La formation d’une économie de marché

Dès l’achèvement de ses opérations militaires en Afrique Orientale Allemande, la Belgique, soucieuse d’acquérir un parfait contrôle de l’évolution économique des Territoires occupés, y procéda au remplacement de la roupie du Protectorat par le franc du Congo, aligné sur le franc belge. L’introduction d’une nouvelle monnaie en quantité suffisante pour l’économie en transmutation de cette période, ne s’effectua pas sans difficultés. Pendant chacune des dix premières années, une crise de numéraire, surtout des petites pièces, se produisit au lendemain de la perception de l’impôt général, entravant chaque fois le développement des transactions commerciales.

Au Rwanda plus particulièrement, les populations continuèrent à vivre durant cette période comme par le passé en économie de subsistance, sur la base de leurs seules productions traditionnelles.

À partir de 1926 et surtout de 1930, une économie de marché commença à se former, acquérant peu à peu un réel dynamisme grâce à divers facteurs nouveaux : tout d’abord, l’entrée en rapport des premières plantations de café; ensuite, l’ouverture des premiers grands chantiers miniers et de quelques petites entreprises à caractère quasi-industriel; ensuite, l’augmentation soudaine de la main-d’œuvre salariée embauchée par les entreprises minières et commerciales et par les entreprises affectées au grand programme routier de l’Administration; ensuite, l’accroissement des émigrations temporaires de main-d’œuvre vers les entreprises de l’Uganda, du Tanganyika et du Congo; et enfin l’obligation, de plus en plus généralisée par les recensements, de payer un impôt annuel en espèces.

L’ouverture des grands chantiers miniers et de quelques petites entreprises quasi-industrielles, il commença à sortir ses premiers effets à partir de 1926. Cette année-là, la législation congolaise sur les mines ayant été rendue applicable au Rwanda-Burundi, les activités de prospection se développèrent rapidement et les premiers chantiers d’extraction d’étain furent ouverts, à Gatumba et Rugarama, par la société Minétain. Cinq ans plus tard, les concessions temporaires de recherche atteignirent 2 400 000 ha, au Rwanda et au Burundi. Résultat de ces prospections, la société Somuki ouvrit en 1933 la mine d’étain de Rutongo; en 1936, s’ouvrirent les mines d’or de Nyungwe; en 1937, la Minétain commença l’exploitation des gisements d’étain de Musha; et en 1940, s’ouvrirent les mines d’étain et de tungstène de Rwinkwavu et de Kifurwe. Le développement rapide des sociétés minières au Rwanda amena le législateur à prendre à leur égard diverses mesures : le Gouvernement du Rwanda-Burundi put dorénavant se faire représenter dans leurs organes de gestion à titre consultatif; il put exiger une participation jusqu’à 20 % de leur capital social; il perçut une part de leurs bénéfices à titre de redevance minière; etc. Quant aux quelques petites entreprises quasi-industrielles nées vers cette époque, il y eut d’abord, en 1926, un four à chaux installé sur le gisement de calcaire de Mashyuza-Mibilizi (Kinyaga), et un autre à Gisenyi (Bugoyi) où l’on recueillait le calcaire déposé sur les rives rocheuses du lac Kivu. Il y eut aussi la fabrication de cigares, spécialité de Rwaza et de Gisenyi, vendue principalement au Congo (deux millions en 1935). Il y eut, enfin, les fabrications de produits Laitiers, de cire, de briques et tuiles, entreprises en régie vers 1937, sous le patronage des nouvelles Caisses Administratives de chefferie.

Quant au troisième facteur du développement d’une économie de marché, à savoir l’augmentation soudaine de la main-d’œuvre salariée, il connut diverses tribulations découlant des réalités particulières de la vie de cette époque. Une de ces réalités était la grande instabilité de la main-d’œuvre : en 1931, sur les 25 000 emplois salariés du Rwanda, 2 500 seulement étaient permanents. Pour avoir constamment 6 000 hommes sur ses chantiers, une société minière devait organiser un roulement de 50 000 temporaires. Les inconvénients que présentait cette instabilité pour le rendement et la spécialisation de la main-d’œuvre amenèrent l’Administration du Mandat à prendre diverses dispositions : ainsi réduisit-elle, en 1937, de 50 % l’impôt général en faveur de tous les travailleurs qui se seraient engagés par contrat écrit pour une durée de 300 jours par an; les 65 jours libres devant leur permettre de maintenir leurs cultures vivrières et leurs plantations de caféiers… A côté de son instabilité, la main-d’œuvre présentait en outre une certaine inadaptation psychologique à un travail de rendement pour le compte d’autrui. Elle était en effet habituée d’une part aux redevances en travail dues aux patrons pastoraux et fonciers, d’autre part aux mêmes redevances dues aux autorités politiques, et enfin à des travaux obligatoires d’intérêt collectif prescrits par l’Administration et exécutés sous la direction des autorités politiques : toutes prestations non rémunérées, et accomplies sans souci de rendement ni d’économie de main-d’œuvre. Afin de soutenir l’autorité des premiers employeurs vis-à-vis de leur personnel, l’Administration conféra un caractère pénal aux infractions à la discipline normale du travail salarié; et ces infractions furent dès lors punies avec une certaine rigueur par l’entremise des autorités politiques locales 1. Mais c’est en réalité le jeu de l’offre et de la demande d’emploi par les entreprises qui conduisit peu à peu à la psychologie nouvelle des rendements

Un autre défaut propre au marché du travail de cette époque, était la médiocrité de la rémunération des travailleurs, considérée initialement comme un surplus accordé à des personnes tirant de leurs champs l’essentiel de leurs moyens d’existence. Un autre défaut enfin, était l’affaiblissement des travailleurs, éloignés de leur milieu familial ordinaire; pour y remédier, les entreprises furent amenées à mettre à la disposition de leur main-d’œuvre des dispensaires médicaux et, les plus importantes d’entre elles, des hôpitaux.

Le quatrième facteur important pour le développement d’une économie de marché, à savoir l’accroissement des émigrations temporaires vers les entreprises des pays voisins, commença à se manifester en 1925. Cette année, en plus des émigrations temporaires vers le Tanganyika, l’Uganda et le Burundi, qui se pratiquaient déjà depuis des années, commença la première émigration temporaire organisée vers le Congo. Cette émigration fut le fait de l’Union Minière du Haut-Katanga, dont les bureaux de recrutement au Rwanda rencontrèrent un vif succès.Nombreux étaient, en effet, les candidats désireux à la fois de gagner salaire et de se soustraire au joug de la hiérarchie politique; ce qui ne manquait d’ailleurs pas de ruiner peu à peu l’autorité de celle-ci, au fil des ans. Seule l’insuffisance des moyens de transport empêcha durant les premières années l’Union Minière de recruter et d’expatrier plus de trois cents travailleurs par mois, choisis parmi les plus vigoureux. En 1926, le recrutement pour l’émigration fut réglementé par un Décret royal, qui astreignit les recruteurs à diverses obligations dans l’intérêt des travailleurs, ainsi qu’au paiement d’une caution et d’une taxe. En 1930, le nombre des émigrants temporaires rwandais s’élevait à 24 000 pour l’Uganda et le Tanganyika, et à 5 000 pour le Congo.Dans la suite, ce chiffre se maintint à peu près constant jusqu’en 1940, puis se gonfla brusquement durant la guerre, principalement en direction de l’Uganda, de telle sorte que l’Administration du Mandat se résolut à mettre en place, sur la principale voie d’émigration vers ce pays, une quarantaine de camps de nuit destinés à abriter les émigrés sur la route de leur exode et de leur retour.

Stimulé par ces différents facteurs, le développement de l’économie de marché se manifesta par l’expansion progressive du commerce intérieur et extérieur.

Dans les quelques trente marchés ruraux recensés au Rwanda en 1920, où s’échangeaient les produits de l’agriculture, de l’élevage et de l’artisanat traditionnel, la monnaie fut de plus en plus employée comme moyen d’échange. L’éventail des produits vendus (vivres de toutes sortes, bière, lait, beurre, miel, bétail, peaux, houes, serpettes, poteries, vanneries, tissus végétaux, etc.) subit diverses modifications. Les tissus végétaux furent le premier produit à être fortement concurrencé et peu à peu remplacé par des tissus d’importation; toutefois, comme les autres productions traditionnelles auxquelles des importations vinrent se substituer, il connut longtemps encore des périodes de reprise : chaque fois que les ressources monétaires des populations venaient à diminuer. Une seconde production traditionnelle se trouva concurrencée rapidement : l’outillage de fer. Les forgerons, qui annuellement fabriquaient des milliers de houes, de serpettes, de lances et de couteaux, ainsi que du fil de fer étiré, et d’autres articles utiles,connurent la concurrence progressive des produits importés (houes et fil de fer, principalement). L’artisanat de la forge commença à régresser fortement dans les années 1930, sauf dans le Buberuka, où la fabrication de houes continua à prospérer. D’une façon générale, les forgerons en vinrent à travailler non seulement à partir du minerai local, mais aussi à partir de pièces métalliques importées.

A côté de ces marchés ruraux traditionnels, s’intensifia bientôt un commerce professionnel patenté qui se concentra là où il fut autorisé par l’Administration, c’est-à-dire dans un certain nombre de centres commerciaux. Ceux-ci furent créés, et peu à peu multipliés, soit aux différents chefs-lieux des Territoires, soit à proximité des principales Paroisses chrétiennes, soit auprès des postes de garnison militaire. Quoique ces centres aient été ouverts sans distinction à tous commerçants, et quoique le loyer des terrains y ait été fixé plus avantageusement pour les commerçants rwandais, en réalité la nécessité de disposer d’un minimum de capital et d’une certaine pratique du commerce, de même que l’obligation, à partir de 1929, d’y construire en matériaux durables, firent que dès le début les occupants y furent non des Rwandais, mais des Swahili, des Arabes et des Indiens. Ceux-ci ayant une certaine propension à tromper leur clientèle rurale, notamment par la pratique du troc, moyen d’échange trop imprécis, l’Administration intervint pour leur interdire cette pratique où le client perdait à tous les coups. A la fin de la seconde guerre mondiale, une vingtaine de ces centres commerciaux existaient au Rwanda.

Quant au commerce d’import-export, qui avait été repris en 1917 par les firmes de l’Est du Congo, il s’aligna très rapidement, en raison de ce fait, aux circuits commerciaux des provinces orientales de ce pays. La Belgique était devenue dès le début le principal pays fournisseur et le resta jusqu’en 1935, date à laquelle les importations en provenance du Japon, composées à 90 % de tissus, dépassèrent les importations belges. Cette première place prise par le Japon lui restera acquise jusqu’au déclenchement de la seconde guerre mondiale. A l’exportation par contre, pour les peaux d’abord et pour la cassitérite ensuite, la Belgique devintet resta jusqu’à la guerre de 1940 le premier client du Rwanda. Elle avait, par loi du 8 juin 1924, étendu aux produits du Rwanda et du Burundi la franchise de droits d’entrée qu’elle accordait déjà aux produits congolais.

Quant aux échanges entre le Rwanda-Burundi et le Congo, grâce à l’Union Douanière instituée en 1922, ils s’intensifièrent tout particulièrement, atteignant un volume de 20 000 tonnes, dont 15 000 tonnes d’exportations, en 1937. Au cours de cette seule année, le Rwanda et le Burundi avaient exporté vers leur voisin de l’Ouest 27 000 têtes de gros bétail, 35 000 de petit bétail, et 3800 tonnes de vivres agricoles.

En 1929 survint malheureusement la grave crise économique qui devait précéder et préluder à la seconde guerre mondiale. Et cette crise fut fortement ressentie au Rwanda : malgré la production accrue dans tous les domaines, les exportations se réduisirent le près de 40 %, et les ressources monétaires du pays diminuèrent. De l’appauvrissement des producteurs découla la baisse des recettes fiscales et, en 1932, un fléchissement de 50 % des recettes douanières. Les exportations vers le Congo s’accrurent par contre de 130 %.

En 1935, la Belgique fut contrainte de dévaluer son franc. Et les Administrations du Rwanda-Burundi et du Congo durent prendre des mesures d’urgence pour maintenir autant que possible le pouvoir d’achat du franc dans les échanges intérieurs et pour assurer en même temps l’équilibre budgétaire.

Ainsi, les droits d’entrée visant notamment les marchandises le consommation populaire (houes, machettes, tissus, etc.) furent massivement réduits ; tandis que les droits de sortie étaient, soit modérément relevés, soit rétablis (notamment sur les produits végétaux), sans pour autant affecter le volume des exportations. Ces mesures contribuèrent au redressement progressif de la situation. C’est en effet à partir de 1935 que, grâce à l’entrée en production des plantations de café et des mines d’étain, la balance commerciale du Rwanda-Burundi connut un excédent bénéficiaire relativement important : 45 millions de francs d’exportations, contre 38 millions d’importations. Et cet excédent bénéficiaire continua à s’accroître jusqu’au lendemain de la guerre, passant de 159 millions d’exportations contre 75 millions d’importations en 1940 à 300 millions contre 221 millions en 1945.

 L’expansion religieuse et culturelle chrétienne

 L’achèvement de la guerre de 1914-18 avait entraîné pour le Christianisme au Rwanda diverses conséquences pratiques. Tout d’abord, l’apostolat catholique, déjà encouragé naguère par les Allemands, se trouva bénéficier d’un regain de prestige du fait que l’autorité d’occupation représentait un pays à majorité catholique. Ensuite, les Protestants allemands, qui s’étaient retirés du pays à l’approche des troupes belgo-congolaises, furent en 1919 remplacées dans leurs différentes Paroisses par des Protestants belges (future Église Presbytérienne du Rwanda), par application de l’Article 438 du Traité de Versailles. Et enfin, lorsque le Protectorat allemand eut été démembré en 1922, le Vicariat catholique du Kivu, groupant le Rwanda, le Burundi et le Buha, fut scindé à son tour, et le Rwanda fut constitué en un Vicariat distinct (Le grand séminaire de Kabgayi, plus tard déplacé à Nyakibanda, fat élargi pour desservir à la fois quatre puis cinq Vicariats, à savoir ceux du Rwanda, du Burundi, du Kivu congolais, du Lac Albert et de Beni. Dès cette époque, il donnait une formation supérieure de 2 ans de philosophie (3 ans à partir de 1938) et de 5 ans de théologie). Le siège de celui-ci fut installé à Kabgayi, et son premier titulaire fut Mgr Classe.

Dans les dix premières années qui suivirent la guerre, l’ancien ostracisme pratiqué par le Mwami Musinga et par ses cadres politiques à l’égard du Christianisme persista. L’année 1927, par contre, fut sur le plan religieux comme sur le plan civil l’année d’une reconversion massive des cadres politiques Tutsi. L’entrée en activité des dix premiers prêtres rwandais d’abord, presque tous Hutu, et ensuite le développement rapide de l’enseignement chrétien libre, subsidié depuis 1925 par l’Administration belge, semblent avoir été les deux principales raisons de ce changement d’attitude. Il ne faisait, en effet, plus de doute que le Christianisme exercerait à l’avenir une influence majeure dans le pays ; et il importait donc aux autorités politiques d’y assurer autant que possible leur primauté. Une exception à cette reconversion générale : l’entourage direct du Mwami Musinga. Encore cette exception ne persista-t-elle que jusqu’en 1931, Musinga étant destitué cette année-là, et son fils et successeur le Mwami Mutara Rudahigwa, étant alors sur le point d’être baptisé (Il était de règle de n’accorder le baptême à un Chef politique que s’il était marié et avait une descendance mâle; à défaut de cette précaution, il eût été inévitable que certains mariages consacrés ne soient rompus. Ainsi le Mwami Mutare, auquel un premier mariage coutumier n’avait pas donné de progéniture viable, ne fut-il finalement baptisé qu’en 1942, après la rupture de ce mariage et un remariage chrétien. De ce second mariage, il n’eut d’ailleurs pas davantage d’enfants).

Une fois levé le barrage des autorités politiques, le Christianisme connut une expansion croissante. Durant l’entre-deux-guerres, quinze nouvelles Paroisses catholiques vinrent s’ajouter aux onze qui existaient déjà en 1916; tandis que cinq congrégations nouvelles entraient en activité dans le pays. Deux de ces congrégations se fondèrent au Rwanda même : celle des Sœurs Benebikira, instituée dès 1914, et celle des Frères Joséphistes, fondée pour de bon en 1929 (et dont plus de quatre cinquièmes des membres étaient Tutsi). Trois autres de ces congrégations, préexistant en Belgique, fondèrent au Rwanda des établissements nouveaux : les Frères de la Charité de Gand en 1929, les Sœurs Bernardines d’Audenarde en 1932, et les Sœurs de St. François d’Assise d’Opbrakel en 1936. Quant aux Paroisses protestantes, elles se multiplièrent également. Aux Protestants belges, héritiers de leurs confrères allemands, s’ajoutèrent en 1922 les Anglicans qui s’établirent à Gahini dans l’Est du pays durant le bref rattachement de cette région au Tanganyika Territory, et qui fondèrent en 1932 les Paroisses de Shyira (R-uhengeri) et Kigeme (Bufundu). Puis les Adventistes du 7e jour, venus des États-Unis, s’établirent en 1920 à Gitwe (Kabagali) et Rwankeri (Buhoma), et en 1932 à Ngoma (Kibuye). En 1939, s’ajoutèrent encore les Baptistes danois, à Nyantanga (et bien plus tard à Runyombyi). Et enfin, les Pentecôtistes suédois en 1941, puis les Méthodistes Libres américains en 1943. La multiplication de ces foyers d’apostolat chrétien, et une certaine rivalité qui existait à cette époque entre Catholiques et Protestants, amenèrent l’Administration du Mandat à fixer entre leurs établissements respectifs des distances minima : 5 km entre Paroisses, et 2 km entre succursales de ces Paroisses.

Le nombre des prêtres catholiques rwandais s’accrut aussi progressivement : 5 en 1922, 10 en 1927, ils furent 40 en 1939. Et quant aux baptisés, leur nombre passa de 13 400 en 1915 à 164 000 en 1934, et 320 000 en 1945.

Dans son expansion, l’Église chrétienne rwandaise trouva un soutien matériel croissant auprès de ses adeptes. D’abord sous forme de prestations volontaires en nature et en travail, notamment le transport de matériaux pour la construction des nouvelles Paroisses (ce qui pouvait en réduire le coût de 10 à 20 %) ; plus tard, à partir de 1929, sous la forme d’une cotisation en argent (denier du culte) qui devint obligatoire et servit notamment à la rémunération des catéchistes.

Le rayonnement chrétien au sein des masses populaires s’approfondit encore sensiblement lorsqu’à partir de 1933 furent constitués à travers tout le pays les Conseils (marna) de voisinage chrétien. Ces Conseils, qui groupaient à l’origine une vingtaine, plus tard une quarantaine de chefs de famille et de jeunes hommes, et qui représentaient ainsi indirectement de cent à deux cents baptisés, commencèrent à se réunir chaque semaine, s’entretenant des choses de la vie chrétienne à l’exclusion de toutes questions politiques ou judiciaires. Ces Conseils ayant, sous les auspices de leur curé, élu leurs présidents, ces derniers commencèrent à se réunir aussi chaque mois au siège de la Paroisse. Ainsi, malgré leurs vastes étendues et leurs dizaines de milliers de Chrétiens, les Paroisses purent-elles réellement vivre et tenir ensemble.

A la même époque, furent organisées mensuellement dans chaque Paroisse des réunions privées des Chefs chrétiens. Se gardant elles aussi d’aborder les questions politiques ou judiciaires, ces réunions n’en eurent pas moins une influence heureuse sur ‘ l’ensemble des cadres politiques dont elles s’efforçaient de combattre les abus.

 L’effort de scolarisation

Au moment de l’occupation belge en 1916, le Rwanda comptait une quarantaine d’écoles chrétiennes et deux écoles neutres pour fils de Chefs établies l’une à Nyanza par les Pères Blancs et l’autre à Kigali par l’Administration allemande.

La première ligne politique adoptée par l’autorité belge fut de reprendre l’école neutre de Nyanza, d’en étendre la portée par une formation de moniteurs d’enseignement et de secrétaires d’administration, et d’y ajouter une demi-douzaine d’écoles neutres régionales, atteignant ainsi en 1923 quelque 450 élèves. Ce premier effort ne rencontra toutefois qu’un médiocre succès, et se trouva rapidement entravé par d’insolubles problèmes de personnel, alors que les écoles chrétiennes disposaient pour leur part de cadres formés, rodés et tout dévoués à leur tâche.

Pour cette raison, lorsqu’en 1925 le statut du Mandat ne fit plus de doute, l’Administration belge décida d’appliquer au Rwanda le système de l’enseignement libre contrôlé et subsidié tel qu’il était en vigueur au Congo depuis près de vingt ans. L’année suivante, la législation congolaise en ce domaine fut, avec quelques modifications, étendue au Rwanda, à l’occasion de l’entrée en vigueur de l’Union Administrative Congo-Rwanda-Burundi.

Pour la mise en pratique de ce nouveau système, l’Administration belge s’accorda sans tarder avec le Vicariat Apostolique et avec la Société belge des missions protestantes. En vertu des arrangements pris, chaque Paroisse dut dorénavant comporter une école primaire complète de trois classes dirigée par un professeur qualifié, et chaque école de succursale dut avoir si possible, en plus de son catéchiste, un moniteur exerçant des fonctions séparées. Ces écoles durent se conformer à un programme officiel (et notamment substituer le français au kiswahili comme seconde langue), et se soumettre à un contrôle de l’Administration. En échange de quoi, celle-ci leur octroya un subside proportionnel au nombre d’élèves et d’instituteurs, à la condition toutefois que ces derniers soient diplômés de trois ans d’école normale. Cette restriction eut pour effet d’exclure du bénéfice des subsides plusieurs centaines d’écoles.

Le Vicariat Apostolique s’efforça donc, dans la mesure de ses possibilités, de former davantage de moniteurs qualifiés, car auparavant la plupart de ceux-ci se recrutaient, mais en nombre forcément restreint, parmi les séminaristes n’ayant pas poussé jusqu’à la prêtrise. En 1929, la nouvelle congrégation des Frères Joséphites se donna pour vocation l’enseignement dans les écoles, et tous ses membres reçurent une formation de moniteurs qualifiés. Plus tard, lorsqu’en 1936 des bâtiments devinrent disponibles à Kabgayi, une école spéciale de moniteurs fut créée; elle devait être transférée à Zaza en 1944. Quant aux monitrices pour l’enseignement féminin, elles furent bientôt formées systématiquement aussi, dans une école fondée à Save en 1939.

L’enseignement primaire s’étendit dès lors rapidement : passant d’une vingtaine de milliers d’élèves en tout en 1925 à environ 88 000 (dont 28 000 subsidiés) en 1935 et à plus de 100 000 (dont près de 30 000 subsidiés) en 1945. Tandis que les subsides du Gouvernement passaient approximativement de 80 000 francs en 1925, à quelque 750 000 francs en 1935, et à quelque 2 800 000 en 1945.

Seule subsista, avec ses trois cents élèves Tutsi, l’école officielle neutre de Nyanza. Celle-ci fut à partir de 1933 transférée progressivement à Astrida-Butare où un nouvel établissement d’enseignement officiel destiné au Rwanda et au Burundi était à ce moment construit et équipé par le Gouvernement. Cet établissement, le futur Groupe Scolaire, fut confié par convention spéciale à la Congrégation catholique des Frères de la Charité de Gand.

Les premières classes ouvertes dans cet établissement furent celles d’un cycle d’études primaires de 4 ans (bientôt porté à 5 ans) et d’un cycle moyen de 3 ans (bientôt porté à 4 ans). A partir de 1937 s’y ouvrirent diverses sections secondaires spécialisées, accessibles après le cycle moyen, et assurant les formations suivantes : secrétaires d’administration (1 an avec stage complémentaire); futurs Chefs et sous-chefs (2 ans); moniteurs agricoles (2 ans); assistants vétérinaires (2 ans); et assistants médicaux (2 ans). Cette dernière formation remplaça une école d’assistants médicaux existant depuis 1922 à Kitega (Burundi) pour les deux pays.

Les trente premiers diplômés de ce Groupe Scolaire sortirent en 1940. Quoique l’accès y ait été soumis à un concours d’entrée, en pratique il se trouva monopolisé par le milieu des notables Tutsi désormais intéressés à étendre leur monopole à toutes les formations de cadres.

A côté de cet enseignement secondaire officiel naissant, existait depuis le début du siècle l’enseignement religieux destiné à la formation des prêtres.

Les petits et grands séminaires de Kabgayi conduisaient annuellement un certain nombre de leurs étudiants, aussi bien Hutu que Tutsi, jusqu’au terme de leurs études supérieures (3 ans de philosophie et 5 de théologie). Certains autres de leurs étudiants soit ne parvenaient pas au bout de leurs études, soit n’accédaient pasà la prêtrise pour des raisons diverses : ils devenaient alors disponibles pour l’Administration et pour l’enseignement. De cette pépinière d’intellectuels et de cadres chrétiens sortiront, à la veille des années 1950, les promoteurs du Rwanda démocratique moderne.

 Les dispositifs de santé publique

A la thérapeutique expérimentale traditionnelle et à l’usage des plantes médicinales, était venue s’ajouter au temps du Protectorat allemand l’action sanitaire extrêmement restreinte soit des dispensaires de Paroisses chrétiennes, soit des services de vaccination militaires.

Durant la guerre de 1914-18, un hôpital de campagne avait été établi provisoirement par les Allemands à Rubengera, puis par les Belges à Kigali.

Mais c’est à partir de 1920, qu’une véritable action sanitaire fut entreprise par l’Administration : un Service officiel de Santé Publique entra en activité, et un laboratoire médical, installé à Gisenyi puis â Kitega, entreprit la fabrication des vaccins nécessaires au Rwanda, au Burundi et à l’Est du Congo.

Le nouveau Service de Santé n’eut pas une tâche légère. Il eut à prévenir ou à combattre le retour des grandes épidémies de variole, de typhus exanthématique et de méningite cérébro-spinale qui faisaient naguère dans le pays des centaines de milliers de morts. A titre d’exemple, la variole avait encore en 1902 tué tant de gens que, dans les régions atteintes, les vaches erraient sur les collines sans maîtres ni gardiens.

De graves endémies durent aussi être systématiquement combattues : la malaria d’abord, et le pian (dont 100 à 150 000 cas furent traités durant la seule année 1934), la tuberculose (qui était en progression dans toute l’Afrique centrale), la triponosomiase, la lèpre (surtout à l’Ouest de la crête Congo-Nil)… De même, un certain nombre d’affections particulièrement éprouvantes et assez répandues dans ces régions, telles que les ulcères tropicaux (qui mettaient à charge de la société tant d’êtres diminués) ou encore les parasitoses intestinales… Enfin, une mortalité infantile très considérable, due principalement à la malaria, aux maladies pulmonaires et aux affections intestinales : selon une évaluation sans doute surestimée mais indicative, faite en 1931, cette mortalité pouvait atteindre 49 % en montagne et 62 % en région de basse altitude.

Afin de renforcer autant que possible ses moyens en personnel sanitaire, l’Administration belge fonda en 1922 à Kitega (Burundi) une école d’assistants médicaux et d’infirmiers. La méthode qu’elle avait initialement adoptée pour son action sanitaire était de constituer un certain nombre d’installations médicales fixes qui devaient s’ajouter aux installations déjà réalisées par les Paroisses chrétiennes : dispensaires d’abord (dont certains confiés à des médecins), et hôpitaux ensuite (dès que les moyens furent suffisants).

Après quelque dix ans de cette méthode, le Rwanda comptait en 1932 quatre hôpitaux, fondés respectivement à Gahini en 1922 par les Anglicans, à Ngoma (Kibuye) en 1929 par les Adventistes, â Kigali en 1930 et Astrida-Butare en 1932 par l’Administration. Cette même année, le Rwanda comptait aussi, d’une part neuf dispensaires de Paroisses, et d’autre part 29 dispensaires de l’Administration (dont 21 auxiliaires, desservis une fois par semaine). Hôpitaux et dispensaires chrétiens recevaient un subside officiel qui leur permettait de s’approvisionner au dépôt pharmaceutique gouvernemental…

En 1933, l’Administration du Mandat essaya une nouvelle méthode : elle remplaça tous sesdispensaires fixes, sauf 3, par des camps itinérants d’assistance médicale. Ces camps parcoururent dès lors systématiquement tout le pays, s’arrêtant pour des périodes plus ou moins prolongées dans les régions les plus délaissées, et orientant vers les hôpitaux les cas graves qui avaient pu être diagnostiqués.

Six nouvelles formations hospitalières privées furent fondées entretemps : deux par les Anglicans en 1934 (à Kigeme et Shyira), une par les Catholiques en 1937 (à Kabgayi), et trois par les sociétés minières (pour les besoins de leur main-d’œuvre en même temps que pour les populations locales).

En 1937, l’école d’assistants médicaux et le laboratoire médical de Kitega (Burundi) furent transférés à Astrida /Butare. L’école y fut remplacée par la section médicale du nouveau Groupe Scolaire, tandis que s’ouvraient par ailleurs une école d’auxiliaires médicaux à Astrida, et deux écoles d’aides-infirmiers à Kigali et à Kabgayi.

En 1939, l’Administration du Mandat décida d’abandonner la méthode des camps itinérants et de les remplacer peu à peu par un réseau sanitaire fixe conçu pour couvrir l’ensemble du pays. Son nouveau programme d’action fut d’équiper progressivement tous les chefs-lieux de Territoire d’un hôpital rural et d’une polyclinique, supervisant une dizaine de dispensaires ruraux répartis dans le Territoire et distants les uns des autres tout au plus de deux ou trois heures de marche.

En 1945, quatre de ces hôpitaux ruraux et une dizaine de ces dispensaires avaient été construits. Pour leur part, les sociétés minières avaient été amenées à créer deux hôpitaux supplémentaires. Le réseau sanitaire du Rwanda comportait donc à ce moment en tout 16 hôpitaux et 34 dispensaires.