Autour Des Premières Dents

Une remarque importante s’impose au début de ce chapitre, pour en finir en une fois avec une explication que nécessite le retour fréquent de la même obligation rituelle qui réunit les deux époux. Une loi générale, déjà énoncée plus haut, prive les époux de leurs droits essentiels depuis l’annonce certaine du résultat de leur union jusqu’au jour du sevrage de leur enfant. Des coutumes non moins strictes les obligent sous peine des plus graves conséquences à se rencontrer dans des circonstances données, et dont il est fait mention à plusieurs reprises dans les pages qui vont suivre. Qu’on nous permette de dire que cette obligation existe chaque fois que la coutume est désignée sous le verbe « kulya ou kumara » (en finir, avec). Nous n’aurons donc plus à revenir sur le sens à donner à ces devoirs qui restent des exceptions imposées contre une loi générale.

Le jour où la mère s’aperçoit que les dents de son bébé font leur apparition, elle doit sans retard en avertir son mari, car de par la coutume elle est impure il ne lui est plus permis de se mêler aux autres et jusqu’à sa nourrituredoit être prise à l’écart. Aucun homme, même en compagnie des gens de la maison, ne peut l’approcher. L’enfant également est devenu impur, et aucun homme marié n’a le droit de toucher un enfant dont les dents commencent à poindre. Aussitôt que possible, il faut procéder à la purification de la mère qui est dénommée « kulya amenyo » (manger les dents).

Si le mari est à la maison le jour où la mère a observé le début de la dentition, les choses s’arrangent au mieux. Les grands parents sont invités à un sobre repas que la mère a préparé elle-même avec de la farine de sorgho mêlée à de l’eau chaude (umutsima). Ensemble ils se régalent decette pâte insipide, qui a comme privilège de lever le ban entre les époux sans plus tarder, et rendre à la mère le droit de cité dès l’aube du lendemain. Il arrive qu’au moment critique, le mari est retenu au loin par ses occupations. La mère lui fera néanmoins dire de venir la délivrer de sa honte, et à moins d’impossibilité elle sera écoutée. Mais si l’absence doit se prolonger outre mesure, et que la femme supporte avec peine sa mise au ban dela communauté, elle pourra sans que quelqu’un puisse lui en faire reproche, et parfois elle y sera obligée, proposer à un ami de son mari de le remplacer près d’elle pour cette circonstance.

Le cas se complique quand le mari a quitté définitivement le logis et sa femme, soit par le divorce, soit par la mort. Nous suivrons dans des paragraphes différents le procédé appliqué dans chaque cas particulier. On se rendra ainsi un compte exact de l’importance qu’a dans leur croyance et leurs moeurs, ce chapitre de leur lévitique,

a)La mère est une divorcée (ikivanzu) dont le mari a fondé un nouveau foyer, et elle-même a trouvé un nouveau refuge. Il est remarquable comment dans cette circonstance du « kulya amenyo », les haines les plus invétérées, les répugnances les plus ancrées, sont oubliées pour un instant, Il s’agit en effet pour eux d’un intérêt général où tout le clan aurait à dire son mot se refuser d’un côté ou de l’autre à ce cérémonial serait exposer l’enfant à de graves maladies, et s’il venait à mourir après le refus d’un des époux à se soumettre à cette coutume, toute la famille du coupable récalcitrant tomberait sous la loi de la vendetta. Le premier mari, prévenu, se présentera donc à la demeure actuelle de la mère de son enfant, accomplira ses obligations légales en dehors de la présence des grands parents, et après avoir congédié le conjoint du moment.II se retirera ensuite et reprendra le chemin de son propre logis. Si pour une raison ou une autre, le sorcier consulté avait décidé que le mari n’avait pas à se déranger et que tous les torts du divorce ont été du côté de l’épouse, celle-ci devra aller retrouver son ex-mari chez lui, même s’il est remarié. La concubine sortira de la maison pour leur permettre d’accomplir la coutume légale dans une circonstance où l’existence de leur enfant pourrait être en jeu.

b)II arrive cependant que ni l’un ni l’autre ne veuille jamais plus se revoir et qu’aucune considération, aucune menace, ne parvienne à les convaincre de la nécessité de l’oubli et du pardon par amour pour leur enfant. Ils sont comme morts l’un à l’autre. On assimilera alors ce cas à ce qui se pratique quand le père de l’enfant est mort, ou qu’il a disparu sans qu’on sache ce qu’il est devenu ; la mère est simplement traitée comme s’il s’agissait d’une veuve dont le mari serait mort avant la dentition de l’enfant. C’est la loi du lévirat qui jouera ici, avec cette différence que le beau-frère choisi pour la circonstance doit être libre de tout lien, ou tout au moins, s’il est marié, son union doit être sans descendance. La raison est celle donnée plus haut qu’aucun homme ne doit communiquer avec une mère dont l’enfant vient d’avoir ses premières dents. La mort de ses propres enfants en serait la punition.  A l’occasion de cette application de la loi du lévirat, il y a un déploiement extraordinaire de solennités qu’on ne rencontre que rarement chez eux, même dans les plus graves affaires. C’est assez dire l’importance qu’ils attachent à cette loi et aux conséquences des infractions possibles.

La femme veuve ou assimilée fait savoir elle-même à celui de ses beaux-frères qu’elle a choisi, qu’il aura à se rendre chez elle tel jour pour la cérémonie indiquée. En même temps, les anciens des deux familles sont avertis du choix fait et ils se donnent rendez-vous dans l’habitation de la veuve. Une fois tous réunis, ils se portent à l’entrée de la maison devant la porte sous l’auvent. Les anciens s’accroupissent d’un côté ayant en face d’eux la veuve et l’homme choisi par elle, comme dans une scène de tribunal.

Sur l’interrogation des anciens, pourquoi cette convocation et cette assemblée, la femme expose en peu de mots son état de veuvage, la dentition de son enfant, les liens qui la lient à celui qui est le frère de son mari défunt, et demande que celui-ci la délivre du ban qui pèse sur elle, et des dangers qui guettent son enfant. L’intéressé, mis en cause directement, lance son plaidoyer pour ou contre avec cette prolixité de termes qui est le propre de toute procédure judiciaire chez nos noirs. II refait toute l’histoire du mariage de son frère avec cette femme, brosse un tableau plus ou moins réel de leur union ; rappelle les circonstances malheureuses de sa disparition ou de sa mort et termine soit en acceptant la loi qui le liera temporairement à sa belle-soeur, soit en exposant les raisons et les prétextes qui le dissuadent de l’accomplissement de cette loi. S’il refuse, il se redresse d’un coup et reste debout appuyé sur sa lance, pendant que les anciens se consultent pour trouver une solution équitable à cet imbroglio.

Mais le beau-frère est un garçon accommodant et il accepte le rôle qui lui est dévolu de par la loi et les circonstances. Là-dessus, les anciens témoignent entre eux leur assentiment ou font leurs réserves, comme cela doit se faire entre gens qui ont tous l’expérience de la vie. Il va sans dire qu’on en reste finalement à la déclaration de l’intéressé principal,  qui est évidemment l’homme assis auprès de la femme.

Le plus important des anciens accroupis en face du couple saisit alors sa hachette et tout en posant les conditions de cette union transitoire du « kulya amenyo », il frappe à coups saccadés de la pointe recourbée de sa hachette la terre entre les deux époux de circonstance. Il tient au candidat avec plus ou moins de variantes et de détails un discours dont le fond reste le même : « Ton frère avait de la force, dit-il, il était jeune, beau garçon ; personne dans le clan qui ne l’ait connu. Un jour il prit cette femme : elle était fille alors. Nous savons ce qu’on a donné pour elle, le nombre de cruches de boisson qui ont été bues à l’occasion de leurs fiançailles et de leur mariage. Ils ont enfanté l’enfant qui est là. Puis il est mort. Nous avons fait le deuil et nous avons accompli le rite de la sortie de deuil, et l’enfant s’est gardé, il a grandi et ses dents sont apparues. Toi, tu dois sauver cette femme, qui est femme de ton clan et cet enfant qui est votre enfant. Mais écoute, et vous tous qui m’entendez, écoutez…»Et tout en frappant la terre de sa hachette, il continue « Tu vas accomplir ce rite prescrit par les aieux, et voici ce qui arrivera à tous deux : Si à partir de ce jour la femme s’enfuit ou divorce avant de t’avoir donné un enfant, qu’on détruise et brûle la hutte où elle se sera réfugiée et qu’on la ramène de force vers toi. Mais si l’homme quitte cette femme avant qu’un enfant ne soit né de leur union, qu’on brûle et tue dans sa famille.»

Chacun des assistants donne son assentiment à ces instructions et ces menaces ; puis chacun regagne sa bananeraie tandis que les nouveaux époux rentrent dans leur hutte. Ils ne peuvent se séparer sous quelque prétexte que ce soit qu’après la naissance d’un enfant né de leur union. On remarquera qu’un divorce prématuré entraîne après lui les mêmes conséquences qu’un meurtre proprement dit. Il est à noter encore qu’en cas de vengeance à tirer pour inobservance des conditions posées, la différence de traitement infligé à l’homme ou à la femme est identiquement la même que pour l’application de la vendetta en cas de meurtre, Elle est basée sur ce fait que la vie de la femme ne peut payer une dette de sang. On comprend dès lors que parfois l’homme hésite à s’aventurer sans réflexion dans une situation, qui lui coûtera trop cher, et qu’il refuse son concours à celle qui aura déjà, peut-être, fait le malheur du disparu.

Nous avons vu que dans la réunion plénière qui vient de statuer sur les obligations du lévirat, le beau-frère en question s’est redressé en guise de refus et qu’il attend le verdict des anciens. Personne ne lui dénie le droit de préférer sa liberté, bien que théoriquement on fera des objections pour la forme. Les anciens doivent chercher à faire respecter la loi, c’est pour cela qu’ils se sont réunis, mais ils savent tous qu’il y a une solution unique qui sauve toutes les apparences et calme toutes les craintes pour l’avenir. Pratiquement en effet, le refus absolu du beau-frère pressenti pour le « kulya amenyo », équivaut à la constatation qu’il n’y a personne de disponible pour accomplir le rite. Ce qui serait le cas si le défunt n’avait pas eu de frère, ou que le frère survivant était marié et père de famille lui-même. Les conditions de la loi n’étant pas réalisées, il a fallu trouver autre chose pour prévenir les funestes conséquences de la dentition et délivrer la mère du ban qui la frappe. Et c’est encore elle, qui prendra l’initiative de la nouvelle démarche, et qui est la solution dans toutes les impossibilités présentes « arashaka umuse », elle demande un patriarche, un ancêtre, un homme de la souche primitive. Nous traduisons « umuse » par ces termes, pour bien marquer qu’il ne s’agit nullement d’un aïeul ou d’un vieux de la tribu ou du clan. Ce mot renferme toute une tradition.

La légende raconte que Gihanga (celui qui créa l’homme) a donné l’ordre de considérer la famille desBazigaba, comme la souche première de tous les humains. Ils sont « Abase », sans plus : « umuse » au singulier. Et dans la vie courante, ils ont certains droits, que personne ne songera à leur contester, encore moins leur refuser : partout et à toute heure du jour où un Muzigaba passe à côté de gens qui travaillent à la construction d’une hutte, il a un droit absolu de boire au vin de bananes réservé aux ouvriers : et dans tous les cas une part de la boisson doitêtre mise en réserve pour le passage toujours possible d’un membre de cette famille des Bazigaba. Car : « Abazigaba baratanga ikibanza », (ce sont les Bazigaba qui donnent le terrain de construction), « niAbase » ce sont les ancêtres. Nous verrons le rôle très important qu’ils jouent dans les cérémonies du deuil, car « Gihanga yategetse ngo bacanire abapfushije », Gihanga a commandé qu’ils tiennent le ménage de ceux qui sont en deuil), « ngo niAbase », parce que ce sont les Ancêtres, ceux de la première souche. Personne, rencontrant un Muzigaba avant midi, ne se permettra de l’appeler de son nom propre, ce serait lui manquer gravement de respect on ne doit le désigner que de la dénomination; de « Muse », ancêtre ! Remarquons encore que ce mot ne s’emploie jamais que dans son application à un Muzigaba, et jamais dans un autre sens.

Il existe le mot « Ise » (son père), comme « data », veut dire « mon père », « iso » ton père, « ise » : son père, et dont le pluriel sera également « Base » leurs pères. Mais la confusion chez eux n’est jamais possible. Jamais, ils n’emploieront « muse » pour désigner le père de quelqu’un ; quant à l’emploi du pluriel « Abase » leurs pères ou les ancêtres Bazigaba, il n’est employé dans ce dernier sens que dans des circonstances qui rendent la confusion impossible. Un des privilèges du « muse » est précisément de remplacer auprès de la mère, mise au ban par la dentition de son enfant, le mari ou le beau-frère en défaut. A quelque famille qu’appartienne la femme qui fait appel au muzigaba, celui-ci répondra à l’invitation. Son nom de « muse-ancêtre » n’implique pas du tout le sens de vieux et l’on comprend bien que pour le rite, dont il s’agit, c’est aux jeunes forces qu’on a recours, car tout membre de la famille des bazigaba a droit à ce nom de muse. Appelé par la femme, après décision des anciens de la famille, le muse se rend au logis et tout se passe comme s’il était le mari légal. Aucune condition n’est mise à sa venue, aucun empêchement, aucune charge consécutive : et comme il est venu, ainsi il repart après satisfaction donnée à la loi. On voit c’est un simple expédient qui permet à tout le monde de passer par-dessus bien des craintes et tranquilliser les consciences.

En règle générale ce sont les dents inférieures qui percent les premières. Un présage malheureux entre tous, c’est, quand l’enfant découvre ses dents supérieures d’abord : « kumera isangane ». Il en résultera à brève échéance la mort de l’un des deux époux : le garçon sera la cause de mort du père, la fille tuera par là sa mère. Au plus vite on s’empressera dans cette occurrence de recourir aux soins de mupfumu ; lui seul connaît le remède à employer et le préservatif à porter dans chaque cas particulier. En général, il prescrira l’amulette que tous trois devront porter : deux petits bouts de bois percés, enfilés sur un nerf de boeuf, que chacun portera au cou. Ses honoraires consisteront dans une pioche à cultiver. En d’autres cas, le mupfumu réclamera pour lui-même le privilège de « kulya amenyo », et pour arriver à ses fins il prétextera les positions consécutives de ses jetons sur la planchette, qui annoncent d’une façon persistante la mort d’un des trois, si suite n’est pas donnée à ses exigences. Evidemment, les honoraires n’en sont pas diminuées pour autant. Dans la suite, quand les dents de l’enfant auront percé entièrement, il est d’usage que les amis de la famille viennent porter des cadeaux au petit.

Dans Le Jeune Age

La dentition n’est pas le seul phénomène qui inquiète la jeune mère. Toute cette époque du jeune âge impose à la femme une foule d’observances qui lui enlèvent souvent les joies de la maternité, par les exigences tyranniques qu’elles lui imposent,

Le  Kunanura : Massage Et Gymnastique

Certaines habitudes qu’ont les mères, dans les soins qu’elles donnent à leurs enfants, n’ont rien que de très louable et de recommandable, comme le « kunanura » (étirer). On connaît la position qu’occupe le bébé à longueur de journée, et cela pendant deux ans, sur le dos de sa maman, dans le sac en peau de mouton accroché aux reins. Les petites jambes encerclent comme elles peuvent la ceinture de la mère, tandis que tout le corps est affaissé au fond de la poche les bras tordus, la poitrine rentrée, le cou serré, le dos en boule. Avec le temps, il sortirait de là un petit être bossu, au thorax déprimé, tout difforme avec ses jambes en crochets. Pour prévenir à temps toute déviation dans la croissance des frêles membres, la mère fera chaque jour un massage en règle de tout ce petit corps en le sortant de son berceau si primitif et si peu confortable. Assise à même la terre, les jambes étendues, elle fait passer l’enfant du dos sur ses genoux, le saisit par les menottes et le soulève ainsi de toute sa longueur, ce qui détermine immédiatement la détente musculaire, et, au bâillement qui intervient régulièrement, on s’aperçoit du bien-être que cette courte gymnastique produit sur l’enfant. Il est ensuite couché à plat ventre sur les genoux de sa mère, qui commence par lui masser du plat de la main l’épine dorsale, lui étire les bras en les ramenant sur le dos jusqu’à faire toucher les coudes. Il est ensuite retourné, couché sur le dos, et c’est le tour des jointures des bras qui sont massées en sens divers. Cette gymnastique se termine par le massage des jambes qui se pratique par frictions à sec de la cuisse aux pieds. Une maman ne négligera jamais cet exercice à faire subir à son enfant, malgré ses cris et ses pleurs, car dans son esprit elle pense ainsi aider à la croissance et non pas tant le prémunir contre la difformité.

La même méthode d’ailleurs se pratique, pour la même raison, sur les chiens de chasse en bas-âge. Quand ils sont bien repus, on les saisit par le train arrière du bout des pattes, on les soulève tête en bas, en secouant fortement par un mouvement saccadé comme pour tasser ; en même temps de la main libre on frappe franchement les flancs de l’animal aussi longtemps qu’on le juge à propos. L’intention et le but du propriétaire sont de donner à leur chien un arrière-train très long et de raidir les articulations. En fait, les résultats sont remarquables, car le chien de chasse indigène est reconnaissable par son arrière-train très long et raide ; et sa démarche sautillante. A la course il avance par bonds et sa vitesse parait-il enest accrue. Avis aux chasseurs!

Si malgré cette gymnastique journalière et les massages répétés la croissance ne semble pas entrer dans une phase convenable, on procède à l’opération plus douloureuse des pointes de feu, appliquées à la hauteur des reins « kwotsa imigongo». Il y a bien peu d’enfants à qui cette douleur soit épargnée. Toute maman, en effet est impatiente de voir grandir son bébé, ce qui se comprend très bien, quand on pense au fardeau qu’elle portera sur son dos pendant 24 mois au moins, dans toutes les occupations et travaux de sa vie publique et privée. Elle croira d’ailleurs facilement qu’il esten retard de croissance malgré tous les massages, et que s’il tarde encore, ce sera un avorton qu’elle aura soigné inutilement depuis si longtemps. Or donc un beau matin, le père ou un voisin appelé à cet effet, chauffe au rouge un des couteaux du ménage, généralement celui qui leur sert aussi de rasoir, et fait au bébé des brûlures de 4 ou 5 cm, le long de l’épine dorsale dans sa partie inférieure.

Il est une autre circonstance où l’enfant est traité ainsi au feu, mais dans un but bien différent et qui ne manque pas d’humour. Il arrive un moment, et toute maman l’attend et l’espère et le guette : c’est l’heureux moment où le bébé s’essaie à son premier sourire, où les yeux pleins de joie, plongeant dans ceux de sa mère, veulent comme éclater et communiquent leur effort à tous les muscles du petit visage jusqu’à faire crisper bras et jambes dans des petits mouvements maladroits. Ces premiers rires sont une ressource pour l’avenir et auront un effet heureux sur le caractère de l’enfant, pourvu qu’il soit soumis à temps au traitement de l’aiguille. Une vieille, et ce doit être une vieille sous peine de nullité, est appelée pour accomplir ce petit rite : elle chauffe à la flamme une longue aiguille en fer, qu’elle applique ensuite toute rouge à plat mais assez légèrement, sur, la poitrine, le front, le dos, les jointures des bras et des jambes. Si ce quart d’heure de lamentations et de cris sous la morsure du feu, infligée par une étrangère toute ridée, ne laisse pas dans le souvenir de l’enfant une trace indélébile, la maman est convaincue cependant que cet événement développera en lui un tempérament jovial.

 Le Gutanga Isunzu = La Coupe Des Cheveux

Depuis plusieurs semaines que l’enfant est venu au monde, sa tête s’est couverte de cheveux et nous sommes arrivés à l’époque du « gutanga isunzu ». On peut traduire ce terme par « arranger le toupet, donner le toupet ». Si dans la suite, l’enfant est soumis régulièrement au travail du rasoir pour raison de propreté, la cérémonie de ce jour ne se répétera plus ; le terme d’ailleurs sera tout différent et on dire « kumwa umwana ». Nous parlons donc ici seulement de cette coutume spéciale du « gutanga isunzu » qui n’est observée qu’une seule fois pour chaque enfant, soit garçon, soit fille.

On sait que le munyarwanda ne porte pas les cheveux unis. La femme mariée, à partir de la cérémonie dont nous parlerons en temps voulu, porte toujours la tête absolument rasée, A peine observe-t-on quelques exceptions à cette règle pour des raisons particulières ; mais la coutume générale est que la femme, par respect pour l’homme, doit rester tête nue, absolument.

C’est encore vrai pour les jeunes filles dans certaines contrées limitrophes de l’Urundi. Mais pour elles, comme pour les hommes et les jeunes gens et garçons, la mode du toupet a force de loi, et à tous le toupet est imposé quelques semaines après la naissance. Ce toupet en bien des cas est une simple touffe de cheveux qu’on laisse intacte au-dessus du front alors qu’on rase le reste de la tête, et c’est conforme à l’expression qui emploie le mot « isunzu » au singulier. Le même terme est employé pour désigner la huppe de la grue.

Cependant, dans la pratique l’usage s’est élargi et a donné au toupet une surface beaucoup plus grande, et pour le désigner on a employé de préférence le pluriel « amasunzu ». Dessiner au rasoir les masunzu sur une tête, est un art, car les contours ne sont pas tracés au hasard, mais suivent des modèles admis de tout temps, et seul l’oeil guide le rasoir à travers les bandes de cheveux qui doivent tomber. En fin de compte, il reste sur la tête des plates-bandes de cheveux qu’on dirait appliquées sur un fond de bille brillante.

On a voulu voir dans la forme de ces bourrelets, tantôt des références de famille ou des privilèges de clan, tantôt des signes cabalistiques contre des influences néfastes d’outre-tombe, parfois même, on a voulu y reconnaître des écritures secrètes, vestiges d’une civilisation perdue, mais dont les arcanes seraient encore conservés dans la mémoire de certains anciens. Sans vouloir reprendre la discussion qui semble parfaitement éteinte d’ailleurs, nous donnons ici tout simplement des faits parfaitement établis au Rwanda. On trouve dans la même famille, le même clan, la même caste, chez les enfants du même lit, les formes les plus différentes de masunzu ; aucun clan, aucune famille ne réclame comme monopole tel dessin de la chevelure. Et le roi du Rwanda, lui-même, qui est sacrosaint parmi les choses sacrées du pays, trouve des imitateurs dans le port des masunzu, sans qu’il ait jamais pensé se réserver telle forme, ou que ses sujets aient senti qu’il y avait peut-être une marque d’irrespect à usurper les contours de sa huppe. Aussi parmi les plus humbles de ses sujets on retrouve la même forme, sans même qu’ils y aient pris garde. Il est certain que depuis que nous avons pu observer les us et coutumes, soit de visu, soit par nos investigations, chacun fait changer la forme de sa chevelure à son gré et selon les exigences de la mode en faveur, et sans demander avis ou permission à qui que ce soit. Jamais on n’interroge à ce sujet le mupfumu. Il y a certes des faits où le mupfumu, appelé pour une consultation de maladie ou de pressentiment, ordonnera un arrangement spécial des masunzu, pour la raison très peu subtile qu’il est obligé de trouver toujours des choses neuves à imposer pour sauvegarder son crédit, mais il peut ainsi abuser des coutumes les plus vulgaires pour en faire des obligations rituelles, sans que pour cela on puisse être autorisé à considérer ces coutumes elles-mêmes comme réservées. Il est un cas encore, où une forme spéciale de la tenue des cheveux est imposée et nous en reparlerons au moment du rite observé en temps de deuil, mais ce sont là des exceptions qui n’affectent en rien la liberté qu’a chacun de disposer de sa tête et de la forme qu’il veut donner à ses cheveux. Certaines formes ne sortent pas des limites d’un pays et chez les voisins on en fait les gorges chaudes, tout comme ceux-ci se moquent de la façon dont ceux-là s’enveloppent dans la peau de bique dont ils s’habillent. Ce qui gouverne c’est la mode, et on l’a vue envahir les coins qui lui étaient le plus rebelles. Point n’est besoin d’y voir la puissance de l’influence religieuse. Si cette influence existait dans le cas qui nous intéresse, on la retrouverait sans faute au moment de la première coupe dont nous avons à parler. Or toutes nos questions à ce sujet ont eu une réponse identique : La coupe et son dessin sont laissés à la libre détermination de celui qui rase l’enfant. En outre, rien n’oblige dans la suite d’être fidèle à cette coupe première.

La cérémonie du « gutanga isunzu », on voudra le remarquer, n’a rien de commun avec la première toilette du nouveau-né, dont il a été question au jour de la naissance. A cette occasion, on a simplement rasé toute la tête du bébé par mesure d’hygiène, aujourd’hui il y a des prescriptions légales à accomplir, qui affectent les à-côtés beaucoup plus que l’opération elle-même.

Personne n’est particulièrement chargé de par position ou condition à faire l’office de barbier. Ce sera la grand-mère, le père, ou tout autre personne qui saura convenablement tenir le rasoir (icuma ou rubaba). Cependant on ne confiera pas ce soin à un étranger, qui d’ailleurs n’accepterait pas.

L’opérateur procédera à l’assouplissement des cheveux en les humectant d’eau fraiche, puis avec la lame flexible du « cuma » il fera en sorte de découper artistement les cheveux qui doivent tomber pour dégager la forme choisie. Comme nous avons dit plus haut, aujourd’hui cette forme ne sera qu’une huppe au haut de la tête ou à la naissance du front.

Quand l’opération commence, personne, des invités présents ou des curieux placés aux environs immédiats, ne peut rester debout ; chacun doit s’accroupir. La raison qu’ils en donnent, est, que si l’opérateur venait à blesser le patient dans l’exercice de ses fonctions, la faute en retomberait sur celui qui est resté debout. Toujours et même plus tard dans la vie, les cheveux rasés sont recueillis, enveloppés dans une feuille d’arbre et brûlés. On ne les laissera pas traîner à terre et on balaiera la place où des cheveux ont pu tomber, car les enjamber ou des fouler avec les pieds serait causer des maux de tête à leur ancien propriétaire.

L’enfant une fois rasé, une large ablution lui est administrée avant qu’on procède à sa toilette, qui consiste à le frotter d’une abondante quantité de beurre. A la fillette, on donnera un certain nombre de colliers de verroterie, dont on ornera soit le cou soit la ceinture parfois le poignet et le coude, car, comme ils disent, il faut soigner la vanité des filles « baralimbisha abakobwa ».

Le garçon, lui, est autrement servi et en rapport avec le travail qu’il aura un jour à accomplir. En effet, pendant qu’on lui fait la toilette, le père est parti dans la bananeraie délimiter un petit coin de la propriété, qui sera désormais exclusivement réservé à l’enfant et dont il pourra disposer dès qu’il saura manier les instruments de culture.

Une fois de plus on remarquera combien leurs us et coutumes autour du jeune âge semblent être dominés par le besoin d’inculquer à leur descendance, la grande leçon du travail.

En dehors des maladies qui guettent l’enfant et dont nous aurons à nous occuper bientôt, la maman n’a pas de sujet spécial de crainte, tant qu’elle peut porter son bébé sur le dos. Il ne peut guère contrevenir à une défense légale, tant qu’il n’est pas libre de ses mouvements, et sous ce rapport c’est une époque de tout repos pour la mère. Mais vienne le moment, où le petit humain commence à sentir ses jambes se détendre, ne se contente plus de la peau de bique qui le transporte au gré des autres, et se mette à vouloir explorer la terre et découvrir les milles choses qui l’entourent, — et ce jour arrive assez tôt, — alors commencent aussi les milles transes qui tiennent le coeur des mères dans une perpétuelle inquiétude. Dans ses multiples occupations autour de l’habitation et dans les champs, la mère garde toujours son enfant à califourchon sur son dos. Qu’elle aille à l’orée de la forêt cultiver son maigre champ, ou ramasser du bois mort pour le feu du foyer ; qu’elle descende à la source au fond de la vallée pour rapporter, sur la tête la cruche d’eau qui servira à préparer le repas du jour ; qu’elle aille au marché sur la grande place au loin là-bas sur la colline entre les diverses agglomérations ; ou qu’elle se hâte le soir vers la réunion où l’on boit et où l’on danse jusqu’au matin ; jamais elle ne se séparera de son fardeau. Soins hygiéniques et de propreté à donner, allaitement, surveillance toujours en éveil, quand elle a dû, par moment, enlever le bébé de son berceau si malcommode, tout cela réclame la présence de la mère dans un pays où l’habitude d’élever soi-même les enfants est une nécessité absolue, et l’usage de les confier à une nourrice parfaitement inconnu. Sans doute, il y a peu de ménages où l’on ne trouve quelque personne qui ne consente par moments à se charger de la surveillance générale du bébé ; sans doute encore une enfant plus âgée, et ce sera généralement une jeune parente, prendra le petit fardeau pour soulager la mère et lui permettre de se livrer avec plus d’aisance à telle occupation. Mais jamais elle ne s’éloigne avec l’enfant du cercle immédiat d’influence de la mère. Il y a en effet des événements où la mère doit intervenir sans retard, sous peine de causer dans la famille deuils et maladies.

Quelques exemples typiques montreront que cette présence de la mère est d’autant plus nécessaire, qu’on ne peut jamais prévoir ce qu’il peut y avoir d’idées saugrenues dans une toute petite tête de négrillon en mal de croissance.

Un gros danger consiste à laisser le bébé prendre contact avec la terre, avant que ses dents aient commencé à pousser. Abandonné trop tôt à lui-même, dans un coin de la cour ou de la hutte, dans le besoin tout naturel de se dégourdir les jambes et de se donner du mouvement, le bambin pourrait bien essayer de se traîner à quatre pattes, avant que la dentition ait commencé son apparition. C’est, parait-il, un grave manquement aux lois de la nature, que nos indigènes expriment en ces termes « Amaguru ntatanga amenyo ! »=les jambes ne devancent pas les dents. C’est en tout cas un accident critique et le remède doit être aussi rapide que pratique et à portée de main, car attendre la conjuration du mauvais sort par un remède à retardement serait s’exposer, soi et sa progéniture, aux pires méfaits des esprits vengeurs.

Si donc l’enfant, appuyé sur ses mains et ses genoux, essaie d’avancer de ses propres moyens, la mère doit sans retard le « kumukulikiza amasereka », le faire suivre de son lait. Personne ne sait si cette douche singulière fera pousser les dents plus vite, mais la mère croit par- là préserver du malheur elle et son enfant ; par contre, c’est le petit révolutionnaire qui en souffrira le plus ; car à partir de ce jour, la mère ne pourra plus lui donner le sein, et il sera sevré forcément sans autre forme de procès.

Le même procédé sera suivi, mais sans la peine restrictive, si l’enfant est assez sage, pour ne pas essayer de renverser les lois de la nature. Quand les cérémonies de la dentition auront eu lieu, et qu’en temps voulu il fera sa petite gymnastique pour affermir sa démarche, la maman le fera encore une fois « gukulikiza amasereka », mais cette fois le but en sera de hâter l’apprentissage de la marche, et rien ne l’empêchera de continuer à être nourri au sein maternel. En outre, elle lui attachera à un pied une petite sonnette, dont le tintement l’encouragera dans ses ébats, et sera en même temps un signe de ralliement quand il se sera fourvoyé dans les herbes du voisinage.

Tant que le bébé ne saura pas balbutier quelques mots, la mère aura un soin jaloux de le tenir toujours éloigné de la pierre à moudre et de la corbeille plate à vanner. Ce sont deux ustensiles qui, à cause de l’usage journalier qui s’en fait, traînent toujours aux environs de la porte d’entrée de la hutte. Le van sert à trier les grains avant la mouture et à recevoir la farine moulue ; on s’en sert pour exposer au soleil les racines de manioc fraîchement décortiquées, à débarrasser les pois et haricots des petits cailloux qui restent après le battage de la récolte, en sorte qu’il est toujours en service dans la cour ; or, si l’enfant en se traînant ou en marchant venait à s’asseoir sur ce van, la mort du père en serait la conséquence inéluctable, La défense et sa conséquence n’existent plus dès que l’enfant sait parler, mais la bonne éducation lui interdira toujours d’aller s’asseoir sur le van et au besoin on le rappellera aux bonnes manières.

La pierre à moudre est une autre cause d’inquiétudes. Placée en permanence à l’entrée de la hutte sous l’auvent, elle est à surveiller plus particulièrement, car si dans ses balbutiements il arrivait à l’enfant de laisser un peu de sa bave tomber sur la pierre, on devrait sans retard le sevrer. Cependant dans ces cas on peut encore recourir au mupfumu, qui prescrira une amulette pour conjurer le mauvais sort et permettre à la mère de continuer à nourrir un enfant trop jeune.

On évitera de laisser une lance traîner par terre. Est-ce prudence ? La raison en est certes très différente on ne doit pas donner occasion à une fillette de l’enjamber.Toutle mal est là. Qu’un gamin la manipule et en fasse son jouet, personne n’en a cure, mais qu’une gamine en rampant passe par-dessus, et voici toutes les colères masculines déchaînées. Le père cassera la hampe après avoir retiré le fer, et la jettera au feu, car disent les hommes : « on ne doit pas enjamber ce que l’on n’a pas le droit de porter». Cependant les femmes donnent une raison plus plausible de la colère de leurs hommes : « Ils prétendent, disent-elles, que la lance ainsi dégradée manquera toujours son but. » Cette défense qui affecte les fillettes, reste en vigueur pour toutes les femmes en général. Une lance enjambée par elles est exécrée pour toujours,etune femme qui voudrait faire à un homme la dernière injure, s’arrangerait pour passer sur sa lance abandonnée par terre. Ace propos et pour nepas y revenir, ajoutons quela femme ne doit jamais toucher la lance de son mari, à moins qu’elle ne soit mère d’un garçon. Si le mari lui donne ordre de lui passer sa lance au moment de quitter la maison, elle peut le faire elle-même si elle a un garçon. Dans le cas contraire où elle aurait une fillette, elle lui fera remettre lalance par elle ou par une personne présente, jamais elle ne le fera elle-même.

Dans le service de ce qu’on pourrait appeler la table, il y a des règles à observer, qui, si elles sont des règles de politesse, peuvent cependant être devenues simplement des occasions à vaine observance, à cause des suites néfastes qui s’attachent à leur non-accomplissement. Les enfants d’une même famille prennent ainsi leurs repas ensemble, mais jamais il ne leur est permis de vider entièrement l’écuelle (imbehe) dans laquelle ils puisent selon leur appétit au fond de l’écuelle il devra rester une dernière poignée de haricots ou de polenta de sorgho, et si le repas a consisté en patates ou racines de manioc, une unité devra toujours indiquer que chacun en a eu à sa faim. Ce reste, dénommé « impazi », est de mauvaise influence, etcelui des garçons qui par gourmandise enlèverait le morceau, périrait par le fer en temps de guerre. Quand tout le monde aura fini de manger, on jettera ce morceau de mauvais augure. Il n’y a pas de loi semblable pour les filles qui peuvent vider les plats, sans doute après tout, parce que ce sont elles qui les nettoient.

Pour la préparation de la polenta de sorgho, il y a également certaines choses à éviter, Cette polenta ou « umutsima » est obtenue de la façon suivante : on dispose sur les pierres du foyer une cruche à large ouverture qui contient le volume d’eau proportionné à la farine de sorgho « amasaka » dont on dispose. Dès que l’eau est sur le point de bouillir, la cuisinière y jette par poignées la farine tout en remuant avec une longue cuillère en bois, nommée « umwuko ». En peu de temps elle prend la consistance de pâte à pain, qu’on enlève de la cruche par tranches, pour les déposer dans l’écuelle. Acette première tranche, appelée « umugwambere », aucun garçon n’a le droit de toucher; c’est seulement quand la cuillère aura ramené un second morceau qu’il pourra en manger (kulya inkumbi).

La mère de famille ayant terminé l’extraction de la pâte, elle donnera à lécher la cuillère à un de ses fils (kulya umwuko), qui ne pourra en aucun cas être son aîné. Jamais une fille n’a le privilège de lécher la cuillère, car, disent-ils, « umwuko ni impfizi » la cuillère à pâte représente la force productrice, et une fille ne doit pas détruire cette force : « umukobwa ntalya impfizi ».

 Le Sevrage : Kulya Ubucutsa

Dans la généralité des cas, sauf une des exceptions forcées indiquées plus haut, c’est la mère qui détermine l’époque où son dernier-né devra être sevré. Une intervention du mupfumu, en vue d’une réparation imposée à la suite d’une transgression d’un muziro, peut également hâter ce moment.

Selon une observation, basée sur les registres des naissances des missions, les enfants d’une même famille se suivent à des intervalles de deux ans ou trois ans. Il y a des cas où ce temps se trouve réduit à un an ou un an et demi, mais dans ce cas aussi nous avons eu toujours à enregistrer la mort du précédent, constatation que la perspicacité indigène avait depuis longtemps stéréotypée par cette formule : « amasereka aramunyuha », le lait le fait périr.

En temps normal, c’est donc la nouvelle grossesse qui détermine l’époque du sevrage. Si elle arrive avant que le premier-né soit suffisamment formé, il sera sevré et par le fait condamné à périr. La mère l’éloignera même de la maison et le remettra à la garde de la grand-mère, où faute de trouver encore la seule nourriture qui lui convienne, il languira quelque temps pour succomber définitivement. Les mères restent convaincues que si elles continuent à donner encore le sein à l’aîné, ni l’un ni l’autre ne vivra.

Tandis que dans certaines parties du Rwanda on supprime le plus jeune fruit, au Kinyaga, on sacrifie donc plutôt l’enfant en sevrage. Peu importe d’ailleurs, en leur esprit, les conséquences : le nouveau-venu doit chasser le premier-né, et dès que la mère a la certitude que leur union a été de nouveau bénie du ciel, elle prévient son mari qu’ils ont à accomplir le rite du « kulya ubucutsa ». Ce rite ressemble en tous points à celui du « kulya amenyo » que nous avons décrit au sujet de la dentition. Même nécessité de la présence du mari et mêmes complications en cas d’absence, de refus ou de mort. Seule la raison du rite diffère. Ici il ne s’agit pas de lever un bât, de rendre à la mère sa place dans la société, mais de témoigner qu’ils laissent désormais vivre par ses propres moyens celui qu’ils ont engendré et nourri de leur substance, Le « kulya ubucutsa » accompli, la mère donne une dernière fois le sein à l’enfant qui devra désormais se contenter de la nourriture des grandes personnes.

Seul le dernier enfant de la famille n’obtient pas les honneurs du « bucutsa » (sevrage) en cérémonie. « Il s’en charge lui-même », disent nos gens, « alicutsa ». Et sûr de sa position incontestée, il profite de la liberté qui lui est laissée pour se laisser traiter en bébé pendant 4 ou 5 ans, et quitter ensuite imperceptiblement et sans heurt la nourriture des enfants pour les solides bouchées de l’homme,

Avec La Maladie

Dans les lignes qui suivent, il n’est nullement question d’épuiser la nomenclature des maladies qui peuvent éprouver l’enfance, ni la liste de tous les remèdes employés dans les différents cas. Nous nous sommes tenus à un petit nombre de maladies et malaises qui assaillent l’enfant et de traitements particuliers qui nous intéressent au point de vue pratiques superstitieuses ou vaines.

On sait que nos gens n’admettent pas les causes naturelles dans leurs maladies, comme prédisposition, faiblesse congénitale, contagion, microbes, infection etc. Toujours ils les attribuent à des causes extérieures, influence funeste de telle personne, mécontentement des défunts, punition inhérente à telle inobservance des coutumes, etc. En conséquence, ils n’auront pour certaines maladies d’autre traitement que l’offrande de sacrifice expiatoire, cadeaux aux mânes, ou amulettes diverses. Si tout cela se confirme inopérant, ils laisseront la nature se débrouiller elle-même, et au lieu de l’aider par des simples que le mupfumu leur aura interdits, ils se laisseront périr dans le fatalisme. Chose curieuse, alors qu’ils ont une confiance souvent exclusive aux amulettes quand il s’agit d’adultes malades, ils ne leur témoignent en général qu’une confiance limitée quand la guérison de leurs enfants est en jeu. On a l’impression qu’ils cherchent à suppléer par des pratiques particulières à la conviction que ne peut encore avoir l’enfant de l’efficacité des amulettes; non pas qu’ils fassent abstraction, à leur sujet, des amulettes ou les négligent : les enfants en sont généralement couverts, — mais ils y joignent un traitement actif qu’on n’applique pas généralement aux grandes personnes. Chaque maladie réclame son amulette (impigi) conseillée par le mupfurnu ou par l’usage, à porter à telle partie du corpsou à telle autre, ostensiblement ou cachée à la ceinture ou dans le fouillis des anneaux qui ornent les jambes, ou encore enfoncée dans les herbes qui couvrent la maison et la couche qui leur sert de lit, mais comme nous en avons déjà donné des formules et que toutes sont montées de la même façon, nous ne parlerons ici que des circonstances qui entourent l’administration de ce qu’ils appellent remèdes (imiti).

Certaines maladies sont traitées de façon tout à fait rationnelle, et leur connaissance des plantes, feuilles et racines leur sert souvent merveilleusement. Le cadre de ce travail ne comportant pas ce sujet, nous nous tiendrons simplement aux particularités intéressantes qui entourent l’administration des remèdes en général.

Eczémas — « Amahumane ».Si dans notre science médicale très avancée, nous en sommes encore à nous demander, par quel élément cette éruption peut être caractérisée et que nous sommes d’accord pour affirmer que les éczémas relèvent d’une foule de causes très difficiles à diagnostiquer », on ne sera pas étonné que nos indigènes en attribuent l’envahissement à des causes mystérieuses, où les esprits ont le plus grand rôle. Il n’est pas de maladie plus redoutée que celle-là ; non pas tant à cause des douleurs qu’elle occasionne et qui ne sont certes pas des plus vives, mais à cause des raisons qu’elle suppose. C’est en effet la maladie dont les mânes usent et abusent pour punir les infractions aux usages reçus, c’est comme la preuve ostensible et péremptoire qu’on s’est rendu coupable d’une transgression légale. L’eczéma qui envahit un enfant, est toujours la rançon d’une négligence à laquelle se sont laissé aller les parents par rapport aux prescriptions ancestrales,

La médication est la suivante : Plusieurs sortes de plantes sont triturées pour en exprimer le suc. Nos tentatives pour recevoir la révélation des plantes employées sont restées parfaitement inutiles leur secret leur est sans doute d’un revenu trop important vu la fréquence des rechutes, et ils le gardent comme chose sacrée.

Le suc une fois exprimé, on le verse dans une cruche d’eau. Puis le soir venu, quand le soleil décline sur l’horizon et que déjà la nuit commence à obscurcir les alentours,on sort le malade de la hutte, et on l’emporte horsde la bananeraie sur un chemin public où on l’étend de tout son long. Avec l’eau au suc de plantes, on lui fait une large ablution et cette douche terminée, on verse le reliquat sur le chemin. Au matin, le premier passant est sensé emporter la maladie en foulant le sol humide.

Prurigo « Ubuhere ». Cette maladie papuleuse est l’apanage à peu près de tous les enfants, dont les parents négligent d’oindre les frêles membres soit de beurre soit d’huile de ricin, Le munyarwanda n’a pas peur de l’eau, et il prend des bains et ablutions quand il peut. Cependant il s’en gardera quand il ne peut faire suivre ce bain d’une bonne onction grasse. Il a fait cette expérience que l’eau dessèche sa peau. L’exsudation grasse du corps est en effet supprimée pendant un certain temps après le bain; l’air vif de la montagne et le soleil brûlant donnent à la peau cette teinte grisâtre qui précède le fendillement ; tout à l’heure elle se craquèlera et c’est la porte ouverte à cette affection du buhere, qui parfois envahit le corps entier. On voit comment surtout l’enfance est exposée à être malmenée par elle, et pourquoi les mères enduisent si souvent leurs petits des seuls onguents qu’elles aient beurre et huile de ricin.

Souvent les frictions répétées avec ces lénifiants font retrograder le mal. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Quand il est invétéré et qu’il résiste au traitement, on emploie les grands moyens.

Le chef de famille s’en va, les yeux fermés, vers ce coin de la bananeraie derrière sa hutte, que tout indigène connaît bien sous le nom de « kibara », où se déposent tous les détritus et les balayures. Il y pousse en tout temps une forte végétation, entre autres des herbes grasses dans le genre de notre pourpier (isogo), et c’est dans ces herbes que le père, les yeux toujours fermés, doit s’agenouiller, se baisser et brouter une bouchée de ces herbes (kulishiriza). Il serelève alors et tout en mâchonnant ces herbes vertes, il s’en revient à la maison, en ayant bien soin de ne pas regarder où il a brouté, car cette curiosité exposerait gravement le succès de la cure. Le suc de la plante se mêle à la salive paternelle, et arrivé devant l’enfant malade, il lance un jet de ce liquide sur les parties entamées par les pustules, mais sans desserrer les dents. Parfois l’ordonnance veut que cette herbe ait été semée de main d’homme, celle poussée arbitrairement n’ayant aucune influence sanitaire,

Brûlure — « Ubushe ».La première vie du petit, toujours accroché à sa maman, se passe en majeure partie autour du foyer, et on comprend que les accidents peuvent être nombreux. En effet ils le sont, si bien qu’une catégorie de guérisseurs, les « bapfubyi », en font leur gagne-pain. Leur spécialité se nomme « kupfubisha » c’est-à-dire faire rater la cuisson, empêcher la brûlure de se développer. Le terme vient du verbe « kupfuba » qui en terme culinaire veut dire : être mal cuit, rester dur à la cuisson. Les méthodes d’emploi de cette spécialité sont différentes selon le guérisseur auquel on aura recours. J’en indiquerai trois, qui suffiront pour juger de la valeur des autres.

Le docteur appelé se saisit d’un anneau de laiton, s’en frotte préalablement comme s’il voulait le chauffer, et en touche la place malade en disant.: «Pfuba, pfuba, pfuba, nk’umulinga wa mazi ! » — Reste dur, (3 fois) comme cet anneau de laiton.

Un autre guérisseur touchera de son menton la plaie du patient en disant :«Pfuba nk’ubwanwa bw’umugore » — Reste petit comme la barbe d’une femme! — Il prend ensuite du poil de gros rat (ifuko), l’incorpore à de l’excrément sec de bergeronnette et en enduit la place lésée.

Le troisième sera un père de jumeaux. En raison de la bénédiction spéciale qui repose sur lui, sa méthode est tout à fait sommaire et tout aussi efficace.Il crachera sur la brûlure, et tout sera dit.

Fractures — « Imvune ». Sous ce nom de fractures, je range divers accidents et malaises que nos indigènes comprennent eux-mêmes sous le terme générique de « imvune », qu’il s’agisse de la fracture réelle, de la foulure, de l’étroitesse de la cage thoracique, de rhumatismes intercostaux ou d’autres manifestations affectant la charpente osseuse. Le rebouteur utilise comme remède certaines plantes qu’il collectionne tout en se rendant chez son client. Chemin faisant il les mâche et en fait une boulette. Arrivé face à son malade, il fait toucher cette boulette à l’organe incommodé en pic-fonçant une formule cabalistique : « Va ku giti, dore umuntu ! » dont la traduction « Quitte ce bois, voici un homme ! » peut se développer ainsi :

«Tu t’es trompé ; tu as cru te greffer sur un homme, et tu es sur un bois mort. Et voilà que je t’offre un véritable homme : quitte donc ce bois et viens sur cet homme.» — Là-dessus la maladie est censée enfermée dans la boulette d’herbes. Il la jette alors soit par dessus le toit de la hutte, soit dans la direction du soleil couchant en l’accompagnant de ce voeu : « Uzasimbuka nk’inkima ! » — Que tu sautes comme un singe !

 Adénites — « intakara ».Elles sont soignées comme précédemment les fractures, sauf que l’opérateur se sert d’un fer de lance, ou du bout effilé de la cuillère à pâte. Le fer de lance doit être celui du bas de la hampe qui touche terre à la marche. Il ne le chauffe pas, mais en touche tel que le ganglion malade en disant comme plus haut : « Va ku giti; dora umuntu ! »

 Orgelet — « Isekera ».Pour pouvoir procéder à la guérison de l’orgelet, il faut avant tout posséder une qualité que peu d’hommes peuvent se vanter d’avoir. Si dans une bagarre ou un combat on a eu la chance d’avoir étendu son adversaire d’un seul coup, sans qu’il soit nécessaire de lui donner le coup de grâce (yacuze inkumbi), on peut prétendre guérir un enfant qui souffre de l’orgelet. L’opérateur averti indiquera le jour où il se dérangera et cela par condescendance. Ce sera toujours de grand matin, avant que les premières lueurs du jour ne se montrent. Le malade devra être placé à l’intérieur de la maison, derrière la porte fermée. Arrivant en ce moment devant la maison, le rebouteur brandit sa lance et la jette avec violence contre la porte fermée, en criant : « Nakuvuye isekera ! »= Je te guéris de l’orgelet ! — Après quoi, il ramasse sa lance et s’en va, emportant, parait-il, le mal avec lui.Bronchites — « Imisonga ».On classe sous la dénomination de bronchites toutes les maladies et tous les malaises que nos noirs désignent eux-mêmes sous le terme « imisonga », et qui affectent l’appareil respiratoire. Ils ne font, pour le traitement par le sorcier, aucune différence entre pneumonie, croupe ou angine de poitrine, et du moment que la respiration semble gênée, cela doit provenir d’une même cause : une pointe qui s’enfonce : umusonga. D’où également un remède unique qui est simplement basé sur un jeu de mot : « kusongôra » retirer la pointe.

Le malade se couche dans la maison derrière la porte fermée. Une lance est introduite par le haut de la porte à travers le clavage qui la compose, obliquement jusque sur les lèvres du patient. C’est alors que le docteur, ayant préparé une mixture de sucs d’herbes et d’eau, verse le remède le long de la hampe en sorte qu’il vienne couler dans la bouche du malade. S’il n’est pris de cette manière, il restera inefficace.

On comprendra qu’avec un charlatanisme pareil, la majorité des enfants en bas-âge, qu’aucune précaution ne défend contre les influences atmosphériques et les intempéries, succombent fatalement aux pneumonies et affections pulmonaires. Il en est de même de cette épidémie endémique à forme diphtérique qu’ils appellent «gapfûra » et qui fait parfois des ravages désastreux dans la population entière, parmi les grands comme parmi les petits.

Sans doute, quand il s’agit des grandes personnes, la thérapeutique populaire fait intervenir les pointes de feu (imyotso), les ventouses scarifiées (indasago), les prises de sang (indaso), mais pour ne pas faire souffrir les petits êtres, on ne recourt à ces remèdes authentiques que quand sacrifices, sorcelleries, superstitions, sont restés sans résultat autant dire, quand c’est trop tard.

 Diarrhées et Entérites — « Icâbâna » et « Umuzimire ».Il y a les cas graves qui réclament un cérémonial compliqué dont l’observance est essentielle, comme chaque fois que le remède n’a aucun rapport avec la maladie et qu’il s’agit de camouffler l’inanité de l’entreprise.

Quand la mère s’inquiète enfin de la maladie dont souffre son enfant, elle demande à son mari de prendre ses mesures pour enrayer le mal. Il est à remarquer qu’ici aucun sorcier n’intervient et que tout se passe en famille. Or donc, soit le matin avant le lever du jour, soit le soir après le coucher du soleil, le mari prend dans une seule main : deux lances, deux longues aiguilles à coudre les peaux, et deux tisons. Ce. couple d’objets sont portés tête-bêche, en sorte que les fers de lance se trouvent opposés l’un à l’autre, de même les pointes des aiguilles. Quant aux tisons, l’un sera allumé, l’autre éteint.

Dans l’autre main, il prend une petite écuelle neuve ou tout au moins bien intacte remplie d’eau. Armé ainsi, il quitte la hutte et s’en va par les champs à la recherche d’un arbuste appelé « icumucumu ». Arrivé à pied d’oeuvre, il plante en terre les deux lances comme il les tient, ainsi que les aiguilles les tisons déposés à côté. Puis de l’arbuste, tout en prenant garde de ne pas casser les branches, il doit cueillir des feuilles et les déposer dans l’écuelle apportée. Ayant terminé, il reprend tous ses objets de la même manière qu’il les a amenés et regagne le domicile. Dans l’intervalle de son absence, sa femme a poussé la porte en la laissant entre-baillée, s’est accroupie en tenant son enfant des deux mains et l’élevant comme pour le montrer, dirigé vers la porte. Le père approche, tenant toujours ses instruments, hume une bouchée de l’eau lustrale dans laquelle nagent les feuilles, la projette contre la porte, puis avec les feuilles asperge le petit malade à travers la claie de la porte, jusqu’à épuisement de l’eau lustrale. Pendant cette opération il dira à plusieurs reprises : « Ndakuvûye icâbâna ! » — (Je te guéris de la diarrhée !)

Dans les cas moins graves et qui ne font pas craindre encore une issue fatale, un demi-frère de la femme, dont la mère ne doit pas être la même, pose des pointes de feu dans le dos de l’enfant.

Cette courte revue des principales maladies qui affectent les enfants en bas-âge peut suffire pour donner une idée du rituel observé pour les combattre et… les guérir.

Vers l’âge de 6 ans, l’enfant est censé suffisamment indépendant pour se gouverner soi-même, et il prend part à tous les événements de la vie sous sa propre responsabilité. On ne s’occupera pas autrement de lui, que de lui faire rendre les services proportionnés à son âge, lui servir sa pitance, et lui enseigner à suivre les us et coutumes de la famille et du clan. Il est désormais responsable de ses actes, et sauf de rares exceptions, dont il sera question plus loin, il aura à porter lui seul les conséquences de ses fautes légales. Cette éducation rituelle est d’ailleurs poussée activement et on peut se rendre aisément compte, combien l’élément religieux, quoique erroné, a de place dans la vie de ces primitifs. Dès ce moment ils sont amplement renseignés sur les us et coutumes qui les régissent, et ils y tiennent ferme.

Un jour dans une de nos visites par les bananeraies, nous rencontrions une gamine de 5 ans qui, en l’absence des parents partis aux champs, gardait la maison et le petit frère âgé de 2 ans. Pour une raison ou une autre le marmot avait déjà perdu ses premières dents et comme on demandait à la gamine ce que son frérot avait fait de ses dents, elle répondit avec le plus grand sérieux : « Il a ri d’un lézard ! » Un proverbe en effet dit : « Abana ntibaseka umuserebeba, » Un enfant ne doit pas rire du lézard, et cela sous peine de perdre les dents. Felix qui potuit rerum cognoscere causas.