier les frontières litigieuses; et cela d’autant plus volontiers qu’elle avait entretemps décidé d’interconnecter les voies ferrées du Nord et du Sud du lac Victoria par un service de ferry-boats.

C’est ainsi qu’une Décision du Conseil de la SDN, datée du 31 août 1923, assura la rétrocession au Rwanda de ses provinces orientales. Celles-ci furent effectivement évacuées par les Britanniques le 31 décembre 1923.

Pour lesdites provinces, les deux années passées sous Mandat britannique avaient été une expérience non dépourvue d’intérêt : si d’un côté elles avaient été astreintes à payer un impôt de 3 sh. 6 pce par homme adulte valide, elles s’étaient, d’un autre côté, vues soulager sans déplaisir d’une part importante des prestations en travail et en nature auparavant dues à la hiérarchie politique du Mwami.