{:fr} L’inama, ce n’est encore que le clan chrétien. Pour que la réforme soit réelle et efficace il faut qu’elle atteigne la famille, cellule primordiale de la société. Ici c’est une véritable refonte qu’il faut entreprendre. L’inama y aide puissamment.

L’essence de la famille dans le plan chrétien c’est le couple conjugal, dont l’unité, l’indivisibilité, la stabilité ont reçu pour symbole dans la révélation biblique et évangélique le composé humain. « Ils seront deux en une chair unique. » Le lien entre les conjoints est premièrement moral et physique, accessoirement économique, social et ethnique. L’assise temporelle de l’Eglise c’est le ménagé à deux, s’élargissant en famille par la venue au monde des enfants. Le sacrement du mariage est ordonné à briser l’instinct d’égotisme anarchique, impatient de toute contrainte, qui fait les hommes et les femmes, au Ruanda comme ailleurs, inconstants, volages, infidèles.

Pour remédier au désordre qu’engendrent les caprices du sens individuel, les sociétés antiques ont imaginé la polygamie et la répudiation légale auxquelles l’Islam ajoute la claustration des femmes et le voile. Le Ruanda arriéré ne connaît pas cette panacée ou ne la pratique qu’imparfaitement. Dans le kraal de l’humble muhutu, il n’y a place que pour une épouse, et celle-ci travaille à découvert hors de la palissade dans la bananeraie et au marais. Ce n’est que chez les grand batutsi que l’épouse garde la clôture dans le gynécée, ne se produit pas à visage découvert aux étrangers, pas même au mari pendant des années dans certains milieux. Le patricien qui a des moyens, le grand chef, le mwami surtout, s’il se pourvoit d’épouses multiples, les installe dans des pavillons distincts, parfois lointains, et les convoque en service commandé auprès de lui, l’une sans l’autre, à sa discrétion. Les simples mortels congédient leur femme, si elle ne fait pas leur affaire, comme ils en useraient- vis-à-vis d’une servante, quitte à en prendre une autre : tout se réduit à un règlement de comptes, à un troc ; ou bien c’est la femme qui s’évade de la hutte de son maître, sans crier gare, pour un motif souvent futile, rentrant dans sa famille, abandonnant au mari sa progéniture, dont prendra soin, le cas échéant, la mesnie, emportant seulement sur ses reins le dernier nourrisson.

Ces cas ne sont pas une règle, mais pas davantage une exception. Certains ménages sont monogames et stables. Mais la coutume est ce qu’elle est. Nul n’a idée de contester le droit pour un conjoint de reprendre une liberté qu’il n’a pas été question pour lui d’aliéner.

Le système usité par la société ruandaise pour garantir l’ordre, la paix, l’unité des foyers, l’élève des rejetons, c’est celui de la famille patriarcale, de l’umuryango, du « seuil », dont nous avons précédemment parlé, c’est-à-dire du groupe formé essentiellement par le père et ses fils adultes, fixés auprès de lui. La femme, empruntée à un autre « seuil », épouse et ouvrière tout ensemble, n’est pas chez elle dans la famille de son beau-père : son chez-soi c’est le home de son propre père, ou de son frère héritier, ce sera son asile, son lieu de refuge, si quelque jour elle échappe au joug de ceux qui l’ont acquise. Jusque-là elle travaille pour l’étranger ; elle procrée pour lui. Il n’importe pas tellement que le procréateur soit l’époux ; en l’absence de celui-ci, un frère, et même le beau-père, prendra sa place, sans inculpation d’adultère ou d’inceste. C’est ce groupe d’hommes liés par le sang d’un même père, quel que soit le sein dont ils sont issus, installés côte à côte comme en une ruche, qui constitue le noyau résistant, infrangible, inexpugnable, la pierre de fondation, sur laquelle, jointe aux pierres voisines, la tribu s’élève, et au-dessus la nation.

A défaut d’un nœud sentimental et consenti liant les deux membres du couple conjugal, une sorte de contrat intervient pour garantir une ébauche de stabilité matrimoniale. En compensation de la femme qu’il reçoit, le clan familial ou le futur conjoint donne une dot, cadeau non achat, toujours en nature, des vaches, des instruments de culture, moins que cela, si l’on est nécessiteux. Tant que la promesse du versement de la dot en reste à la période des arrhes, l’épouse n’est que prêtée, elle peut en rigueur de justice être reprise et enlevée par ses auteurs avec tous ses enfants, elle n’aura enfanté que pour les siens. Mais si la dot est réglée, l’épouse volage ne sera plus agréée à demeure sur le seuil paternel, à moins que celui-ci ne consente à restituer ce qu’il a reçu. Si la restitution est acceptée, l’époux doit se tenir pour quitte. Il garde les enfants, son bien, et avec le prix récupéré de l’infidèle il convole à un autre hymen. Ainsi, pas de polygamie simultanée, mais des unions successives et multiples.

Ce lien économique n’est pas une garantie bien solide de stabilité. Le Ruandais, en effet, nous l’avons vu, ne connaît pas la propriété absolue des biens meubles et immeubles, le jus utendi et abutendi du droit romain. L’aliénation de la fille nubile est aussi conditionnelle que celle d’un fief en bovins. Les objets échangés ont un caractère de gage plutôt que d’investissement à fonds perdu et de capital aliéné.

On voit qu’ici le travail de la régénération sociale n’est pas de simple replâtrage mais de complet remaniement. Proscrivant la polygamie, la réclusion des femmes, la se-mi-communauté des épouses dans l’enclos du kraal, la répudiation, comme aussi bien l’abandon inconsidéré du domicile conjugal, l’Eglise fonde l’union des époux sur le consentement libre et formel des contractants aux âges fixés par le droit canon, faisant confiance pour sa solidité à la grâce surnaturelle dont ce consentement est le signe sensible et le canal mystique. Mais, loin de dédaigner cette jambe de force de la dot antique, fût-elle précaire, soucieuse plutôt de lui faire rendre tout son efficace, elle ne se contente pas d’une promesse de cession, même corroborée par des arrhes, elle refuse d’enregistrer les engagements et de les bénir tant que le paiement n’a pas été intégralement effectué. Avant la cérémonie sacramentelle, les auteurs de la future doivent devant témoins donner oralement quitus de la compensation reçue.

Et puis on exige, autant que possible, que le jeune ménage fixe sa demeure à bonne distance du seuil patriarcal, afin que la tentation des commerces illicites au sein de la famille soit écartée. Le chef chrétien de la colline lui assignera un emplacement nouveau. Si des froissements légers surgissent dans l’intimité de la vie conjugale, le mukuru de l’inama local les aplanit privément. Les différends plus graves sont portés devant le conseil hebdomadaire. Enfin, si celui-ci est impulsant à rétablir l’entente, on recourt à la médiation du pasteur de la paroisse. Ainsi, par des actions en conciliation d’autorités sociales et religieuses, la plupart des querelles de ménage s’assoupissent et le souvenir des disputes s’efface sans laisser de rancune et sans provoquer de ruptures.

Lorsque ce sont des païens déjà mariés qui se présentent au baptême, la situation se complique. Le missionnaire s’enquiert si ces postulants en sont à leur première femme ou à leur premier mari. Dans le cas contraire, il faut remonter jusqu’à la plus ancienne union, car c’est elle seulement qui est valide aux yeux de l’Eglise. Les conjoints primitifs sont requis de reprendre la vie commune, et, partant, de s’évader des liens nouveaux dont ils sont les prisonniers. S’ils renoncent réciproquement aux droits premiers qu’ils avaient acquis l’un sur l’autre, on les fait bénéficier de la dispense formulée par saint Paul. Leurs liens sont brisés, et, le baptême reçu, ils ont le choix de leur conjoint, dont aucun caprice ne saurait plus jamais les détacher. Mais que de patience il faut au pasteur de la paroisse pour mener à son terme les enquêtes sur « l’état libre » et pour débrouiller des écheveaux en apparence inextricables !

Ainsi se rebâtit pièce à pièce l’édifice social sur des bases nouvelles. Les enfants n’auront plus désormais de doutes à élever touchant l’incorrection de leur naissance ;les exemples démoralisants seront soustraits à leurs regards. Aux yeux du psychologue et du sociologue cette restauration de la famille sur le plan primitif et divin, assimilant ces archaïsants aux monogames d’Europe, est une des révolutions les plus surprenantes que puisse enregistrer l’histoire. Révolution morale et spirituelle en son essence ; car quelle eût été l’efficacité d’une réforme décrétée par quelque ordonnance, si elle n’eût été préparée par un renversement des préjugés ancestraux, ni supportée par un redressement préalable des mœurs. Les missionnaires, qui en sont les agents victorieux, y voient, plus que par tout ailleurs, une action miraculeuse de l’Esprit-Saint, renouvelant les cœurs. Que ne faut-il pas de grâce rénovatrice pour faire accepter la « dure loi» d’un mariage, unique, exclusif, indissoluble, à des gens qui n’en avaient jamais eu le moindre soupçon, et pour qui l’adultère, s’il est pratiqué dans les frontières du «seuil» et de la clientèle, n’est qu’un témoignage d’entente fraternelle, d’allégeance féodale, d’esprit d’accommodement ! N’eût-on même obtenu que la reconnaissance d’un principe, ce serait un gain décisif, gros de promesses pour l’instauration d’un ordre chrétien. Ce pas est déjà fait. Certes les collines catholiques du Ruanda ne sauraient passer pour autant de républiques de Salente. Les séparations de corps, les fugues d’épouses loin du toit conjugal, les écarts de conduite au sein des familles et aux alentours des cases de chefs, les inimitiés en apparence inexpiables entre conjoints, les sévices échangés de part et d’autre sont loin d’avoir totalement disparu. Mais, outre que les Occidentaux rendraient souvent en cela des points à ces barbares, ces désordres ne passent plus pour pécadilles et l’opinion leur est de moins en moins indulgente.

La Régénération De L’Individu : La pratique religieuse

 Tout ce travail de réforme de la société et de la famille a son principe et sa fin dans la renaissance morale et sacramentelle de l’individu. C’est elle qui en garantit la sincérité et la pérennité. Le baptême n’est pas un prix d’athlète, mais un réconfort gratuit donné pendant la course, abolissant le péché et remédiant à la convoitise. On n’attendra donc pas que le catéchumène soit saint et parfait pour le lui conférer, bien au contraire on compte sur la grâce de cette initiation pour le moraliser et le relever.

 Sauf le cas de scandale public, le païen contrit sera admis aux fonts s’il possède les connaissances requises et s’il manifeste le désir de persévérer dans le bien. Que l’humaine fragilité le replonge dans ses tyranniques habitudes, la Pénitence est instituée pour le relever et l’Eucharistie pour le restaurer.

Le Monde chrétien retentit depuis quelque temps des échos de la religion des néophytes banyarwanda. C’est dans ces montagnes de la lune que les foules assiègent des églises sans cesse agrandies et toujours trop petites , ici qu’aux solennités liturgiques les parvis de cathédrales fourmillent de fidèles empressés, tels les lieux de pèlerinage les plus fréquentés, ici que les communions de la semaine dans une seule église paroissiale se chiffrent par dizaines de mille, si bien qu’il faut six à huit prêtres aux trois messes du dimanche pour les distribuer ; que les espèces consacrées exigent d’énormes ciboires pour les enfermer toutes, ici que six confesseurs siégeant à leur tribunal de trois à cinq heures par jour doivent sérier les collines pour éviter l’encombrement ; ici que des communautés de trente mille âmes ne connaissent pas un athée, et presque pas d’indifférents ;ici que pas n’est besoin, pour sélectionner les élites, de Tiers-Ordres, d’Archiconfréries du Saint-Sacrement et du Saint-Rosaire, de groupements de Scouts, Jocistes, Jeunesse agricole, de Syndicats chrétiens les écoles, les inama, les troupes de danseurs, et, pour les jeunes filles, les congrégations d’Enfants de Marie, y suffisent.

Cependant un traitement sélectif est assuré aux diverses catégories de chrétiens selon leur âge, leur sexe, leurs professions encore peu différenciées. Chaque classe a son jour dans la semaine et se groupe le matin dans l’église paroissiale autour de l’autel et de la chaire : le lundi les hommes d’âge vénérable, le mardi les enfants des écoles, le mercredi les employés et artisans de la station, le jeudi les jeunes hommes aspirant au mariage, le vendredi les mères chrétiennes.

A ces réunions pieuses s’ajoutent mensuellement les conférences et palabres dont il a été question : convocations de catéchistes, de bakuru d’inama, de batware, et encore, dans quelques missions, de chefs de famille l’après-midi du dimanche, tandis que chez les soeurs européennes se donnent des instructions de catéchismes aux femmes mariées et des cours d’hygiène et puériculture aux nouvelles accouchées.

Puis des retraites de trois ou quatre jours sont organisées au centre de la station pour les différents groupes de militants, silencieuses sinon fermées, pendant lesquelles des entretiens privés avec les pères directeurs s’instituent entre les instructions et lesexercices de dévotion. Les retraitants s’installent alors dans les salles d’école, évacuées par les enfants en vacances, chacun apporte sa natte et se fait servir par les siens sa pitance. La station se mue en un campement pittoresque de solitaires noirs méditatifs.

La paroisse est le foyer unique d’où émanent et où convergent toutes ces forces spirituelles. Pas de chapelle ou cénacle qui lui fasse concurrence. Elle seule engendre les âmes à la vie surnaturelle, les fait respirer dans une atmosphère de prière, les alimente du verbe de la doctrine et du pain sacramentel. Elle est la puissante armature qui serre en un étroit faisceau toutes les énergies de sanctification et d’apostolat de la circonscription.

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