{:fr}1— L’ETAT AVANT LA DOMINATION MUTUTSI.

E Ruanda se révéla aux européens, à leur grande surprise, il y a, que cinquante ans, dans là forme d’un état unitaire, organisé hiérarchiquement amalgamant en un corps homogène des populations disparates, bref d’un% entité politique comparable à celles des pays civilisés. Cette situation, rare en Afrique, n’est – pas ancienne. Elle est le fruit de la domination hamite, dont les débuts ne semblent guère remonter au delà du XVe siècle. Elle résulte d’un long travail de conquête et d’assimilation que nous décrirons au chapitré sui-, vent. Nous nous proposons en celui-ci d’exposer la situation politique du pays au moment où cette oeuvre fut entreprise.

Il n’y avait pas encore de nom unique, d’expression géographique, désignant la région en son entier : le vocable Ruanda appartient aux nouveaux temps. La contrée se décomposait en une demi centaine environ de pays, ibihugu, divisions ‘qui en majorité revivent ‘aujourd’hui dans les modernes grandes « chefferies » ou « provinces », pour’ employer la terminologie administrative coloniale, et dont l’aire n’est généralement pas si vaste qu’on -ne puisse en faire le tour en une bonne journée de marche.

Ces pays tiraient généralement leurs noms des peuplades qui ,les habitaient, telles les civitates de la Gaule préromaine : le Bugéséra des Bagéséra, le Bushiru des Bashirui le Busozo des.Basozo, etc. Au moment de l’avancée des pas-teurs harnites, quelques-uns vivaient politiquement sous le régime de la tribu, qui avait sans doute été général à l’origine, le plus grand nombre s’étaient donnés des maî-tres héréditaires, portant le titre soit de mwami, soit de muhinza.

Cantons de tribus et cantons de monarchies étaient simplement juxtaposés, sans interstices, séparés quelquefois par des accidents physiques : cours d’eau, ride montagneuse, forêt; ils ne formaient pas un assemblage politique. C’étaient des fragments de nation, que reliait entre eux, ainsi qu’il a été dit au précédent chapitre, une communauté de race, de culture, de langue, mais qui gardaient , jalousement leur particularisme politique, la s conduite in-dépendante de leurs propres affaires. De ces matériaux disjoints, déjà à pied d’oeuvre, les Batutsi, la dynastie munyiginya à leur tête, ont fait une construction unique, imposante et durable, de même que les Romains et Jules César firent des peuplades celtiques une Gaule, qui, plus tard abandonnée à elle-même, prit conscience des conditions que la nature avait assignées à son développement.

Ainsi, l’histoire de la formation de l’unité rouandienne (rwandaise ndlr) a pour préface obligée l’exposé de l’état politique, tel qu’il résultait de la colonisation muhutu. Il convient d’esquisser d’abord le régime tribal, assurément le plus simple et le plus ancien, pour montrer ensuite le fonctionnement des toparchies héréditaires, qui présentent un progrès dans l’organisation et apparaissent ainsi comme un phénomène second.

Une question préalable se pose. En l’absence de sources écrites dispose-t-on de moyens d’informations assez sûrs pour que le tableau des temps anciens que l’on prétend restituer à leur aide revête un cachet de véracité qui le recommande à notre créance ? Cette question de criti-que historique doit être examinée et résolue la première.

  1. VALEUR DES  TEMOIGNAGES  TRADITIONNELS.

Le passé du Ruanda n’est connu que par tradition orale. Pas d’inscriptions, pas de chroniques étrangères, pas même de monuments proprement dits. Pas de voyageur ancien, égyptien ou grec, portugais ou arabe, ayant visité le pays avant les Anglais et les Allemands de l’époque contemporaine. Toutes nos données sont donc de provenance verbale indigène, celles-ci d’un important volume.

Les souvenirs traditionnels, chaque famille a les siens, qui remontent parfois à plusieurs générations en arrière, souvenirs relatifs non seulement aux individus mais au groupe, au clan, à la tribu. Les dynasties locales ont, elles aussi, naturellement les leurs. En outre, des spécialistes se rencontrent, chroniqueurs ou annalistes, que l’on nomme abacurabwenge, « intellectuels », et abasizi, « compositeurs », qui recueillent tout ce qu’ils rencontrent, batailles, ambassades, famines, prodiges, merveilles, fastes royaux, cosmogonies, généalogies, discours, fables, et en fabriquent des rapsodies, où ils mettent beaucoup de leur cru, qu’ils se répètent à eux-mêmes diligemment pour les ancrer dans leur cerveau, et qu’ils servent aux auditeurs ébahis, notamment aux grands et aux souverains, leurs mécènes. Ce travail de mémoire et d’invention est pour eux une profession, voire un gagne-pain. Des européens, des Pères Blancs surtout, se sont appliqués à colliger ces élucubrations composites : elles remplissent l’ouvrage principal du R. P. Pagès : Un royaume hamite au centre de l’Afrique, et lui confèrent un exceptionnel intérêt.

La question est celle-ci : quel crédit peut-on accorder à ces compositions, qui s’apparentent beaucoup plus, l’art non exclu, mais moindre, aux épopées antiques, à nos chansons de geste, au romancero espagnol, qu’à des annales et mémoires de chancellerie ? La tradition orale, on ne le sait que trop, ressemble en sa transmission à ces eaux de montagne, qui, en s’éloignant de leur source, perdent de plus en plus de leur pureté originelle, et, arrivant dans la plaine, se ramifient en maintes dérivations divergentes, se chargent d’éléments étrangers, se perdent parfois dans des bourbiers. Comment admettre que des données historiques, noms de personnes et de lieux, séries chronologiques de \faits, remontant à cinq ou six siècles en arrière, qui n’ont été enregistrés que dans des mémoires, puissent arriver jusqu’à nous sans altérations substantielles à travers quinze ou vingt générations d’archivistes même exceptionnellement doués ? On parlerait aisément de gageure. Cependant cette transmission est un fait, et des présomptions existent que, sur le fond des événements et leur ordre de succession, elle est fidèle. Voici un des traits sur lesquels se fonde un tel jugement.

Si l’on prend la liste des monarques batutsi au Ruanda, liste composée d’une quarantaine de noms, on s’aperçoit, dès le premier examen, qu’elle se décompose en deux parties égales. Les vingt premiers noms, outre qu’ils s’accompagnent de détails visiblement mythologiques, didactiques, artificiels et fabuleux, ne se présentent pas le moins du monde dans le même ordre, suivant qu’on l’emprunte à telle rédaction ou à telle autre (11. Au contraire, pour la seconde moitié, il y a accord entre les différentes versions dans la suite des noms, dans leur tonalité, dans l’indication des reines mères et de leur famille. Ces vingt derniers noms nous reportent par leurs tout premiers aux XIVe ou XVe siècles de l’ère chrétienne, si on accorde une moyenne de trois ou quatre règnes par siècle. Le contraste est frappant Autant la tradition est flottante et discordante pour la moitié mythique, autant elle est ferme ét continue à partir de Ruganzu Bwimba. La confusion qui règne dans la première partie accuse l’indépendance partielle des traditions la bonne tenue de la seconde suggère l’existence d’une source Officielle, dont la conservation en sa pureté génuine aura fait l’objet de soins spéciaux. Il existe précisément à la Cour un collège de juristes, si l’on peut s’exprimer ainsi, nommés Abiru, au nombre de dix à douze, gardiens de la constitution, interprètes autorisés des us et coutumes, conservateurs des traditions nationales, directeurs de la conscience politique du prince, dépositaires habituels des volontés suprêmes du Mwami défunt, garants attitrés de la légitimité du successeur, auxquels sont confiés héréditairement l’entretien du feu national, la garde de Kalinga, emblème de la souveraineté, les roulements réglementaires du tambourin, le cérémonial du Palais. Ils sont un organisme créé tou.t ex-près pour maintenir vivante la tradition du trône, en se référant aux précédents, aux exemples du passé. Peut-on douter que les conteurs de palais, inquiets de leur réputation, soucieux d’exactitude, n’aient eu recours à leurs lumières, n’aient sollicité et reçu avec reconnaissance les rectifications pertinentes, lorsque leur fantaisie ou leurs défaillances de mémoire les faisaient dévier dé là vérité officielle. Ainsi peut-on s’expliquer que sur les faits les plus généraux et sur ce cadre des événements qu’est le – suite chronologique des règnes, l’unanimité soit réalisée parmi eux. D’où l’on peut conclure qu’avec un fatras d’accessoires sans valeur la tradition roule ici quelques matériaux utilisables.

Réduite ainsi à son fonds substantiel, émondée de ses excroissances parasitaires par un simple usage du bon: sens, dont les indigènes sont loin d’être aussi démunis qu’on serait porté à le croire, et par une fructueuse confrontation avec les données similaires de l’histoire, la tradition orale du Ruanda en ce résidu essentiel se rencontrera subir victorieusement le contrôle des faits actuels,

directement observables. L’état ancien, en effet, n’est pas mort tout à fait. On le retrouve sous la couche d’institutions récentes. Il se survit d’abord dans l’onomastique, noms de famille et noms de lieux. On sait par une expérience universelle combien la toponomastique est tenace et quelle est sa longévité. En outre, il est quelques îlots, le Busozo et le Bukunzi par exemple, protégés par leur modestie même et par leur silence dans la retraite des hauts monts, qui ont traversé presque sans changement les révolutions politiques et gardent leur visage premier. Ce sont comme des pièces de musée, une archéologie parlante, des fossiles encore animés,- d’une utilisation directe, et qui, de surcroît, peuvent servir de critères pour discerner dans la tradition ce qui est véridique de ce qui est légendaire.

Ainsi en l’absence de l’écriture, dont on a dit qu’elle est la « soeur de l’histoire », en ne s’aidant que des traditions prudemment exploitées et de l’induction historique d’après les faits actuels, on peut espérer composer sinon un tableau circonstancié, du moins une esquisse approximative d’un passé aussi lointain.

3.-LES SURVIVANCES DE LA VIE TRIBALE : LE CLASSEMENT SOCIAL PAR CLANS.

Nulle part aujourd’hui au Ruanda la tribu ne jouit de la pleine indépendance politique et n’y remplit lès fonctions de l’état. Dans les régions du nord, son rôle public n’est pas complètement aboli, mais il est battu en brèche et d’ailleurs en régression continue. Partout le stade de l’organisation patriarcale exclusive est dépassé. Le groupe politique n’est pas fondé sur la parenté de sang, mais sur l’enracinement au soi. Pays et collines, en tant qu’unités administratives, ne sont pas des groupements ethniques, mais, comme chez nous, des communautés cantonales et rurales. La terre fait le lien politique, non le sang. Les familles parentes d’une bourgade ouvrent leurs rangs à des éléments de toute pro- venance s les habitants d’un pays se réclament de clans multiples dont la souche est au loin. A cet égard, nulle contrée n’offre une mêlée de tribus et de clans telle que le Bugoyi. Il y a peu de maison importante au Ruanda qui n’y soit représentée. Cela s’explique par le fait que ce fut, récemment encore, un pays de colonisation : le souvenir de son peuplement par familles d’immigrants n’est pas évanoui.

Mais si l’organisation patriarcale a perdu sa fonction politique, elle règle encore la vie privée. Les fils mariés s’établissent auprès de leur père s leurs rugos forment avec le sien un umuryango, une mesnie unique. Spontanément, par le simple jeu des naissances, la « forge » de l’aïeul – uruganda – c’est le nom qu’on donne à son établissement – se développe en hameau et en village, le simple ménage en famille élargie, et celle-ci en clan. Les nouveaux couples ne se détachent du home paternel que contraints par l’exiguïté du lieu et par l’épuisement des moyens d’existence. Mais, en s’éloignant, ils emportent avec les souvenirs du pays natal le nom de l’ancêtre, qui est pour eux ce qu’est pour nous le nom de famille. Si tout individu reçoit à sa naissance un vocable qui lui est propre, le « prénom » des Latins – praenomen, – il n’a pas d’autre « nom de famille » que lui, celui de son clan. S’il ne le produit pas, s’il n’en fait pas habituellement mention en se présentant, il ne l’ignore pas. Il sait au con-traire très pertinemment, et à qui le lui demande il fait savoir très exactement, qu’il est un des enfants – abana – d’un tel ou d’un tel, qui vécut en tel temps et en tel lieu. C’est ainsi, au dire d’indigènes avertis, qu’il faut interpréter le préfixe aba, contracté de abana, dans les appellations de tribus ou clans. Abasindi, par exemple, abrégé de Abana ba Musindi, désigne les rejetons d’un ancêtre Musindi. Aba est donc l’équivalent de Bnê en hébreu : Bnê-Israël, de Ouled en berbère : Ouled-Naïl, de Mac et 0 en gaélique Mac-Mahom, O’Connell.

Un cadet, émigrant de sa colline et colonisant en terre vierge, s’il devient la racine – igitsina – ou la souche d’une communauté agnatique, d’une maison – inzu, – sa descendance – ubwuzukuruza„- pour se distinguer de la branche aînée, adopte son nom en le faisant précéder du préfixe habituel. C’est alors un surnom, le cognomen latin, qui s’ajoute au nom du clan, le nomen de la gens. Ainsi Abalemeri et Abarasana sont deux lignées – ibitsina – issues du tronc Abashobyo, dont la souche est un certain Gashobyo. Tout adulte qui se respecte connaît son arbre généalogique : il sait notamment que tel rameau a prospéré, est parvenu à la considération et à l’influence, que tel autre, au contraire, est déchu. Il remonte parfois dans la série des noms propres de sa famille à la sixième et à la huitième génération. Ce souci premier de généalogie , ainsi que les moeurs patriarcales d’habitat, sont des témoignages irrécusables d’une vie tribale, plus intense et plus manifestée aux temps antérieurs qu’au moment présent.

  1. — L’AUTONOME PATRIARCALE DES TRIBUS MONTAGNARDES DU NORD

Dans certains dardons du nord, sur les nappes d’épanchement des laves volcaniques, les groupes familiaux ont gardé leur cohésion originelle. Ils ont pu essaimer au dehors ; ils n’ont pas été compénétrés, noyautés, dissociés par des intrusions étrangères. Leur homogénéité et leur compacité les ont défendus contre les nouveautés. Ils ont pu conserver, dans toute la mesure compatible avec leur allégeance envers le mwami munyiginya, leur organisation patriarcaleprimitive. Le P. Pagès, qui a recueilli des renseignements sur ceux dont les noms suivent : Betembé, Bahigo, Bashobyo, Bahuma, Bakora, Bahuku, Basinga, Bahanda, Banyunyu, résume son sentiment sur leur situation politique dans les termes suivants :

« Les petites provinces du Bubèruka, du Kibali, du Buyoka, du Bugarura et du Muléra surtout gardèrent leur organisation première et n’eurent jamais de rois. Chaque tribu se gouvernait et s’administrait d’après ses propres lumières. Aussi étaient-elles-presque toujours en guerre les unes contre les autres pour affaire de vol, de limites ou de vendetta. L’accord entre ces clans ne se réalisait d’une façon passagère que polir faire front contre l’ennemi, le Hamite détesté, qui, tout en les ayant soumis, n’avait pas jugé prudent de s’implanter dans la contrée montagneuse. Parmi les rois hamites qui parcoururent ces régions peuplées de fiers habitants, on cite Ruganzu Ndori et Kigéri Rwabugiri. Les montagnards ne leur opposèrent pas grande résistance, mais après le départ des princes, ils n’en continuèrent pas moins à mener une existence indépendante. » Cependant l’administration provinciale finit par s’organiser là comme ailleurs, et c’est par les fonctionnaires locaux du pouvoir central, habituellement des princes du sang, que les européens, les missionnaires en particulier, entrèrent normalement en contact à l’origine avec les gens du commun. • Dans ces tribus l’organe du gouvernement central est le corps des chefs de famille, présidé par le chef de la branche aînée, qui a rang de patriarche sans en porter le titre. Au reste chaque pater familias fait la police et•ad-ministre la justice dans son groupe. Les questions- relatives au statut personnel, – mariages, propriétés, successions, destinée des enfants, – ne relèvent que de lui. Les crimes commis par un étranger sont vengés par un membre du clan offensé selon les normes du talion. Le P. Pagès écrit à ce propos :

« La vengeance était un droit reconnu aux particuliers, qui, – ici comme dans les autres provinces, – se faisaient justice eux-mêmes, sans que le roi ou les chefs eussent à intervenir d’une façon habituelle. L’objet de la vendetta ne s’étendait pas au meurtrier tout seul. A dé-faut de sa personne les vengeurs de la victime jetaient leur dévolu sur n’importe quel membre mâle de la famille, même les enfants à peine arrivés à rage de raison. Heureux encore quand l’individu poursuivi, mortellement atteint, tombait dans le combat Fait prisonnier on savourait et l’on épuisait sur lui le plaisir de la vengeance. Il était gardé à vue, fortement lié, jusqu’à ce que les membres du clan et de la parenté eussent le temps de se ras-sembler. Le malheureux se voyait déchiqueté et coupé en morceaux au milieu des cris et des insultes. »

Il y avait cependant pour le clan responsable un moyen d’échapper à la punition afflictive, l’indemnité « pécuniaire », le wehrgeld germanique, en kinyarwanda inshumbushanyo, tarifée à huit vaches, d’où son nom de munani, « huitaine », et en outre une fiancée, dont la fonction consisterait à engendrer un remplaçant, en compensation de la perte humaine subie. L’acceptation de cette transaction restait d’ailleurs facultative pour la rendre obligatoire il fallait une injonction ,formelle du mwami, qui expédiait d’office à cet effet un commissaire, accompagné d’un tambourin, chargé d’assoupir — uguhora — impérativement la querelle, avec menace de représailles contre les récalcitrants.

Au demeurant, les échanges de sang ne cessaient pas de se produire entre clans voisins et ennemis car les alliances matrimoniales ne doivent être contractées que hors de la famille paternelle. L’exogamie reste une règle inviolable dans tout le Ruanda. Les unions entre parents du même clan sont tenues pour incestueuses, tandis que la consanguinité en ligne utérine n’est pas considérée.

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