Le régime de tutelle de l’ONU

Le régime de la Tutelle, substitué par la charte des Nations Unies au régime du Mandat, présentait à l’égard de celui-ci un certain nombre de différences notables.

Il s’agissait bien, comme précédemment, de confier à l’un ou l’autre des Etats sortis vainqueurs de la guerre l’administration de pays non encore indépendants. Mais cette fois les objectifs assignés à l’État mandataire, de même que les pouvoirs d’intervention de l’Organisation Internationale étaient étendus et précisés.

En plus des objectifs anciens, qui étaient d’assurer la paix, le bon ordre, la bonne administration, le progrès matériel, moral et social des populations, l’État mandataire recevait cette fois pour obligation fondamentale l’acheminement progressif de ces populations vers l’auto-administration et vers l’indépendance.

L’Accord plaçant le Rwanda et le Burundi sous le régime de la Tutelle de l’ONU, conclu entre cette Organisation et la Belgique le 13 décembre 1946, puis approuvé par une loi belge le 25 avril 1949, reprit et développa les différents devoirs incombant à la Belgique dans ces deux pays. Et notamment le devoir d’y favoriser le développement d’institutions politiques libres en organisant d’une part, la participation croissante des ressortissants rwandais et burundais à l’administration centrale et décentralisée de leurs pays, et d’autre part cette même participation croissante à des organes représentatifs des populations.

En vue d’assurer la réalisation des objectifs de son régime de Tutelle, l’ONU disposait de pouvoirs plus étendus que naguère la SDN. Elle disposait d’abord, du pouvoir normal de recommandation et de suggestion de son Assemblée Générale; ensuite du pouvoir d’intervention de son Conseil de Sécurité; et enfin des pouvoirs d’information les plus étendus : pouvoir d’adresser à l’Administration de Tutelle un questionnaire aussi détaillé et orientatif que possible en vue de son Rapport annuel; pouvoir d’envoyer sur place des missions de visite périodiques (ce qu’elle fit au Rwanda-Burundi en 1948, 51, 54, 57 et 60); et pouvoir, enfin, de recevoir et d’examiner, en consultation avec l’État mandataire, toutes pétitions émanant des populations administrées.

Le premier questionnaire établi par le Conseil de Tutelle concernant l’administration du Rwanda et du Burundi fut adressé à la Belgique le 25 avril 1947. Il passait en revue systématiquement tous les aspects de la vie des populations et posait les problèmes selon une optique réellement moderne. Cette même optique se trouva, quelques mois plus tard, synthétisée et détaillée dans la 82eConvention internationale de l’OIT sur la politique sociale dans les pays non encore indépendants, signée à Genève le 11 juillet 19471.

Et c’est ainsi que dès 1947, fut posée la question de l’existence d’un système de planification au Rwanda-Burundi.

De même, la question d’une aide financière belge non remboursable; aide qui, entre les deux guerres, avait été fort limitée en raison de la crise économique latente de l’Europe.

De même la question d’une aide à la formation de sociétés coopératives de producteurs et de consommateurs au sein des populations.

De même, la question de l’existence d’une législation complète sur la protection du travail, sur la sécurité sociale, et sur les travailleurs migrants.

De même encore, la question d’un programme systématique d’assistance sociale…

La lecture des Rapports annuels successifs établis par l’Administration belge en réponse aux questionnaires du Conseil de Tutelle permet de constater, a posteriori, que les conceptions politiques, économiques et sociales les plus modernes de l’après-guerre furent bientôt peu à peu introduites par la Belgique dans sa politique administrative au Rwanda. Et quoique l’initiative de l’Administration belge ait souvent prévenu les incitations du Conseil de Tutelle, il ne fait pas de doute que celui-ci ait très efficacement contribué à rationaliser et à moderniser l’ensemble du régime de la Tutelle au Rwanda.

Le Plan décennal et les nouveaux moyens financiers

L’Administration belge au Rwanda resta organisée sous la Tutelle, ou tout au moins jusqu’en 1959 et 1960, comme elle l’était sous le Mandat. La hiérarchie des pouvoirs et des compétences, le système de l’administration indirecte, les subdivisions territoriales, l’Union Administrative, Douanière et Monétaire avec le Burundi et le Congo restèrent inchangés.

Deux nouveautés d’une très grande importance intervinrent toutefois peu après les débuts effectifs de la Tutelle. Tout d’abord l’élaboration, entre 1949 et 1951, d’un Plan décennal de développement devant couvrir les années 1952 à 1961. Grâce au très remarquable travail de planification qui fut alors réalisé, les activités de l’Administration purent, durant ces dix ans, être mieux encadrées, orientées et coordonnées dans tous les secteurs. En 1960, un an avant l’achèvement de ce premier Plan et en prévision de l’indépendance toute proche du Rwanda et du Burundi, l’Administration obtint du Fonds Européen de Développement, entre-temps créé, le financement d’une étude globale de développement pouvant éventuellement constituer pour les Gouvernements des deux pays la base d’un nouveau Plan de dix ans (1962-1971).

Le second changement important fut l’augmentation des moyens financiers mis en œuvre pour le développement du pays. Jusqu’à cette époque, exception faite d’une subvention non récupérable de 38 millions octroyée par la Belgique dans les années 1933 à 37, l’Administration n’avait disposé au Rwanda-Burundi que des seules ressources financières locales, non seulement pour la réalisation de ses programmes, mais encore pour le remboursement de la dette publique contractée dans les années 1932 et suivantes.

Si ces moyens limités n’avaient pas été une gêne entre 1940 et 45, période durant laquelle l’Administration avait dû fortement restreindre ses programmes, ils devinrent tout à fait insuffisants lorsqu’il s’agit de financer la réalisation d’un Plan, et donc un certain nombre d’investissements de base. L’Administration s’efforça en conséquence, dès les premières années qui suivirent la guerre, d’accroître les moyens financiers disponibles. Moyens de provenance locale d’abord : grâce à la relance économique, l’impôt général sur les populations et l’impôt bétail purent être peu à peu relevés. Ces deux impôts passèrent ainsi respectivement de 46 et de 16 francs en 1945 à 85 et 27 francs en 1950; à 130 et 50 francs en 1955; et à 160 et 75 francs en 1960. L’impôt de polygamie suivit une évolution parallèle. Et quant aux recettes douanières, elles s’accrurent en même temps que le volume des échanges. La surtaxe sur les exportations, instaurée durant la guerre, fut transformée en 1945 en un « droit de sortie complémentaire », destiné à frapper les surprix engendrés par la spéculation extérieure. A côté de ces moyens financiers de provenance locale, l’Administration de Tutelle put compter à partir de 1947 sur certaines ressources nouvelles. Le 1erJuillet de cette année, en effet, fut créé par Arrêté du Prince Régent un « Fonds du Bien-Etre Indigène (FBEI) », doté de 2 milliards 100 millions de francs par l’État belge en partie comme remboursement des dépenses de guerre assumées par le Congo, et en partie comme don (subside initial, puis recettes de la Loterie Coloniale belge). Dans les années suivantes, ce Fonds réalisa tant au Rwanda et au Burundi qu’au Congo de nombreux investissements d’utilité économique et sociale dans le cadre du Plan Décennal : écoles, maternités, dispensaires médicaux, travaux de drainage et d’irrigation, adductions d’eau, reboisements, centres d’alevinage, etc.

D’autre part, l’Administration décida d’exonérer d’impôt les bénéfices exceptionnels de guerre réalisés par les sociétés privées à la condition qu’ils soient consacrés à des projets améliorant les conditions de vie des populations (en plus, évidemment, de toutes prestations rendues obligatoires par la législation sociale). Les projets que les sociétés privées se proposèrent de réaliser au moyen de ces bénéfices durent être au préalable approuvés et coordonnés par le FBEI.

A partir de 1950, l’Administration du Rwanda-Burundi put compter en outre sur une aide financière directe de l’État belge. Une telle aide n’était devenue possible, si peu de temps après les destructions de la guerre en Europe, que grâce à la politique de coopération économique instaurée entre les Etats-Unis et les pays européens. Évitant de se retrancher dans leur économie intacte et d’accroître l’appauvrissement de leurs alliés par l’exigence de leurs dettes de guerre (comme cela avait été le cas après 1918), les États-Unis avaient accordé à ces pays d’importants crédits de reconstruction dans le cadre du Plan Marshall. Ainsi les États d’Europe, et notamment la Belgique, avaient-ils pu restaurer leurs forces et retrouver une expansion dynamique.

Le retour de la prospérité dans les années 1950 permit donc à l’État belge d’alimenter annuellement le budget extraordinaire du Rwanda-Burundi par des « avances sans intérêts », c’est-à-dire en réalité par des subventions non récupérables, qui lui permirent de financer à la fois les déficits de son budget ordinaire et les grands investissements prévus par son Plan Décennal. Ces subventions s’élevèrent à 150 millions par an en 1950 et 51, à 400 millions par an de 1952 à 57, à 600 millions par an en 1958 et 59, à 750 millions en 1960, à 560 millions en 1961, et à 150 millions durant le 1ersemestre 1962.

En 1955, de nouveaux moyens financiers encore furent mis à la disposition de l’Administration, cette fois pour étayer l’effort d’amélioration de l’habitat rural. A l’occasion de la visite officielle du Roi Baudouin cette année-là, fut constitué un « Fonds du Roi », destiné à subventionner les constructions d’habitations rurales en matériaux durables. Ce fonds, d’un montant de 200 millions de francs, constitué sous la forme d’une dette perpétuelle consolidée à 4 %, put entrer en fonctionnement à partir de 19581. En 1960, quelque 1500 personnes avaient pu en bénéficier dans le pays.

Cette même année, l’Administration de Tutelle put compter enfin sur une nouvelle et très importante source de financement : Le Fonds Européen de Développement (FEU) créé et souscrit par les six États Membres de la Communauté Économique Européenne (CEE). Le Traité de Rome du 25 mars 1957 qui instituait cette Communauté, avait en effet associé à celle-ci, outre certains territoires et départements français d’outre-mer, les 18 pays africains et malgache qui relevaient à ce moment encore de l’un ou l’autre des six États Membres. Cette association comportait d’une part, des avantages commerciaux réciproques, et d’autre part, une aide financière collective apportée par les Six aux Dix-Huit, par le canal du Fonds susdit. Celui-ci fut alimenté par les Six, pour une première période de cinq ans (1958 à 62 inclus), d’un montant total de 581 millions d’unités de compte (une unité valant un dollar U.S. ou 50 francs rwandais de l’époque), dont 474,4 millions destinés aux 18 pays africains et malgache. Sur ce dernier montant, 4,9 millions d’unités de compte, soit 245 millions de francs rwandais, soit environ 1 %, furent affectés au Rwanda. La population rwandaise représentant près de 5 % de la population totale des 18 pays associés à la CEE, le Rwanda fut, on le voit, excessivement défavorisé par rapport à ses partenaires lors de l’affectation de ce premier FED : il aurait dû normalement recevoir près de cinq fois plus.

 Participation rwandaise accrue à l’administration du pays

 En se fixant pour but, conformément à l’Accord de Tutelle, le développement d’institutions politiques libres au Rwanda, la Belgique s’était expressément engagée à assurer une participation rwandaise croissante « à l’administration et aux services tant centraux que locaux du pays ».

Dans la pratique, le Rwanda étant administré selon le système du gouvernement indirect, c’est-à-dire par deux hiérarchies hétérogènes superposées, une participation rwandaise accrue pouvait être concrètement assurée par trois actions parallèles. D’abord par l’élargissement des pouvoirs de la hiérarchie politique rwandaise, considérée dès lors comme devant assurer un jour tous les pouvoirs et s’intégrer tous les Services de l’Administration de Tutelle. Ensuite, par le recrutement de cadres rwandais plus nombreux dans les Services et aux postes de responsabilité de l’Administration centrale de Tutelle. Et enfin, par la fusion finale des deux hiérarchies superposées en une seule. Tel fut, en fait, le triple cheminement que suivit la politique ‘de l’Administration belge.

Pour ce qui concerne l’élargissement des pouvoirs de la hiérarchie politique rwandaise, l’Administration belge s’y était appliquée dès avant la seconde guerre mondiale. Ayant, depuis 1926, peu à peu réorganisé et modernisé cette hiérarchie, elle s’était décidée en 1937 à lui donner le pouvoir de gérer des caisses administratives, c’est-à-dire en fait des budgets décentralisés, qui devaient lui permettre de financer elle-même certaines dépenses d’administration intérieure et de développement économique. Instituées à l’échelon des Chefs en 1937, puis à l’échelon du Mwami en 1941, ces caisses avaient dû être transitoirement confiées aux Administrateurs de Territoires, que l’on avait chargés d’y familiariser les autorités politiques. Mais ce premier dispositif devait normalement permettre tôt ou tard aux dites autorités une gestion de plus en plus complète du pays.

Sous le régime de la Tutelle, cette politique d’élargissement des pouvoirs fit l’objet d’un très important Décret Royal, signé le 14 juillet 1952. En vertu de celui-ci, l’organisation et les pouvoirs des autorités politiques furent entièrement reformulés de façon à pouvoir évoluer naturellement et harmonieusement vers l’autonomie politique. D’abord, le pays du Rwanda et ses quelque cinquante chefferies furent nantis, au sein de l’entité Rwanda-Burundi, de la personnalité juridique. Ensuite, à la tête de ces entités juridiques nouvelles, les pouvoirs du Mwami et des Chefs furent considérablement élargis, l’Administration de Tutelle conservant sur eux un contrôle étroit par voie de conseils et de veto. Sans préjudice à ce contrôle, le Mwami eut dorénavant le pouvoir de prendre, sous la forme d’Arrêtés, des règlements d’administration et de police obligatoires pour tous les ressortissants rwandais. Il reçut également le pouvoir de créer et d’organiser les services économiques et sociaux nécessaires à son administration en recourant à ce budget décentralisé qu’était la Caisse administrative instituée à son échelon depuis 1941. Entre autres nouveaux pouvoirs, le Mwami reçut celui, auparavant exercé par le Résident, de prescrire aux populations des travaux obligatoires dans leur intérêt exclusif, pour un maximum de 60 jours par an : cultures vivrières supplémentaires, cultures industrielles, reboisements, lutte antiérosive, drainage, irrigation, fumure des champs, etc. Quant aux Chefs, ils reçurent, dans les limites de leurs circonscriptions, des pouvoirs subordonnés mais analogues : pouvoir de prendre sous la forme de décisions des règlements d’administration et de police, pouvoir d’organiser les Services nécessaires à leur gestion en recourant, d’accord avec leur Conseil de chefferie, à la Caisse administrative instituée à leur échelon depuis 1937; et encore, pouvoir de veiller à l’exécution des Arrêtés du Mwami, notamment dans le domaine des travaux imposés aux populations pour leur intérêt exclusif. Ajouté à leurs autres attributions, ce dernier pouvoir eut pour effet secondaire de leur donner une emprise plus serrée encore sur les populations, et le moyen de réduire à merci toute personne qu’ils jugeaient insuffisamment dociles ou empressées.

L’extension des pouvoirs des autorités politiques fut assortie par le Décret Royal de juillet 1952 d’un important correctif : nul Arrêté du Mwami et nulle Décision d’un Chef ne purent être pris si ce n’est de l’avis conforme respectivement du Conseil Supérieur du Pays et du Conseil de la chefferie, tels qu’ils furent institués par ce même Décret.

Il est assez probable que si les autorités politiques s’étaient réellement attachées dès avant la guerre à exploiter les possibilités offertes par le système des budgets décentralisés, elles auraient pu acquérir assez tôt des pouvoirs d’autonomie suffisants pour prendre de court la révolution populaire. Mais en réalité, elles semblent n’avoir pris conscience de ces possibilités que lorsque le processus de l’émancipation populaire se fut déjà irrévocablement amorcé. Pour elles, il était trop tard.

Pour assurer une participation rwandaise accrue à l’administration du pays, la seconde action à entreprendre par la Belgique devait consister à former et recruter des cadres rwandais plus nombreux dans tous les Services de l’Administration centrale de Tutelle, et à leur en confier progressivement certains postes de responsabilité.

Quant au recrutement proprement dit, il avait déjà, depuis 1940, pris une réelle importance, les sections secondaires spécialisées du Groupe Scolaire d’Astrida-Butare ayant commencé cette année-là à sortir leurs premiers contingents de diplômés. Il ne s’effectua toutefois qu’à un échelon subordonné et à des fonctions auxiliaires, et cela jusqu’au 1erjanvier 1959. A cette date en effet, la situation politique ayant évolué sur un rythme accéléré, l’Administration de Tutelle décida d’intégrer les fonctionnaires rwandais et belges de ses Services en une hiérarchie à peu près homogène, par la substitution d’un Statut unique à leurs Statuts auparavant différents. Cette mesure eut pour effet pratique d’assurer à un certain nombre de fonctionnaires, situés dorénavant à un même niveau dans la hiérarchie administrative, des conditions matérielles semblables. Mais il présenta en même temps l’inconvénient d’accabler le budget sous une charge qui se révélerait très vite insupportable.

La troisième action à entreprendre pour assurer une participation accrue du Rwanda à son administration devait être enfin la fusion progressive des deux hiérarchies superposées. Cette troisième action devait être le couronnement ou le parachèvement des deux premières.

Pour arriver à cette fusion, une réforme préliminaire s’imposait : la fonctionnarisation des autorités politiques ou, en d’autres termes, leur transformation en cadres administratifs appointés.

Une mesure intervint en ce sens en 1955. A partir de cette année en effet, lesdites autorités ne furent plus rémunérées par le moyen des anciennes redevances populaires mais bien par un traitement mensuel fixe (10000 F pour le Chef, 2500 F pour le sous-chef) assorti de diverses indemnités (famille, logement, itinérance, etc.) et alloué par la Caisse administrative du Pays. Pour pouvoir supporter cette charge, celle-ci fut dorénavant alimentée d’une part par les redevances populaires en espèces, toujours maintenues (En 1955, le contribuable moyen avait à payer les 130 F de l’impôt général, 37 F à la Caisse administrative de chefferie (centimes additionnels), et 91 F à la Caisse administrative du Pays pour la rémunération des autorités politiques (2 F pour le Mwami, 20 pour le Chef, et 69 pour le sous-chef); soit un total de 258 F.), et d’autre part par une subvention du budget central de l’Administration. Effet indirect de la fonctionnarisation des cadres politiques : les liens de pouvoir personnel et local qui caractérisaient leur ancienne autorité se trouvèrent sensiblement amoindris. Quant à la fusion totale des deux hiérarchies, elle intervint entre 1960 et 1962.

 Étapes vers la représentation populaire

En vue d’aboutir à la formation d’institutions politiques libres au Rwanda, la Belgique s’était engagée par l’Accord de Tutelle à assurer non seulement la participation croissante des ressortissants rwandais à l’administration du pays, mais encore leur participation croissante à des organes représentatifs des populations.

Cette dernière participation fut assurée par étapes très progressives. Une première étape, de portée fort modeste, fut l’institution par Arrêté du Régent, le 4 mars 1947, d’un Conseil du Gouvernement du Rwanda-Burundi, composé de cinq membres de droit (le Gouverneur, un Commissaire provincial, le Procureur du Roi et les Résidents de Kigali et de Kitega) et de dix-sept membres choisis, estimés représentatifs des deux pays. Ces dix-sept membres furent initialement tous étrangers : 3 devaient être choisis pour leur compétence coloniale, 9 en tant que représentants d’associations étrangères diverses (chambres de commerce, colons, patrons, employés), 3 en tant que représentants des populations (mais ils furent choisis en fait, jusque 1953, parmi les étrangers estimés les plus proches de celles-ci), et 2 sur proposition des Bami du Rwanda et du Burundi (en fait les Administrateurs des Territoires de Nyanza et de Kitega). A partir de 1949, les deux Bami devinrent eux-mêmes membres de droit de ce Conseil.

Réuni à Bujumbura normalement une fois par an (ou plus fréquemment en cas de nécessité), ce Conseil reçut pour tâche d’examiner les propositions budgétaires du Rwanda-Burundi et en général toutes questions à lui soumises par le Gouverneur. Il fut habilité en outre à formuler des vœux à l’adresse de ce dernier.

La deuxième étape sur la voie de la représentation populaire, infiniment plus importante que la première, fut l’institution, parle Décret Royal de juillet 1952, de Conseils souhaités représentatifs à chaque échelon de la hiérarchie politique. Lorsqu’ils furent constitués la première fois en 1953 pour une durée de trois ans, ces Conseils dits représentatifs de la masse des populations ne l’étaient en réalité pas du tout.

A la base, le Conseil de sous-chefferie devait comprendre, outre le sous-chef (président), de 5 à 9 membres élus par et parmi un collège de notables composé par le sous-chef et agréé par le Chef de la chefferie puis par l’Administrateur du Territoire; le tout, « compte tenu des préférences des populations ». Ce « compte tenu » était sur le plan légal la seule assurance démocratique, toute de principe, de la nouvelle organisation.

Dans la réalité, ce principe fut contourné de telle sorte que les collèges de notables et par conséquent les Conseils de sous-chefferie ne furent, en 1953, que le fidèle reflet des préférences des sous-chefs et des Chefs, c’est-à-dire des cadres politiques Tutsi.

Or, de la représentativité des Conseils de sous-chefferie dépendait celle de tous les autres Conseils. Les Conseils de chefferie d’abord, devaient comporter d’office le Chef (président) et de 5 à 9 sous-chefs élus par leurs pairs, auxquels devait s’ajouter un nombre égal de notables élus par et parmi un collège électoral composé de 3 membres délégués par chaque Conseil de sous-chefferie. A l’échelon des Territoires, les Conseils « représentatifs » étaient formés de la même manière : devant comporter d’office tous les Chefs du Territoire et un nombre égal de sous-chefs, auxquels devaient s’ajouter un nombre égal de notables élus par et parmi un collège électoral composé de 3 membres délégués par chaque Conseil de chefferie. Au sommet enfin, un Conseil Supérieur du Pays était constitué selon un procédé semblable : devant comporter d’office le Mwami (président) et 6 Chefs élus par leurs pairs, auxquels devaient s’ajouter les 10 présidents des Conseils de Territoire, dix notables élus chacun par un de ces Conseils et 8 membres cooptés. Pour assister le Mwami au jour le jour, le Conseil Supérieur du Pays déléguait une députation permanente comprenant 5 de ses membres, dont 3 élus par lui-même, et 2 choisis par le Mwami.

La troisième étape sur la voie de la représentativité populaire, de loin plus importante que les étapes précédentes, fut celle du renouvellement, en novembre 1956, de tous les Conseils représentatifs. Cette fois, les collèges de base furent constitués non plus selon le choix des sous-chefs, mais suite au suffrage universel des hommes adultes.

A ce premier suffrage, la participation populaire fut quasi générale. Toute campagne électorale ayant été découragée, dans la crainte sans doute d’échauffer les esprits, le dépouillement des votes montra une forte dispersion des suffrages Hutu, tandis que les milieux politiques Tutsi avaient bénéficié de leur cohésion préalable. Mais malgré le handicap de leur dispersion, les Hutu s’assurèrent dans les Conseils de sous-chefferie une représentation allant de 30 à 80 %.

Cette représentation ne se retrouva pas au niveau des Conseils de chefferie. D’abord parce que ces Conseils comportaient comme membres d’office une majorité d’autorités politiques; et ensuite parce qu’au sein des collèges électoraux formés à ce niveau, les Tutsi avaient secrètement concentré leurs votes. Au niveau des Conseils de Territoire, le même jeu se reproduisit. Tant et si bien qu’au sommet, après sept degrés d’élections indirectes, le Conseil Supérieur du Pays se trouva composé exactement à l’inverse du premier choix des populations.

Pour ces dernières, l’expérience fut à la fois déconcertante et salutaire. Salutaire, assurément, car elle provoqua, dans les premiers mois de l’année 1957, parmi les élites Hutu, une prise de conscience politique aiguë.

Une quatrième étape sur la voie d’un pouvoir représentatif des populations fut le remplacement, par Arrêté Royal du 26 mars 1957, du Conseil du Gouvernement du Rwanda-Burundi créé en 1947, par un « Conseil Général du Rwanda-Burundi ». Ce nouveau Conseil fut conçu comme le sommet de la hiérarchie des Conseils institués par le Décret Royal de juillet 1952. Sa composition fut la suivante : 9 membres de droit (le Gouverneur, le Procureur du Roi, 2 Commissaires provinciaux, un Secrétaire provincial, les 2 Résidents et les 2 Bami); 4 représentants des milieux ruraux choisis en leur sein, respectivement deux par le Conseil Supérieur du Rwanda et deux par celui du Burundi; 18 représentants d’associations étrangères (sociétés, classes moyennes, patrons et employés); et 14 membres désignés librement par le Gouverneur pour leur compétence.

L’étape suivante, sur la voie d’un pouvoir représentatif du Rwanda, devait être celle de la Révolution de novembre 1959, dont le déroulement sera relaté plus loin.

L’évolution du pouvoir judiciaire

Durant la période de la Tutelle et jusqu’aux réformes qui suivirent la Révolution de 1959, les juridictions civiles rwandaises de droit coutumier, toujours nanties de leur compétence pénale restreinte, restèrent caractérisées comme jadis par la confusion des pouvoirs, et par le monopole du pouvoir Tutsi.

Les tribunaux de chefferie restèrent présidés de droit par le Chef ou par un suppléant désigné par lui (et agréé par l’Administration), et composés d’assesseurs « choisis par le Chef parmi les notables ».

A l’échelon supérieur, les tribunaux de Territoire restèrent composés « d’un président et d’assesseurs choisis par le Mwami parmi les Chefs » et de suppléants « choisis parmi les notables ».

Et au sommet, le tribunal du Mwami resta présidé par le Mwami ou, depuis 1950, par un suppléant désigné par lui (et agréé par le Gouverneur) et composé d’assesseurs « choisis parmi les notables ».

En 1948, afin de resserrer le contrôle de ces juridictions, fut créée une nouvelle instance, le tribunal civil de Parquet, présidé par un magistrat de carrière, et ayant pouvoir d’annuler leurs jugements et de les leur renvoyer (à moins d’incompétence) pour être jugés à nouveau.

En 1950, afin cette fois d’alléger les charges des autorités politiques et de préparer une évolution ultérieure vers la séparation des pouvoirs, le Mwami et les Chefs furent habilités à se faire remplacer comme présidents de leurs juridictions par des suppléants permanents. Le Mwami usa immédiatement de cette faculté, et les Chefs suivirent bientôt son exemple. Les juridictions civiles n’en furent évidemment pas soustraites pour autant au pouvoir des autorités politiques. Les présidents suppléants permanents ne pouvaient être, et ne furent en effet, que leurs agents dévoués. Tout au plus l’emprise de ces autorités fut-elle moins directe. En tous cas, le monopole judiciaire du pouvoir Tutsi resta entier.

En 1951, afin de limiter le pouvoir répressif accordé en 1943 à ces juridictions civiles, le pouvoir d’appliquer la peine coutumière du fouet leur fut retiré.

Quant aux juridictions répressives proprement dites, organisées en 1917 et 1924 sur la base du droit écrit et soustraites dès cette époque aux autorités politiques, elles firent l’objet en 1948 de deux modifications de nature à garantir leur meilleure objectivité. Alors que naguère le Résident civil et ses fonctionnaires y cumulaient en fait le rôle du juge et celui du Ministère Public, ce dernier rôle fut dorénavant confié à un magistrat de carrière. Ensuite, le tribunal de Parquet, qui avait été créé cette année-là, reçut en plus de sa compétence civile le pouvoir de réviser les jugements rendus par les tribunaux de police de l’ensemble du pays.

Enfin, quant aux juridictions spéciales créées en 1925 pour régler sur la base du droit écrit les litiges civils et commerciaux des étrangers et, d’une façon plus générale, les litiges d’« économie moderne », elles reçurent pour principale innovation sous la Tutelle l’institution de la nouvelle instance du tribunal civil de Parquet, déjà mentionné.

Le 16 juin 1960, intervint encore une réforme qui, s’abstenant de toucher aux juridictions civiles de droit coutumier, uniformisa, au niveau du pays, les juridictions de droit écrit : le tribunal civil de Parquet et le Tribunal répressif de Résidence de Kigali furent remplacés par un Tribunal de 1ère Instance disposant d’une Chambre civile et commerciale et d’une Chambre répressive. Quant aux anciens tribunaux de 1èreInstance et d’Appel de Bujumbura, ils furent remplacés par une Cour d’Appel. A côté de ces juridictions ordinaires furent encore créés un Conseil de Guerre et une Cour militaire qui eurent essentiellement à connaître des infractions commises à l’occasion des événements de 1959-1960.

Le 14 janvier 1961, les Tribunaux de chefferies, dont le personnel avait déjà été renouvelé en grande partie au lendemain de la Révolution, furent remplacés par 109 Tribunaux de Canton ayant chacun pour ressort une ou plusieurs des Communes entre-temps créées. Leurs nouveaux juges et assesseurs furent nommés par le « chef du pays » sur proposition des Conseils Communaux intéressés.

Enfin, l’ensemble des matières judiciaires, considérées comme d’intérêt régional, furent « décentralisées » le 31 mai 1961 et tombèrent dans le champ des compétences du législatif rwandais institué depuis peu. Et celui-ci adopta quelques mois plus tard, le 20 février 1962, un Édit unifiant complètement la hiérarchie des juridictions de droits écrit et coutumier. Le siège de ces juridictions nouvelles ne fut toutefois pas constitué immédiatement, et cet Édit resta en réalité inappliqué jusqu’à la réorganisation judiciaire qui suivit l’indépendance.

La modernisation du réseau des communications

 A l’issue de la période de guerre, durant laquelle le Rwanda, le Burundi et le Congo avaient expérimenté certaines orientations nouvelles de leur trafic commercial, et notamment la voie continentale de l’Afrique du Sud, les trois pays retrouvèrent leur ancien schéma de communications.

Ce schéma se trouva toutefois plus fermement orienté, dans les programmes de l’Administration belge, vers l’intégration du Rwanda, du Burundi et de l’Est du Congo au réseau de transport du bassin congolais. Cette intégration lui était en effet apparue à la fois souhaitable et progressivement réalisable. Souhaitable, pour les entreprises du Congo, qui entre 1940 et 45, avaient trouvé dans la région des grands lacs un important marché pour leurs productions, substituées aux importations européennes d’avant-guerre. Et progressivement réalisable, car l’organisation du réseau des transports congolais avait durant les dernières années déjà effectué d’importants progrès.

Cette orientation renforcée vers l’Ouest s’exprima très nettement à l’occasion de la rédaction des Plans Décennaux du Rwanda-Burundi et du Congo.

Selon le premier de ces deux Plans, les principaux Axes routiers organiques du Rwanda et du Burundi devaient être, dans l’ordre, Bujumbura-Butare-Kigali-Kagitumba (l’Axe A), Kigali-Ruhengeri-Gisenyi (l’Axe B), Butare-Cyangugu (l’Axe C) achevé en 1953 et qui devait comporter un embranchement Gikongoro-Nyanza « nécessaire pour relier la région centrale du Rwanda àBukavu par la route la plus courte », et enfin Bujumbura-Bugarama-Bukavu (l’Axe D) qui serait bientôt asphalté.

Dans ce dispositif, l’Axe A restait considéré comme la grande voie dorsale du Rwanda et du Burundi. Tandis que les Axes B, C et D étaient, dans l’esprit des planificateurs, appelés à devenir les prolongements de l’Axe n° 1 du Plan congolais, Kisangani (alors Stanleyville)-Walikale-Bukavu, et de son embranchement Walikale-Goma.

L’intégration au réseau du Congo serait alors encouragée non seulement pour le commerce intérieur des trois pays, mais également pour le transit du commerce extérieur de la région des Grands Lacs. Et des abaissements de tarif exceptionnels seraient prévus simultanément, dans l’espoir que ce réseau pourrait alors concurrencer les voies de la côte orientale.

Ce nouveau schéma d’intégration se complétait de la grande voie de communication Bujumbura-Kigoma-Dar-es-Salaam, toujours considérée comme la principale voie de transit du commerce extérieur de la région des Grands Lacs, et sur laquelle était branché l’Axe A du Plan Décennal.

La reprise de l’expansion commerciale au lendemain de la guerre d’une part, et d’autre part l’insuffisance des infrastructures portuaires et du matériel roulant des « Tanganyika Railways», avaient rapidement entraîné l’engorgement des dépôts installés dans les ports de Kigoma et de Dar-es-Salaam par l’Administration belge. Pour y remédier, cette dernière commença par créer une commission spéciale chargée de répartir les transports destinés à cette voie et de réduire ainsi son encombrement. Puis elle signa, le 16 avril 1951 avec la Grande-Bretagne, un Accord en vertu duquel un nouvel emplacement portuaire, en eau profonde, serait substitué à celui dont elle disposait à Dar-es-Salaam. Les transbordements des navires de gros tonnage se trouvèrent ainsi grandement facilités.

Enfin, l’Administration renforça la capacité de transit du port de Bujumbura, principal exutoire sur le lac Tanganyika pour le Rwanda, le Burundi et la région de Bukavu.

Quant à l’intérêt que pourrait éventuellement présenter une « jonction entre l’Est du Rwanda-Burundi » et le chemin de fer du Tanganyika Territory, le Plan Décennal en fit simplement mention, postulant qu’il serait étudié plus tard, en fonction del’orientation que prendrait le développement économique du pays.

A la veille de la mise en œuvre du Plan Décennal, le réseau routier du Rwanda pouvait déjà être considéré, avec celui du Burundi, comme le plus dense de l’Afrique centrale. Il se chiffrait en effet aux alentours de 3 500 à 4000 km (0,144 km au km²). Mais quoique ce réseau fût dès cette époque d’une qualité nettement supérieure à celle du réseau congolais, il nécessitait d’importantes modernisations. Certaines routes avaient été, en effet, trop hâtivement tracées, et d’autres avaient reçu des assises trop légères ou des ouvrages d’art insuffisants; de telle sorte qu’en 1950 le grand trafic restait encore limité sur les routes principales à des véhicules de 8 tonnes au maximum, sur les routes secondaires à des véhicules de 5 tonnes, et sur toutes les autres routes à des véhicules de tout au plus 2 tonnes et demie.

L’objectif que s’assigna dès lors l’Administration dans le cadre du Plan Décennal fut de rendre les grands Axes, et en général les routes principales, accessibles aux véhicules de 15 tonnes. Ce programme devait porter en pratique, dans l’ensemble du Rwanda et du Burundi, sur quelque 900 km de routes à améliorer et sur environ 500 km de routes nouvelles à construire. De la reconversion du charroi qui en découlerait devait résulter pour les deux pays, dans l’hypothèse la moins favorable, une économie de plus de 50 millions par an.

Quant aux méthodes de construction et d’entretien du réseau routier, elles furent réorganisées sous la forme de chantiers partiellement mécanisés, mettant à profit l’abondance de la main-d’œuvre disponible. L’entretien et le désherbage local qui s’effectuaient jusqu’en 1949 par le travail obligatoire et non rémunéré des habitants résidant à moins de 5 km de chaque route, furent confiés à partir de cette année à des équipes de cantonniers régulièrement rétribués et munis des outils nécessaires. Le travail obligatoire fut dès lors remplacé par une taxe annuelle prélevée sur la généralité des habitants.

Dans le dispositif réorienté des communications, les Grands Lacs Kivu et Tanganyika furent considérés comme des collecteurs et distributeurs à exploiter par une navigation de cabotage et dont le rôle réellement régional dépendrait du développement futur des activités économiques riveraines. Dans l’immédiat, c’est sur le port de Bujumbura, que se concentra l’effort de l’Administration.

Le trafic transitant par ce port, chiffré à quelque 28 000 tonnes en 1940, à 47500 en 1945, et à 89 000 en 1950, était estimé devoir doubler encore à l’issue des dix années du Plan. Des études en vue de son agrandissement furent donc réalisées, et aboutirent, en juin 1957, à un emprunt de 4 800 000 dollars à la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), emprunt qui servit à financer à la fois la construction du nouveau port et 32 km de route asphaltée sur l’Axe A. Ce nouveau port, qui devait permettre un trafic annuel maximum de 400 000 tonnes, fut entièrement achevé en octobre 1960. Cette même année, il enregistra un trafic de 177 000 tonnes : 49 000 en sortie (dont plusieurs milliers de tonnes de minerais du Kivu, ayant emprunté cette voie à l’approche de l’indépendance congolaise), et 128 000 tonnes en entrée (dont 35 000 tonnes de produits pétroliers et 17 500 tonnes de ciment).

Deux ans auparavant, le port de Bujumbura s’était complété d’importantes installations de tankage, permettant le transport des produits pétroliers en vrac, et destinées à desservir à la fois le Rwanda-Burundi et le Sud-Kivu. Enfin, des installations frigorifiques y avaient été mises en place également.

Sur le lac Kivu, le petit port de Gisenyi fut reconstruit en eau profonde dans une anse bien abritée. Il était censé absorber sous peu le trafic de Goma, dont les installations ne pouvaient s’étendre en raison de l’escarpement des rives de lave. Le petit port de Kibuye fut de même nanti d’un nouvel appontement et de certains équipements.

Quant aux communications aériennes, restreintes à un trafic régional durant la guerre, elles reprirent en direction de l’Europe dès 1947. A Bujumbura, un nouvel aérodrome, accessible aux avions des types DC 4 et DC 6, fut construit et ouvert au trafic fin 1950; il fut remplacé quelques années plus tard, en juillet 1959, par une nouvelle aire d’atterrissage accessible aux DC 7.

 

La plaine de Kamembe, près de Cyangugu et de Bukavu, fut également agrandie (à 1150 mètres) et asphaltée en 1948, puis portée à 1 500 mètres et rendue accessible aux DC 3 en 1960. Et les petits aérodromes de Kigali et de Butare, construits durant la guerre, furent bientôt quelque peu allongés. La plaine de Kigali fut agrandie à 1 000, puis à 1 250 mètres en 1948, et rendue accessible aux avions DC 3; une étude en vue de son allongement fut entreprise en 1960.

Quant aux moyens de télécommunication qui, depuis avant la guerre, se limitaient au Rwanda à une station de TSF à Kigali, ils s’augmentèrent, en 1944 d’abord d’une station à Butare puis, dans les années 1950, de stations à Gisenyi, Byumba, Kibungo, Ruhengeri et Kagitumba. Après l’ouverture en 1948 de lignes téléphoniques frontalières entre Gisenyi et Goma, entre Kamembe et Bukavu, et entre Bujumbura et Uvira, un premier réseau téléphonique public pour 200 abonnés fut mis en place à Bujumbura en 1949 et progressivement étendu jusqu’à atteindre 1200 abonnés en 1960. Une ligne téléphonique aérienne fut lancée dans le même temps entre Kigali et Butare. Enfin, de petits réseaux de 20 à 30 abonnés furent installés à Nyanza et Gitarama en 1959, puis, eh 1960, deux réseaux souterrains respectivement de 75 abonnés à Kigali et de 100 abonnés à Butare. Cette même année, les petits réseaux de Gisenyi et Cyangugu furent rendus indépendants des réseaux de Goma et de Bukavu.

 Les programmes d’économie rurale

Les programmes agricoles entrepris durant la période du Mandat furent, au lendemain de la guerre, diversifiés et renforcés. Le Service de l’Agriculture fut nanti de moyens nouveaux, en budget et en cadres; et grâce à l’engagement des diplômés sortant annuellement de la section agricole du Groupe Scolaire d’Astrida-Butare, il fut à même de rayonner de plus en plus profondément à travers le pays.

Il put également compter sur l’apport scientifique de diverses institutions. Et en premier lieu, sur l’apport de sa propre station de sélection, d’expérimentation et d’acclimatation agricole de Rubona. Celle-ci comptait déjà à son actif des sélections donnant jusqu’à 250 % du rendement des plantes locales ayant servi de base aux travaux : maïs (250 %), pois (220 %), haricots (150 %)… et avait encore introduit récemment dans le pays une espèce de manioc résistant à la mosaïque foliaire. En 1949, afin de multiplier l’efficacité de cette station, celle-ci fut confiée à l’Institut National pour l’Étude Agronomique au Congo (INEAC), qui lui apporta l’expérience scientifique des principales institutions de recherche belges. Les anciens programmes de la station furent donc poursuivis par l’INEAC, qui entreprit en plus une série d’études nouvelles en vue d’améliorer les méthodes culturales ainsi que les méthodes de régénération des sols pratiquées dans le pays. Ainsi l’INEAC put-il, à titre d’exemple, diffuser en 1955 quelque 38 tonnes de semences sélectionnées, une cinquantaine de tonnes de boutures de patates douces, et plus de 145 000 boutures de manioc.

Dans les dix années qui suivirent, l’INEAC reçut en outre la gestion de stations expérimentales régionales créées à Rwerere (pour l’agriculture en régions d’altitude) et à Karama (créée fin 1959 pour le planning agricole du Bugesera). Il reçut aussi le contrôle technique de divers centres de multiplication et stations d’adaptation locale.

Par ailleurs, dès 1947, le Service de l’Agriculture avait pu compter sur la contribution de l’Institut Royal pour la Recherche Scientifique en Afrique Centrale (IRSAC), institution qui avait pour objet de promouvoir et de coordonner l’étude des différentes sciences de l’homme et de la nature au Congo, au Rwanda et au Burundi. L’IRSAC avait immédiatement établi un centre de recherche à Astrida-Butare, ainsi que des stations d’étude à Ibanda et Nyagatare. En 1948, elle avait confié à ses chercheurs l’étude qualitative de l’alimentation populaire dans le pays, ce qui avait permis d’évaluer en termes scientifiques l’importance de sa déficience particulière en lipides et en protéines animales.

Comme auparavant le premier programme de l’Administration fut de régulariser et de renforcer la production agricole vivrière. Après la terrible famine de 1943 et ses 300 000 morts et disparus, cette production fit l’objet d’un nouveau et très grand effort et se rétablit bientôt jusqu’à permettre des exportations de surplus, non seulement dans les régions voisines mais même dans des pays plus lointains.

Ainsi des légumes frais et du thé de production locale furent-ils exportés à partir de 1956, par avions cargos de la Sabena, vers Léopoldville (Congo), Bangui (RCA) et Fort-Lamy (Tchad).

Pour développer, la production vivrière, l’Administration reprit et développa ses anciens programmes et, dans le cadre du Plan Décennal, y ajouta d’importantes dispositions nouvelles.

Elle commença par desserrer une fois encore l’étau foncier dans lequel se trouvaient les populations agricoles. Elle mit donc à leur disposition de nouvelles terres prélevées dans les domaines de pâturages appropriés par les pasteurs ou détenus par les autorités politiques. En 1925 déjà, l’Administration avait prélevé dans ces domaines de quoi permettre la mise en culture par chaque agriculteur de dix ares de terres en plus de ses champs ordinaires. Cette fois, en 1944, elle effectua un nouveau prélèvement de façon à permettre à chaque agriculteur de mettre en culture, à la fois sur ses propres terres et sur des terres nouvelles, un minimum de 60 ares. Cette extension agricole fut, en même temps, rendue obligatoire pour ses bénéficiaires, qui, en vertu d’un Règlement du Résident de Kigali1, furent tenus de mettre en culture chacun au moins 35 ares de plantations vivrières saisonnières, et 25 de plantations non saisonnières (dont au moins 15 ares de manioc). A la fin de cette même année, rien que dans le Territoire de Kigali, près de 4 000 hectares de terres nouvelles, prélevées sur les pâturages, avaient été ainsi emblavés.

Par ailleurs, l’Administration poursuivit aussi son programme de drainage de marais, récupérant de nouvelles superficies importantes pour l’agriculture. Le total des terres ainsi récupérées en 1950 au Rwanda et au Burundi se chiffrait à 84 500 ha; en 1955 à 93 000 ha, et en 1960 à 108 000 ha. Elle entreprit aussi, à partir de 1957, la pré-étude d’un projet I visant à récupérer la plus importante réserve de terres alluvionnaires du pays (10 000 ha) dans la vallée du Nil-Nyabarongo. Cette pré-étude fut suivie en 1959 d’une étude technique complète financée par le FED. Le projet ainsi mis au point prévoyait un barrage sur le Nil-Nyabarongo en aval de son confluent avec l’Akanyaru, l’inversion de ce dernier cours d’eau et son détournement par le lac Cyohoha-Sud qui serait lui-même relié (à travers le territoire du Burundi) par un tunnel au lac Rugwero, extrémité de l’actuel cours sinueux et marécageux du Nil-Nyabarongo .

Quant au programme de lutte antiérosive entrepris depuis 1937, l’Administration le renforça considérablement à partir de 1947. Elle s’était en effet rendu compte de l’urgence extrême qu’il y avait à protéger le patrimoine terrien, rendu d’année en année plus vulnérable à l’érosion par la suroccupation agricole et pastorale. Dans toutes les régions du pays, des équipes de moniteurs agricoles munis de planches à niveau et encadrés par des agronomes procédèrent systématiquement au piquetage des courbes de niveau sur les pentes menacées par l’érosion, préparant ainsi le terrain pour les travaux collectifs imposés par les règlements du Résident de Kigali : creusement de fossés, terrassements, plantations de haies vives… En 1950, un total de 244000 ha avaient ainsi été mis en défense contre l’érosion au Rwanda et au Burundi; en 1955 un total de 407 000 ha et en 1960, quelque 745 000 ha. Une mission antiérosive, ayant pour objet d’élaborer des plans d’expérimentation de lutte contre l’érosion au Rwanda-Burundi et dans l’Est du Congo, fonctionnait en outre à Bukavu depuis 1947.

Un autre programme pie poursuivit l’Administration pour lutter contre l’insuffisance alimentaire fut l’extension des cultures d’arachides et de soja, très vivement recommandées par le Plan Décennal.

Et enfin, en exécution de ce même Plan qui prévoyait l’émigration organisée de 25 000 familles, c’est-à-dire d’environ100 000 personnes, en 10 ans, l’Administration constitua au Nord-Kivu congolais une Mission pour l’Immigration des Banyarwanda (MIB) et ouvrit à ces derniers de nouvelles terres préalablement apprêtées dans les régions de Washali, Mokoto, Mushali et Bwito.

Entre 1949 et 1954, plus de 15 000 familles, c’est-à-dire plus de 60 000 personnes, s’y installèrent. Dans le même temps, une trentaine de milliers d’émigrés non officiels s’installèrent dans les régions d’alentour non strictement contrôlées par la Mission d’Immigration.

A ces divers programmes qu’elle avait entrepris dès avant la guerre pour résoudre les problèmes vivriers du pays, l’Administration ajouta des programmes nouveaux. D’abord, elle procéda en 1949 au montage de 30 hangars préfabriqués pour le stockage des surplus de vivres au Rwanda et au Burundi. D’une superficie utile de 10 800 m2 en tout, ces hangars devaient permettre de stocker en permanence quelque 12 000 tonnes de vivres.

Ensuite, un important programme fut entrepris pour l’approvisionnement en eau des régions dépourvues ou mal pourvues, afin de permettre leur occupation humaine. D’une façon générale, il s’agissait, suivant les impératifs du Plan, de stopper les tendances à l’assèchement, de fixer les eaux pluviales pour réalimenter les nappes souterraines, de combattre le ruissellement, et de reconstituer des sols suffisamment humides. Dans ce même programme, un grand nombre d’adductions d’eau furent aussi réalisées, notamment dans le Bulera, le Bugoyi et le Mutara ; tandis que l’on projetait l’installation au Rwanda de 9 450 fontaines améliorées et de quelque 865 puits ou captages améliorés pour l’approvisionnement des habitants.

Un dernier programme de grande importance enfin, fut celui des Paysannats, qui consistait à aménager des régions très peu ou pas du tout habitées en vue d’une implantation et d’une exploitation agro-pastorale organisée et rationnalisée. Cet aménagement comprenait d’abord la mise en place d’une certaine infrastructure de pistes, tracées suivant les courbes de niveau et qui devaient constituer l’épine dorsale de la région. De part et d’autre de ces pistes, des lotissements d’exploitations agricoles, de 2 ha chacune, étaient ensuite délimités, et des paysans venus des régions surpeuplées y étaient installés. Ceux-ci devaient alors entreprendre leurs cultures selon des normes rationnelles. A titre d’exemple, leurs plantations industrielles devaient être disposées en bordure de piste, de façon à en permettre la désinsectisation mécanique et une collecte rapide. Des herbages groupés, préparés pour la rotation des pâtures, étaient aussi délimités, en retrait; et les terrains à vocation forestière enfin étaient progressivement boisés par le truchement d’une taxe perçue sur les paysans installés. Le paysannat était alors pourvu d’une certaine infrastructure économique et sociale comprenant, notamment, école, chapelle, foyer social, et dispensaires médical et vétérinaire… Et en fin de compte, les paysans devaient être groupés en coopératives de production, avec hangars de stockage et de séchage, dépulpeuses, décortiqueuses et moulins, selon les nécessités.

Lorsque le Fonds Européen de Développement assura le financement de certains paysannats nouveaux en 1961, l’organisation de ceux-ci comporta en outre, la conclusion de contrats en vertu desquels chaque paysan s’engageait à maintenir son exploitation conforme aux normes rationnelles définies, et à rembourser sa part dans le coût des infrastructures.

Les tout premiers paysannats furent entrepris par le Service de l’Agriculture en 1953 à Shyogwe près de Nyanza, et à Gakoma, en bordure de PAkanyaru; puis à Muhero-Ntyazo (Butare) en 1954, et Ntete (Kibungo) en 1955; puis en 1956 dans les vallées de la RusiziàBugarama, de la Nyabarongo à Gahanga, et de PAkanyaru à Mbogo. En 1960, furent entrepris des paysannats à Nyamata (Bugesera) et Rukumberi (Mirenge), où furent réinstallées un certain nombre de personnes déplacées à la suite de la Révolution de novembre 1959.

La culture industrielle de base pratiquée dans ces paysannats était d’une façon générale celle du café, sauf dans la vallée de la Rusizi, où l’on cultivait le coton. En 1959 et 60 des paysannats furent encore créés à Kinigi (Ruhengeri) avec le pyrèthre comme culture industrielle, et des plantations de thé en coopératives à Mulindi (Byumba) et Pfunda (Gisenyi).

Et en 1961 enfin, furent entrepris les premiers paysannats financés par le Fonds Européen de Développement, dans le cadre d’un vaste projet de mise en valeur de la région naturelle du Bugesera-Mayaga, y compris la vallée du Nil-Nyabarongo et ses tributaires. En vue de cette mise en valeur, avait été créée le 31 août 1959 une administration personnalisée, l’Office du Bugesera-Mayaga ; puis fin 1960 avait été entreprise, à partir de deux nouveaux aérodromes agricoles mis en service au Bugesera (à Gako puis à Nemba), une vaste opération anti-tsé-tsé par le traitement aérien de 3 000 hectares.

En 1955, fut aussi tenté un autre genre d’action agricole localisée, en milieu rural habité cette fois (à Kigoma); mais cette expérience fut bientôt délaissée. A côté des programmes qu’elle entreprit ainsi dans le domaine de l’agriculture vivrière, l’Administration déploya, un imposant effort pour développer les cultures industrielles, sources principales des revenus monétaires des populations.

Elle organisa en premier lieu une propagande intensive pour augmenter la production de café, espérant arriver à ce que, dans les régions propices, une proportion d’au moins 80 % des paysans cultivent chacun une moyenne de 60 caféiers. Le Plan Décennal, partant du chiffre de production du Rwanda-Burundi en 1949, soit 7 900 tonnes, prévoyait que les exportations de café marchand pourraient atteindre environ 15 000 tonnes en 1960. En réalité, cette prévision fut largement dépassée, car dès 1950 ces exportations se montèrent à 11 000 tonnes, et atteignirent 15 600 tonnes en 1955 et 20 100 tonnes en 19601.

De grands efforts avaient été déployés par le Service de l’Agriculture pour arriver à ce résultat. Et par ailleurs, en vue de protéger les producteurs à la fois contre les fluctuations de prix et contre les abus des intermédiaires, l’Administration avait en 1945 créé un Office des cafés du Rwanda-Burundi (OCIRU). Cet Office avait été chargé de centraliser les exportations de café, d’en contrôler la qualité en même temps que d’améliorer la production,et de soutenir les prix au producteur par le moyen d’un Fonds d’Égalisation. Aussi prélevait-il sur tout le café exporté une taxe plus ou moins importante, dont une partie servait à financer son fonctionnement et dont l’essentiel était versé au Fonds d’Égalisation, celui-ci étant sensé compléter les prix au producteur dans le cas de baisse des cours mondiaux. Cette taxe, modeste au départ (0,52 F au kilo), s’alourdit quelque peu dans la suite, atteignant 6,65 F en 1952 et 11,60 en 1954, pour redescendre à 4,45 en 1958. En 1959 par contre, elle ne fut pas perçue, en raison du faible cours mondial du café; et l’actif du Fonds se chiffra cette même année à 358 millions de francs. Quant au profit tiré par les producteurs de la vente de leur café, il s’accrut parallèlement au volume de la production. Le prix au kilo de café s’élevait à 4,5 F en 1945, à 22,5 F en 1950, à21 F en 1955 et à 27 F en 19602.

 

A côté de la culture du café était apparue, au début de la guerre, et localisée dans les montagnes du Nord du Rwanda, la culture industrielle du pyrèthre. Entreprise par des colons agricoles étrangers d’abord, elle se développa, à partir de 1944, parmi les paysans rwandais eux-mêmes dans le cadre d’une régie créée à Kinigi (Ruhengeri) avec le soutien financier de la Caisse administrative du Pays. La production de pyrèthre commença par être utilisée sur place sous forme de poudre insecticide, par les Services de l’Agriculture et de la Santé; plus tard, elle fut exportée vers les marchés extérieurs sous forme de fleurs séchées. Cette production passa de 233 tonnes en 1943 à 900 tonnes en 1945, 1000 tonnes en 1950, 1200 en 1955, puis redescendit à 760 tonnes en 1960.

Quant à la culture industrielle du coton, entreprise dès 1930 dans la vallée de la Rusizi (dont une petite partie se trouve en territoire rwandais), l’objectif officiel était d’arriver à ce que chaque agriculteur habitant dans la vallée en cultive de 20 à 40 ares. Comme pour le café, l’Administration constitua pour les producteurs du coton une Caisse de compensation destinée à neutraliser les fluctuations des prix mondiaux. Puis, à partir de 1947, les producteurs de coton qui auparavant dépendaient d’une Compagnie privée pour la collecte, l’achat et l’exportation de leur production, furent regroupés en coopératives et assurés ainsi de percevoir une meilleure part du bénéfice qui devait leur revenir.

Un gros effort fut également entrepris pour répandre et améliorer les cultures industrielles du froment et de l’orge dans les régions d’altitude du Nord. D’après le Plan Décennal, la production de froment, qui était déjà de 15 000 tonnes en 1949, devait plus que doubler endéans les 10 ans. Et quant à la production d’orge, que l’on projetait d’entreprendre dans le pays pour alimenter des brasseries à créer à Gisenyi et Bukavu, le Plan prévoyait qu’elle devrait atteindre 5 000 tonnes après 10 ans. En réalité la production de froment fut en 1955 estimée à 9 500 tonnes et en 1960 à 3 200 tonnes; et la production d’orge à 1 700 tonnes en 1955 et à 141 tonnes en 1960.

Une autre culture industrielle, celle du thé, entreprise par les colons apicoles étrangers depuis la guerre, dans les Territoires de Byumba et de Cyangugu, fit l’objet d’un programme de grande expansion à partir de 1960. Cette année-là, l’Administration décida la mise en culture de 200 ha de théiers dans les marais de la 1Viulindi (Byumba). L’année suivante, les auteurs de l’Étude globale de développement du Rwanda-Burundi, financée par le FED, affirmaient que la « possibilité pour le Rwanda de produire du thé de qualité était la plus grande chance agricole que l’on puisse concevoir actuellement ».

A partir de la guerre, l’Administration s’efforça aussi de valoriser une production spontanée assez répandue dans le pays : celle du ricin. Elle s’efforça donc d’en organiser la collecte et l’exportation. Alors que cette exportation ne se chiffrait qu’à 350 tonnes en 1942 au Rwanda et au Burundi ensemble, elle atteignit 1 846 tonnes en 1945, puis 2 390 tonnes en 1950, pour retomber à 1 150 tonnes en 1955, et à 650 tonnes en 1960.

Quant à la culture industrielle du tabac en régions de Gisenyi et de Ruhengeri, elle connut une légère expansion grâce à la clientèle acquise au Congo par les cigares de Rwaza (Ruhengeri).

Enfin, les quelques plantations pilotes de quinquina réalisées dès avant la guerre par certaines Caisses de chefferie pour produire sur place de la quinine, s’augmentèrent des plantations de colons agricoles étrangers, principalement dans les terres basaltiques de Cyangugu. La production d’écorces de quinquina se montait à 115 tonnes en 1950, et à 150 tonnes en 1960.

Dans le domaine de l’élevage, l’Administration entreprit au lendemain de la guerre un recensement général du gros bétail. Et ce recensement mit en évidence un fait grave : le fait qu’au cours des ans, le cheptel s’était insensiblement multiplié au point qu’à présent il « écrasait » littéralement le pays. Non seulement les pâturages se trouvaient surchargés en saison sèche, mais le bétail lui-même était, d’un point de vue économique, excessivement mal exploité.

L’étude de cette situation ne laissa pas de doute sur le rôle joué en l’occurrence par le vieux système de la clientèle au bétail (Ubuhake). Les liens héréditaires, qui caractérisaient cette clientèle, emprisonnaient et entravaient, de génération en génération, les hommes et le bétail. Ils rendaient impossibles toute libre disposition du cheptel, et toute libre initiative d’exploitation individuelle.

Dans une économie devenue de plus en plus monétaire, et où les liens de clientèle avaient de plus en plus tendance à se distendre, le système archaïque de la clientèle au bétail était devenu une entrave aux initiatives personnelles, non plus seulement pour les clients mais aussi et surtout pour les petits et les grands patrons pastoraux.

Les éléments les plus éclairés de la hiérarchie politique Tutsi, influencés sans doute par l’esprit social du Christianisme mais aussi par la pression de leur propre intérêt, en vinrent à reconnaître qu’il était « inadmissible qu’une seule vache reçue d’un ancêtre doive lier toute la descendance du client », que les clients n’avaient pas la libre disposition de ce qu’ils possédaient », que « leurs enfants mêmes ne leur appartenaient pas totalement », et que « la clientèle favorisait la paresse au Rwanda » où il existait « deux catégories de personnes : les Hutu actifs, et les Tutsi passifs ne vivant que des efforts des premiers».

L’inflation de bétail mal exploité, provoquée par ce système, fut évaluée en termes d’économie agricole par le Plan Décennal, se basant à la fois sur les résultats du recensement et sur une étude générale de la qualité des sols région par région. Au Rukiga par exemple, alors que la charge des pâturages aurait dû idéalement être d’une bête pour 5 ha, elle y était en réalité d’une bête par 0,95 ha; au Bugesera, alors que la charge aurait dû être d’une bête pour 10 ha, elle était en réalité d’une bête pour 1,7 ha; et ainsi de suite.

En saison sèche, cette surcharge pastorale menait à des résultats d’autant plus désastreux que les fonds de vallée et les marais jadis réservés au bétail en cette saison étaient progressivement envahis par les cultures indispensables aux populations. Le résultat global de l’évaluation ainsi faite par le Plan Décennal, fut que sur les 590 000 têtes de gros bétail existant au Rwanda en 1949, 325 000 devaient être si possible éliminées

En conséquence, l’Administration décida de prendre sans plus tarder deux grandes mesures pour desserrer l’étranglement croissant de l’économie rurale : d’abord et avant tout la suppression de la clientèle au bétail et le partage du bétail entre clients et patrons pastoraux (réforme qui constituerait « le progrès social le plus marquant accompli depuis le début de l’administration belge »); et ensuite la multiplication des marchés de bétail et l’institution d’une coopérative pour l’exploitation des produits d’élevage. Le résultat attendu de ces mesures était que l’insuffisance de pâturages entraînerait les détenteurs de bétail, libérés des liens de clientèle, à se débarrasser rapidement de leurs bêtes les moins belles de façon à mieux valoriser les autres.

La décision de supprimer la clientèle au bétail ne fut pas prise sans hésitations par l’Administration. Lorsqu’en 1945 déjà, le Mwami Mutara avait, à l’occasion d’une réunion de notables à Nyanza, proposé que cette suppression soit effective à la date du 1erjanvier 1946, le Gouverneur de cette époque, M. Jungers, avait en réponse déconseillé toute action irréfléchie : suggérant de définir au préalable non seulement le taux de partage du bétail entre clients et patrons, mais aussi le sort des vastes pâturages appropriés par les pasteurs Tutsi. Un partage du bétail sans partage des pâturages ne pouvait, selon lui, que transposer la clientèle au bétail sur une nouvelle assise foncière tout aussi contraignante. Le Gouverneur faisait ainsi « preuve d’une profonde connaissance de la mentalité Tutsi et d’une vue exacte de ce que serait l’avenir foncier des pâturages ».

C’est par Arrêté du Mwami du lu avril 1954 que furent précisées les modalités du partage du bétail et de la suppression des liens de clientèle correspondants.

En vertu de cet Arrêté, le bétail put, à la volonté des parties,être partagé entre clients et patrons dans la proportion respectivement de 2/3 et de 1/3. Les partages débutèrent donc, à Nyanza d’abord, et bientôt dans tout le pays, surtout à l’échelon des clients Hutu. Pour ceux-ci, en effet, il s’agissait de se dégager non seulement des obligations féodales et personnelles de l’ancienne clientèle interne des Tutsi, mais aussi et surtout des lourdes obligations matérielles instaurées jadis à leur particulière intention. A l’échelon des clientèles Tutsi, les obligations étant moins lourdes, et correspondant à des « alliances sociales et politiques fréquemment puissantes et plongeant leurs racines dans un lointain passé » a. les liens de clientèle furent souvent, tout au moins en partie, maintenus volontairement.

En 1958, les partages avaient porté dans l’ensemble du Rwanda sur environ 280 000 têtes de gros bétail. Et, ces partages n’ayant pas été accompagnés d’un partage des pâturages correspondants, une nouvelle clientèle foncière remplaça la clientèle pastorale que l’on avait bien voulu éliminer. Les nouveaux propriétaires de bétail durent quémander des pâturages, contre loyer en espèce ou prestations équivalentes, dans les grands domaines pastoraux maintenus intacts.

 

En 1959, l’effectif du gros bétail restait évalué à 550 000 têtes, la diminution se chiffrant donc à une quarantaine de milliers d’animaux. La seconde mesure prise par l’Administration pour réduire l’inflation du bétail devait être l’institution d’une coopérative destinée à valoriser les produits d’élevage, à leur trouver des débouchés soit directement par leur commercialisation (lait, beurre, fromage; bétail sur pied, livré aux entreprises locales ou exporté vers le Kivu), soit indirectement par leur utilisation industrielle (viande séchée exportée vers le Katanga et le Maniema; peaux séchées, etc.). Le traitement industriel de la viande et des sous-produits devait être notamment réalisé dans une usine construite à Bukavu par une société privée (Elakat). Ce programme devait être complété par la multiplication des marchés et des centres d’abattage, par la fixation des prix et par la réinstauration de la réforme du bétail malformé. Ces deux dernières mesures ne purent toutefois être mises en pratique par l’Administration enraison de l’opposition des milieux d’éleveurs ; et c’est pourquoi, le Plan Décennal envisagea la création d’un impôt spécial progressif frappant toute femelle mal conformée ou atteignant 12 ans, de façon à inciter les éleveurs à se défaire des animaux sans valeur.

A côté de ce grand programme de réduction des effectifs, l’Administration poursuivit son effort pour améliorer et assainir le bétail. Elle confia en 1950 à l’Inéac sa ferme de sélection de Nyamiyaga-Songa et en créa deux autres à Cyeru et Nyagatare. Et l’Inéac mit bientôt à la disposition des éleveurs des taureaux sélectionnés de race locale ainsi que des taureaux importés (Gersey, zébu Sahiwal, et Brun Suisse). Le laboratoire vétérinaire de Gisenyi fut, en 1950 aussi, transféré à Astrida-Butare, et un certain nombre de dispensaires et de dipping-tanks furent mis en place à travers le pays.

L’Administration poursuivit aussi son effort pour améliorer les méthodes d’élevage (rotation des pâturages, réglementation des feux de brousse, fauchage et ensilage…). Et elle entreprit enfin un programme d’étude et d’expérimentation relativement important en vue de l’aménagement futur des régions à vocation pastorale ou agro-pastorale (Buganza, Mutara, Bugesera et Bugoyi-Mulera).

Dans le domaine de la sylviculture, l’Administration s’appliqua d’une part à enrichir la forêt naturelle et d’autre part à étendre les reboisements d’intérêt économique. Elle se donna donc pour tâche d’entreprendre l’exploitation et en même temps l’enrichissement, par plantation et dégagements, des grands massifs forestiers naturels. Quatre chantiers de coupe furent ouverts dans la forêt sur la route de Cyangugu, et un en Territoire de Gisenyi, tandis qu’une scierie était créée à Astrida-Butare. L’enrichissement des forêts devait selon le Plan atteindre au Rwanda 3 250 ha en 10 ans. Il ne put se réaliser en fait que sur 1 250 ha.

Quant au programme de reboisement entrepris depuis 1934 par le travail obligatoire des paysans (1 ha par 300 contribuables et par an), il continua à donner des résultats substantiels : les étendues reboisées passèrent de 12300 ha en 1941 à plus de 20000 ha en 1951, et à 26000 ha en 1960. En 1952, ce travail obligatoire fut déclaré rachetable au taux de 20 F, ce qui permit aux chefferies de réaliser leurs boisements tout au moins en partie en recourant à une main-d’œuvre salariée.

En plus de ces boisements collectifs, furent créés, par des financements divers, des boisements d’intérêt local, notamment à proximité des principaux centres administratifs. L’arboretum d’Astrida-Butare fut confié en 1952 à l’Inéac, et les pépinières créées dans les différentes stations expérimentales continuèrent à alimenter les collectivités en plants et en semences.

Un nouveau programme de grande envergure, touchant à la fois l’élevage et la sylviculture, fut encore évoqué par le Plan : le débroussaillement au Rwanda-Burundi de quelque 150 000 ha de savanes arborées et le remplacement des broussailles sans valeur, infestées de glossines et ne produisant que de faibles quantités de bois de chauffage, par de bonnes espèces sylvicoles. Sur ces 150 000 ha, 135 000 pourraient ainsi être convertis en bons pâturages, et 15 000 en reboisements valables. Ce programme fut toutefois considéré comme dépassant les possibilités d’un Plan de 10 ans.

Enfin, dans le domaine de la pisciculture, l’Administration renforça son ancien programme de repoissonnement, cette fois en créant dans le pays des viviers de reproduction; un important centre d’alevinage fut ainsi créé en 1952 à Kigembe au Sud de Butare, sur financement du FBEI. Un grand nombre de petits étangs de pêche furent également créés à travers le pays. Mais le faible succès rencontré par ce programme de pisciculture auprès des populations entraîna son abandon en 1960.