Dès L’aurore De La Vie : Quand bébé s’annonce

Dès que le mari a reçu de sa femme notification de l’heureux résultat de leur union, il se met en quête d’un bélier qu’il emmène à son beau-père pour le sacrifice propitiatoire à Lyangombé : par lui il appellera sur la mère et l’enfant la bénédiction du grand protecteur. Ce bélier prend le nom d’imana et la démarche du futur père est dénommé : « kujana inkwano ». Ce nkwano est, dans l’esprit des indigènes, peut-être plus important que la dot que le jeune homme a dû payer pour sa fiancée, comme nous verrons plus loin. Souvent cette dot se réduit à peu de chose, surtout chez le peuple qui nous intéresse, mais le refus de faire la démarche dont nous parlons, équivaudrait certainement à la rupture définitive du mariage et entraînerait pour le mari les pires conséquences et la mort, si la jeune femme venait à avoir un accident fatal avant la délivrance. Au Kinyaga, ce nkwano a d’autant plus d’importance que, en dehors de quelques cruches de bière de banane et de quelques pioches, la dot en somme n’existe guère.

Dans certaines parties du Kinyaga, riveraines de la Rusizi qui sépare le pays du Bunyabungo, le bélier-imana est remplacé par la chèvre-mutwa. Celle-ci n’est pas sacrifiée à Lyangombé, mais aux bazimuba baja (mânes des femmes esclaves). Ce culte des bazimu ba baja est d’importation et n’existe nulle part ailleurs à notre connaissance. Il est un exemple typique de l’influence sur les croyances locales de l’apport étranger, qui a su s’imposer en dépit, de la rigueur de la loi existante. Il lui vient du Bunyabungo, pays d’au delà de la rivière Rusizi, du temps où le roi Rwabugiri du Rwanda fit ses excursions de conquête au-delà de ses frontières. Il battit les bashi, incendia leurs villages, ravagea leurs montagnes et leurs campagnes, et ramena au Rwanda des troupeaux de femmes et de filles. Avant de repasser ses frontières, il vendit une partie de ses prises à l’arabe esclavagiste Rumaliza, de sinistre mémoire, et dispersa les autres dans les familles aisées du Kinyaga, où les descendants de ces esclaves vivent dans l’esclavage domestique. Ces baja sont la chose du maître et ne peuvent disposer d’elles-mêmes. Leurs enfants ne peuvent se prévaloir de la condition de leur père et suivent inévitablement celle de la mère. Personne d’ailleurs nes’occupe de leur moralité.

Les idées religieuses et superstitieuses de ces femmes ont prévalu sur celles de leurs maîtres, et peu à peu s’est accréditée la croyance dans cette partie du pays, que pour obtenir une heureuse délivrance et la sauvegarde de la mère etde l’enfant, il fallait sacrifier une chèvre-mutwa aux mânes d’esclaves fameuses, entre autres à Nyarugenge, et Nyirakaruli. C’est une des brèches faites au culte de Lyangombé, par les Bashi, pour lesquels existe cependant au Kinyaga un suprême mépris.

Si le nkwano offert par le gendre est agréé, la belle-mère compose à l’intention de sa fille une amulette dite « ruyundo ». A cet effet, elle prend une courgette dont elle réserve la partie mince près de la tige (Inkondo y’ikikunga). Le premier renflement est percé de part en part pour recevoir un cordon. Elle bourre la partie creuse d’un bout de peau de loutre (agahu k’inzibyi), et ferme l’ouverture par un bouchon de bouse de vache. D’autre part, elle glisse des poils de loutre (ubwoya by’inzibyi) dans un bout de roseau ou de mince bambou qu’elle obstrue des deux bouts comme précédemment, enfile une perle noire de verroterie sur le cordon de la courgette et la fait suivre sur la même ficelle par le bout de roseau préparé. Les trois objets doivent se toucher et la perle doit se trouver au milieu. Le cordon ainsi préparé est remis par la mère à sa fille, qui le portera comme gage de protection autour des reins. La future mère qui se dispenserait de porter ce ruyundo ou le quitterait même transitoirement, s’expose à de graves dangers et des maladies, et l’enfant courra de grands risques jusque dans son jeune âge.

Toute femme, future mère, au Kinyaga, s’administre de larges et d’abondantes prises liquides (Kunywa ikijoka). L’explication qu’elles donnent de cette habitude est assez curieuse, comme d’ailleurs la façon de priser et la composition de la drogue. Selon leur conviction intime, ces prises répétées sont une sécurité pour l’enfant et le préservent du malheur de naître enveloppé de toute la nourriture absorbée par la mère pendant ces mois tout en elle est maudit jusqu’à la nourriture nécessaire qui encerclera l’enfant comme d’un étau, si le remède n’est pas pris à hautes doses.

Ce kijoka est préparé comme suit : Dès les premiers jours du mariage de son fils, sa mère cueille des feuilles de tabac qu’elle enfile sur une corde en fibre de bananier et en fait une provision suffisante pour les besoins prochains de sa bru. Quand l’heureuse nouvelle est connue, elle fait de ce tabac, mélangé à de la cendre du foyer, une infusion avec de l’urine de veau et laisse macérer. La portion journalière est conservée dans une tabatière dite « njogoro ou njogoli », qu’elle porte à la ceinture comme bouton de serrage. Ce njogoro est une courgette ronde avec col renflé. Chez les plus pauvres c’est un cornet en écorce de bananier qui prend alors le nom de«kilere ».

Pour s’administrer convenablement cette mixture, elle s’en verse la quantité voulue dans le creux d’une main repliée en forme de cuillère, porte le tout à la hauteur des narines et aspire d’un trait l’âcre liquide. Par un mouvement savant elle glisse avec la même main pour saisir et compresser les narines, et de l’autre elle fixe une pince faite d’un bout de bois fendu. Le liquide ainsi emprisonné séjournera un certain temps au gré de chacune.

Il ne faudra cependant pas conclure que l’usage du kijoka soit un signe extérieur de l’espérance dans laquelle se trouve une femme, Il est avéré qu’elles n’en usent pas pendant la lactation, mais ce temps passé, elles continuent de se l’administrer par entraînement, et ne cessent guère plus jusque dans l’âge le plus avancé.

Certaines maladies du sang, dont la femme a pu être affligée pendant son jeune âge, lui font une obligation de prendre certains remèdes prophylactiques qui préserveront l’enfant de la même maladie. Ainsi dans le cas de la framboisie (ikinyoro), qui est si généralement répandue, et que peu d’adultes n’ont eu à une époque de leur vie, il faut que la future mère boive au moins une fois une décoction de graines de « nkuli », qui est une plante des champs très répandue. Cette prescription d’avoir à prendre le remède au moins une fois, indique assez qu’il s’agit ‘ici plutôt d’une observance à garder que d’un remède efficace, et dénote en même temps que l’indigène est dans la conviction que les maladies peuvent être héréditaires.

Viennent ensuite les mille et une observances de la vie journalière qui tiennent l’attention continuellement en éveil. Elles apportent aux malheureuses plus d’une inquiétude et les forcent sans cesse à recourir soit aux sorciers, soit aux amulettes les plus connues dans le public et parmi les commères. Je ne citerai ci-après que quelques exemples qui diront suffisamment la tyrannie des coutumes indigènes envers des personnes qui mériteraient plus de ménagements,

Pendant le temps de la grossesse, la femme s’interdira absolument de venir s’asseoir sur le seuil de la porte. Quand on connaît les habitudes du pays, on reste stupéfait devant l’ostracisme de ce « muziro ». Ainsi sont dénommées toutes les défenses qui affectent de par la loi cultuelle certaines catégories de citoyens. C’est sur le seuil de la porte, généralement en forme de gradin circulaire et surplombé d’un auvent, que la mère de famille vaque à ses travaux de ménage, qui ne réclament pas sa présence auprès du foyer. Assise là, en plein air, en dehors de l’atmosphère viciée et enfumée de la hutte sans fenêtre, à l’abri aussi du dur soleil, elle a coutume de moudre son grain, de préparer les légumes pour la cuisson, de jaser avec ses amies tout en travaillant à la confection de ses petits paniers en herbes ou fibres de bananiers. De là elle surveille sans peine ses poules pour les empêcher de picorer trop souvent les grains de mil qui sèchent au soleil. Toutes ces commodités sont interdites à la femme, juste au moment où des précautions spéciales devraient lui permettre de vivre le plus possible au grand air. Au lieu de cela, elle doit rester enfermée dans une hutte qui suinte l’odeur de fumier, car la hutte sert aussi bien d’étable pour le bétail éventuel, et entourée de l’âcre fumée qui ne peut s’échapper que par l’unique ouverture qu’est la porte basse de la maison, Tout est fait pour lui rendre le séjour odieux et peut-être pour l’habituer à passer le meilleur de son temps aux travaux des champs.

 La curiosité, que les noirs disent être un des vices dominants de leurs épouses, est combattue tout particulièrement par un nombre considérable de défenses assez inattendues, et qui sont tout autant de pièges aux plus vigilantes. Elle ne regardera pas une chose insolite de peur que son enfant ne contracte une ressemblance anormale avec l’objet interdit. Au moins devra-t-elle en ce cas être assez dissimulée pour que personne ne la voie, et elle aura soin encore de garder les lèvres bien closes et, pour plus de précaution, de mettre la main sur la bouche.

Dans ses allées et venues, en parcourant les champs et longeant les buissons des haies, il lui arrivera de se trouver tout à coup face à face avec un chien pendu à une branche basse. Si son regard s’y fixe et qu’elle ne fait pas un détour pour éviter sa vue, elle-même tombera malade et son enfant souffrira plus tard de l’entérite. Comme dans le pays jamais un chien mort n’est mis en terre, mais traîné par une corde jusqu’au prochain arbuste où on le pend, ces rencontres sont assez fréquentes.

Si la future mère en allant à l’orée de la forêt cultiver son champ ou arracher des patates, fait la rencontre d’un sanglier, il faudra prévenir le sort qui menace son enfant de lui valoir une hure à la ressemblance de cet animal. Si un serpent croise son chemin et qu’elle l’aperçoit, la langue de l’enfant restera pendante hors de la bouche (kulabya indimi).

Un incendie qu’elle aura vu, causera à son fruit des taches de vin. Pour contrebalancer le mauvais sort, elle arrachera de suite au bord du chemin une poignée d’herbes, la lancera dans la direction du foyer d’incendie en disant : Prends cette herbe, prends ce bois ! (Ng’ubwo ubwatsi, ng’uwo umuganda !). Ce sont autant de leçons de modestie que la coutume essaie d’inculquer à la future mère de famille,

Un grand sérieux aussi lui est commandé. Rire pour des futilités peut amener les plus affreux malheurs la vue des gambades désordonnées d’un agneau estropié ou mal bâti, dont la femme osera sourire, causera à l’enfant la même infirmité. Jamais en riant elle ne pourra montrer ses belles dents blanches, il y va de la beauté de son enfant qui aura des dents tellement longues qu’il ne pourra jamais les mettre à l’abri de ses lèvres. « Aranika ntiyanure », expression assez pittoresque qui se traduit « Il étale au soleil sans pouvoir les remiser, ». Voilà pourquoi les femmes ne rient jamais sans mettre la main devant la bouche, et qu’elles trouvent horribles les photographies qui ont surpris quelqu’une étalant ses dents.

D’autres us et coutumes peuvent se ramener à la simple hygiène, bien que leur fidélité reste basée sur des craintes irréfléchies à teinte de superstition, parce que toujours elles redoutent une punition automatique administrée par un être invisible supérieur. L’habit ordinaire de la femme au Kinyaga est une peau de vache tannée bien assouplie qui l’enveloppe jusque sous les bras, et est ajustée à la taille par une corde en fibre de bananier ou une lanière de cuir. En temps normal ce « mweko » est noué et serre assez fortement la taille. Pendant la grossesse cette ceinture sera enroulée seulement pour empêcher toute contrainte ; mais la raison qu’elle en donne n’est pas la nécessité où elle se trouve, mais que l’enfant pourrait s’y pendre et naître avec un filet rouge de strangulation à son petit cou.

Les circonstances ou les convenances pourront exiger qu’elle assiste à un enterrement ou en soit simplement témoin. Pour conjurer tout mauvais sort qui pourrait la guetter dans ces occurrences, il lui reste un moyen toujours à portée de la main, et qu’elle ne négligera jamais ; une corde tressée en fibre de bananier ou encore une tige sèche de papyrus, et au pis-aller une longue herbe rampante, lui servira à ceindre les reins, par -dessus son vêtement ordinaire. Souvent, ne trouvant pas une corde de longueur suffisante, elle attachera le bout qu’elle aura trouvé, autour de la jambe, immédiatement sous le genou. Au moment de quitter le lieu de la sépulture, elle aura soin de s’armer d’une feuille d’arbre, dans laquelle elle se mouchera, et lancera le tout dans la direction de la tombe. Ainsi dépisté, l’esprit du mort ne la poursuivra pas, et son enfant ne souffrira pas de cette rencontre forcée.

Il ne faudrait pas croire que seule la future mère est soumise à des observances qui suffiraient à lui empoisonner la vie. Le mari a sa part dans l’inquiétude qui entoure l’avenir du fruit de leur union lui aussi doit éviter certains actes, se prémunir contre certaines influences mauvaises, prévenir certaines colères de l’autre monde, afin de mettre de son côté toutes les chances d’un heureux dénouement. Le lévitique tribal contient à son endroit, au moins théoriquement, une défense draconienne de n’avoir plus avec sa femme que des relations d’amitié jusqu’après le sevrage de l’enfant, ce qui en règle générale le rend pratiquement veuf pour 2 ans et demi. Pendant ce même temps, il lui est interdit, même s’il en a les moyens, de prendre une deuxième femme. Par contre s’il possède à ce moment deux femmes, et que l’une d’elle par jalousie de voir son émule (umukeba) plus favorisée qu’elle, veuille divorcer, elle ne pourra le faire qu’après la naissance de l’enfant, raison du désaccord.

Du jour où le mari apprend qu’il sera bientôt père, il devra enfiler à la ceinture de son vêtement de peau, une série de petits anneaux plats en fer (ingimbu), qui seront la marque extérieure de sa virilité. Lui aussi, quand il assistera à un enterrement, ou bien s’il est obligé de creuser une tombe, il se ceindra d’une corde de circonstance ; de même, quand il montera sur un toit, fut-ce le sien, pour le couvrir ou le réparer.

A la moindre alerte de malaise de sa femme, il a le devoir de procéder à ce que la coutume appelle le « kumalira umugore ». On peut traduire cette expression par apaiser les esprits en faveur de la femme, car dans l’explication que nous en avons demandée à plusieurs, tous disaient que le nom « bazimu » était sous-entendu en d’autres termes ce serait donc les lui rendre favorables. Et le « kumalira umugore » ne va jamais sans un mouton ou une chèvre que le gendre porte à son beau-père pour le sacrifice. C’est la ruine à brève échéance de tout son cheptel et de toutes ses réserves, pour peu que sa femme soit demeurée meilleure fille de son père qu’épouse aimante, ou que sa vanité trouve son compte à pouvoir se vanter devant ses compagnes de coûter tant et tant à celui qui a voulu l’épouser. Les alertes alors se multiplient au gré de sa mauvaise volonté.

Le malheureux n’a d’ailleurs pas le choix, et le devoir en est tellement strict que son oubli ou son mépris l’exposerait à se voir enlever sa femme de force, et si la naissance ensuite se terminait par une issue fatale tant pour la mère que pour l’enfant, la vendetta serait déclarée contre le récalcitrant et à son défaut contre tout son clan. Et la vendetta se termine par une mort violente où souvent un innocent paie les fautes d’autrui.

Il va sans dire que la femme elle-même se trouve souvent avec son panier de pois ou de haricots sur les sentiers qui mènent chez les bapfumu, soit pour aller consulter sur son avenir le plus proche, soit pour solliciter le remède approprié contre un manquement souvent involontaire aux observances légales. Naturellement religieuse, elle est plus que tout autre attachée à ces démonstrations extérieures qui doivent lui donner le calme et la rassurer,sur les inconnus de la vie à deux. En aucun cas, le mari ne peut s’opposer à ces fréquentes absences, ni mettre un frein aux dilapidations souvent importantes de ses réserves alimentaires. Il sait bien, et tout ce qui l’entoure le lui rappelle, qu’il s’agit ici de se rendre propices tous les facteurs supérieurs dans un événement où les forces de l’homme sont reconnues impuissantes.

QuandBébé Vient Au Jour…

Quand les premières douleurs annoncent l’approche du grand événement, le chef de famille s’apprête à faire un sacrifice à Lyangombe. Voisins et proches seront présents, car où il y a sacrifice il y a bombance, et chacun tient à honneur d’être servi gratuitement. La victime, pour le commun du peuple, sera une chèvre qu’on égorge au seuil même de la hutte. En lui mettant le couteau à la gorge, le chef de famille fera d’abord cette prière en forme de voeu (impigwa)

«Lyangombe, urakagira

Imana,

«Biheko bizima,

«dukulire umuntu hejuru

«Uwo mwana niuwawe,

«nazakura

«baguhe inka !

Lyangombé, Imana te soit propice, Biheko vivant, (qui porte les vivants) abaisse vers nous cet homme,

cet enfant est à toi,

s’il vient à croître

qu’on te donne une vache.

Les assistants approuvent soit par des grognements, soit, de la part des femmes surtout, par des termes de cajolerie à l’adresse de celle dont l’heure approche, ce qui ne renforce en rien la valeur de la promesse, qui selon nos interlocuteurs n’entraîne aucune obligation ultérieure, quant à sa réalisation. C’est une façon galante de se faire exaucer, et le résultat une fois obtenu, nul n’aura cure d’aliéner encore une de ses vaches.

C’est après cette prière seulement et pendant qu’on achève la bête pour la manger en compagnie, qu’on introduira la sage-femme (umubyazi) auprès de la malade. Son rôle consiste surtout à assister la « parturiens » pendant tout le temps de ses douleurs en lui appliquant des prescriptions rituelles, car le savoir médical est plutôt rudimentaire. Ce qui s’explique d’ailleurs parfaitement par la conviction dans laquelle ils vivent, d’après laquelle les mânes des ancêtres dirigent tous les événements, surtout à cette époque de la vie humaine,

Ces sages-femmes sont en général des veuves et d’après nos observations, elles ne forment en somme qu’une catégorie féminine des bapfumu. Leurs moyens sont les mêmes.

Si elles administrent certaines potions qui ont pour effet immédiat de donner à la malade le coup de fouet, et qui, comme le « gisayura », rendent aux forces abattues un peu de vigueur, elles restent absolument impuissantes dans les cas tant soit peu compliqués. Frictions et massages à l’eau chaude produisent leur part de réaction, mais il semble bien que le succès de leur intervention dépend, dans leur esprit, surtout des incantations dont elles abreuvent malades et assistants, et des adjurations aux mânes qui se suivent sur tous les airs et modes.

Viennent ensuite les moyens basés apparemment sur leur système religieux et qui concordent d’une façon notoire avec leur croyance connue d’autre part. Nous avons vu comment dans son « impigwa » du sacrifice, le sacrificateur priait Lyangombe «d’abaisser vers nous cet homme ». Cette même idée se retrouve dans le geste du

«ku-mu-manura». Cette cérémonie, et c’est plutôt une cérémonie qu’un remède, se traduit mot-à-mot : « Le descendre, le décrocher, le ramener d’en haut, »

A cet effet, une lance est piquée dans le plafond de la hutte, en sorte que, légèrement inclinée, elle vienne toucher par son bout inférieur la bouche de la malade. Une sage-femme verse alors une décoction, obtenue par le malaxage de plusieurs plantes des champs, le long de la hampe, qui dégouline dans la bouche de la patiente. C’est le dernier essai de leur art médical, et s’il reste sans effet, aucun espoir n’est plus permis. On l’abandonne alors à l’emprise des mânes ou bien on fait intervenir le forgeron. Car il arrive dans des cas désespérés qu’on procède à l’occisio foetus, et pour ce travail on a recours au bras d’un forgeron. Le terme même qui désigne cette opération indique assez la brutalité du procédé sans que nous le décrivons autrement. Il est pris dans la spécialité des tanneurs et veut dire : assouplir « kunyuka ».

Si l’enfant en instance de naître ne peut résister à la compression qui brise tous ses petits membres, la parturiante elle-même succombe généralement par suite de péritonite et d’hémorragie. On ne connaît pas la césarienne, et mère et enfant sont enterrés ensemble.

L’action de la mubyazi ou sage-femme restant sans effet, et avant de recourir aux soins du forgeron, on fera encore appel à l’intervention du mupfumu, car il est manifeste qu’un esprit est en cause et qu’il en veut non pas seulement à la progéniture, mais à la mère et sa famille. « Abazimu bateye », les mânes se vengent, ils ont déclaré la guerre, et le sacrifice fait au début à Lyangombe ne suffit plus. Il faut que le mupfumu, que pour la circonstance on nommera également « mubyazi » commela sage-femme, donc « celui qui aide à la délivrance », vienne et au moyen de ses instruments divinatoires indiquera à quel muzimu on a à faire et par quel sacrifice il se laissera calmer. Ce sacrifice sera offert par le père ou le beau-père.

Si, malgré toutes les formalités remplies, le succès heureux ne répond pas aux efforts de chacun, et que la mort survient, sage-femme, sorcier et forgeron s’en retournent chez eux sans qu’il soit permis de leur en vouloir, mais aussi sans rétribution. Au contraire, s’ils sont parvenus à vaincre la mauvaise volonté des esprits, ils sont congédiés emportant un cadeau de remerciement, qui au Kinyaga consiste généralement dans une pioche à cultiver, de la valeur de ce temps-là de 0.60 francs. Dèsque l’enfant est né, la grand’mère ou une tante ou toute autre personne âgée de la famille, donnera avec un éclat de bambou en guise de couteau son existance indépendante à l’enfant.

Le placenta dans certaines familles est conservé : on le laisse sécher et il restera suspendu à la paroi de la hutte. Ailleurs la coutume exige qu’il soit jeté au chien quand il s’agit d’une fillette et à une chienne si le nouveau-né est un garçon. Si un chien venait à manger un placenta dans une famille qui jusque-là les gardait, elle devrait désormais les donner tous aux chiens. La raison en est, nous disent les gens, « ngo tudahumana ! », pour nous préserver des « mahumane », cette maladie spécifiquement d’origine prêter-naturelle, selon eux, qui couvre ses victimes d’éruptions vésiculeuses, et qui est de l’eczéma. D’après toutes les observations qu’il nous a été donné de faire, il nous semble que c’est cette maladie qui est la peine préférée infligée par les mânes offensés. Continuellement nos gens ont ce terme dans la bouche, qui leur est une raison suffisante pour justifier toutes les futilités et tyrannies de leur croyance.

Les « mahumane » sont le signe le plus certain dans la vie courante de la colère des mânes, et la crainte d’en être frappé retient l’indigène dans le cercle de ses observances rituelles. Le jeune âge surtout y est exposé, et les parents sont convaincus que les défunts se vengent de la sorte sur les enfants, de leurs propres transgressions.

La première toilette du nouveau-né est faite par la grand-mère, et l’eau dont elle se sert ne pourra en aucun cas être versée directement de la cruche sur le petit corps : l’eau trop froide lui serait fatale dans l’atmosphère surchauffée de la hutte où il vient de naître, et celle puisée dans la cruche posée sur le foyer pourrait bien l’échauder, et le résultat ne serait pas meilleur.

La personne qui préside donc à ce premier bain, prendra une bouchée d’eau, lui laissera prendre la chaleur ambiante, et la laissera ensuite couler en ondée tiède sur le petit être encore peu résistant, tout en le frottant de ses deux mains. Cette opération continue jusqu’à ce que la propreté nécessaire soit obtenue. Pour les bains journaliers que la mère continuera de lui donner dans les premiers temps, pour les espacer ensuite, elle procédera toujours de cette même manière. Le bain journalier est d’ailleurs un point d’hygiène, auquel les mères de nos petits sauvages tiennent sérieusement, et la négligence, en ce point, provoque, quand le cas se présente, de violentes réactions chez le père et peut provoquer le divorce au désavantage de la femme. Le premier bain terminé, le bébé (« agahinja ou akayoyo ») est enduit de beurre parfumé et rendu à sa maman, qui enlève alors de sa ceinture l’amulette dite

« uruyundo » portait depuis le début desa grossesse et l’attache comme un bracelet avec sa corde autour du poignet de l’enfant. Ce sera sa protection désormais contre l’emprise des esprits mauvais.

Le mari pendant tout ce temps a dû se tenir à l’écart en dehors de la maison, et la nouvelle de l’heureuse délivrance lui parvient au son strident des joyeux you-you que poussent toutes les commères présentes. Il se lève alors et va couper dans la bananeraie un régime de banane qu’il dépose dans la hutte et qui servira pour une cérémonie dont nous parlerons plus loin. Il ne devra en aucun cas abattre le tronc du bananier, comme ils ont coutume de le faire en temps ordinaire, mais le laisser debout et intact. C’est le « guca nyabwerera » : couper le régime de l’heureux événement.

En rentrant, nous trouvons la jeune mère tenant son nouveau-né des deux mains sous les aisselles. Elle regarde son bébé avec des yeux furibonds ; elle le trouve laid, mal-fait, vilain comme jamais enfant ne l’a été, et la voilà qui se met à l’insulter, à l’injurier, à lui dire de gros mots, tandis que le petit pleure et se lamente ; d’un geste de dégoût elle jette la tête de côté, comme si elle avait horreur du monstre qui se présente à sa vue, crache par terre en preuve de mépris et de dégoût, et lance une longue kyrielle de malédictions et de maudissons, On appelle cela « gutukira umwana»: maudire son enfant.

Suit sans intervalle le « kuvumura », cérémonie qui a pour effet de neutraliser les malédictions lancées quelques instants auparavant. Tenant toujours l’enfant devant elle, face à face, elle reprend toute la suite des maudissons énoncés tantôt, mais dans le sens négatif, et ce disant, elle caresse l’enfant, le cajole, l’admire, le presse sur son sein, lui applique la bouche ouverte sur les bras, les mains, sur tout le corps, avec une frénésie d’autant plus grande qu’elle a une plus grande peur de voir les malédictions se réaliser sur son trésor. Jamais une mère n’omettra cette cérémonie du « gutukira », car dans sa conviction intime, la malédiction ainsi lancée à pleine bouche et rétractée de suite par la mère, est le grand préservatif contre toute mauvaise influence ultérieure des maléfices, C’est comme une vaccination qui procurerait l’immunité contre le mauvais vouloir des hommes et leurs méchancetés.

Pauvres mères, elles ont bien besoin de croire à un préservatif de la malédiction !

Ce qu’un noir entend d’imprécations depuis sa naissance jusqu’à sa mort est incroyable, et elles n’ont rien de tendre. Il est bon qu’elles procèdent à temps à l’inoculation de ce virus, car il n’y a pas d’enfant de 10 ans qui ne les ait toutes entendues pour son propre compte.

Commence alors le temps clos pour la mère, « kuba ku kiliri », pendant lequel elle ne pourra guère quitter la hutte.

Dans un coin de la maison, on lui dresse à ras du sol une couchette avec de l’herbe sèche, des roseaux et des branches minces d’arbres, qu’on borde des quatre côtés de rondins de bois, le tout couvert d’une natte en herbes ou écorce de bananier tressées c’est le kiliri, sur lequel elle vivra avec le nouveau-né, jusqu’au jour des relevailles.Tout le travail du ménage incombera au Mari, et il ne pourra pas s’absenter, si ce n’est pour des affaires courantes du ménage : puiser de l’eau à la source ou au ruisseau, chercher du bois mort, aller aux champ à arracher les patates pour les repas, moudre le grain pour la polenta etc. C’est un devoir strict pour lui de « guhemba umugore», Soigner sa femme, lui montrer sa reconnaissance. Jour et nuit, il devra entretenir dans la hutte à proximité de la couche un feu nourri de grosses racines d’arbres, qui tiendra la maison dans une atmosphère surchauffée.

Les amies et parentes tiennent à honneur de venir féliciter la vaillante, qui « yatahutse amahoro », qui est revenue en vainqueur, car ici encore est marquée cette idée de combat, et si un nouvel homme est venu au monde, c’est de haute lutte qu’il a fallu l’arracher à des esprits malveillants et malfaisants. Chacune lui apporte qui un panier de farine de mil, qui un bol de vin de banane ; celle-ci un bracelet de fil de cuivre, celle-là un collier de verroterie. Toutes veulent « guhemba umubyeyi », féliciter une mère et la récompenser.

La mère ne quittera que rarement le « kiliri ». Obligée de le faire, elle s’appuiera dans sa marche sur une hachette (umuhoro) si l’enfant est un garçon ; si elle a enfanté une fillette, elle s’armera d’un coutelas « imbugita ». Ces deux instruments sont d’ailleurs toujours à portée de la main A côté de sa couche, Pour raison de cette coutume, on ne reçoit autre chose que, la fatidique réponse qui arrête trop souvent notre curiosité ; « C’est ainsi la coutume des anciens. »

Le bébé n’est jamais emmailloté, et il reste couché tel quel à côté de sa mère, sur une petite peau de mouton dont on rejette un pan sur son frêle corps. Quand il faudra nettoyer l’enfant, la mère le fera, avec des feuilles d’arbre, dont l’approvisionne son mari, et quelle aura grand soin de ne pas jeter après usage. La coutume veut qu’elle conserve tout en un seul paquet (kubika impeho) jusqu’au jour des relevailles, où il donne lieu à une nouvelle cérémonie.

Le lait maternel est le premier et seul aliment du nouveau-né. Donner son enfant à une nourrice est chose inconnue. Le cas ne peut exister que si la mère meurt, et alors c’est une femme du clan du mari qui accepterait de remplacer la mère. La raison en est que si une maladie emportait l’enfant ainsi nourri par une étrangère; on s’en prendrait à cette femme et à cause d’elle à tout le clan. La raison d’ensorcellement, d’empoisonnement, de poursuites des esprits est toujours si proche.

Cependant l’allaitement peut présenter des difficultés dans les premières heures, surtout chez la jeune femme, et pour le premier né. S’agit-il d’un garçon, le père s’approche de la couche et touche de sa hachette l’enfant appuyé contre la poitrine de la mère, si c’est une fillette, la mère fera toucher le coutelas à l’enfant pendant qu’elle essayera de lui donner le sein. Si le mal résiste au fer il y a tout lieu de croire que : « abazimu baramukalanze », les mânes l’ont grillée, les esprits ont desséché les sources de la vie.

Et on a recours au mupfumu : d’après les figures obtenues avec ses osselets sur son mpinga (planchette), il fera connaître quels sont les mânes mécontents. Il indiquera aussi par quelles offrandes apaiser leur colère, et pour finir il prescrira une amulette à porter par la mère.

Naissance De Jumeaux.

Contrairement à d’autres peuplades africaines où les jumeaux sont réputés de mauvaise augure, nulle part au Rwanda on ne constate qu’il y eût la moindre répugnance à leur égard. Au contraire, leur naissance est considérée comme une bénédiction spéciale. Jamais on ne procède à la suppression d’un des nouveaux-nés, et cela depuis toujours. Parfois, dans certains milieux; on est porté à croire que l’influence des missions a eu assez d’emprise dès le début pour supprimer certains abus, et que ce qui ne se rencontre plus maintenant pouvait être précédemment une règle générale ou tout au moins exister comme une habitude. Pour le cas présent, la supposition est certainement gratuite et toutes les preuves lui sont contraires. Remarquons que les premiers Pères Blancs ne s’établirent au Kinyaga qu’en décembre 1903, et que ces notes sont de 1910. A noter aussi qu’avant nous aucun Européen, ni civilisé, ne s’était encore installé dans le pays. Ils se conduisaient donc sans contrainte d’après les lois anciennes, et à vrai dire le nombre considérable de gens jumeaux de tous les âges démontrait assez que dans la coutume rien n’était changé, au moins pour ce qui regarde les habitants des trois générations au milieu desquelles nous avons vécu, et qui vivaient là avant notre arrivée.

Nous avons une preuve péremptoire dans ce fait de la fréquence extraordinaire des noms propres de « Gato » et de « Gakuru ». Ces noms qui signifient le Petit et le Grand, ou simplement le premier-venu et le deuxième-venu, ne sont jamais donnés qu’à des jumeaux. Et il faut ajouter que les jumeaux ne reçoivent jamais un autre nom.

D’ailleurs tout le monde proteste contre le soupçon qu’on pourrait énoncer, que dans les temps passés ils se sont livrés eux-aussi à l’infanticide en cas de naissance de jumeaux. Et les honneurs qui entourent pour la vie une mère qui a donné naissance à deux enfants à la fois, reste encore la meilleure preuve qu’ils n’ont en rien subi des influences étrangères en une matière où ils ne se laissent pas facilement convaincre de changements à opérer.

Dans leurs troupeaux, des naissances jumelées sont également fréquentes, et eux qui ne vivent que pour leurs bêtes et qui ont pour la vache un vrai culte, qui la soignent souvent mieux que leurs propres enfants, sont sans pitié et détruisent toujours le surnombre : et même, ce qui en d’autres circonstances serait un crime, ils tueront la génisse, et non le veau mâle, s’il y a eu jumelés de sexe différent. La raison qu’ils en donnent est assez inattendue et ne s’applique que pour le cas particulier du gros bétail : « Inka irabyara, ntibwagule », la vache enfante, qu’elle ne fasse pas des chiots, — Qui plus est, pour toute la famille, à laquelle a appartenu cette bête au moment de la naissance des jumelés de sexe différent (« imbangurane »), il y a défense absolue de boire désormais de son lait : pour eux elle est devenue impure.

Les animaux domestiques, chèvres ou brebis, ne sont soumis à aucune réglementation sous ce rapport. On ne s’en occupe pas.

Quant aux enfants jumeaux ; même s’ils sont de sexe différent, leur venue en ce monde comble l’heureuse mère d’honneurs qu’on ne témoignera à aucune autre femme ; elle sera respectée partout à l’instar des plus âgées, et dans les réunions elle aura la préséance sur toutes ses compagnes. Femme d’un polygame, elle sera désormais la première, fut-elle arrivée la dernière dans la famille.

Il y a plus. Quand on sait la distance respectueuse qui sépare la bru de son beau-père pour toutes les relations extérieures et qui fait croire plutôt à de l’hostilité, ou tout au moins à l’indifférence, on reste étonné du revirement que produit sur ces relations le fait pour la bru d’être mère de jumeaux. Jamais une femme n’a le droit d’appeler son beau-père par son nom propre, ni de le désigner ainsi en parlant de lui. Elle ne peut non plus employer dans la conversation le nom de « data-bukwe » (mon beau-père), et contrevenir à cette coutume de respect serait s’exposer à être renvoyée sans autre forme de procès, avec obligation de rendre tous les biens qui ont formé la dot première et les cadeaux supplémentaires. Le seul nom qu’elle puisse donner à son beau-père pour parler avec lui ou parler de lui, c’est « Sogokuru » (grand-père).

Mère de jumeaux, elle aura la prérogative exceptionnelle de l’appeler et de son nom et de son titre de « data-bukwe », distinction hors de pair qui la place à la hauteur des plus vénérables de la famille. Elle devient ainsi l’égale de l’homme.

La naissance de jumeaux (amahasa) n’apporte donc que des honneurs à l’heureuse mère. Quant aux coutumes indiquées dans les pages précédentes au sujet de la naissance, elles sont en partie bouleversées à l’arrivée des jumeaux, et pour ne pas nous exposer à des redites, nous noterons ici ce que nous avons pu recueillir au sujet des coutumes particulières ayant trait aux diverses situations de la vie.

Dès que les jumeaux ont vu le jour, une cérémonie particulière a lieu au clair de lune, qu’on nous permettra d’indiquer seulement dans l’essentiel et qu’ils appellent le « gusenda. amahasa ». Ce que la lune vient faire dans la combinaison, nous n’en avons pas pu obtenir autre chose que la réponse qui les satisfait toujours et vous laisse toujours aussi insatisfait « Niko bagenza », c’est ainsi qu’on a coutume de faire.

Dans ses grands traits, cette démonstration se pratique comme suit : Dès que la lune est visible, le mari et la mère se lancent au dehors pour « kwirukana isoni », se débarrasser de toute honte. Ce qu’ils font avec force démonstrations de gestes et de paroles. A qui mieux, tantôt ensemble, tantôt l’un après l’autre, ils se mettent à lancer vers la lune des imprécations et des plus ordurières. Ils semblent avoir la conviction que désormais cette faveur, qui leur a été accordée, les autorise à une vie plus libre et plus dissolue. Leur scène terminée, ils rentrent clans la hutte en lançant à tous les vents « Cyali kimwe, kibuta bibili ! » = Il était seul, deux y ont fleuri ! — Le terme ne manque pas de poésie, car la traduction que je donne n’est pas autre chose que le sens exact du mot « kibuta ». Le mot fleur ou fruit se dit « imbuto » et vient du verbe « kubuta »fleurir, au sens actif ; c’est certainement un archaisme qui n’est plus, à notre connaissance, employé que dans cette phrase.

Comme des guerriers qui vont à la bataille, ils se marquent alors au front avec du kaolin, et en-marquent également les jumeaux (kwilaba ingwa). A partir de ce moment, la mère comme les enfants se croient immunisés contre les influences néfastes qui suivent les contraventions aux coutumes ordinaires. Ils sont régis par les leurs, qui sont parfois plus pénibles, mais personne ne retrouve à redire aux exceptions dont ils sont favorisés.

Ainsi, dès la cérémonie du« gusenda amahasa », décrite plus haut, la mère sort de la maison comme elle veut, sans s’occuper du rite des relevailles, que nous décrirons après, et les enfants aussi peuvent être montrés au-dehors sans qu’on prenne la peine de leur appliquer le cérémonial du « gusohora umwana ».

Une obligation stricte existe désormais de ne jamais séparer les jumeaux et de les traiter toujours tous deux de la même façon. Nés ensemble, ils ont une destinée semblable, pour autant que les forces de l’homme sont cause, et plus d’une fois l’un sera la victime innocente du destin de l’autre. Dès le plus jeune âge et plus tard dans la vie, on les traite comme ne formant qu’un seul être. Ils auront la nourriture ensemble, et à la même heure ; ils devront manger dans la même écuelle et partager la même nourriture ; leurs habits et leurs ornements seront les mêmes toujours; la coupe de leurs cheveux pareille ; aucun des deux ne sera préféré ou particulièrement distingué. Ce qu’ils posséderont sera fait de la même matière, et ce que l’on enlèvera à l’un devra être retiré à son alter ego. La fredaine de l’un sera punie sur les deux ; ensemble ils seront corrigés, car ensemble ils doivent pleurer ; et on ne peut les employer à des ouvrages différents. Aussi nulle part avons-nous rencontré quelque chose de plus rapprochant de notre idée chrétienne de charité que ces jumeaux unis par la destinée à vivre l’un pour “l’autre. En réalité, c’est un spectacle émouvant de voir des jumeaux toujours en éveil de prévenances mutuelles, et cela jusque dans la vie avancée. Et l’amour qu’ils se portent mutuellement est dans le langage des banyarwanda le plus beau signe de l’amitié : « Barakundanye nka amahasa », ils s’aiment comme des jumeaux, est le dicton.

La vie marche, et pour eux aussi viendra le moment où il faudra penser à fonder un foyer. En règle générale, la loi des mahasa s’étend également au mariage, et demande que les deux jumeaux soient mariés le même jour. Moins rigoureuse dans son application que la loi ancestrale ordinaire, l’exception est tolérée sans que les mânes montrent trop les dents. L’un des deux pourra donc se choisir une compagne et permettre à son inséparable de réfléchir encore et de chercher. En attendant, celui qui reste libre, assistera à la cérémonie du mariage, couché à même la terre « (kugera hasi) », à côté du lit nuptial ; le lendemain, il arrangera une couche en” herbes et roseaux par terre sur laquelle désormais il dormira jusqu’au moment où le destin lui sourira aussi.

La mort, un jour séparera,ce que la naissance avait uni: elle n’a pas les mêmes égards. Et pourtant ici encore ils restent unis jusqu’à la tombe : le survivant assistera à l’enterrement de son inséparable d’une façon qui lui rappellera que jusque dans la tombe ils doivent rester unis, comme ils l’ont été pendant la vie.

Près de la fosse creusée, on a apporté le cadavre du mort au fond de la fosse, on a arrangé un lit de feuillage. Et maintenant le survivant est descendu, s’est étendu comme pour dormir sur cette couche pour un instant. Puis il remonte pour faire place à son inséparable qui, lui, ne revient pas. C’est ainsi que finit cette double vie, dont l’acteur survivant gardera toujours son nom de « Gakuru » ou de « Gato » reçu le jour de leur naissance.

Quand Finit Le « Temps Clos ».

Revenons à l’enfant né sans compagnon et à la mère qui a commencé son temps clos. Huit jours au minimum passeront avant que le bébé ne vienne à la lumière du soleil, car pour les cérémonies du grand jour, il faut laisser le temps matériel nécessaire pour la confection de la boisson de jus de banane qui permettra aux invités de fêter convenablement les héros du jour.

La sortie de l’enfant, « gusohora umwana », est le premier acte du rite qui s’accomplit aujourd’hui. Dès le matin, le père se met en devoir de raser la tête du nouveau-né. A cet effet, il humecte la petite tête d’un peu d’eau, et tandis que la maman tient le bébé dans ses bras, il fait tomber les légers cheveux qui couvrent le chef du petit être en les rasant avec une lame en fer flexible. C’est d’ailleurs généralement la lame qui sert aussi bien à couper la viande et à gratter les patates. Dans certaines familles, c’est la grand-mère qui préside à cette première toilette assez pénible, pendant laquelle la victime s’en donne à coeur-joie en fait de cris et de vagissements.

Puis la grand-mère passe dans toutes les huttes du voisinage pour convoquer tout ce qu’elle peut trouver d’enfants en bas-âge. Au fur et àmesure qu’ils répondent à l’appel, et se présentent devant la hutte, on donne à chacun une branche fourchue de ricin qui prend alors le nom de « pioche » (isuka). Le nouveau-né lui-même est remis à un des enfants plus forts, qui le porte sur le dos à la façon de toutes les mères du Rwanda.

Il est intéressant de se faire une idée de la manière dont l’enfant est assujetti sur le dos de sa mère pendant les deux ou trois premières années de son existence, où il dormira pendant le jour tandis que sa mère vaquera à tous ses travaux au grand soleil ou à la pluie, où il s’endurcira aussi à toutes les intempéries à moins qu’il n’y prenne le germe de la maladie qui l’emportera en bas-âge.

Une dépouille de mouton, bien assouplie et beurrée, servira de poche sans couture dans laquelle on placera l’enfant. Cette peau est d’abord assujettie autour des reins de la mère en la nouant par devant avec les deux pattes d’un même côté. Elle pend donc maintenant par derrière en largeur. On fait asseoir ensuite le bébé à califourchon sur le dos en ayant soin de lui appliquer la tête à plat contre le dos. On relève alors le pan de la peau par dessus l’enfant jusqu’à la hauteur du cou, les deux pattes libres sont passées sous les aisselles de la mère et fixées par un noeud au-dessus des seins. L’enfant se trouve ainsi enfermé comme dans un sac d’où émerge toujours la tête. La laine de la peau étant tournée à l’intérieur, le bébé sera toujours protégé contre un excès de froid, et même la pluie ne pénétrera pas facilement. Les mères ont soin que le visage de l’enfant s’applique par une oreille au dos de celle qui le porte et de serrer suffisamment les noeuds pour que la tête ne puisse pas se dégager trop librement, ce qui pourrait déterminer des accidents, soit pendant le travail aux champs, soit à la danse où elles ne se séparent pas de leur fardeau,

Dans la cérémonie d’aujourd’hui, le nouveau-né est porté de la sorte par un des enfants du voisinage. Quand tout le petit monde est réuni et a reçu sa petite pioche en tige de ricin, le père se mêle à la ribambelle dans la cour qui précède la hutte et de sa vraie pioche se met à remuer légèrement la terre, tandis que tous les bambins autour de lui l’imitent en grattant le sol de leurs pioches-imitation. Tous ensemble font ainsi semblant de cultiver la terre, pendant que d’autres jettent de-ci de-là quelques semences comme pour les confier à la terre en vue de la récolte. Quand tout le monde est bien entrain, la grand-mère rentre dans la hutte, s’empare d’une cruche d’eau et vient asperger les travailleurs en leur criant ; « ni muhinguke, imvura iraguye ! » rentrez du travail, la pluie tombe ! — Tous se précipitent vers la maison et remettent au chef de famille les petites pioches dont ils se sont servis. Elles sont soigneusement ramassées et accrochées dans la paroi de la hutte, et seront un talisman qui fera de l’enfant un travailleur. Leur destruction serait un signe que l’héritier est destiné à devenir fainéant, buveur, mauvais sujet. S’il s’agit d’un garçon, le père joindra à ces pioches-amulettes, une miniature d’arc et de bouclier, qu’il lui fabriquera sur place. L’arc est une simple branche d’arbuste repliée sur elle-même en forme d’oeuf ; le bouclier est formé d’une branchette en fourche dont les deux bras sont pontés par un treillis d’herbes, ce qui lui donne assez l’aspect d’une raquette. Ces objets, conservés précieusement dans la maison, sont une protection, et, grâce à la vertu qui en émane, fera de ce bout d’homme un brave. Ce sont tout autant d’amulettes destinées à procurer à l’enfant les vertus civiques en honneur dans le clan.

Pour les filles, cette dernière particularité est omise. A sa place, les enfants qui ont participé à la culture figurée du champ, procèdent dans l’habitation même et tout autour à l’extérieur à tous les travaux que doit faire une femme : et pendant un moment c’est un spectacle étourdissant de voir tous ces petits courant de-ci de-là, s’affairant à qui mieux mieux. Ils balaient, époussettent, battent les nattes, remuent l’herbe sèche qui tapisse le sol de toute maison bien tenue, bouleversent la litière, déplacent cruches, chaises, paniers, lavent vases et écuelles, dérangent la meule, arrachent une poignée de chaume à la hutte, tisonnent le feu, bref y mettent le plus de désordre possible, à la grande joie de tout le monde.

On se souvient qu’à la naissance du petit, son père est allé couper le régime de banane appelé « nyabwerera » et qu’il l’a mis de côté. Maintenant que les petits ont terminé leur remue-ménage, que tout est rentré dans le calme et que les divers instruments employés dans la scène précédente sont accrochés à la paroi dans l’habitation, on apporte ce régime qui est mis à cuire sous la cendre. Quand il est à point, on prélève un petit morceau sur une des bananes qu’on donne au nouveau-né qui évidemment n’arrive pas à le mâcher. C’est alors seulement qu’on sert tout le régime cuit aux enfants dont le rôle devient ici le « gukanjira umwana », (mâcher pour l’enfant). Grâce à ce rite, la bouche du nouveau-né se formera à la nourriture solide.

On ne sera pas sans avoir remarqué toute la poésie qui se dégage de ces deux scènes enfantines que nous venons de contempler. L’homme à peine né, et le jour même où il lui sera permis de voir le grand soleil, avant même qu’il puisse comprendre ou distinguer ce qui l’entoure, on veut en quelque sorte imprimer dans ses yeux encore impuissants et son cerveau sans images, la notion du travail pour lequel il est né ; et ce petit repas après la fatigue, n’est-ce pas une poétique réminiscence du « in sudore vultus tui manducabis panem » qui semble résonner encore dans le coeur de l’homme déchu. Et remarquons : ces coutumes sont exclusivement indigènes, sans la moindre adjonction, correction ou arrangement subies par une influence occidentale ou religieuse étrangère. Nous sommes en pures coutumes indigènes.

Le deuxième acte des relevailles s’appelle « kumara ikiliri » et se joue en deux scènes. Tandis que les enfants font leur petit repas, la grand-mère est de nouveau sur pied pour procéder à un rite qui doit attirer sur la croissance du nouveau-né une heureuse influence et détourner de sa route la malignité des esprits,

Pendant ces jours qui ont suivi la naissance, toutes les feuilles et herbes qui ont servi à la mère pour nettoyer l’enfant, ont été gardées dans un coin de la hutte et se sont accumulées. Aujourd’hui, dans cet amas de petits paquets, le mari a ajouté une pioche ou encore un collier de verroterie, selon ses moyens. Un enfant a apporté une poignée d’herbe fraîchement coupée qu’il a présentée à la grand-mère. Celle-ci a enveloppé dans cette herbe toute la collection des « papiers hygiéniques » et en a fait un seul paquet, qu’elle emporte hors de la maison. Elle marche à reculons, l’échine pliée, le paquet tout près de terre. De temps en temps, elle le fait toucher au sol tout en reculant, et prononce à chaque fois une courte phrase dont chacune indique une des occupations qu’accomplira l’enfant en grandissant : « Nyabwerera, umwana aravoma ! Toi qui as enfanté, ton enfant puise- de l’eau ! » puis : « Umwana arahinga ! — l’enfant cultive ! » et encore : « Umwana aratera ! — il plante, il sème ! » etc., ainsi de suite jusque dans la bananeraie. Cette coutume est dite : « guterula impeho », emporter les déchets. Arrivée auprès du tronc de bananier qu’elle a choisi d’avance, et qu’elle a rejoint tout en reculant, elle s’arrête, retire du paquet la pioche ou le collier qui est destiné à être la récompense de son service, et abandonne le reste au pied du bananier. Désormais celui-ci sera sa propriété personnelle et personne en dehors de la grand-mère n’en pourra manger le fruit.

Dans l’intervalle, les enfants ont fini de manger le régime de bananes qu’on leur avait servi, et on les congédie. Ils se lèvent, et passent chacun à son tour auprès du nouveau-né, pour prendre congé en disant « ku mana ! — adieu ! » et chacun de le nommer d’un nom de sa propre invention.

Seules les grandes personnes restent pour fêter, par mainte cruche de vin de banane, le grand événement des relevailles :« kuva ku kiliri». Le nouveau-né lui-même recevra sa portion, et à partir de ce jour la mère ne manquera pas une occasion pour procurer à son bébé la jouissance tant recherchée d’une gorgée de cette aigre boisson qu’est le « nzoga » (cidre de banane).

La couchette à ras du sol, qu’occupait la mère pendant cette huitaine, est démolie, et elle peut reprendre sa place accoutumée : « kumara ikiliri ». Quand les convives et invités se sont retirés, et que tout est rentré dans l’ordre, les époux cachent dans la paroi de la hutte, derrière le lit, le paquet de cheveux rasés au début de la cérémonie, et on ne les enlèvera que le jour où ceux d’un nouveau-venu viendront les remplacer.

Le lendemain matin, en se levant, le père imposera à son enfant le nom qu’il portera désormais (Kwita izina). Il n’y a pas au Kinyaga de cérémonie spéciale pour l’imposition du nom. Celui qui au matin viendra le premier à la mémoire du père sera adopté définitivement. Même à cenom, ils ne tiendront pas démesurément une circonstance heureuse ou malheureuse, un fait curieux, une réflexion d’un passant, le leur fera facilement changer. En plus de ce nom, il y a peu d’enfants qui, un peu plus tard, n’aient un autre nom donné par un quelconque et qui primera le premier donné.

Quel que soit d’ailleurs celui qui aura été adopté pour le moment, jamais un enfant jusqu’à l’âge viril ne prononcera son propre nom. Inutile d’insister, c’est une défense absolue (umuziro) qu’on ne peut enfreindre qu’au risque de rester noué et de ne jamais se développer à la stature ordinaire. Sommé de le dire, il inventera scéance tenante un nom quelconque, après une longue résistance marquée par un mutisme complet. Si des compagnons sont avec lui, un de ceux-ci pourra dire son vrai nom et alors il le répétera fidèlement. Mais de lui-même ilne le dira jamais de peur de rester tout petit, car c’est le nom, d’après eux, qui donne la croissance. Chez les filles, la défense est encore plus sévère, car outre la punition commune de ne plus croître, c’est la marque d’une âme vile, car elle se couvre de honte et fait preuve de manque de tact en dévoilant le nom dont l’appellent ses parents. C’est chercher la familiarité et la favoriser : « gushira isoni ». Si une compagne révèle son nom, elle pourra le dire ensuite sans inconvénient.

Il en est de même du nom des parents. Jamais un enfant ne dira de qui il est le fils ou la fille. Une des plus grosses injures qu’on puisse faire à une personne, c’est de l’appeler : fils d’une telle en disant le nom de sa mère. Dans une dispute, une extravagance pareille amènera fatalement des coups delances. L’indigène ne joue pas avec le respect dû aux auteurs de ses jours.

Dans ses relations familiales, l’enfant ne dira jamais « data ou mama » en s’adressant à ses père et mère, ni ne les appellera par leurs noms. Il dira « mukecuru » (vieille) à sa mère, ou,encore « mugore » (femme) termes qui n’ont aucunement le sens péjoratif qu’ils ont dans nos langues européennes ; au père ils diront « mukambwe » (vieux) ou « mutama » (même sens avec unenuance plus affectueuse, qu’il est difficile de traduire en nos langues). La raison qu’ils donnent de cet usage est assez inattendue pour nos conceptions et assez inintelligible pour nos cerveaux : « Nta utuka umubyeyi ! » On ne doit pas insulter ses parents !