Comme on a étudié le culte des morts tout particulièrement dans les régions situées au nord du Rwanda, on ne peut passer sous silence le culte de Nyabingi qui y est très en vogue.
Nyabingi est une femme que ses dévôts considèrent comme une créature privilégiée d’Imana ; ils vont même jusqu’à prétendre qu’elle est supérieure au grand Lyangombe.
L’esprit de Nyabingi est supposé s’incarner dans ses ministres, hommes ou femmes indifféremment, qui prennent eux-mêmes le nom de Nyabingi et lui servent de médium.

1. Introduction.
S’il est relativement facile de connaître les procédés des ministres de Nyabingi qui se disent possédés par son esprit, l’origine de ce personnage et de son culte reste très mystérieux et se perd dans la nuit des temps.
Même en interrogeant ceux qui croient en savoir quelque chose, on n’obtient, comme nous allons le voir, que des versions disparates et parfois même contradictoires.
Ce nom de Nyabingi, qui signifie « celle qui possède de grands biens (bingi: beaucoup de choses) (Bingi est du Gihororo (Ruhima) ; en Kinyaruanda on dirait byinshi) serait le surnom d’une certaine Kitami.
Les uns prétendent qu’elle était princesse, parente des derniers rois hamites du Ndorwa : Gahaya et Murari. Ces rois appartenaient au clan des Abashambo (totem : le lion), clan apparenté à celui des Abanyiginya du Ruanda (totem : la grue couronnée).
D’autres, au contraire, en font une simple femme du peuple, une muhutukazi, qui n’aurait été que servante à la cour des rois du Ndorwa. Jeune fille Munyaruanda, elle aurait fui de chez elle parce qu’enceinte. Les filles-mères, au Ruanda, étaient inexorablement poursuivies et noyées. Au Bugoyi, on les abandonnait sur un petit îlot du Kivu où elles mourraient de faim.
Il en est qui affirment qu’elle n’eut jamais de mari et qu’elle mourut vieille fille ; ils en donnent pour raison que c’était une fille aux seins non développés (impenebere). Ces malheureuses ne sont pas demandées en mariage ; bien plus, elles sont considérées comme des porte-malheurs et il arrivait autrefois qu’on les massacrât sans pitié.
Selon certaines versions, elle aurait été assassinée pour des raisons de jalousie.
D’après la croyance populaire, son père s’appelait Nyakajunga et sa mère Nyabunyana. Dans la région de Byumba, en effet, on entend dire et répéter : Gahaya ka Murari wa Nyakajunga, Gahaya, fils de Murari et petit-fils de Nyakajunga. Ce qui fait que Nyabingi, fille de Nyakajunga, aurait été la soeur de Murari et la tante de Gahaya, dernier roi du Ndorwa, qui mourut sous le règne de Cyilima II Rujugira ; à moins qu’il ne s’agisse de cet autre Murari, père de Gahaya, qui tenta de relever la dynastie des Abashambo sous le règne de Yuhi IV Gahindiro, mais cette dernière opinion ne peut être retenue parce que le culte de Nyabingi est certainement plus ancien.

2. Différentes versions.
Voici les différentes versions qui ont cours dans la région de Byumba au sujet de l’origine de Nyabingi et de son culte.
Version 1. — Nyabingi avait pour père Nyakajunga, roi du Ndorwa fils de Rukonji et petit-fils de Rumenyerezi. Sa mère s’appelait Nyabunyana. Murari, frère de Nyabingi, devint roi à la mort de son père ; son fils Gayaha Muzora lui succéda. Il était d’une grande beauté et eut un grand nombre de fils : Rukari, Ruhiri, Kilenzi, Gihondwa, Isanzi, Rugambage, Benesemurari, Rubundo, Rwebishaka, et sans doute d’autres encore, car il était polygame. Devenus grands, ils reçurent chacun quelques collines à administrer, mais ils ne pensaient qu’à s’amuser, et ils se disputaient entre eux.
Nyabingi, tante de Gahaya, vivait avec sa vieille mère Nyabunyana ; elles étaient entourées de nombreux serviteurs et servantes, parmi lesquelles on cite : Rutindangezi, Cyangwamunda, Mashami, Kaburabuza, Rwoyangabo, Rutagirakijune, Nyirubuganza, Nyabulezi. Deux petites parentes (peut-être de petites servantes) vivaient également avec elles : Gahu et Kanzanira.
Nyabingi jouait un peu à la petite reine dans la région qu’elle habitait ; nombreux étaient ceux qui venaient lui faire la cour et qui lui offraient des cadeaux. Le roi Gahaya, son neveu, en prit ombrage et ordonna à son homme de confiance, Gahurubuka, de la faire disparaître, car vraiment il ne convenait pas qu’une fille se fit passer pour roi dans son pays, Nta mukobwa wo kuba umwami mu gihugu cyanjye.

Nyabingi eut vent de l’affaire et prit la fuite. Elle fut rejointe par les fils de Gahurubuka qui la massacrèrent elle et sa suite ; mais quelques serviteurs et servantes parvinrent cependant à échapper au massacre qui eut lieu à Hunga-Imandwa, au Bwishigatwa.
Sa mère, apprenant la nouvelle, se suicida de chagrin.
Gahaya devenu vieux et délaissé de ses fils, qui d’ailleurs ne s’entendaient pas, fit appel au roi du Rwanda, Cyilima II Rujugira, pour mettre un peu d’ordre dans son royaume. Il avait toujours vécu en bon voisinage avec lui, et l’on dit même qu’il lui avait donné une de ses filles en mariage (ou une proche parente).
Cyilima envoya au Ndorwa son fils Ndabarasa (Kigeri III) ; ce dernier n’eut pas grand-peine à soumettre les fils de Gahaya qui vivaient désunis. Ndabarasa, devenu roi du Rwanda à la mort de son père, n’en continua pas moins d’habiter le Ndorwa où il avait plusieurs résidences; il y passa la plus grande partie de sa vie. Gahaya mourut de vieillesse à Nyarubungo, près de Gatsibo, sous le règle de Cyilima II Rujugira.
On sait le culte que les Banyarwanda rendent aux Bazimu (esprits des défunts). Comme nous l’avons dit, Nyabingi, déjà de son vivant, avait de nombreux admirateurs. Apprenant sa mort tragique, ils honorèrent sa mémoire (son muzimu) et leurs enfants en firent autant. C’est ainsi que son culte prit naissance. D’autres cependant prétendent que ce culte fut institué et propagé par les quelques serviteurs échappés au massacre dont nous avons parlé, et parmi eux il faut citer en tout premier lieu Rutagirakijune et Gahu. De ces deux personnages nous parlerons en détail un peu plus loin.

Version 2. —Nyabingi vivait chez son grand-père Gahaya, roi du Ndorwa. Il était devenu vieux et infirme. Nyabingi l’entourait de soins attentifs et dévoués. Un beau jour, s’étant aperçue qu’il avait rendu le dernier soupir, elle appela aussitôt tous les membres de la famille et les gens de la maison et, imitant la voix de son grand-père que tous croyaient encore en vie, elle leur dit : « Je lègue à ma petite-fille mon royaume et tous mes biens ». Puis tous s’étant retirés, Nyabingi vint leur annoncer qu’il était mort. C’est ainsi qu’elle devint reine du Ndorwa.

Version 3. — Le vieux Gahaya étant sur le point de mourir et délaissé par ses fils conseilla à sa petite-fille Nyabingi d’aller se fixer, après sa mort, à Kagarama (près de Kabare, Ndorwa anglais) où il avait de nombreux et fidèles serviteurs. Elle y fut entourée de respect, comme petite-fille de leur maître et roi. Des Batutsi du clan des Abagina, jaloux de son influence, mirent fin à ses jours. Ceux qui l’avaient honorée de son vivant continuèrent d’honorer son muzimu, en particulier sa servante Rutagirakijune qui avait échappé au massacre.

Version 4. — Murari monta sur le trône du Ndorwa à la mort de son père Nyakajunga, mais il ne tarda pas à mourir lui aussi. Nyabingi, sa soeur, fût alors proclamée reine ; elle était encore jeune fille. Un certain Ruhinda, du Karagwe, vint la demander en mariage ; elle refusa sa main ; furieux, il la tua, ainsi que tout son entourage. Une servante cependant parvint à s’échapper, la fameuse Rutagirakijune.

Version 5. — Elle a été donnée à l’auteur par Katabarwa, chef de province dans le Ndorwa. D’après lui, Nyabingi n’était qu’une servante, originaire du Ruanda. Il n’est d’ailleurs pas le seul à prétendre qu’elle n’était pas parente des rois du Ndorvva ni même une Mushambo. Gahaya devenu vieux et impotent, ses fils se partagèrent son royaume. Ils ne s’entendaient pas entre eux et n’avaient cure de leur vieux père. Seuls Nyabingi et un serviteur, Nyakajunga, lui étaient restés fidèles. Se sentant près de mourir, le pauvre homme dit un jour à Nyabingi : « Tous mes enfants m’ont abandonné, il n’y a que toi qui me soit restée fidèle ; c’est pourquoi je veux et j’ordonne à tous mes sujets de te respecter ; je veux aussi qu’ils honorent ta mémoire (ton muzimu) lorsque tu ne seras plus ». Puis se tournant vers Nyakajunga : « Et toi, lorsque j’aurai disparu, tu diras partout que tu es une Mushambo ». (Les rois du Ndorwa étaient du clan des Abashambo).
Sur ce, Gahaya mourut et Nyabingi le suivit de près dans la tombe. Nyakajunga se rendit alors à Kagarama (au Ndorwa anglais) et s’y fixa. Comme il se disait un Mushambo et sans doute aussi un parent de Gahaya, on l’entoura d’honneurs et d’estime. Il n’oublia pas non plus la recommandation que lui avait faite Gahaya d’honorer la mémoire de Nyabingi, et il lui présentait des offrandes, tout comme on le fait dans le culte qu’on rend aux bazimu ; bien plus, il demandait à tous ceux qui l’approchaient d’en faire autant. C’est ainsi qu’il devint le fondateur du culte de Nyabingi, et Kagarama le berceaux de son culte.
Après sa mort, Murari, son fils, quitta Kagarama et vint s’établir à Bukire dans le Mutara (Rwanda). A l’exemple de son père, il propagea le culte de Nyabingi. Le prestige qu’il y acquit porta ombrage au roi du Ruanda qui décida d’en finir avec cet indésirable. Mais Murari prit la fuite et alla se cacher à Tovu, résidence actuelle de Katabarwa. De là, il s’enfuit à Katabonwa (Ndorwa anglais), où Gahurubuka, chef de province, le prit sous sa protection. Les fils de ce dernier, jaloux des bienfaits dont leur père comblait cet intrus, le massacrèrent. Comme Murari se faisait passer pour Nyabingi en personne, on répète aujourd’hui encore, mais à tort, qu’elle fut tuée par les Abagina, clan de Gahurubuka et de ses fils.
Version 6. — Elle m’a été donnée par le vieux Buzizi, chef « retraité ». Un certain Murari, descendant des rois du Ndorwa, habitait Bukire dans la province du Mutara. Sous le règne de Yuhi IV Gahindiro, il tenta de relever la dynastie de ses ancêtres. Il échoua et fut tué par Gahurubuka, père de Rwanyegamu du clan des Abagina, à Katabonwa au Nkore. Son fils Gahaya parvint à s’échapper et alla se réfugier à Rubirizi, mais fut surpris à son tour et massacré sans pitié. Nyabingi, sa tante, resta cachée à Muhinda, près de Tovu. Elle y vivait entourée de quelques serviteurs qui lui étaient restés fidèles. Parmi eux se trouvaient : Rutindangezi, Gahu, Nyiranjeru, Rutagirakij une, Nyirabuganza, Nyangwamunda, etc. Après la mort de Nyabingi, ils honorèrent sa mémoire (son muzimu) et propagèrent son culte.
Version 7. Selon des notes laissées par le Père NICOLET qui fut longtemps missionnaire à Mutolere et à Kabare au Ndorwa anglais, Nyabingi était une puissante cheffesse probablement dans le Karagwe-Ngarama aux environs de 1700. Comme l’exigeait la coutume, elle n’avait pas de mari officiel. Un certain Ruhinda, chef du Mpororo, rentrant d’une expédition vers le sud, traversa son royaume et fut reçu par elle ; ils se nouèrent d’amitié et ils finirent pas se marier. Mais Nyabingi continuait à gouverner son pays et Ruhinda finit par se lasser d’être traité en « prince-consort ». Un jour, d’un coup de hache, il trancha la tête de sa royale épouse et prit ainsi le pouvoir. Le peuple, bon gré mal gré, n’eut qu’à se soumettre à ce coup de force ; cependant, un certain nombre de fidèles serviteurs honoraient en cachette la mémoire de leur infortunée maîtresse et attribuaient tous les malheurs du royaume à sa vengeance, comme la perte du Ndorwa, fief de la couronne du Mpororo, dont s’emparèrent les rois Batutsi du Rwanda.
Parmi ces dévôts, il y en avait qui se prétendaient être possédés par son esprit (son muzimu) ; ils parlaient en son nom et ils recevaient de nombreux cadeaux. C’est de la sorte que naquit le culte de Nyabingi et qu’il se répandit ensuite dans les régions avoisinantes.
Version 8. — D’après le Père DELMAS (Généalogies de la noblesse du Rwanda : p. 92), Nyabingi serait l’esprit (muzimu) de Kitami, mère de Gahaya-Rutindangezi, fils de Murari.
Version 9. Mgr GORJU écrit (Entre le Victoria, l’Albert et l’Édouard, p. 153) que Nyabingi était Kitami épouse d’Ishebugabo dont le fils régnait sur le Mpororo-Karagwa, une partie du Nkole, l’Igara et le Ruzumbura. C’est ce Gahaya du Mpororo (Kahaya aka Mpororo) lieu de son origine et de sa résidence, qui aurait laissé en mourant à son neveu Ruhinda, fils de sa soeur et d’un hamite de la tribu des Bahinda, le Nkole.
Conclusion.
Il semble certain que Nyabingi était une femme ; il est probable qu’elle appartenait au clan des Abashambo et était une personne de haut rang.
Il paraît aussi certain qu’en 1865, c’est-à-dire à l’avènement de Rwabugiri, il n’y avait au Rwanda, bien entendu tel qu’il est délimité de nos jours (Sous le règne de Rwabugiri, le Bwishya, le Bufumbira et tout le Ndorwa anglais faisaient partie du Rwanda), que quelques rares bagirwa (ministres de Nyabingi) dont Rutagirakijune et Nyagahima, et qu’ils y étaient venu du nord. Depuis, ils se sont faits très nombreux, et chaque colline a le sien.
Il est également à noter que les Batutsi du Rwanda ne montrent aucun enthousiasme pour ce culte de Nyabingi ; mais cela n’est pas étonnant puisqu’il est censé honorer une princesse étrangère dont la famille fut fréquemment en guerre avec les rois du Rwanda.

3. Quelques-uns des premiers bagirwa de Rwanda.
a)Kanzanira.
Selon les notes du Père NICOLET, déjà mentionné, elle serait la première possédée de Nyabingi. Elle était fille de Gahaya, lui-même fils de Murari, qui, en ce temps-là, était chef au Ndorwa. Sur le point de mourir, Gahaya fit appeler ses fils et leur dit : « Comme je suis vieux, je désire confier à celui d’entre vous que j’ai choisi pour me succéder mes dernières volontés ». Il fit donc évacuer sa hutte ne gardant près de lui que ce fils. Mais, à son insu, sa fille Kanzanira y resta cachée et entendit tout. Cependant le colloque terminé, elle fut découverte. Son père furieux ordonna à ses gens de la tuer. Ils la conduisirent dans la forêt et là, les pieds et les mains liés à un arbre, il l’abandonnèrent. Kanzanira parvint à se détacher et s’en retourna à la maison. Ce que voyant, Gahaya la remit entre les mains de ses batwa (pygmées) leur enjoignant de la brûler vive dans la forêt. Ce qu’ils firent. Mais cette fois-ci, c’est son esprit (son muzimu) qui se présenta à son père pour lui reprocher de jour et de nuit de l’avoir traitée de la sorte. Effrayé, ce dernier lui demanda ce qu’elle voulait. Donne-moi un pays où je puisse me fixer. Il lui donna le Ndorwa. Satisfaite Kanzanira prit aussitôt le chemin du Ndorwa, mais, en cours de route, elle rencontra une femme du nom de Rutagirakijune, dont nous allons parler.
b)Rutagirakijune.
Version 1. — (Notes du P. NICOLET).
Chassée par son mari et son père, Rutagirakijune s’en allait à l’aventure accompagnée par ses deux enfants dont l’aîné s’appelait Katondwe. Quand soudain une voix mystérieuse se fit entendre, celle de Nyabingi qui était entrée en possession de Kanzanira (voir plus haut). Cette voix lui demandait l’objet de son chagrin. « Mon mari m’ayant chassée, dit-elle, j’étais allée chercher refuge chez mon père, mais il refusa de m’accepter et me jeta à la porte ». La voix reprit : « N’as-tu pas soif et faim ? « Je suis affamée ainsi que mes petits ». Au moment même, elle trouva à ses pieds un panier rempli de petits-pois cuits et une calebasse de bière. Lorsqu’ils eurent fini de manger et de boire, la voix se fit de nouveau entendre : « Retourne sans crainte chez ton père ; je te protégerai ». Et au même instant l’esprit de Nyabingi entra en elle.
Arrivée chez son père, se disant Nyabingi, c’est-à-dire possédée par son esprit, elle s’assit près d’un grenier à vivres dans la cour de la demeure paternelle. Bientôt les gens des environs lui apportèrent des céréales et de la bière ; ce que voyant son père lui construisit une hutte, ainsi que de grands greniers à vivres pour y remiser tout ce que on lui apportait : haricots, sorgho, éleusine, etc.
Sa renommée grandit rapidement, d’autant plus qu’elle voyageait dans toutes les régions environnantes, où partout elle était reçue avec les honneurs royaux ; on se frappait dans les mains pour la saluer comme on le fait pour un roi et la reine-mère.
Des résidences furent construites pour elle à Kagarama, non loin de Kabare fief du clan des Abasigi, à Rwamilinga et à Gikore dans le Mpororo. Son nom de Rutagirakijune (celle qui se passe d’être aidée) fut alors remplacé par celui de Rudatangirwa (celle que l’on ne peut arrêter dans sa course, c’est à dire l’invincible.
Devenue l’objet des ovations populaires dans tout le Ndorwa, le roi du Rwanda, le grand Rwabugiri Kigeri IV, s’en inquiéta. Il ordonna à Sekaryango, chef du Ndorwa de lui amener cette « reine ». Ce dernier y envoya ses soldats qui avaient à leur tête les fils de son frère Buki, qui habitait le Bufumbira, à savoir : Bayibayi, Runigankiko et Ruyogoza.
Après une longue marche de nuit, ils arrivèrent devant la demeure de Nyabingi (Rutagirakijune) tandis qu’il s’y déroulait des cérémonies rituelles auxquelles prenaient part un bon nombre de jeunes filles qui étaient au service de la grande mugirwa. Ils mirent le feu à l’habitation qui comprenait plusieurs cases, mais qu’elle ne fut pas leur surprise en trouvant Rutagirakijune assise indemne au milieu des cendres fumantes.
Ce que voyant, Bayibayi se précipita sur elle et lui coupa la tête. Cette tête fut apportée triomphalement à la capitale, mais arrivée devant le monarque elle se mit à reprocher au roi son crime. Rwabugiri troublé répondit qu’il n’avait nullement donné l’ordre de la tuer, mais seulement de la conduire chez lui afin de faire sa connaissance. « Retourne donc au Ndorwa et venge-toi toi-même des fils de Buki, tes meurtriers ».
Lorsque le peuple du Ndorwa apprit cette nouvelle, il n’en fut que plus dévôt à Nyabingi et les offrandes affluaient chez Katondwe, qui avait succédé à sa mère. A celui-ci succéda Ruhara, puis Mafene (tué par un officier allemand), puis Rutirwakunda, et enfin Mpolera.
Version 2. — D’après cette version que l’auteur a pu recueillir lui-même, c’est elle qui introduisit le culte de Nyabingi au Mulera (Rwanda). Elle était de race bantu. Elle disait avoir été servante de Nyabingi et avoir échappé au massacre de sa maîtresse avec la petite Kanzanira, Rutindangezi, un autre serviteur, et Ntengura encore enfant.

Elle s’enfuit d’abord à Ihanga et à Nyamilinga ; puis de là à Kagarama où elle demeura un certain temps ; partout où elle passait, elle propageait le culte qu’elle professait au muzimu de Nyabingi et, avant de quitter les lieux, elle y intronisait un personnage à qui elle confiait le soin de continuer son oeuvre. De Kagarama, où elle avait intronisé un certain Mahinga (Mahinga eut pour fils et successeur Bituro, mort en prison à Kigali), elle se rendit dans le Kigoyigoyi et se fixa à Gikore.
Plus tard, traversant le lac Bunyoni, elle séjourna quelque temps à Murandi, où elle laissa à Kalisa le soin de promouvoir le culte de Nyabingi (Kalisa eut pour fils et successeur Batnukonya qui mourut lui aussi en prison à Kigali).
Reprenant sa route, elle arriva dans le Kibaya et de là dans le Bwishya (région de Rucuru-Kivu), où elle s’établit à Mumpimbi. La famine ayant éclaté dans ce pays, elle s’achemina vers le Rugezi (Rwanda) et fixa sa résidence sur la colline qui, de nos jours encore, s’appelle Kabona.
C’est là qu’elle maria la petite Kanzanira, devenue jeune fille, à un certain Rubuzi du clan des Abahesi (les Abahesi sont des Abasinga).
En peu de temps, elle y acquit une grande popularité. Rwabugiri, roi du Rwanda et grand guerrier, donna l’ordre de la tuer, sous prétexte qu’elle fomentait la révolte. Bayibayi, fils de Buki, se chargea de l’affaire. Ses hommes arrivèrent dans l’habitation de Rutagirakijune, mais trouvant la grande mugirwa (ministre de Nyabingi) assise devant sa case et ornée de tous ses insignes, ils n’osèrent pas porter la main sur elle. Bayibayi s’avança alors et la transperça de sa lance, puis lui coupa la tête qu’il envoya sur-le-champ à Rwabugiri.
Arrivée en présence du roi, la tête de Rutagirakijune se mit à parler et à reprocher au monarque son crime abominable. Pris de peur, Rwabugiri se confondit en excuses : « Va en paix, lui dit-il, et sois reine (On a traduit par le terme reine le mot Umuhinza, nom donné aux chefs de famille ou de clan Bahutu (bantu). Ces Bahinza avaient une grande autorité dans tout le Rukiga (région montagneuse de l’ouest et du nord-est). Ils étaient comme autant de petits roitelets) comme tu l’étais ; sache que je n’avais nullement donné l’ordre de te tuer, mais comme on parlait beaucoup de toi, je désirais faire ta connaissance et avais enjoint à mes gens de te conduire ici ; aussi venge-toi maintenant comme bon te semble ». Sur ce, Rwabugiri fit mettre à mort Bayibayi (Rwabugiri, très superstitieux, mit à mort Bayibayi parce qu’il craignait la vengeance du muzinzu de la puissante Rutagirakijuna).
Pour en revenir à Kanzanira, elle mit au monde un garçon, Ruhara, qui fut grand mugirwa et propagea le culte de Nyabingi dans tout le Mulera. Ruhara eut un certain nombre de fils : Mafene, qui lui succéda dans son métier de mugirwa et qui fut tué par les Allemands ; Kavange et Gitwaza, morts depuis ; Mazimwe et Bihwahwa, encore en vie.
Mafene légua à son fils Ngayabalezi son titre de mugirwa.
c) Nyagahima.
Nyagahima était un très riche mugirwa de race Muhima ; il avait plusieurs résidences : à Rubaya et Kaniga au Ndorwa belge ; à Karuyange, Bukware et Karagama au Ndorwa anglais.
Un beau jour, il eut l’audace de mettre la main sur un troupeau d’ inyambo (vaches sacrées) du roi Rwabugiri qui avait nom « Muhozi ». Ce dernier le manda sur-le-champ et le fit précipiter, lui et sa suite, du haut d’un rocher dans un profond ravin, mu Kazi ka Musasa i Ntarabana.
Bgamuhunda succéda à son père dans son métier de mugirwa, mais poursuivi par les gens de Rwabugiri, il se réfugia à Gikore où il mourut.
d) Gahu.
Gahu se disait être la fille de Nyabingi. De son vrai nom, elle s’appelait Nyirarwoga.
Elle mourut de dysenterie chez le mugirwa Mutereri de Cyumba, non loin du poste administratif de Byumba situé au nord du Rwanda.
Elle habitait, dit-on, à Kagarama ; un beau jour, les Abagina, qui toujours rirent la guerre au bagirwa, mirent le feu à sa hutte. Elle parvint à s’échapper, mais non sans dommage, puisqu’elle perdit un oeil et fut gravement brûlée au visage, à la poitrine et aux jambes.
Voici comment on raconte actuellement cet incident. Étant assise chez elle, la foudre tomba sur sa case et la réduisit en cendres ; Gahu n’en resta pas moins paisiblement assise et attribua ce miracle à la toute-puissance de Nyabingi, sa maîtresse.
Poursuivie par les Abagina, elle s’enfuit au Rwanda où elle s’installa successivement chez plusieurs individus qu’elle intronisa ministres (bagirwa) de Nyabingi : Bahira, Mutereri de Cyumba, Kanyandekwe de Kibali, Kijoro et Nkubito. Enfin, elle retourna chez Mutereri où elle mourut vers 1931.
Elle connut une vogue sans pareille ; de nos jours encore, qui ne parle de Gahu ! On prétend qu’elle n’était pas mariée et qu’elle avait un teint clair (inzobe); ce qui laisse supposer qu’elle était de race hamite, bref, une Muhima.
A la mode des jeunes filles Bahororo (bantou) du Ndorwa, elle portait les cheveux en «bisage », c’est-à-dire des mèches de cheveux enduites de beurre rance et ornées de perles et de pendentifs en fer ou en cuivre.
Elle s’ornait un poignet et une jambe de nombreux bracelets en cauris. Elle portait autour du ventre de grands bracelets en fil de cuivre (ibitare). Comme toutes les femmes, elle était revêtue d’une peau de vache (inkanda). Pour cacher son oeil borgne et les traces de brûlures de sa joue et de sa poitrine, elle se couvrait d’une étoffe à laquelle étaient attachés quelques grelots.
Elle recevait ses nombreux visiteurs assise sur un grand siège indigène (intebe) déposé sur des nattes étendues par terre devant l’entrée de sa hutte.
On fichait en terre à sa droite deux lances (amacumu) et devant elle deux serpettes (imihoro). Elle tenait dans la main une canne en fer.
A sa mort, qui survint chez Mutereri à Cyumba, on creusa une fosse et on y déposa son cadavre sur un lit en sticks qu’on y avait aménagé. Au-dessus de la tombe, on bâtit une hutte dont on ferma l’entrée avec des branchages. De nos jours, il n’en reste plus rien.
Lorsqu’elle mourut, le bruit se répandit aussitôt qu’elle n’était pas morte, mais qu’elle avait tout simplement disparu, et qu’elle vivait toujours.
Kanyandekwe de Kibali (colline qui touche à Byumba), que Gahu avait intronisé mugirwa, faisait croire aux gens qu’elle lui apparaissait et qu’elle aimait à se mêler aux jeunes filles qui venaient danser chez lui ; aussi s’y rendait-on en foule, et chacun avait soin d’apporter sa petite offrande : un peu de bière, des haricots ou d’autres présents.
Comme Gahu n’apparaissait pas, Kanyandekwe faisait l’étonné et disait : « C’est curieux, hier encore je l’ai vue ». Tout le pays était convaincu de ces apparitions et fait plus extraordinaire nombreux sont encore ceux qui prétendent l’avoir vue. Elle était belle et grande, disent-ils, et dansait à merveille.
Il y a une autre Gahu qui, elle aussi, se disait être la fille de Nyabingi ; on lui donne le surnom de Gahukeyiguru (Gahu ko hejuru). Elle était mugirwa à Gikore, colline qui se trouve au Ndorwa anglais non loin de la frontière.
Un jour, des soldats (Ces soldats avaient à leur tête un certain Rwanyonga) de Rwabugiri arrivent chez elle. Prise de peur, elle monta, dit-on, sur le haut de sa hutte, en criant : «Laissez-moi, je suis Gahu, fille de Nyabingi ». D’où son surnom de Gahu d’en haut (Gahu ko hejuru) (Il est possible que ce soit elle aussi qui fut surnommée « Nkandahejuru » = la peau de vache d’en haut (Nkanda est le nom donné à la peau de vache dont les femmes sont vêtues). Ils la transpercèrent de leurs lances. Elle affirmait avoir connu Nyabingi.
e) Quelques mises au point au sujet des personnages mentionnés plus haut.
Nyabunyana. Les indigènes confondent Nyabunyana, mère de Nyabingi avec Nyabunyana, tante du grand Ruganzu Ndori et épouse de Ruhinda rwa Ndagara, roi du Karagwe, qui lui serait bien antérieure.
Gahaya. Dans la généalogie des Bashambo, rois du Ndorwa, il y a, comme dans les autres généalogies royales, un cycle de plusieurs noms qui reviennent à tour de rôle : Muzora, Murari, Gahaya. C’est pourquoi il est facile de les confondre. Voir le tableau ci-dessous. Gahaya-Rutindangezi qui serait le plus ancien semble avoir été le plus célèbre parmi les rois du Ndorwa.
Ce nom de Rutindangezi lui aurait été donné à la suite d’une victoire qu’il avait remporté sur ses ennemis. Il les avait surpris en pontant (gutinda) un marais de papyrus.
(Pour traverser un marais de papyrus, on se contente de couper les tiges de papyrus et de les jeter les unes sur les autres, puis l’on passe dessus comme sur un pont. Bien des fois il est arrivé à l’auteur de traverser ainsi les immenses marais du Ndorwa).
Il est tout à fait possible qu’un serviteur de Nyabingi ait également porté ce nom de Rutindangezi.
Murari. Selon la croyance populaire, le père de Murari, qui était aussi le père de Nyabingi, s’appelait Nyakajunga. D’autres affirment qu’il s’appelait Rukonjyi et son grand-père Rumenyerezi. Mais Katabarwa, chef du Ndorwa-Nord, le nie et prétend qu’il s’appelait Rutin-dangezi dont nous venons de parler.
Les rois du Rwanda. Quelques rois du Ndorwa.
Murari
Gahaya-Rutindangezi
1700 Yuhi III-Mazirnpaka
Kalemera I-Rwaka Murari
Cyilima II-Rujugira Gahaya-Kimenyi (dernier roi
Kigeri III-Ndabarasa Ndorwa

1800 Mibambge III-Sentabyo
Yuhi IV-Gahindiro Murari
Mutara II-Rwogera Gahaya qui tenta de relever la
dynastie des Abashambo.
1865 Kigeri IV-Rwabugiri
1896 Mibambge IV-Rutalindwa
1897 Yuhi V-Musinga
1931 Mutara III-Rudahigwa (le roi actuel)