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  1. Le Ruanda Enjeu Fortuit De La Belgique Dans La Compétition Internationale.

 Entre bien contre son gré dans l’orbe de la politique mondiale, le Ruanda se trouva, moins de vingt ans après, gravement affecté par ses vicissitudes. Occupé sans coup férir vers 1898, il devint de 1914 à 1916 un champ de bataille pour les nations européennes et un enjeu de leurs rivalités. Le sort de la grande guerre le fit passer des mains des Allemands en celles des Belges. Ce changement n’eut pas une portée purement politique, mais culturelle et religieuse. D’une influence germanique à tendance protestante le pays passa à une influence latine d’esprit catholique. La première avait à peine eu le temps et les moyens de s’y faire sentir ; il était réservé à la seconde d’y pénétrer profondément et de lui imprimer surtout son cachet spirituel.

A supposer qu’il eût pu envisager l’hypothèse d’un changement de tutelle, ce n’est pas aux Belges qu’il eût penser comme successeurs éventuels des Allemands. Les Belges, en effet, n’avaient rien qui les sollicitât de l’est. Le Tanganyika, le Rusizi, le Kivu, les Birunga constituaient pour leur colonie du Congo la frontière rêvée, et les délimitations de 1910 leur avaient fait la partie plutôt belle. Ce n’est pas à l’est que la situation géographique de la colonie laissait à désirer mais à l’ouest sur le littoral atlantique. L’immense bassin économique du Congo n’a encore d’autre issue vers la mer que l’estuaire du fleuve, et pas même tout entier, les rivages sud étant exclus. Le Portugal par le Cabinda et l’Angola le serre à la gorge au risque de l’étouffer, un peu comme font les Pays-Bas à l’embouchure de l’Escaut. Si bien qu’on a pu comparer la colonie belge à une dame-jeanne fermée par un compte-gouttes. Ce n’est pas d’un conflit avec l’Allemagne que la Belgique pouvait attendre un élargissement du goulet conduisant à ses ports de Banana, de Boma et de Matadi.

C’est l’Angleterre que le Ruanda eût imaginé plutôt prendre la succession d’une Allemagne vaincue. Le grand débat en perspective dans l’Afrique équatoriale s’instituait entre ces deux puissances. Au dessein ambitieux de la liaison continentale, préconisée par Cecil Rhodes, entre le Cap et le Caire, s’opposait celui du Mittelafrika, réplique équatoriale du Mitteleuropa. Le Reich avait reçu des arrhes lorsqu’il s’était fait céder par la France en 1911 les deux antennes qui, par la Sangha etdonnaient au Cameroun accès au Congo, ce qui n’avait pas laissé d’inquiéter la Belgique. L’Est Africain allemand faisait le trait d’union entre la Rhodésie et l’Ugandaet, dans l’hypothèse d’une jonction par voie ferrée, la bande orientale du Ruanda le long de la Kagera semblait un chemin tout tracé. Les Ruandais et les Belges l’apprirent à leurs dépens à l’issue des hostilités lors de l’affaire du Territoire du Kisaka.

Si donc la question du Ruanda s’était posée en 1914, la Belgique eût formulé à son endroit un acte de désintéressement. En réalité dans la conjoncture elle, fit tout comme. La politique que suggérait sa condition de petit Etat c’était une politique de neutralité. L’acte de Berlin en 1885 avait proclamé la neutralité de l’Etat indépendant du Congo, comme d’ailleurs celle des colonies allemandes.La neutralité de la métropole violée, celle de la colonie n’était point de ce fait abolie. Les instruments diplomatiques qui en faisaient foi étaient d’époque différente et indépendants l’un de l’autre. Aussi, au lendemain de l’invasion du territoire national par les Allemands, le gouvernement belge, le 3 août 1914, adressa-t-il au gouverneur général de la colonie à Boma la dépêche suivante : « La Belgique ne désirant pas porter la guerre en Afrique, observez attitude strictement défensive sur frontière Congo-colonie allemande ». Le 9 août il communiquait aux Puissances de l’Entente qu’il gardait au sujet du Congo une attitude expectante et qu’il n’y prendrait les armes que pour la défensive dans le cas d’une agression.

C’est conformément à ces instructions, que la colonie accorda aux Allemands, répoussés par les Français à l’extrémité des antennes, la protection qu’ils sollicitaient pour leurs navires. Ceux-ci reçurent asile aux ports de Matadi et de Banana et les bateaux fluviaux camerounais purent sans être inquiétés regagner leurs eaux territoriales par les passes belges de l’estuaire.

La Belgique affirmait ainsi sa résolution de rester spectatrice dans le procès qui s’ouvrait sous l’Equateur entre Allemands et Britanniques, ceux-ci représentés spécialement par les colons de l’Afrique Australe, dont les prétentions territoriales commencèrent à prendre corps. Rien n’était alors plus éloigné de sa pensée que l’occupation du Ruanda-Urundi, que la fortune des armes allait cependant faire tomber dans son lot. Il faut expliquer par quel concours de circonstances ces deux royaumes devinrent la rançon de l’injure qu’elle avait subie.

  1. La Méprise Des Coloniaux Allemands De L’Ostafrika : Violation De La Neutralité Congolaise.

 L’Allemagne de son côté n’avait aucun intérêt à violer la neutralité du Congo belge. L’Ostafrika avait assez à faire avec l’Uganda au nord, la Rhodésie et le Mozambique au sud. Coupé de la métropole, sans communication possible avec aucunallié limitrophe, ne disposant que d’effectifs militaires réduits, le général von Lettow-Vorbeck, commandant en chef des troupes du protectorat, ne pouvait souhaiter que paix et tranquillité sur les mille kilomètres de frontières qui séparaient son territoire de celui des Belges. Aussi bien, confiant dans les dispositions pacifiques de ses voisins de l’ouest, soucieux de regrouper ses unités régulières et d’en faire le noyau d’une armée bien entraînée, retira-t-il momentanément du Ruanda et de l’Urundi les 11e et 12e compagnies, ne laissant aux résidents que leurs forces de police.

Le déclenchement des hostilités entre Allemands et Congolais fut l’effet d’une méprise. De Kigoma un messager allemand, simple référendaire, fut expédié sur un radeau vers l’autre rive du Tanganyika pour prendre langue avec les autorités locales et savoir d’elles les intentions, de paix ou de guerre, de la Belgique. L’émissaire, correctement accueilli, fut mis en surveillance, un factionnaire étant posté à la porte de sa demeure, jusqu’à ce que le gouverneur, général, saisi de la question télégraphiquement à Boma, eût fait parvenir sa réponse interprétant cette mesure de précaution comme un acte d’hostilité, il s’évada pendant la nuit, regagna son radeau, rentra à Kigoma, où le récit de son odyssée suggéra la conviction d’une volonté de combattre de la part des Congolais.

Les Allemands de la frontière passèrent sans plus tarder à l’offensive et, comme entrée de jeu, s’assurèrent de la maîtrise des lacs en détruisant les positions et les embarcations belges. Sur le Tanganyika, une patrouille, le 15 août, débarqua a Uvira et coupa les lignes télégraphiques ; le 22, une canonnière armée bombarda le port àl’entrée de la Lukuga – futur Albertville – et contraignit le vapeur Alexandre Delcommuneà s’échouer sur la rive. Au Ruanda le capitaine Wintgens, résident intérimaire, -le Dr Kandt étant en congé, – privé de sa compagnie d’askaris, instruisait expéditivement ses quatre-vingts policiers de Kigali et tentait avec eux un coup de main sur le poste belge de Nyakarengo dans l’île d’Idjwi. Embarquant ses hommes sur des pirogues pendant la nuit du 23 au 24 septembre, il arriva au pied du fort au petit jour et surprit la garnison. Il amena prisonniers à Rubengera cinquante noirs et deux européens. Quelques jours après, les Belges, ripostant à l’agression, se portèrent de Ngoma sur Kisenyi ; mais ils furent cloués sur place par Wintgens, arrivé à temps de Rubengera. C’est par de telles escarmouches que l’on apprit au Ruanda l’ouverture des hostilités avec le Congo belge.

Ces initiatives de subalternes allemands étaient en contradiction formelle avec l’action diplomatique de la métropole. A la date du 22 août, l’Allemagne proposait à la Belgique par le canal des Etats-Unis d’Amérique la neutralisation des colonies de l’Afrique Centrale. Le Message n’arriva à destination que cinq semaines après, le 25 septembre. Il était trop tard. Dès le 28 août, le gouvernement belge, estimant violée la neutralité du Congo, enjoignait au gouverneur général de ranger les forces congolaises aux côtés des Puissances de l’Entente. En suite de quoi, le 15 septembre, un parti congolais se portait à la rescousse des Britanniques dans la Rhodésie pour défendre Abercorn, attaqué par les Allemands de Bismarckbourg et, le 6 octobre, une troupe de 570 noirs, encadrés par une dizaine de blancs, prêtait aide et secours aux Français à Dungi dans l’Afrique Equatoriale, puis à Ouesso sur la Sangha, enfin coopérait à la conquête du Cameroun. Une fois engagée dans la guerre coloniale, la Belgique devait la poursuivre jusqu’au bout. Que son propos de neutralité fût chimérique, que par la force des choses elle dût être entraînée fatalement tôt ou tard dans la mêlée, certains de ses nationaux l’ont prétendu. Ce qu’il importe ici de souligner c’est sa volonté de paix, mise en échec par la nervosité ou l’impéritie de ses voisins allemands, qui assumèrent ainsi la responsabilité de toute la suite des événements.

  1. Préparation Par Les Belgo-Congolais D’une Expédition Dans L’Ostafrika En Liaison Avec Les Britanniques

 Le Ruanda ne fut envahi par les Belges qu’en avril1916, vingt mois après les premières passes d’armes. Pendant tout ce temps de part et d’autre de la frontière on resta nez à nez, se préparant en arrière des fronts à une lutte décisive. Les raisons de ce long retard, du côté des Belges, ce fut, d’abord, les tergiversations du gouvernement, hésitant à quitter son parti de pure défensive, puis, quand fut arrêtée une résolution d’offensive à outrance, les délais nécessaires à la formation d’une armée d’invasion et à son équipement sur un front d’attaque si éloigné des bases, les ports de l’Atlantique.

« Le principal initiateur et l’animateur de la campagne africaine, » écrit M. Louwers, fut M. Pierre Orts, ministre plénipotentiaire, attaché au ministère des Affaires Etrangères. Sur ses suggestions le gouvernement du Havre se fit une conviction, touchant le profit et les chances de succès d’une opération dans l’Ostafrika, conduite en liaison étroite avec les Anglais. Le bénéfice escompté serait double.Un succès colonial relèverait la Belgique, piétinée par les Allemands, aux yeux de ses sujets noirs du Congo. La victoire procurerait par l’occupation des territoires conquis des gages substantiels, qui serviraient de monnaie d’échange lors des règlements derniers. Il n’était pas exclu que ces gages, grâce aux bons offices de l’Angleterre, ne servissent à remédier aux conditions précaires des bouches du Congo, le Portugal combattant aux côtés de l’Entente. Le Congo Belge n’ayant de contact continental avec l’Ostafrika qu’au nord du Kivu et sur le cours de la Rusizi, c’est nécessairement le Ruanda et l’Urundi qui devaient être le théâtre des premiers engagements, le champ de bataille et l’enjeu de la lutte.

Le haut commandement militaire fut confiée, le 25 février 1915, à l’inspecteur d’Etat Tombeur, promu général à la veille de l’offensive, ancien officier d’Etat-Major, alors gouverneur de la province du Katanga. Le Congo Belge ne s’étant pas préparé antérieurement à l’éventualité d’un conflit de cette nature, la tâche première du chef consista à créer de toutes pièces un corps expéditionnaire, à l’armer et à l’exercer. Au terme de ce labeur ses troupes eurent l’effectif d’une division à quatre régiments d’infanterie, auxquels étaient adjoints des compagnies de pionniers et pontonniers, de télégraphistes, et un service de santé. L’armement se composait de 1.500 fusils Gras, avec approvisionnement de 2.000 cartouches pour chaque, de 158 mitrailleuses, de quatre batteries à quatre canons de 70 mm. Saint-Chamond à tir rapide. Le total des unités combattantes s’élevait à douze ou quinze mille noirs, recrutés dans diverses régions du Congo, parlant des dialectes différents, endurants, belliqueux, mais peu dégrossis, encadrés par 719 européens, dont un petit nombre étaient des militaires de carrière, quelques-uns ayant combattu sur l’Yser. A ces contingents enrôlés s’ajoutaient des équipes de porteurs, en nombre indéterminé, se chiffrant par plusieurs milliers.

Le 31 juillet 1915 le commandant en chef était en mesure de transmettre au gouvernement du Havre un plan d’opérations, qui fut approuvé. Mais la date de l’offensive fut retardée à la demande de l’Angleterre, qui déclarait ne pouvoir être prête qu’au printemps de l’année suivante. Celle-ci mettait sur pied une armée d’au moins soixante mille hommes, dont la moitié blancs britanniques et surtout afrikanders : le haut commandement était donné au général boer Smuts. L’Angleterre s’engageait à fournir à l’armée belge cinq mille porteurs permanents et une centaine de chariots à boeufs. Il était convenu entre les parties que l’occupation des territoires ennemis, conquis de conserve, ne préjugeraient en rien de la répartition définitive des dépouilles à la paix.

  1. Mise En Etat De Défense Du Ruanda

Ayant l’évidence que les Belges attaqueraient en direction de Kisenyi et d’Usumbura, tandis que les Britanniques exerceraient leur pression sur la frontière de l’Uganda et du Kenya, les Allemands se préparèrent à la parade et mirent le pays en état de défense.

Le général von Lettow-Vorbeck, homme de guerre d’une singulière énergie, chargé de la garde, de tout l’Ostafrika, deux fois grand comme l’Allemagne, ne put, armer qu’une quinzaine de mille indigènes, encadrés par deux à trois mille européens .Cette infériorité numérique était en partie compensée par une proportion plus grande d’officiers et sous-officiers de carrière, par une meilleure instruction des troupes, par un bon armement en artillerie et en mitrailleuses. Sur la frontière congolaise, le comman-dement ne put détacher que la valeur de deux bataillons. Le capitaine Wintgens défendrait le Ruanda avec un millier de noirs et une centaine de blancs. Le major von, Langen avec environ 700 hommes tiendrait la ligne de la Rusizi de Tshyangugu [Cyangugu] à Usumbura, et surveillerait la zone riveraine du Tanganyika jusqu’à Kigoma et Ujiji. Ces deux corps se tiendraient en liaison avec le capitaine Gudowius, posté sur la basse Kagera en avant de Bukoba face aux Anglais de l’Uganda, chargé en outre de garder les passages de la moyenne Kagera vers le Ruanda.

Dans l’ensemble de leur colonie les Allemands se battraient, de 1916 à 1918, un contre cinq, et ils seraient à peu près dans l’impossibilité de renouveler leurs provisions en munitions. En face de conditions aussi précaires leur tactique ne pouvait consister qu’en une retraite méthodique, en un repliement systématique de la périphérie vers le centre, en un recul du nord vers le sud et de l’ouest vers l’est, qui éloignerait progressivement l’adversaire de ses bases, l’attirerait vers les régions basses et marécageuses du sud-est jusqu’au Mozambique portugais peu défendu. Dans le détail chaque chef de corps aurait à tâche dans son secteur de fatiguer les poursuivants par une résistance soutenue, de rompre à temps le combat pour échapper à un fatal encerclement, de sauvegarder le plus possible effectifs et matériel, de dévaster derrière soi, le pays, afin de ralentir la progression de l’ennemi. Ce programme de retraite stratégique fut exécuté avec un rare bonheur par les subordonnés du général, à telles enseignes que sa petite armée put tenir pendant plus de deux ans jusqu’à l’armistice, sans avoir été capturée ni détruite.

Au Ruanda Wintgens se fortifia au Bugoyi en arrière de Kisenyi, sur la rive gauche de la Sebeya, barrant la route aux Belges, qu’il supposait vouloir forcer le passage entre le Kivu et les Birunga. Sa ligne de retranchements s’allongeait à partir de la rive du lac sur une longueur de cinq ou six lieues vers l’est, son poste de commandement étant établi à Nengo près de la station missionnaire de Nyundo. La zone de plateaux et collines qui séparait les lignes belges et allemandes devint peu à peu un no man’s land, à dater du jour surtout où commencèrent de part et d’autre les tirs de harcèlement. Au sud du lac, von Langen pourvut Tshyangugu de quelques éléments de défense. De petits postes à l’intérieur, tel Kigali, avaient pour but d’intimider et décourager les fauteurs de troubles.

  1. Le Sort Des Missions Pendant L’Etat DE Si7ge : Frères Et Sœurs Noirs

 Jusqu’en avril 1916, pendant les vingt premiers mois de la grande guerre, le Ruanda-Urundi en état de siège jouit d’un calme relatif. Des indigènes en nombre médiocre, des batutsi surtout, furent enrôlés; affectés surtout aux reconnaissances. Les bahutu furent astreints aux travaux de fortification et de portage. Musinga était gagné à la cause de ses protecteurs.

Ceux-ci lui avaient promis, en cas de succès, lequel du reste ne pouvait faire doute, de rétablir son royaume dans ses anciennes frontières, c’est-à-dire de lui restituer les provinces dont il avait été spolié en 1910, l’île d’Idjwi, le Bwisha, le Bufumbira. Les grands partageaient les sentiments de l’ibwami, ils croyaient, dur comme fer, à l’invincibilité des Badaki.

Le corps des européens au Ruanda, exception faite des militaires et fonctionnaires allemands, une dizaine au plus et d’un Français représentant d’une firme autrichienne à Kigali, n’était composé que de missionnaires catholiques et protestants. Les protestants étaient tous allemands; les catholiques en majorité français. Les ressortissants allemands furent mobilisés, les Frères dans l’armée combattante. Les Français reçurent l’ordre de se tenir à 60 km en arrière de la frontière:ils ne furent pas internés. Mgr, Hirth, vicaire apostolique du Kivu, quitta Nyundo, où il était domicilié depuis près de deux ans, en septembre 1914, et se fixa à Isavi. Pères et Frères hollandais, luxembourgeois, italiens restèrent provisoirement dans leurs stations. Lorsque l’Italie, au printemps 1915, entra en lice à côté de l’Entente, les Allemands irrités résolurent d’interner ses ressortissants. Mgr Hirth intervint auprès des autorites militaires par l’organe de son vicaire, le P. Classe. On composa. La station du Bushiru, qui devait être évacuée faute de personnel, resterait occupée notamment par des Pères français, gardiens spirituels de l’ordre, moyennant quoi les Pères italiens seraient seulement consignés dans les stations missionnaires de l’Urundi.

Lorsque l’offensive belge au Bugoyi devint imminente, les Pères de Nyundo durent se retirer à une lieue et demie en arrière de la ligne de feu, à Kandamira. Les Soeurs Blanches de la station avaient été réparties entre Rwaza et Isavi. Il va sansdire que les missions furent requisitionnées, meubles et immeubles : les bons délivrés en échange étaient destinés au pire sort. C’est au point de vue financier que les missions catholiques avaient le plus à souffrir. Les sources de leur revenu étaient interceptées. Rome ni l’Europe, sauf l’Allemagne, ne pouvaient leur faire parvenir aucun subside. Le vin du saint sacrificedut être rationné. Les réserves d’argent furent bientôt épuisées. On trouva à emprunter 20.000 roupies au négociant français de Kigali. Dans des conjonctures aussi nécessiteuses l’œuvre de la propagande apostolique ne pouvait fonctionner qu’au ralenti. Des catéchistes durent être congédiés, les fonds manquant pour les rémunérer. Le chiffre de la population chrétienne resta stationnaire, puis fléchit quelque peu. Les baptisés toutefois gardaient leur fidélité à l’Eglise et la fréquentation des sacrements ne fut pas moins assidue. Les séminaires à Kabgayi ne chômèrent point. Bien plus, c’est au cours des hostilités, àla fête du Saint-Rosaire le 7 octobre 1917, que Mgr Hirth eut l’heur d’ordonner les deux premiers prêtres noirs du Ruanda, MM. Donat Leberaho (mort en 1926) et Balthazar Gafuku.

C’est aux approches de la guerre que naquirent les congrégations de religieux indigènes et pendant les hostilités qu’elles essayèrent leurs premiers pas. La même idée présidait à leur création et à celle du clergé indigène. Il s’agissait dans l’un et dans l’autre cas de pourvoir l’Eglise naissante du Ruanda des organes qui lui permettraient de suffire à sa propre croissance. Frères et Soeurs noirs représenteraient au Ruanda, comme du reste dans les autres missions similaires, l’Eglise monastique,ils feraient profession et émettraient des voeux selon les normes ordinaires du Droit canon. Spécialement institués pour le Vicariat du Kivu, auxiliaires du clergé dans toutes les branches de son activité, leur ministère s’exercerait principalement dans les écoles. Ils suppléeraient aux moniteurs et monitrices laïques généralement mariés, aux premiers instituteurs, Pères Blancs et Soeurs Blanches, qui les formeraient à leur tâche et guideraient leur marche dans leur vocation.

Les Frères, dénommés en principe Joséphites — Bayozefiti — partirent les premiers. Ce fut, dès l’organisation du vicariat du Kivu en 1913, une équipe de quatre adolescents, formés au petit séminaire, qui s’éprouvèrent dans l’enseignement aux écoles élémentaires de Kabgayi pendant toute la durée de la guerre, mais renoncèrent en 1918à leur propos de célibat, sauf l’un d’eux, Frère Oswald, qui pendant dix ans jusqu’à sa mort en 1926, renouvela périodiquement ses voeux annuels. Ce n’était qu’un insuccès relatif. L’expérience était faite de la viabilité d’une institution si précieuse. Elle rebondit en 1929 avec des éléments neufs, et, cette fois, pour ne plus interrompre sa carrière.

Les Soeurs, dites « Filles de la Vierge » Benebikira — partirent un an plus tard, mais progressèrent sans arrêt ni reprise. Ce furent, en février 1914  à Rwaza, deux jeunes filles, acceptées comme postulantes, qui revêtirent l’habit bleu au huit décembre suivant. Leur nombre grossit au point qu’en pleine guerre, en 1916, à Rwaza même, un noviciat régulier, put être ouvert, accueillant sept sujets, tandis que neuf autres poursuivaient leur postulat. Le 25 mars 1919, les premiers voeux annuels furent prononcés. Depuis lors la famille religieuse s’augmenta graduellement, jouissant auprès de la population indigène d’une popularité toujours croissante, quelque insolite et inouï que fut le genre de vie de ces femmes, affranchies de l’autorité paternelle et maritale, autonomes, vivant à l’européenne, et se suffisant à elles-mêmes.

  1. L’Offensive Belgo-Britannique : La Conquête Du Ruanda, Avril-Juin 1916.

L’attaque anglo-belge ayant été arrêtée pour le mois d’avril 1916, les Belges, comme mesure préalable, s’assurèrent la maîtrise des lacs afin de garantir leurs communications. Dès janvier 1916 sur le Tanganyika de petites unités de guerre s’embossèrent dans la rade aménagée tout exprès d’Albertville, et, aidées d’un hydravion fourni par l’Angleterre, eurent tôt fait de purger le lac de toute force ennemie : le Graf-Goetzen s’abrita dans une anse à Kigoma jusqu’à cequ’il se condamnât lui-même à disparaître. Au Kivu, la canonnière démontable Paul –Renkin, transportée de Matadi par une caravane de huit cent noirs, dès qu’elle eut fait son apparition, provoqua l’évacuation spontanée de l’île Idjwi et la destruction des embarcations au service de l’ennemi. Celui-ci, pour éviter l’humiliation d’une défaite, se dérobait de lui-même à un combat inégal. Ces débuts étaient des plus encourageants.

Le plan de campagne du général Tombeur sur la terre ferme consistait à feindre une attaque de front contre les forces de Wintgens retranchées entre Kisenyi, Nyundo et la forêt, et de capturer celles-ci par un grand mouvement enveloppant, qui prendrait son origine au nord et au sud du lac pour s’achever au centre du Ruanda entre Kigali et Nyanza au voisinage de Kabgayi. Il tenait, en effet, les lignes de la Sebeya pour imprenables, du moins avec les moyens dont il disposait. Il écrivait dans ses instructions du 25 avril 1916 : « La guerre actuelle a démontré qu’en Afrique, aussi bien qu’en Europe, il est impossible d’enlever de vive force une position de campagne solidement organisée ». Ne pouvant enfoncer la ligne allemande il la tournerait, ce que lui permettait de réaliser l’abondance de ses réserves, son écrasante supériorité numérique.

En vue de cette manoeuvre, il avait adopté le dispositif suivant : au sud du lac, une brigade aux ordres du colonel Olsen appuyée sur Bukavu, qui détacherait sur sa droite quelques unités pour tenir en respect le major von Lamgen et pousserait droit en direction de Nyanza au nord, une seconde brigade, commandée par le colonel Molitor; dont une moitié simulerait une attaque de front sur la ligne Wintgens, cependant que l’autre, aile marchante, décrirait un grand arc de cercle en arrière des Birunga, et se porterait à marches forcées sur Kigali. Le général se tenait lui-même en arrière de la brigade Nord, ayant établi son quartier général sur les pentes du Kibati. Au même moment les Britanniques attaqueraient sur tout le front, notamment au Karagwe sur la Kagera inférieure. Le 21 avril le mouvement commença. Tandis que le 4ème régiment s’employait énergiquement à percer le front de la Sebeya, le colonel Molitor, prenant la conduitedu 3ème, traversait Rutshuru, le Bufumbira, était rallié dans l`Ankole par une compagnie britannique, rentrait dans le Ruanda et gagnait le lac Muhazi. Son avant-garde sous les ordres du commandant Pirot faisait, le 6 mai, son entrée à Kigali, la capitale administrative et le noeud principal des voies de communication. La veille, le fort avait été évacué par les trois Allemands et les quarante soldats noirs qui y tenaient garnison. Le gros du régiment arriva du 9au 12 : on perdit près d’une semaine à chercher un passage sur la Nyabarongo, l’ennemi ayant détruit toutes les embarcations.

Dans le même temps la brigade sud franchissait la Rusizi, prenait de vive force Tshyangugu, passait à Mibirizi, escaladait les pentes de la dorsale Congo-Nil, et descendait sur Nyanza, où le commandant Muller entrait le 19 mai : les obstacles de la route avaient ralenti la marche de la colonne.

Le capitaine Wintgens avait été instruit de la manoeuvre belge, un fil télégraphique reliant Kigali à Nyundo. Il fit son calcul, et ne quitta ses positions fortes que dans la nuit de 11 au 12 mai, abandonnant un seul canon de marine de 100 m/m après l’avoir fait sauter. Il passa par Murunda, Rubengera, Kirinda, Nyanza, en direction d’Isavi,son arrière-garde se fit accrocher près de Nyanza, au combat de Kato, par le commandant Muller. Les mâchoires de la tenaille ne se refermeraient que sur des traînards. Le 4ème régiment, formant le centre de l’armée, lancé à sa poursuite, perdit du terrain. Le général Tombeur, qui le suivait avec son état-major, ne put que constater l’échec partiel de son plan. Il entrait à Kigali le 6 juin. Bien que l’ennemi eût passé entre les mailles du réseau, l’opération se soldait par un gain appréciable. Le Ruanda était à peu ‘près complètement occupé et à très peu de frais. Les indigènes, frappés de stupeur, n’opposaient aucune résistance.

L’ennemi s’étant dégagé, il fallait maintenant le poursuivre. C’était une nouvelle phase de la campagne en perspective : elle mènerait l’armée du général Tombeur jusqu’à Tabora.

  1. La Poursuite De L’Ennemi. La Conquête De L’Urundi. L’Entrée A Tabora, 20 Septembre

Les deux brigades manoeuvrèrent séparément jusqu’à leur jonction sous Tabora. La brigade sud détacha un de ses régiments, qui, descendant la vallée de la Rusizi, força l’entrée d’Usumbura, et rejoignit l’autre, venu de Nyanza, à Kitega. L’Urundi tombait ainsi au pouvoir des envahisseurs. Se séparant de nouveau, les deux régiments se portèrent, l’un sur Kigoma, terminus du Centralbahn, l’autre sur un point du rail plus rapproché de Tabora. L’ennemi cédait le terrain en combattant à Kigoma, le Graf-Goetzen s’abîma dans les flots pour échapper à la capture. Progressant le long de la voie ferrée, dont les travaux d’art étaient systématiquement détruits par l’ennemi battant en retraite, le colonel Olsen arriva au but à peu près en même temps que le colonel Molitor. Celui-ci, partant de Kigali, traversant le Kisaka, avait franchi la Kagera au confluent du Ruvubu, et avait poussé une pointe sur le Victoria-Nyanza en passant par le fort allemand de Biaramulo, il espérait couper ainsi la retraite au capitaine Gudowius, qui reculait devant les forces britanniques à travers le Karagwe. Gudowius, blessé à l’œil, fut fait prisonnier, mais sa troupe, opérant sa jonction avec celles de Wintgens et de von Langen, se sauva à travers l’Unyamwezi par Saint-Mikaël d’Ushisombo, jusqu’à Tabora.

Tabora, assiégé par les deux brigades du général Tombeur et par une troisième colonne arrivée du Tanganyika sud sous la conduite du colonel Moulaert, fut évacué après de durs combats par le général Wahle, qui retraita en direction de Mahenge. Les Belges y entrèrent le 20 septembre, ayant couvert plus de mille kilomètres en quatre mois. Ils délivrèrent deux centaines de ressortissants de l’Entente et capturèrent quelques civils allemands.

Les Britanniques et Afrikanders, qui avaient perdu la moitié de leurs effectifs blancs depuis Mwanza, arrivèrent la ville prise. Les Belges la leur remirent, comme il était convenu, et le premier janvier 1917 levèrent leur camp pour regagner leur point de départ. Ils gardaient comme gages le Ruanda et l’Urundi, l’Uswi et l’Uha, en outre la zone côtière du Tanganyika jusqu’à Ujiji.

Sur les instances pressantes des Britanniques ils rentrèrent en campagne au printemps de 1917, prirent part au combat de Mahenge. C’est à eux que Wintgens, terrassé par la maladie, remit son épée, qui lui fut rendue d’ailleurs en témoignage chevaleresque de sa vaillance. Ils ne déposèrent les armes qu’à l’armistice. La seule campagne de 1916 leur avait coûté 850 morts, presque tous tués à l’ennemi.

  1. Indigène Et Missionnaire En Face De L’Armée D’Invasion

 En s’éloignant du Ruanda le général Tombeur y laissa, pour assurer sa tranquillité et son loyalisme, une troupe de deux mille hommes aux ordres du commandant Stevens, qui fixa son quartier général à Kigali.

Les témoins indigènes des derniers événements, la classe dirigeante surtout, avaient été atterrés per leur soudaineté et leur imprévu. L’effondrement subit du front si solide de Wintgens, la retraite précipitée de ses forces, interprétée comme une débâcle et une déroute par ceux qui n’en pouvaient pénétrer la raison stratégique, la brusque irruption des troupes belges convergeant en trois colonnes vers le centre du pays, l’appareil militaire insolite des conquérants et leur nombre imposant, inouï, produisirent une impression d’accablement autant que de dépit chez ceux qui avaient lié leur fortune à celle des Badaki, réputés supérieurs en tout. Redoutant la colère des nouveaux « briseurs de pierre » –boula matari -,les chefs indigènes à Kigali, dès l’apparition des troupes victorieuses, s’étaient portées au-devant, du commandement, suppliant le P. Lecoindre, supérieur de la station, d’être à la fois leur présentateur et leur avocat. A Nyanza, Musinga, quoiqu’il en eût, avait accueilli le commandant Muller avec des sourires, puis avait rendu hommage au général Tombeur, donnant ainsi le ton aux courtisans et aux grands. Il courbait l’échine devant les maîtres du jour, comptant bien en son intime sur un prochain retour de fortune qui ramènerait ses anciens protecteurs. Quelques semaines plus tard les Belges interceptaient un billet adressé par lui à Wintgens Tabora, dans lequel il dénonçait les atrocitésperpétrées chez lui par les hordes d’envahisseurs, appelant sur elles les vengeances d’Imana dont ses chers Badaki seraient l’instrument. Il ne laissait rien paraître néanmoins, ni dans ses paroles ni dans ses gestes, qui décelât son désappointement et ses regrets. Si bien que le P. Classe, à Anvers le 4 octobre 1921, pouvait écrire de lui : « Musinga, d’accord avec son pays, a été loyal pendant la guerre. Jamais il n’a refusé la moindre aide aux gouvernements belge et anglais, soit enhommes soit en vivres et en troupeaux. Lors du referendum il s’est formellement déclaré pour le gouvernement belge. »

Ce n’était qu’élémentaire prudence. Le mwami savait qu’il y allait de sa couronne si quelque félonie pouvait lui être imputée. Dans le fait, la population entière fléchissait en grommelant sous le poids de réquisitions de toute sorte qu’on faisait peser sur elle. L’armée d’invasion avait un besoin urgent de porteurs et de subsistances, et les noirs étrangers qui la composaient avaient tendance àtraiter le Ruanda en pays conquis. Le commandement essayait bien de « rassurer Musinga sur le caractère temporaire des atteintes portées à ses prérogatives» : l’intéressé se laissait difficilement convaincre. La guerre a de dures exigences. Il appartiendrait aux conquérants de faire oublier leur dureté première par la générosité de leurs soins ultérieurs.

L’attitude des nouveaux venus à l’égard des missionnaires ne pouvait être que des plus cordiales. Du corps des pasteurs évangéliques, il n’était plus question, puisque tous, hommes, femmes, enfants, s’étaient retirés avec leurs nationaux. Tout au plus pouvait-on mettre sous séquestre et préserver d’une ruine complète leurs établissements ; sur plusieurs points les mesurés conservatoires arrivèrent trop tard pour empêcher les déprédations. Quant aux Pères Blancs leur nationalité, à la plupart d’entre eux, en faisait des amis, outre la communauté de confession religieuse. Les aumôniers de l’armée étaient de leur société. Le commandement belge ne traita pas avec plus de rigueur les missionnaires de nationalité allemande que le commandement allemand n’avait traité les Pères français et italiens. Il les consigna temporairement à la station de Rwaza, les laissant vaquer en paix à leur ministère. Quant aux Pères français et italiens, atteints par leur ordre de mobilisation, il obtint de leur gouvernement respectif qu’ils fussent mobilisés sur place, au lieu d’avoir à rejoindre leur dépôt dans quelque colonie africaine. S’il y eut, ici et là, quelques ennuis pour tel missionnaire, ce fut l’effet de méprises tôt dissipées.

La victoire des Belges était dans le fond une victoire catholique et latine. Une alliance, inscrite dans les cœurs plutôt que dans des instruments diplomatiques, s’inaugurait entre l’Eglise et l’Etat au Ruanda-Urundi, plus étroite que sous le régime allemand. Les intérêts étaient solidaires. La Belgique ne trouverait point parmi les indigènes de collaborateurs plus ouverts, plus compréhensifs, queles vingt-deux mille néophytes dont les Pères Blancs leur garantissaient l’allégeance, en retour sa victoire conférerait un tel prestige au catholicisme que celui-ci était dès lors assuré pour un proche avenir d’un essor quasi sans exemple.

9. L’Occupation Militaire Belge : Le Mwami Dépouillé De Son Arbitre Souverain.

La Belgique n’attendit pas pour faire acte de souveraineté dans les pays occupés et retenus par elled’être investie par les traités. Dès le début de 1917 – elle créa un haut-commissariat royal, dont le premier titulaire fut le général Malfeyt en résidence à Kigoma. Les anciennes résidences de Kitega et de Kigali furent maintenues et confiées à des militaires. Le Ruanda eut à sa tête le major Declercq, un ancien Africain, qui subdivisa le pays en quatre commandements, héritiers de précédents Regierungssitzeet précurseurs des futures délégations territoriales. Kisenyi, Tshyangugu, Ruhengeri et Nyanza virent s’installer des officiers subalternes, commandant des compagnies de mercenaires noirs.

L’administration militaire belge, note le Rapport officiel de 1921sur le Ruanda-Urundi, « s’inspira de la ligne de conduite suivie antérieurement par l’autorité allemande : assurer la paix et l’ordre public en maintenant l’équilibre qui existait entre les groupements indigènes ». Il faut entendre par là qu’elle confirma la suprématie traditionnelle des batutsi sur les bahutu, qu’elle laissa en vigueur le régime féodal, qu’elle poursuivit la pratique antérieure du gouvernement indirect, abandonnant l’administration directe à ses détenteurs coutumiers, mwami, reine mère, régents, chefs et sous-chefs, se contentant d’exercer sur ceux-ci une direction et un contrôle, qui furent autrement serrés et rigoureux qu’auparavant.

Une des premières mesures que prit le commissaire royal, d’accord avec le gouvernement de la métropole, fut de dépouiller les souverains indigènes de leur droit inconditionné sur la vie et les biens de leurs sujets. Le jus gladiifut réservé au roi des Belges.

Les Allemands n’avaient pas estimé opportun d’en arriver là de sitôt au Ruanda. Certes, depuis 1908, les hécatombes à la Cour, les assassinats juridiques dans les hautes chefferies, avaient pris fin. Le résident avait donné des conseils de modération, requis des mesures de clémence, parfois sévi contre des excès de pouvoir. Mais le mwami était resté en possession du droit de prononcer en justice la peine de mort et de faire exécuter la sentence sur l’heure par ses bourreaux batwa. Il considérait à juste raison ce droit comme l’attribut premier et essentiel de son autorité suprême. Le major Declercq signifia à Musinga qu’il était dorénavant déchu de cette prérogative. La Haute Cour, où, entouré de ses grands féodaux, il rendait la justice criminelle, serait désormais présidée par le résident. Une peine capitale ne serait exécutoire qu’après ratification de la puissance protectrice.

C’en était donc fait du régime du bon plaisir à l’ibwami. Musinga se trouvait ramené au rang d’un simple agent de transmission et d’exécution, d’un primat de fonctionnaires noirs. La menace des derniers supplices, procédé normal de gouvernement aux mains des despotes africains, lui était enlevée d’un coup. Il ne lui restait qu’un titre et des honneurs, la signature. C’était en fait une déchéance à peine dissimulée. Il en prit pleinement conscience. Lui et sa mère ne s’en consolèrent pas. Cette chute brusque et imprévue aviva leur regret de la perte de la protection allemande et leur désir de la voir renaître. Elle fut à l’origine de cette résistance têtue et sournoise qui provoqua, quinze ans plus tard, leur destitution et leur relégation.

La moyenne et la basse justice furent maintenues aux mains des chefs et sous-chefs, mais, dans la mesure du possible, sous le contrôle des officiers administrateurs, et encore avec un recours toujours ouvert à une juridiction supérieure belge. En sorte que les fonctionnaires féodaux du mwami devinrent comptables de leurs comportements à la puissance occupante. En bref, les principes qui régirent plus tard l’administration civile et les méthodes qu’elle appliqua furent déjà conçus et expérimentés pendant cette période d’administration militaire qui suivit incontinent la conquête.

  1. Réformes Constitutionnelles Réalisées Sous L’Administration Du Major Declercq

 Les proportions de ce texte ne comportent qu’un aperçu rapide de l’oeuvre accomplie par le major Declercq pendant les deux années de son administration.

Dès le début, en 1917, une tâche urgente s’imposa à lui : secourir les populations du nord, menacées d’extinction par la famine et les épidémies. Au Bugoyi: notamment, principal théâtre des opérations militaires, où les bananeraies avaient été fauchées et la culture du sorgho suspendue par ordre du commandement allemand, afin d’enlever à l’ennemi un rideau protecteur, où terres et maisons avaient été abandonnées par crainte des projectiles et encore pour échapper aux corvées de portage, quel que fût le parti qui les imposât, où les intempéries avaient détruit les dernières récoltes échappées aux sinistres, les victimes tombaient par centaines, la disette ayant favorisé la propagation des contagions : variole, dysenterie, méningite célébro-spinale. « Nyundo, écrivait le P. Classe en 1918, qui avait plus de 4.000 chrétiens, en a vu disparaître près de trois quarts. Ce petit pays duBugoyi, autrefois le jardin du Ruanda, duquel le recensement d’avant-guerre attribuait cent mille habitants, est devenu une brousse où paissent les troupeaux et circulent les fauves ».

Le résident pourvut, dans la mesure de ses moyens, au ravitaillement des faméliques. Les missionnaires Pères et Soeurs, ceux de Nyundo surtout, s’employèrent aux distributions de vivres et de remèdes, aux soins des contagieux. Le général Malfeyt adressait à leur sujet de Kigoma à Mgr, Hirth, par télégramme du 17 octobre 1917, un témoignage d’admiration et de gratitude. A la fin de l’année suivante le fléau s’éloigna et la contrée commença à se repeupler.

En juillet 1917 parut une série de décrets signés par Musinga, contraint et forcé, qui constituaient une entrée résolue et décisive dans la voie des réformes constitutionnelles. La superficie des lopins de terre attribués à chaque foyer de bahutu devait être doublée, grâce surtout aux bas-fonds marécageux jusque-là accaparés par les propriétaires vachers pour la pâture de leurs bêtes en saison sèche. Les corvées seigneuriales des mainmortables seraient réduites à deux jours sur cinq, les trois autres jours étant réservés pour la culture des domaines privés. La liberté de religion était proclamée, non seulement pour les vilains mais encore pour les patriciens, sans exclure les membres de la famille royale. Cette façon d’Edit de Milan était rédigée par un Constantin malgré lui dans les termes suivants :

« Moi, Musinga, mwami du Ruanda, je décide qu’à dater de ce jour tout sujet de mon royaume sera libre de pratiquer la religion vers laquelle il se sent incliné. Tout chef ou sous-chef qui défendra à ses subordonnés, à ses sujets et aux enfants de ceux-ci de pratiquer le culte de leur choix ou de suivre les leçons des écoles Pour y recevoir l’instruction, sera puni, selon la coutume, comme tout chef qui oublie qu’il me doit respect et obéissance, de un à trente jours de réclusion ».

L’ancien ostracisme frappant les nobles convertis était donc levé. La politique religieuse, amorcée par Kabare dix ans auparavant, atteignait son terme. La promulgation de la liberté de conscience sonnait le glas du paganisme désuet et suranné. L’église catholique, seule survivante dans le bouleversement engendré par la guerre, profiterait en première ligne de cette abrogation du Non licet religieux.

Mais dans le même temps qu’il faisait tomber les barrières mettant obstacle à l’entrée dans les temples, le major Declercq donnait des apaisements à Musinga. Celui-ci arguait que, ne pouvant plus tuer personne ni retenir aucun de ses serviteurs dans le culte traditionnel, il perdait de ce fait tout pouvoir, et que ses sujets, les chefs en tête, passeraient aux missionnaires, plus maîtres que lui au Ruanda. Le Résident lui exposa la doctrine catholique et occidentale de l’indépendance réciproque, chacun dans sasphère, de la politique et du spirituel, une nouveauté pour lui. Et, pour le rassurer complètement il promulgua, en parfait accord avec le vicariat apostolique, en août 1917, des ordonnances, où l’on pouvait lire que les missionnaires étaient venus pour instruire les peuples dans la religion non pour les gouverner, qu’on ne devait pas les distraire de leurs œuvres et les importuner en leur portant des litiges qu’il appartenait aux seuls chefs de trancher, que les chefs ne relevaient que du roi et ne pouvaient s’employer au service des missions que sur son ordre. Ces rappels de principes, qui ne changeaient rien aux façons de faire habituelles et visaient tout au plus quelques cas particuliers, répondaient exactement aux vues de Mgr Hirth, qui, on s’en souvient, avait, dès la première heure, empêché que les missionnaires ne fussent impliqués dans les affaires séculières, et écarté par là tout soupçon d’empiètement et d’ingérence dans l’ordre civil.

Au reste, les missionnaires eurent, plus que jamais, l’appui de la Résidence pour la multiplication de leurs centres civilisateurs. Mgr Hirth ayant voulu fonder à Rwamagana une filleule de Zaza, Musinga s’y opposa tout d’abord, mettant en avant les arguments qu’il avait fait valoir en 1907 contre la Mission-Évangélique. Mais le haut-commissaire Malfeyt ayant accordé la concession, il se résigna de bonne grâce, se souvenant des obligations spéciales qu’il avait à l’endroit du Vicariat, et ne pouvant empêcher au surplus l’installation d’un poste belge à Gatsibo dans ce Buganza qu’il aurait voulu préserver de toute contamination étrangère et profane. La station de Rwamagana, édifiée au cours de 1918, entra en exercice l’année suivante. Elle fut le témoignage parlant du rebondissement de la Mission Catholique après les épreuves d’une longue guerre, et cette fois sous l’égide de la Belgique.

Dans l’ordre économique et social, le major Declercq inaugura la transformation des pistes cyclables en routes carrossables, l’asséchement et la mise en culture des marais, les plantations massives d’arbres. A son appel, médecins et vétérinaires engagèrent la lutte contre les contagions et la peste bovine. Quand, au premier janvier 1919, il passa le gouvernail à un résident civil, M. van den Eede, il pouvait se rendre le témoignage qu’il avait amorcé les principales œuvres de régénération du pays et aiguillé l’administration dans la voie sûre dont elle ne devait plus jamais s’écarter.

  1. Prodromes De Vie Nouvelle : Assimilation A La Culture Occidentale Et Chrétienne

 La classe dirigeante ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait quelque chose de changé au Ruanda, et que l’occupation belge était l’aube de temps nouveaux. L’omnipotence étant décidément passée de l’ibwami à la Résidence, de Nyanza à Kigali, les habiles se tournaient sans hésitation vers le soleillevant. Des princes, des chefs, des pages se déclaraient ouvertement chrétiens sans crainte de déplaire à l’ancien despote. Semutwa, fils aîné de Cyitatire, propre neveu de Musinga, recevait publiquement le baptême à la Noël 1917 à Isavi, dans cette province de Bwanamukali que gouvernait son père et qui devait normalement lui revenir. A sa suite, fils de chefs et nobles se pressaient sur les bancs du catéchuménat. « Le mouvement de conversions dans la haute classe, observe le P. Schumacher, inauguré -timidement en 1913, arrive à maturité en 1920 »Musinga supporte maintenant des néophytes dans son entourage immédiat et ne se sent plus libre de leur retirer ses bonnes grâces.

Ce revirement de l’esprit public, la formation d’une opinion nouvelle, l’adoption progressive des mœurs occidentales, d’une importance première pour l’avenir du pays, le R. P. Classe en relevait les signes dans un rapport en date du 30 juin. « La situation politique du Ruanda, disait-il, a plus changé dans l’année écoulée que dans les dix-sept années passées… La reine mère gouverne toujours, mais elle se montre aux européens et traite avec eux directement. Musinga peut voir ses enfants, ce qui est interdit par les usages. Il les présente. Il habille les quatre aînés à l’européenne. Qui eût dit l’an passé queMusinga allait prendre la coutume de recevoir voyageurs, officiers et missionnaires en leur offrant cigarettes et rafraîchissements? C’est l’effet d’une année de bonne politique du Gouvernement d’occupation ». Ces derniers mots doivent s’entendre dans ce sens qu’une pression douce et amicale, mais ferme, patiente et soutenue du Résident avait triomphé de la résistance opiniâtre de Musinga et de sa mère, les tirant de l’ombre où ils manœuvraient secrètement derrière la coulisse et les obligeant dans la mesure réalisable à jouer franc jeu.

Le P. Delmas notait de son côté à Kigali : « Musinga commande une automobile. Sa mère se laisse photographier. Ses filles causent avec les européens. Les plus grands obstacles à la civilisation succombent ».

La Cour donnant le ton d’une assimilation progressive aux usages européens et aux idées modernes, les grands se mirent naturellement au diapason, s’ils n’avaient pas pris déjà les devants. Pour la plupart ce n’était que vêtement d’emprunt et jeu de scène, le cœur restait inviolablement fidèle au passé; mais pour un nombre chaque jour plus grand de foyers, c’était l’entrée à pleines voiles dans la vie nouvelle, celle de la culture chrétienne et occidentale.

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