L’importance qu’a dans la vie du primitif la question du mariage fait présumer naturellement une recrudescence d’observances religieuses et de pratiques rituelles, auxquelles tous doivent se soumettre au risque d’attirer sur le futur ménage les pires calamités. Il suffit d’avoir assisté en témoin à tout le cérémonial qui se déploie dans ces circonstances, pour se convaincre que l’idée religieuse détermine tous les actes. A chaque instant, on se heurte au culte des mânes, à la crainte de déplaire aux mânes, à l’intervention des sorciers et de leurs décisions. Loisible à chacun de déterminer le mode qu’il préférera pour fonder son foyer, mais du moment qu’il s’y est déterminé sur l’avis du mupfumu, il se tiendra scrupuleusement aux rites que la loi ancestrale aura déterminés.

Le mariage par demande est de beaucoup le plus commun et le seul loyal ; cependant légalement inattaquables sont les mariages contractés par ruse ou par force, pourvu que les conditions exigées par la coutume soient respectées. Nous ne dirons rien du mariage par achat, qui est courant dans tout le Rwanda, mais qu’on ne rencontre pas du tout au Kinyaga qui seul ici nous intéresse. Ce genre de mariage est jugé déshonorant et pour celui qui vend sa fille « comme une chèvre » et pour celui qui

« dégrade sa femme » au niveau d’une marchandise, selon leurs expressions, qui disent assez le mépris qu’ils ont pour ce genre de transaction entre familles. En pratique, il semble bien que le résultat est le même, et qu’en somme souvent la femme obtenue par demande revient plus chère que celle conquise par troc, car l’essentiel reste toujours que l’enfant nourrie et élevée jusqu’à l’âge de puberté n’abandonne pas le toit paternel sans avoir dédommagé les siens des frais de son « éducation ».

La jeune fille n’est pas donnée en mariage avant la puberté ; agir autrement serait « kutoroboza imbuto », terme assez poétique qui a son équivalent dans la culture, quand la pluie fait « couler les petits pois en fleur, » On trouve des cas où l’enfant à sa naissance est promise en mariage à l’enfant d’un ménage ami, mais cette promesse ne préjudicie en rien pour l’époque régulière de l’union. Dans aucun cas, la jeune fille n’a le choix de son union, à moins que, négligée et passée inaperçue au -delà de l’âge, elle se décide à « kwijana » c’est-à-dire rejoindre un mari quelconque, en dehors de tout rite et sans l’avis de personne. Cette union est encore regardée comme légitime, bien qu’aucune cérémonie particulière ne vienne la consacrer, et elle pourra être aussi stable qu’une autre, sans entraîner pour le mari d’obligations spéciales envers ses beaux-parents,

Si en fait une retenue très sévère est imposée à son sexe et son âge, et lui défend toute relation extérieure, la petite fille d’Eve n’omet rien pour attirer sur elle les regards des jeunes gens par une coquetterie où les mamans ne sont pas complètement hors de cause, et pour déterminer leur élection par des influences magiques. Celles-ci sont obtenues à l’aide d’amulettes que toute jeune fille portera dès avant la puberté, à la ceinture de son habit. Il y a le « kinanire », qui éloignera d’elle tout ce qui pourrait la rendre antipathique ; il y a le « nkunde », dont le rayonnement lui attirera l’amour. Une fois de plus on voudra remarquer que l’influence heureuse de ces deux fruits employés comme amulettes repose uniquement sur une assonance, un jeu de mots.

Elle a ses petites industries, qui à l’insu de tout le monde doivent lui donner des charmes particuliers, comme certains philtres préparés et absorbés entre compagnes de même âge, ou certains enduits mélangés au beurre qui lui sert de pommade. Le lait caillé, mélangé à des paillettes de mica, lui servira d’embrocation pour donner au buste son maximum de lustre et le suc corrosif de certaines plantes lui servira à planter des grains de beauté aux bonnes places de la figure et de la poitrine. A ces innocentes malices et certaines pratiques répandues assez largement en pays noirs, pour que nous puissions nous dispenser d’en parler ici, se borne en général l’intervention de la jeune fille dans le choix de celui qui sera son seigneur et maitre. Elle n’a aucun droit de manifester des préférences, et son rôle est de rester parfaitement passive dans tout ce qui concerne les préparatifs actuels du mariage et de son consentement. Elle en est réduite à suivre résignée l’homme qui aura jeté les yeux sur elle et qui aura été agréé par les parents et à tenir sa maison, Elle sait, et les lois rigoureuses de la famille le lui rappellent sans cesse, qu’elle n’est pas là pour vivre sa vie, mais pour être usée au service d’un maître qu’on lui désignera en temps opportun. A part cela, elle aura des obligations religieuses, des observances rituelles à garder avant, pendant et après la cérémonie du mariage. Tous les droits sont entre les mains de l’homme, et la coutume exige que les parents, en donnant leur fille, ne trompent pas sur la marchandise. Quel que soit d’ailleurs l’étonnement, que notre témoignage, et celui de tous ceux qui ont connu la population dans son stade de paganisme intégral, peut provoquer, la rigueur des mœurs sous ce rapport est telle, qu’avant l’occupation, dite de civilisation, une naissance hors mariage était un fait inouï.

En Due Forme

Un mot d’abord au sujet du choix qu’un jeune homme fera de sa future épouse. Il semble que dans le cas présent, plus qu’ailleurs, on se contente d’un minimum de précautions humaines, pour se rejeter avec d’autant plus d’exagération sur la trompeuse espérance d’une intervention supérieure, à laquelle on semble s’abandonner avec une tranquille inconscience. Il est rare qu’un jeune homme prenne sa fiancée parmi les jeunes filles du voisinage ou ses compagnes d’enfance ; à moins qu’il s’agisse d’une cousine. Il faut faire la distinction pour le Kinyaga, car si dans les autres parties du Rwanda le mariage entre cousins se rencontre, ce sera par exception, alors qu’ici l’union entre cousins-germains est particulièrement prisée et recherchée. La raison de cette vogue qui même parmi nos chrétiens plus tard, a trouvé des défenseurs décidés est inconnue. Leur argument était que de tout temps au Kinyaga on s’est ainsi uni. Hors ce cas, on cherchera au loin, non pas que le prétendant aille roder à travers les bananeraies de la contrée à la recherche du coup de foudre, ou qu’il prenne un temps considérable pour fixer son choix sur l’élue de son coeur après enquêtes et rencontres arrangées. Son choix sera presque toujours arrêté par un ami qui aura pour mission « kulambagiza abakobga » c’est-à-dire faire des recherches parmi les jeunes filles du pays pour trouver celle qui, à son avis, s’accordera davantage au tempérament de celui qui l’aura délégué à cet effet. Ceci est la règle constante et générale. Il se contentera de la description qu’on pourra lui faire comme d’une image et jugera seulement sa beauté d’après le détail qu’il pourra avoir sur ses biens futurs, vu l’importance de la famille. Il ne perdra ensuite pas un temps précieux en visites et entrevues pour déclarer sa flamme à l’élue, mais s’en viendra sans autre connaissance faire sa demande à l’insu de l’intéressée. On sait que la future fiancée n’a pas voix au chapitre, et que si le chef de famille y est opposé, l’intervention, en sa faveur, de la jeune fille ne fera que corser le refus. C’est une mentalité qui est en quelque sorte héréditaire, et sur la remarque souvent réitérée tant à nos chrétiens qu’aux païens sur leur insouciance à ce sujet, on nous a toujours répondu par un argument qui leur semble péremptoire : « Pourquoi se donner tant de peine à fixer son choix ? On ne sait jamais ce qu’il y a dans le coeur d’une fille. Elle montre ses vêtements et cache son coeur, »

 Quelle que soit la manière par laquelle le jeune homme ait connu sa future, et avant toute autre démarche décisive, il aura soin d’aller d’abord consulter le devin, « Ulwo lugo nzalukwiriramo ? » est la demande sacramentelle qu’il devra poser au mupfumu, en l’appuyant du cadeau qui doit décider de la réponse : « Aurai-je accès dans telle famille ! » On comprend que le cadeau sera en proportion des espoirs, que justifie la fortune du futur beau-père. Armé de son « mpinga », le devin fera tourner ses jetons à son gré et fera connaître au consultant s’il trouvera le consentement ou le refus. En général, la réponse négative ne déterminera pas une crise de révolte, et assuré par le jugement du devin que son bonheur se trouve ailleurs, le prétendant se consolera facilement en s’attachant aux pas d’une nouvelle conquête à envisager.

Si au contraire les jetons ont été favorables, le jeune homme dépêche vers la famille choisie un membre de sa propre famille, généralement le père s’il est encore en vie. Parfois c’est d’ailleurs celui-ci aussi qui aura guidé le choix premier et ne fera que compléter auprès du beau-père les intrigues qu’il a tissées peut-être depuis longtemps. L’envoyé, quel qu’il soit d’ailleurs, plaidera de son mieux pour faire accepter son candidat, en louant le caractère et les vertus sociales dont il fait preuve, la situation prospère et respectée de sa maison, l’étendue et l’importance de ses relations et de ses alliances, toutes choses dont personne ne croit un mot, mais qui doivent être dites. Enfin à bout de souffle, il étalera brusquement sa demande et le désir qu’a son client de pouvoir emmener chez lui telle ou telle fille de céans. Entre-temps on a bu la bière de sorgho que le demandeur a apportée dans une grosse cruche, et il présente au chef de famille la houe dite d’intercession, « isuka y’urusabiro ». Ce serait une extraordinaire grossièreté et impardonnable offense que de se présenter à la demande en mariage sans cette houe, accompagnée de la cruche de cidre. L’acceptation par le chef de famille de la houe est le seul gage de l’accord intervenu, et l’envoyé peut rentrer heureux, annoncer le plein succès de sa mission. Mais encore, il peut tout faire échotier si par habitude ou par mégarde il emporte la cruche vidée pendant la visite. En effet, toujours celui qui a apporté de la boisson pour un entretien amical ou une réunion, remporte le vase en quittant la maison, sauf en cette circonstance plus solennelle, où il doit l’abandonner à l’hôte dont il est venu implorer la bienveillance. L’en priver aurait pour sanction immédiate la rupture des pourparlers.

Entre la promesse de mariage et le moment où tout le monde sera disposé à livrer la future, il se passera un temps plus ou moins long, qui est rempli par les visites mutuelles que se font futurs gendre et beau-père, toujours appuyées de force cruches de « nzoga » (bière). Ces visites devront garder un air de réjouissance ; il y aura toujours des invités et les frais en retombent non sur l’hôte mais sur le visiteur. Le beau-père de son côté, quand il rendra ses visites au futur gendre, aura la même obligation d’abreuver les invités de celui-ci.

Si des relations régulières s’établissent ainsi entre les deux hommes, il n’en est pas de même des règles qui régissent la conduite du futur envers sa promise et la mère de celle-ci. La fuite mutuelle est une des plus assujettissantes obligations de la coutume. Y manquer serait s’exposer à la réprobation publique, et prêter son nom à des chansons satiriques qui, colportées au loin, empêcheraient pour jamais le coupable de trouver une compagne parmi celles de son âge. Elles sont cruelles ces chansons dans leur concision, et si elles prouvent que des gendres ont osé parler à leur belle-mère, elles sont une dure revanche de l’opinion publique qui tient à cette retenue.

Dans les allées et venues, il leur arrive de devoir se croiser dans un même sentier. Le futur alors sortira du chemin par où vient la mère, et tournera la tête du côté opposé ; elle, sans s’arrêter et sans le regarder, dira le bonjour qui lui est propre : « Gira umwami », auquel l’autre répondra simplement par un grognement, sans, plus. Exposés aux regards, ils ne peuvent se communiquer les moindres nouvelles. Quand il advient que le jeune homme va rendre visite à son beau-père et qu’il soupçonne son absence, il prendra la précaution de siffler en approchant de l’enclos pour annoncer sa visite, et permettre à la mère de sa promise de s’arranger pour le recevoir. A cet effet, elle se hâtera de placer un escabeau tout juste à l’entrée, au seuil de la maison, pour le respectable visiteur, tandis qu’elle-même ira se placer derrière la cloison de séparation dans l’intérieur de la hutte, où elle se tiendra debout tant que durera la conversation. C’est le seul endroit où il leur soit permis de se parler, et toujours sans se voir.

La fiancée, qu’elle connaisse de longue date celui qui est venu la demander ou qu’elle l’ait entrevu et entendu pour la première fois lors du consentement donné par son père, se tiendra dans un complet éloignement du compagnon, avec lequel elle devra vivre bientôt. Il ne lui est pas permis de lui parler ou de se laisser voir par lui, et elle doit prendre tous les moyens pour éviter toute rencontre. Si le cas se présente, et qu’elle soit seule, elle fuira par les champs, en abandonnant toute occupation pour se mettre à l’abri : elle abandonne sa cruche d’eau à la source et sa houe dans le sillon, de peur d’être approchée de son fiancé. Est-elle en compagnie, elle se faufilera derrière un groupe et ses compagnes lui prêteront leur concours pour la dissimuler de leur mieux, afin qu’elle ne soit pas aperçue. Quelle que soit la raison de cette obligation, elle est une loi des plus strictes, et son observation a toujours été extrêmement rigide. Quand on considère que la moralité publique à cette époque de leur vie est pratiquement sauvegardée, on ne s’étonne plus que les manquements entre fiancés, tout païens qu’ils sont, sont extrêmement rares. Ce n’est pas que toute relation d’amitié soit exclue entre eux, mais toute manifestation se fera par une tierce personne, comme la remise d’un menu cadeau, soit un collier de verroterie, un bracelet de laiton remis par le fiancé, ou quelques feuilles de tabac transmises au nom de la jeune fille. Des messages également passent par la même voie, de part et d’autre. Agir autrement serait faire preuve de manque d’éducation et exposerait à la rupture pour cause de déshonneur porté aux deux familles. Il y a dans le scandale toutefois un recours qu’aura la jeune fille, pour se libérer de l’obligation d’épouser un homme dont ‘elle ne veut pas. Mais quand on a pu dire d’une fiancée qu’elle « yaliye isoni » c’est à dire a avalé toute honte, elle aura bien de la difficulté à trouver un mariage régulier. Il est à remarquer que les fiançailles, telles qu’elles sont décrites ici, découlent uniquement du consentement du père de la jeune fille ou de l’ayant droit, c’est-à-dire du frère aîné ou de l’oncle paternel, quand le père a disparu, et que les restrictions dans les relations des fiancés n’ont force de loi qu’en tant que les fiançailles elles-mêmes procèdent de ce consentement. Le choix seul que pourrait faire un jeune homme, sans la consécration du consentement paternel, ne constitue pas de fiançailles, même si la jeune fille entrait dans les mêmes vues. Dans ce cas, rien extérieurement devant les autres n’empêcherait leur fréquentation, et par la force des choses ils régulariseront leur situation par une des méthodes de mariage dont nous parlerons plus loin.

Arrive le moment où le jeune homme trouve qu’il a fait assez de visites de politesse à son futur beau-père et bu assez de cruches de nzoga en sa compagnie ; et il désire connaître le jour de son mariage. Dans ce but, il annonce qu’il va apporter la bière du « gutebutsa », hâter le jour des noces. Et c’est autour de la boisson qu’on décide de bâtirla petite case auprès de la hutte des beaux parents, qui servira de premier abri et de premier nid. C’est là depuis le soir de leur union que nos jeunes mariés vivront, pour que la jeune femme s’habitue doucement, sous la garde de sa mère, à son nouveau maître. Il est à remarquer qu’au Kinyaga la nouvelle mariée ne passera pas la journée dans la maison de son mari, mais dans celle de son père qu’elle quittera chaque soir pour rejoindre son mari. Cet abri précaire, appelé « inzu yu kutahirira mo », Case de refuge après le travail, ne servira que le temps nécessaire pour habituer les deux jeunes gens aux travaux du ménage. Dès que l’homme se sent maître chez lui, il ira s’établir sur le terrain de son choix.

Et voici le jour des noces. Les invités affluent et se rassemblent chez les parents de la fiancée. Celle-ci est assise sur le lit de ses parents, entourée de ses amies et des femmes invitées, qui font bonne garde devant l’unique accès de l’alcove en claies de roseaux. Les autres invités se tiennent à l’extérieur sous l’auvent et dans la cour. A la tombée de la nuit, le fiancé, précédé de deux témoins et accompagné d’un ami porteur d’une cruche nzoga, fait son entrée au milieu des cris de joie de la foule. Les trois hommes se sont arrêtés juste à l’entrée de l’enclos, tandis que le porteur de la boisson entre droit dans la hutte, dépose la cruche et revient vers son ami, entraînant à sa suite tous les parents de la fiancée qui quittent la maison. L’un d’eux vient avertir le jeune homme que sa fiancée est seule dans la maison et l’attend. A l’instant où il s’approche de la porte, les femmes et jeunes filles qui défendent l’alcove se précipitent à sa rencontre armées de tisons enflammés et de bâtons et cherchent à lui interdire l’accès du lit. En même temps que des coups, elles font pleuvoir sur lui des insultes et des gros mots; des malédictions et des menaces, qu’il doit toutes subir sans réagir autrement que par la bousculade. Battu et insulté, le fiancé n’a pas le droit de riposter ou de prononcer un mot. Toute sa tactique doit consister à se frayer un passage jusqu’à l’alcove et à toucher la jeune fille de la main. Il crie alors « Mulampe impundu, ndalongoye !» « Donnez moi le chant de victoire, je suis marié ! » Les coups cessent alors de pleuvoir, et les femmes se précipitent vers le lit tout en criant leur joie, pour enlever à la fiancée ses habits de jeune fille et lui remettre ses premiers atours de femme mariée « guca uruhu », La parenté peut alors rentrer sous le toit.

Les femmes se tassent dans le compartiment qui leur est réservé et autour du lit où se tient toujours la mariée, tandis que le père trône sur un escabeau au centre des invités face à son gendre et à ses amis. Et la beuverie commence au milieu des chants et des cris. Cependant, il y a des pleurs et des lamentations qui viennent de l’alcôveet que les bonnes paroles des commères ne parviennent pas à calmer.Les complaintes en mineur se prolongent dans la nuit, strophes d’une infinie douceur et mélancolie, alternant avec des chants sarcastiques sur la dureté des hommes et de leur avarice, jusqu’au moment où le père s’envient auprès de sa fille et la console en lui promettant de beaux cadeaux, qui d’ailleurs ne seront jamais donnés.

Bien avant dans la nuit, les cruches de boisson fermentée se succèdent, tandis que l’on ramasse toutes les lances et autres armes qu’on lie en un faisceau, tant pour prévenir tout accident en cas de saoulerie, que pour empêcher que quelqu’un profite de désordre pour s’approprier, le bien d’autrui.

Jusqu’au matin, chants, cris et danses s’entremêlent autour des cruches qui se vident, et voici l’aurore. Tout le monde est dehors dans la fraîcheur du matin ; un grand feu est allumé au milieu de l’enclos autour duquel on groupe le bétail à corne. Si le patron est trop pauvre pour posséder même une bête, une fillette occupera la place près du feu. Et le bruit et les cris et les chants montent à leur climax c’est le moment où toutes les bénédictions sont attirées sur le nouveau ménage.

Une dernière coupe est vidée autour du foyer aux premiers rayons du jour montant, et tandis que les invités se préparent à regagner leurs demeures, le nouveau marié, accompagné de ses deux témoins, pénètre dans la maison auprès de sa femme. La courte lutte qui s’en suit est bientôt interrompue du cri traditionnel de : « Murampe impundu, ndarongoye » et les échos de la montagne retentissent des cris joyeux des femmes et annoncent à tous les vents l’heureux événement.

Nous avons parlé du cri traditionnel. Il est en effet pour  nos indigènes le témoignage essentiel du mariage et comme sa consécration. Son omission serait une preuve d’invalidité.

A partir de ce moment la mariée prend le nom de « umugeni » qu’elle gardera jusqu’à ce que celui de « umugore »vienne le remplacer, et elle entre dans son temps clos : « kuba mu rwali » — Rester au nid ! Nous en dirons un mot à la fin du mariage par rapt, car quelque soit le mode de mariage qu’on aura adopté vu les circonstances, la « mugeni » devra être fidèle à ces us et coutumes, sous peine de causer la mort de son mari.

Le mariage de leurs enfants entraîne pour les parents une autre obligation ils ne peuvent vivre séparément. Si le père est veuf, il doit prendre une femme de passage, et si la mère n’a plus de mari, le frère ou le cousin du défunt doit venir lui tenir compagnie pour la circonstance.

Il arrive que la cadette est donnée en mariage avant l’aînée. Dans ce cas, le fiancé devra lutter avec l’aînée et la jeter par terre pour lui enlever ainsi son droit d’aînesse.

Par La Ruse Ou Par Le Rapt

Parfois le refus, qu’a éprouvé le prétendant à la main d’une jeune fille, n’est pas accepté avec toute l’insouciance qu’on serait en droit de supposer, vu le peu de facteurs intervenus pour porter l’amour qu’il éprouve pour son élue jusqu’à l’engager dans la voie de l’attaque brusquée. Et cependant des cas semblables se présentent et ils sont rigoureusement catalogués par la coutume, en sorte que celui qui y a recours, après des refus obstinés de la part de son beau-père désiré, trouvera dans la place assez de partisans pour l’aider à lui jouer le tour, qui, de droit, le mettra en possession de l’objet de ses convoitises. Il le fera tantôt par la ruse, tantôt par la force : question de tempérament et de psychologie.

Ces ruses sont des actions bien innocentes en elles-mêmes, mais consacrées par l’usage, elles ont force de loi, que protège toujours la crainte superstitieuse attachée à ces pratiques. Elles sont conseillées par les bapfumu et comme telles, elles profitent de toute la considération due aux manifestations révélées des esprits. La contravention entraînerait les pires malheurs dans la famille du récalcitrant.

Gutera umwishwa, « Jeter le feston », est l’expression consacrée, bien que très souvent l’objet qu’on emploie n’ait rien de commun avec la guirlande que signifie ce mot de « mwishwa ». Qu’on porte à une personne qu’on veut honorer, un cadeau en nature, soit panier de nourriture, soit cruche de bière de bananes, on entourera toujours le col du récipient d’une collerette de feuilles de bananier ou d’une plante grimpante arrangée en feston; le contraire serait d’une extrême impolitesse qui pourrait bien finir en bagarre. C’est cette collerette qui porte le nom de « mwishwa», et dans certains cas, c’est elle, dont se sert parfois le jeune prétendant qui veut arriver à ses fins.

Pour cela, il cherche une occasion de se rencontrer avec la jeune fille devant témoins. Généralement des amis communs et des parents de la partie adverse sont dans le secret, et ce sont eux qui arrangent la rencontre fortuite, soit un jour de travail commun, soit à un retour de marché. Subrepticement le garçon se présente devant la fiancée désirée et lui jette une poignée de ces plantes grimpantes en criant pour être entendu de tout le monde : « Ndakurongoye ! » « Je te prends pour ma femme!

D’autres fois les choses se passent d’une façon plus sournoise. L’amant se contente de remettre à un de ses amis un bracelet de laiton, avec prière d’aller le déposer bien en évidence dans la maison de son futur beau-père, à un endroit où il ne peut passer inaperçu. Ceci est de bonne guerre, chaque fois que le jeune homme craint de rencontrer quelqu’un qui pourrait bien lui faire passer un mauvais quart d’heure, si on le surprenait dans la hutte.

L’ami dépose donc le bracelet à l’endroit voulu, et s’en revient dehors en hâte pour ne pas se laisser voir. Arrivé à quelque distance, il se retourne, appelle le propriétaire de la maison et lui crie : « Mumenye ibintu bya kanâka nsize aho ! » « Ayez l’oeil aux choses d’un tel que j’ai laissées chez vous ! » Comme on verra plus loin, l’effet de ces paroles est magique et toutes choses s’arrangent au plus vite.

Parfois le bracelet de laiton est remplacé par un petit panier, une natte, et une cruche. Dans ce cas, trois amis sont députés vers la maison; ils déposent le tout en silence à l’entrée de la hutte, et se sauvent sans avoir prononcé une parole. Panier, natte et cruche sont assez éloquents et tout le monde sait pourquoi ils sont là en ligne comme tombés du ciel.

Gutsinda umwali. « Vaincre la fiancée. » (le terme exact est fille nubile). Pour parvenir à exécuter ce tour, il faut un espionnage assez prolongé des occupations de la demoiselle, et la connivence d’un membre de la famille qui connaît les habitudes de la maison. Il faut en effet intervenir au moment propice. Un jour que sous l’auvent du seuil, agenouillée devant la pierre à moudre, la jeune fille a déjà moulu une bonne partie du grain dont la farine s’entasse sur le van qui la reçoit, le fiancé se présente subitement, sortant de sa cachette, la salue et du même coup enfonce ses doigts dans la masse blanche de la farine. Et il se sauve, sûr désormais de sa victoire.

 Kwambika umuheto. « Habiller la fille de l’arc ». En compagnie de quelques témoins, le prétendant rôde dans les champs à l’heure où la fiancée cultive le champ paternel; il s’approche à la dérobée, salue et lui jette son arc autour du cou, sans, dire un mot de plus.

Dans tous les cas précités, la famille est suffisamment avertie de la volonté du prétendant et des conséquences désastreuses qu’aurait désormais pour elle tout mauvais vouloir de sa part : les esprits des morts se vengeraient cruellement. La crainte des maladies et des malheurs qui seraient la conséquence de leur obstination détermine désormais une rapide solution de toute difficulté. Sans retard, tous les membres de la famille qui seraient occupés à un travail quelconque sont rappelés à la maison. Tout travail doit cesser ; le reste de la journée se terminera dans le repos. Les taureaux sont séparés du troupeau, ainsi que les béliers et les boucs. Le père de la famille lui-même s’il veut se reposer, n’a pas le droit de gagner son lit, il devra se contenter de la terre nue. Et le mariage aura lieu le soir même.

A partir, de ce moment, on suit le cérémonial décrit plus haut, sauf quelques divergences. Ainsi, ce sont les parents du jeune homme et non un ami qui apportent la première cruche de nzoga. Ils y joignent une houe en cadeau. Les invités viennent ensuite accompagnant le fiancé. Au moment où ils entrent dans la maison, ils sont aspergés d’eau lustrale par la belle-mère, et en participant à la tournée de bière, ils tiennent en main chacun une feuille de « mikundi ».

La fête se termine le matin, non autour du feu, mais sur une natte qu’on a étendue par terre dans l’enclos et sur laquelle chacun vient se laver mains et visage.

Le Mariage Par Rapt

Bien que légitime d’après l’usage, leur répugne beaucoup plus, et à cause de cela même, son effet parfois peut être contourné. Quand le prétendant évincé veut, par ce moyen, forcer la main à son futur beau-père, il cherche à gagner la connivence de quelques parents de celui-ci. Dans le secret le mieux gardé, ils préparent tout le festin chez le fiancé, brassent et cuisent boissons et mets, pour être prêts au jour convenu. Au moment indiqué, plusieurs des conjurés surprennent la jeune fille soit à la fontaine, soit dans les champs et l’emmènent en hâte vers la case du prétendant. Au premier moment de stupeur et d’indignation succède rapidement chez les parents le sentiment très net qu’après tout ils sont dans leur tort, puisque les esprits ont commandé ce coup forcé, pour leur épargner de plus graves peines, et bénévolement ils s’en viennent participer au festin de noces qui est tout prêt.

Quand les beaux-parents tiennent à faire eux-mêmes la fête et, revenant sur leur premier refus, veulent bien faire les choses, ils se mettent d’accord avec le ravisseur pour une date ultérieure, à laquelle ils célébreront le mariage avec toutes ses cérémonies, comme si rien de particulier n’était intervenu, qui eut pu leur arracher, le consentement.

Si au contraire, les parents, s’entêtant dans leur obstination, ne voulaient à aucun prix se laisser persuader délaisser leur fille au ravisseur, la coutume leur donne une échappatoire. Pour calmer la rancune des esprits qu’ils provoquent en ramenant leur fille à la demeure paternelle, ils invitent le ravisseur à venir passer une nuit sous leur toit. Au matin, on pourra le congédier sans tomber encore sous les ressentiments des mânes.

Quels que soient le mariage conclu et les bases sur lesquelles il a été amorcé, du moment que le fiancé a prononcé la parole sacramentelle en quelque sorte, du :«Ndakurongoye », la jeune fille est appelée « umugeni » la mariée — et non plus « umwali » ou « umukobwa » ni « umugore ». A partir de ce moment elle entre dans le temps clos appelé t « urwali », pendant lequel elle doit « gutînya », c’est-à-dire montrer de la réserve et de la pudeur. A tout prix, elle doit se tenir loin du public ; elle passera toutes ses journées dans la maison paternelle sans pouvoir en sortir sinon dissimulée, « Kumena urwali » — rompre le temps clos — est une transgression extrêmement grave qui entraînerait la mort du jeune mari. Quand des raisons de force majeure la feront sortir de sa retraite, elle s’enveloppera dans une natte ou dans une longue et ample étoffe qui la couvrira entièrement en ne laissant qu’un oeil libre pour guider ses pas. Et encore alors, il ne lui est pas permis de se retourner pour voir ce qui se passe derrière elle. Elle est dispensée pendant tout le temps que durera cette claustration du plus petit travail et elle ne pourra se livrer à aucune des occupations qui remplissent les heures d’une maîtresse de maison. Elle se contentera de recevoir ses jeunes amies, avec lesquelles jadis elle prenait ses ébats ; et les journées se passeront ainsi dans une oisiveté complète, pendant qu’autour d’elle, tout le monde vaquera aux travaux coutumiers, sans même penser à l’y faire participer : sa position de jeune mariée l’en dispense de plein droit. Même le repas de son mari n’est pas préparé par elle. Chaque soir, à la huit tombante, elle quittera furtivement et sans être aperçue la maison paternelle, pour se glisser dans la case de son mari et gagner la couche en compagnie d’un jeune frère ou de sa petite sœur, qui devra « guca hagati », se tenir entre eux pendant le repos. Cela durera tant que le mari tardera à lui promettre un cadeau qui lui plaît. Quand il se sera acquitté de cette dette, elle acceptera de venir seule. Cependant au matin elle réintégrera la hutte paternelle.

Dès que le mari aura pu cueillir suffisamment de bananes pour préparer la boisson nécessaire à la fête du « kutinyura » (levée de la claustration), il retiendra sa femme :à la maison en _lui _imposant son nouveau ‘foin, par lequel elle sera appelée désormais, Quand tous les invités sont réunis dans la maison paternelle, le mari fait envelopper sa femme dans des étoffes ou une natte et l’amène ainsi dissimulée au milieu des invités. Un sacrifice est offert aux mânes, et on se laisse aller à la joie et la danse, autour des cruches de boisson. A partir de ce moment, la « mugeni » peut aller et venir à son aise et se livrer à tous les travaux qui lui reviennent : le temps du « rwali » est terminé, et elle habitera désormais dans sa propre maison. Dorénavant elle nous apparaîtra tête rasée, et ornée d’une double couronne de fines perles blanches en verroterie. Un collier encercle le front en passant par le haut de la tête, tandis que l’autre en cinq tours formera comme une calotte laissant l’occiput libre.

Cette couronne de perles fera place à la couronne de paille de sorgho (urugori), à la naissance de l’enfant. S’en passer serait se moquer de son mari et manifester clairement qu’on a le désir de le voir mourir.

 

Finissons ce chapitre par l’énoncé de quelques règles de bienséance que doivent observer femmes et filles. — Jamais une personne du sexe ne doit sauter en présence des hommes. Cette défense a affecté même les danses au Kinyaga. Alors que dans les autres provinces du Rwanda, la danse est un exercice rythmique de sautillement, elle est devenue au Kinyaga un glissement où les pieds quittent à peine le sol, même aux moments les plus passionnés. Leur chorégraphie prend par là un air de nonchalance et semble uniquement viser à faire ressortir l’aisance tranquille du mouvement des bras et du buste. On ne verra pas non plus une femme sauter un ruisseau ou une mare d’eau. Quand elles sont entre elles, elles ne se gênent pas pour si peu, mais sous les regards depassants, elles traverseront à même l’eau et la boue. Jamais une fille ne doit se permettre de siffler. Il paraît que cette licence la rendrait creuse de coeur et d’esprit. Leur expression pour rendre l’effet de la punition est la suivante « Batahinduka umutima w’intomvu ». Le « ntomvu» est un bois creux dont les indigènes font leurs flûtes ; le sens est donc celui-ci

« Qu’elles ne deviennent pas comme le creux du bois de flûte.» En fait, on les entend parfois siffler, et c’est alors un vrai haro sur le baudet

Dans toute maison même la plus pauvre, il y a toujours deux foyers ; celui qui occupe le centre exactde la case, où se réunissent hommes et garçons, et celui du compartiment des femmes qui est le foyer de cuisine. C’est là que la mère de famille reçoit les voisines et amies qui viennent lui tenir compagnie. Elles peuvent occuper la place autour du grand foyer quand les hommes sont dehors à leurs travaux. Quand la femme est seule à la maison et qu’un visiteur se présente, elle doit le recevoir dans la partie ouverte de la hutte près du foyer principal, face à la porte qui reste toujours entrouverte. Le visiteur lui-même doit planter sa lance au dehors sous l’auvent, tant pour faire savoir à ceux qui viennent après lui que quelqu’un est dans la hutte, que pour indiquer au mari, s’il survenait, qu’on ne s’est pas glissé dans sa maison comme un voleur. Quand tous sont à la maison et qu’un ami vient passer un moment en leur compagnie, la femme se présente un moment pour saluer le visiteur, puis se retire. Si elle veut prendre part à la conversation ou veut marquer son estime pour l’ami, elle se tiendra debout à l’entrée de son réduit, appuyée contre le pilier qui délimite la séparation.

Au mari est toujours réservé l’escabeau et la femme ne s’en sert qu’en l’absence de son maître et seigneur. Assise sur sa natte, elle aura les jambes allongées ou repliées du même côté. Devant le foyer, elle serai agenouillée et assise sur ses talons. Jamais, comme d’ailleurs dans tout le Rwanda et le Burundi, elle ne se permettrait de s’asseoir genoux relevés, comme il est d’habitude dans les contrées où l’islam a laissé son empreinte.

Quoique l’usage de la pipe soit généralisé parmi les filles d’Eve, il ne leur est pas loisible d’en user en présence de leurs maris. La raison en est, selon nos gens, qu’il est défendu aux femmes de cracher devant leur seigneur; c’est un signe de mépris, et une grosse injure. Pour leur enlever la raison de cracher, on leur défend donc de fumer. Le seul cas où il lui soit permis de prendre une pipe en bouche devant son mari, c’est quand celui-ci lui a demandé de lui bourrer la sienne. Elle doit alors l’allumer elle-même et la lui remettre après l’avoir bien amorcée. En la lui tendant, elle doit glisser d’abord le tuyau entre le pouce et l’index pour l’essuyer, et présenter la pipe des deux mains, en la tenant du bout des doigts, les mains jointes. Offrir d’ailleurs un objet quelconque d’une seule main est une grossièreté impardonnable et dès le plus jeune âge les enfants sont strictement tenus à observer cette loi de politesse. Tendre un objet d’une seule main, fut-ce une aiguille ou un siphon à boire, ferait soupçonner de la mauvaise volonté et du mépris.

La pipe une fois allumée, la femme n’a pas le droit de la passer d’abord à un intermédiaire. Ce serait une cause de divorce ; en tout cas il en résulterait une grave dispute et des coups. Un jour devant nous eut lieu un fait pareil : pour avoir méconnu ce droit du mari, il y eut une véritable bagarre où tous deux laissèrent des poils et des dents. Le mari, après la bataille, jura qu’il ne toucherait plus une pipe, et un comble de jalousie, il a tenu parole. Car quinze ans plus tard, rencontrant Sebahutu, le héros de l’aventure, il n’avait jamais plus touché une pipe, malgré les moqueries qui ne lui ont pas manqué.

Il n’est pas permis à la femme, de manger d’autres viandes que du boeuf et du veau ; se permettre de se régaler de viandes de mouton ou de chèvre exposerait, paraît-il, à des maux d’intestins, et plus certainement à un renvoi au moins transitoire chez sa mère, d’où devra venir ensuite une amende honorable en forme de chèvre ou mouton, pour obtenir la réintégration de la femme dans son ménage. Cette défense de la discrimination des viandes atteint la jeune fille déjà à partir du temps où elle pourrait être demandée en mariage. Jusque-là il lui est loisible de se nourrir comme bon lui semble. Sur notre demande pourquoi ces viandes leur ont interdites, alors que dans leur jeune âge elles pouvaient en prendre à leur gré, elles ont répondu par une raison qui est comme stéréotypée à travers tout le Rwanda : « Quand nous arrivons à l’âge d’être mariées, le père un jour nous sert de la viande dans laquelle il a mêlé à notre insu de petites fourmis (« utumonyo ») qui donnent à la viande un goût insupportable et nous forcent à la rejeter. A partir de ce moment nous n’osons plus en manger. » C’est certainement une raison controuvée, bien qu’accréditée dans toutes les provinces, et sûrement pas la bonne, puisque par l’expérience faite de goûter de la viande à laquelle on avait mélangé intentionnellement des « tumonyo » nous n’en avons ressenti aucun malaise malgré le goût un peu prononcé d’acide formique. D’autre part, celles qui sont sincères vous avoueront bien, et personne d’entre elles ne protestera si vous montrez que vous êtes dans le secret, que « dans l’obscurité toutes les viandes se ressemblent », et que cela marque la pratique courante. L’important en cela comme en beaucoup d’autres cas consiste à ce que le mari ne s’en doute pas. Cela coûterait trop cher aux parents.

Il y a d’ailleurs des exceptions autorisées en vertu d’un contrat tacite : quand au jour du mariage le jeune homme a remarqué une patte de chèvre suspendue à la paroi du lit, il est suffisamment averti des goûts de sa future. S’il ne proteste pas sur le champ, il ne pourra plus empêcher sa femme de manger ceque bon lui semblera. D’autre part, les maris, eux, donnent de cette défense draconienne une explication beaucoup plus plausible : « Nous sommes déjà obligés de partager notre boisson avec nos beaux-pères, pourquoi encore partager la viande avec leurs filles ? » Et là-dessus ils crachent par terre en signe de décision et de mépris ou d’écoeurement.

Une femme qui se respecte ne portera jamais les cheveux longs, mais sera la tête rasée le plus fréquemment possible. Dans aucun cas elle ne peut revenir à la mode de coiffure des jeunes filles elle doit rester chauve. Quand elle accompagne son mari au dehors pour rejoindre les champs ou le marché, elle ne le précédera jamais ; elle le suivra, chargée des objets qu’il veut transporter. Ce qui ne signifie pas que la femme serve de bête de somme. Il est au contraire une coutume invariable dans tout le Rwanda, que tous les travaux sont accomplis dans une mutuelle entente. Et on ne verra jamais une femme écrasée sous un fardeau, alors que le seigneur se prélassera.

Dans ses relations avec ses beaux-parents, la bru ne désignera pas son beau-père par l’appellation « data-bukwe » mais dira, soit « mutâma », soit « mukambwe », qui ont tous deux le sens de « le vieux » mais sans la signification péjorative qu’ils ont dans nos langues. Elle lui dira encore « sogokuru » grand-père, et en parlant de lui on l’entendra dire avec plus de respect encore : « Wa mwami w’ i wacu » — ce roi de chez nous. A sa belle-mère elle s’adressera par « mawe » ou « maye », mère et en parlant d’elle, elle dira : « Wa mukecuru » la bonne vieille.

Elle observera d’ailleurs à l’égard de son « mutama » un éloignement officiel qui est de bon ton. Quant à sa situation vis-à-vis de ses beaux-frères, qu’il me suffise de citer le proverbe indigène qui éclaire suffisamment la moralité d’une population qui groupe les huttes d’une même famille dans un seul enclos : « Abo mu rugo rumwe, basa bose. » — Tous ceux d’un même enclos se ressemblent. — La légitimité des enfants d’une femme mariée est pour eux sans intérêt.